Bâtir sur du sable 4

réecriture

L’origine de la tragédie

Longtemps après avoir étudié le phénomène de la répétition, Alcofribas pouvait désormais en tirer un certain nombre de principes. Puis il classa ces principes en catégories afin de mieux cerner son sujet. Ce qui était fameux — disaient-ils — c’est qu’on pouvait réutiliser ces lois sur différents thèmes. À partir du moment où le même phénomène se reproduisait, il y avait de fortes chances de ne pas se tromper. Parmi tous les thèmes qu’Alcofribas avait étudiés, la tragédie occupait une place importante. Et bien sûr, ayant perçu les mêmes motifs répétitifs qui la faisaient surgir, il avait consacré beaucoup de temps à les examiner un à un, avec patience et soin, au sein même de sa famille. Il n’avait guère ménagé ses efforts pour faire de lui-même un laboratoire — utile à disséquer la tragédie. Généralement la peur surgissait la première et pouvait le faire à n’importe quel moment, d’une façon aléatoire en apparence. Ce qui provoquait cette peur pouvait être la surprise, le dérangement, la déception, le manque de nourriture impromptu, ou d’argent, la saleté de la maison, la propreté de la maison, les mauvaises herbes qui tentaient d’envahir le potager, la poule qui ne pondait plus d’œufs, le lapin qui ne grossissait pas assez vite, les fourmis qui rentraient dans la maison, un bruit inhabituel, un saignement de nez, un excès de bonne humeur, une toux, un cor au pied, une varice, une diarrhée ou son contraire, la sonnerie du téléphone, le son d’une lettre tombant dans la boîte aux lettres, etc. La liste pouvait être longue — un jour sans pain, avec le pain sur la table. La peur était l’un des principaux déclencheurs de l’agacement qui, lui-même, engendrait la nervosité et les mots dépassant la pensée, ceux-ci menant hors de soi, dans cet état qu’on appelle colère et qui, si elle ne se calme pas, finit par se transmuer en rage, en trépignement, puis en tartes, en coups de poing, en coups de pied — pour finir en bave et en sueur. L’origine de la tragédie semblait tenir dans ces quelques ingrédients. Ensuite, la tragédie était un ragoût dont la saveur variait peu puisque les ingrédients ne variaient guère non plus. Ce qu’éprouvait Alcofribas, c’est que ces tragédies ressemblaient à de petites saynètes de Guignol ou à un dialogue interminable entre Monsieur Loyal et le clown Auguste. Elles n’étaient là, finalement, que pour servir de faire-valoir à quelqu’un, pour que quelqu’un ait tort et qu’un autre ait raison. Et, selon la loi des vases communicants, il fallait qu’il y eût toujours une victime et un gagnant à ce petit jeu-là. Sauf à l’occasion des enterrements. Peut-être parce que, simple — pas simplement — la mort dépassait n’importe quelle petite tragédie : on ne pouvait pas la ranger dans la même catégorie que les autres ; d’où ces adultes qui se tordaient les doigts en se dandinant devant la bière, le cercueil, le catafalque, le mausolée, la dépouille, le cadavre, ne sachant pas s’il fallait orienter leur comportement vers la pudeur ou le fou rire. Alcofribas ne cessait d’observer la nature tout en confrontant ses trouvailles aux comportements des humains qui l’entouraient. La nature ne semblait établir aucune frontière entre paix et tumulte, joie et peine, bonne humeur et tragédie ; ces catégories — on dit — elle les laissait passer comme l’eau à travers un panier d’osier. Tout était pour elle occasion de tirer quelque bénéfice d’un micro-incident. Alcofribas étudiait toutes les possibilités qu’avait l’eau, notamment, de s’insinuer partout et de triompher des obstacles ; pas tellement différente, en cela, des fourmis, des poux, des gendarmes. Après les pluies de mars, il se hâtait au jardin pour creuser de petites mares qui lui servaient de laboratoire. Il observait l’intelligence de l’eau lorsqu’il plaçait des cailloux, des herbes, du sable, n’importe quel objet pour tenter de lui barrer la route. Mais l’eau, implacablement, trouvait une issue et continuait de s’écouler vers un point mystérieux dont il apprit plus tard le joli nom : le niveau de la mère — ou de la mer — et, parfois, de l’amer. Ainsi existait-il un point vers lequel se concentrait tout ce qui existe, et qui se situait au niveau de l’amer. Alcofribas aimait ces mots dont la phonétique fabrique une confusion nette. Toute répétition, si elle se déroule comme beaucoup de répétitions, sans fantaisie, devient une source d’ennui pour l’esprit paresseux. Aussi Alcofribas ne ménageait-il pas ses efforts pour ne pas se laisser envahir par la paresse d’esprit et l’ennui. Il s’était découvert ce don : changer de point de vue à volonté, aussi facilement qu’on effectue un pas de côté. Une fois la peur, la déception, la colère et l’ennui traversés, l’esprit peut jouir d’un territoire sans limite pour imaginer ; et, par l’imagination — toutes ces histoires qu’on se raconte sur le monde — il devient possible à un cœur vaillant de découvrir maintes choses auxquelles personne n’avait pris le temps de penser. C’est ainsi qu’Alcofribas ajouta une corde à son arc : il ne serait pas seulement un magicien comme les autres, il serait celui qui aide à se libérer des tragédies parce qu’elles n’étaient, au fond, que des obstacles à la réalité nue ; rien d’autre que des histoires répétitives sans grand intérêt, des contes à dormir debout — épuisants — une fois qu’on en connaît la chute. À suivre…

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Bâtir sur du sable-8

réecriture J., quand elle se mettait en rogne, plantait ses mots comme des clous et laissait siffler le S qui me restait dans l’oreille longtemps après la porte claquée : « ta bite, y a que ça qui compte ». J’avais vingt-neuf ans, elle pas tout à fait cinquante. Le matin, la pièce tanguait ; on calait nos chaises comme on cale un meuble bancal, en glissant un carton sous un pied. Elle voulait l’absolu, l’exclusif, l’unique ; moi, je guettais l’air et, de temps à autre, je décrochais. Je ne savais pas entendre la nuance, seulement la fausse note. La moindre dissonance me remuait : un mot trop haut, une respiration coupée, la vaisselle qui s’entrechoque. Alors je me taisais. Un mutisme-pare-feu, posé net dès que l’orage montait. Nous étions de biais l’un à l’autre ; Héphaïstos n’aurait rien redressé là-dedans, pas même avec son étau. Sur le rebord de la fenêtre, un clou tordu me servait d’exemple. Quand ça dérapait, je prenais la veste, un signe de la main au gamin, et je filais au sirop de la rue. Château Rouge, rue des Poissonniers : je cognai chez la Berthe. « Te revoilà », disait-elle, sans lever la tête, et la clé tintait sur le comptoir. La chambre sentait le vieux tabac, le produit à vitres, le frigo ronronnait sous le bureau. Je m’asseyais, j’ouvrais le cahier, j’écrivais jusqu’à me crisper les doigts. Pas des idées : des gestes, des phrases courtes, ce que j’entendais encore dans la bouche de J., le souffle avant l’insulte, le claquement, puis le silence qui suinte. Ça me calmait. Je sortais marcher, longtemps, jusqu’à revenir sans m’en rendre compte au même carrefour. Alors je tirais du sac la Ballantine’s, et c’était un duel idiot : la descendre sans tomber. Un verre, puis un autre, le goulot cognant à peine sur les dents. Le lendemain, Puteaux. Dans le train, mes mâchoires claquaient ; j’apprenais à les faire taire. En trois gestes, je me refaisais une tête de jeune loup — chemise repassée, cravate serrée, chaussures brillées — et je vendais des canules, des couches, des fauteuils roulants. Eucalyptus et latex, métal tiède : l’odeur du magasin me remettait debout. Toute la journée, je croisais des souffles courts, des voix râpeuses, des ventres qui gargouillent ; ça me ravigotait, allez savoir pourquoi. Le soir, ravitaillement, une ligne d’attente au comptoir, les pièces qui cliquètent, et je remontais à la piaule affronter la page. J. aurait voulu l’élan, l’abandon, l’amour comme on le joue dans les films ; je voyais plutôt des essais, des reculs, des reprises. Elle enlevait un livre de mes mains d’un geste sec, le même que dans un bac à sable pour garder un jouet ; le bruit sec de la couverture heurtant la table disait tout mieux qu’un discours. Je n’ai pas su arranger ça. Je n’avais que mon oreille et ce besoin de ranger le vacarme dans des lignes. Aujourd’hui encore, quand j’y repense, je ne garde pas une thèse mais des sons : la clé de la Berthe qui tinte, le bourdonnement du néon au-dessus du lit, le clic du capuchon de mon stylo, la façon dont le S de J. s’allongeait avant de mordre. Tout le reste s’estompe derrière ces bruits-là.|couper{180}

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Bâtir sur du sable 7

réécriture Les Dufresne vivent à l’ouest de la maison. En fait, juste à côté, mais “à l’ouest” sonne mieux, pense Alcofribas, comme dans un film de John Wayne. S’orienter, oui : pas forcément par le plus court chemin. Il marche. Malgré l’embonpoint, il avale collines, champs, lisières, sans crampe ni plainte. Prévoir : une barre de chocolat, un quignon de pain, papier d’argent froissé au fond de la poche. Aujourd’hui, il a quitté la grand-route d’Hérisson pour le petit chemin aperçu l’autre jour en allant à l’Aumance taquiner les goujons. Ce n’est pas encore l’été. Les blés ont pris leur élan : levée, tallage, montaison de mai. Il passe la main sur le tendre ; l’odeur du grain se mêle à celle de la terre, une brise lui effleure la joue. Il se dit qu’il faut noter ces instants pour l’automne, pour l’hiver, quand les vents lèveront leur froid sur le pays. Garder ça comme une chaleur portative. Il pense au temps long : les premières traces de blé, lues quelque part, quinze mille ans, Mésopotamie. Ça l’étourdit ; il laisse filer. À la place, il écoute. Le champ parle plus juste que la plupart des gens, se dit-il. Bientôt le Cluseau : toits bas, mare, têtards, pommes de terre. Là, dans un champ, il voit les premiers doryphores. Le père Dufresne avait maugréé l’an passé, “saletés de doryphores”, lui, si placide d’ordinaire, une jambe perdue à la 14-18. L’exclamation l’avait poussé, ce jour-là, à fouiller l’encyclopédie rouge du bureau paternel : doryphore, d’origine mexicaine, arrivé en Europe pendant la guerre, résistant aux insecticides. Ça suffisait. Maintenant Alcofribas s’assoit entre les rangs. Les insectes sont partout. Il n’aime pas dire d’une bête qu’elle est méchante. Tout doit bien servir à quelque chose ; il faut du temps pour comprendre. Il ferme les yeux. Le froissement des pattes et des mandibules fait une musique serrée, une pulsation têtue. Il s’y fond, devient ce chœur doryphorique, et ça lui évoque un ailleurs qu’il ne situe pas : Mexique, peut-être, un Tintin, ou un autre album. Noir et doré, leurs élytres ; il mélange Machu Picchu et Titicaca, il le sait, il laisse faire. Les noms résonnent comme le blé qu’il caressait tout à l’heure et le grondement discret des bêtes. Il rouvre les yeux. Au bout du champ, un chemin file entre les haies. La grand-route est à gauche ; à droite, un tracé moins net, herbeux, s’enfonce derrière les granges. Il hésite, sourit. Il n’est pas pressé. Il prend celui qui part à l’ouest. Ce n’est pas le plus court, mais c’est l’ouest, et pour aujourd’hui, ça suffit.|couper{180}

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réecriture Zeus le regarde de haut, ce petit garçon, cet Ulysse qui lève le poing et bredouille. Roi des dieux, oui, mais à cet instant seulement un père démuni. Comment ? Je t’ai donné le vin, le souffle, le pain et le sang, et tu me provoques ? Tu me charges de tes maux ? La confusion lui tombe dessus comme un orage. Tu vas voir, nabot. Tu ne rentreras pas chez toi : tu erreras sur la mer vineuse, tu apprendras à vivre. Et Zeus retourne à ses inoccupations de dieu. Athéna passe, sortie toute armée du crâne de son père : Ulysse, qu’as-tu dans la peau ? Elle l’admire et tient déjà l’outil d’une vengeance simple, une affaire de fille contre un père. Le petit garçon repart avec ses compagnons : ils rament, la poix colle aux doigts, l’embrun sale les lèvres, la corde échauffe les paumes. Escales, monstres, magiciennes, morts et survivants selon l’humeur des vents. Un jour, les sirènes. Attachez-moi au mât, crie Ulysse, je veux écouter. On bourre les oreilles de cire, on serre les nœuds ; la houle cogne le bordage, le chant monte, fil coupant, tantôt miel tantôt fer. Il tire sur les liens jusqu’au sang et rit malgré lui. Là, Zeus ne peut rien. Quelque chose s’ouvre dans la tête du garçon : le sublime vient en désordre, et c’est très bien ainsi. On dit que les sirènes se sont jetées des falaises après qu’il les a entendues. On dit moins que l’Olympe a vacillé, un instant. Ce qu’on ne dit pas du tout : un père, même roi des dieux, n’empêche pas un enfant d’entendre.|couper{180}

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