recto_verso

"recto_verso" désigne un dispositif d’écriture en deux volets. Il ne s’agit pas d’un simple duo de textes, mais d’un rapport dynamique entre un premier mouvement et sa reprise : la matière initiale (le recto) donne lieu à une exploration, une condensation, un retrait ou un renversement (le verso).

Le recto est souvent plus ample, plus narratif, plus accidenté. Le verso en propose une lecture oblique : soit par la réduction, soit par la traduction dans un autre style, soit par la mise à nu du squelette du texte.

Ce dispositif permet de mettre en crise la voix narrative, de décaler le point de vue, d’introduire du vide, du silence, de la tension. Il s’inscrit dans une tradition d’écriture où le style est interrogé autant que le contenu.

C’est aussi une forme d’auto-édition critique : reprendre un texte, non pour le corriger, mais pour en extraire une autre version de soi, une autre possibilité, un autre rythme.

Cet atelier est ouvert à des explorations diverses : réduction beckettienne, bifurcation fictive, montage polyphonique, ou tout simplement retour sur un fragment ancien à travers le regard d’aujourd’hui. Écrire à rebours, écrire en retour. Trouver dans le verso ce que le recto ne savait pas encore dire. Voir aussi cette proposition d’atelier de François Bon


It is not a simple pairing of texts, but a dynamic relationship between a first movement and its return : the initial material (the recto) gives rise to an exploration, a condensation, a withdrawal, or an inversion (the verso).

The recto is often broader, more narrative, more uneven. The verso offers an oblique reading : either by reduction, by translation into another style, or by stripping the text down to its skeleton.

This device puts the narrative voice in crisis, shifts the point of view, introduces silence, tension, or emptiness. It belongs to a tradition of writing where style is questioned as much as content.

It is also a form of critical self-editing : revisiting a text not to correct it, but to extract another version of the self, another possibility, another rhythm.

This workshop is open to various explorations : Beckettian reduction, fictional bifurcation, polyphonic montage, or simply revisiting an older fragment through today’s lens. Writing backwards. Writing in return. Finding in the verso what the recto did not yet know how to say.

See also this [writing proposal by François Bon → https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article5368] All English translations are produced with ChatGPT Version 4o, with each seeking an authorial proximity to the original French — whether through syntax, rhythm, or linguistic frequency.


Podcast à propos de Recto_Verso

Livre à feuilleter

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Carnets | juillet 2025

Tension silencieuse

recto Le bleu de travail. Le plus souvent café, selon ce que dit Talleyrand. Fort. Enfer. Les yeux pochés, jamais de bacon. Raide comme la justice derrière le genou, ce qui n’aide pas à plier. Le pain. Il remplit un trou, temporairement. Un goût de sueur, évidemment. Pas de croix au dos avec un couteau, pas de bénédicité. Le pain nous mène à la baguette. La cuisine. Petit coin étroit, confortable. Il faut rentrer son ventre pour s’asseoir en bout de table. Un peu de dignité : se laver les mains des propos diffusés par le poste. Apercevoir des pigeons, frères et sœurs, à la fenêtre. verso La Clark. Rebelle, elle baille aux corneilles. Démarche souple, un peu trop. Comme une danse auguste, une clownerie résistante. Elle lutte, sans pancarte, contre le cirage de pompes généralisé. L’odeur devient suffocante, sur le tard. La soupe au lait. Elle indique le soir mieux que la pendule. Sa forme dépend de l’humeur, du fond du placard. À boire et à manger. Un tout-en-un qui s’avale chaud, tiède, rarement froid. L’appentis. Il sent la peau de poisson séché, la vieille ficelle, le caoutchouc des bottes. Bardé de bois à nœuds, bon marché. Couvert de tôle ondulée. Une accumulation de choses, qui semble du désordre, mais qui ne l’est pas.|couper{180}

recto_verso

Carnets | juillet 2025

Amer Caïn

recto Il m’est soudain devenu difficile d’écrire comme de parler. Impression que tout ce que je peux dire ou écrire sera de toute façon faux, inintéressant, ridicule. J’ai l’impression d’être revenu des années en arrière. Peut-être 79 ou 80. C’est si loin. Je ne me souviens que de cette difficulté à dire que j’avais retrouvée dans l’envie d’écrire. La difficulté de dire, en y réfléchissant, remonte à bien plus loin. Elle est associée à l’enfance. C’est qu’on ne prenait pas la parole si facilement. Ou peut-être que la parole des enfants était du pipi de chat. Tiens. C’est venu comme ça. Du pipi de chat. C’est-à-dire rien, ou presque. C’est difficile de ne pas inventer. De dire les choses telles qu’elles sont. Ce que l’on appelle « dire la vérité ». Comme ils disent. Une fois j’ai voulu tuer tout le monde à cause de ça. Quelle vérité. C’est au même moment que je cesse de parler de toi. Je crois qu’il y a un lien avec cette histoire de vérité. De toute façon, on ne me croit pas. On dit que j’invente, quand on ne dit pas que je mens. Je me vois entrer dans une librairie près de la gare de l’Est, acheter ce premier carnet de la marque Clairefontaine, couverture verte à motif écossais, petits carreaux. Et un feutre le plus fin possible, le plus fin cela devait être du 0,5. Et cette envie d’écrire, d’où vient-elle sinon de cette impossibilité de dire qui remonte. Une acidité. Et je crois que tu es associé à tout cela. Je ne m’en rends pas compte encore. Pour l’instant j’ouvre le carnet, est-ce que je dois écrire tout de suite sur la première page ? Ou bien peut-être laisser une page libre, écrire sur celle d’après. C’est une question. C’est un prétexte. Il faut que je mette la date pour ne pas oublier. Quoi. Je n’en sais rien. C’est sans doute une habitude qui revient avec la difficulté. Qui l’accompagne. Inscrire la date du jour, en marge sur un cahier. Je te vois ricaner. Tu te moques de mes velléités d’application. Tu essaies de me dire quelque chose que je ne désire pas entendre. Que je repousse. L’exact contraire de ce que tout le monde autour me dit. Applique-toi et… tu obtiendras, tu auras, tu pourras. Cette fois tu ris franchement. Je le retrouve, ce rire. Non, je ne dis pas que tu ris de bon cœur. Ce ne serait pas la bonne expression. Tu ris tristement. C’est une chose que je n’avais encore jamais relevée. Et maintenant je peux accoler ces deux mots, rire et tristement. Et c’est toi. C’est tellement toi. Cela je ne peux pas l’exprimer la première fois. J’éprouve une peur inouïe en entendant ce rire. Il y a quelque chose qui ne va pas. C’est évident. Cela saute aux yeux — ou à l’oreille plutôt. Cette fausseté apparente qui vient briser l’idée de justesse apprise. verso Tu m’as laissé tomber l’été 1967, pour être précis. Ça s’est passé en fin de journée, vers 18 heures, je m’en souviens comme si c’était hier. Tu étais en train de tailler des flèches en vue de tuer le plus de monde possible. J’arrangeais les plumes des empennages, nous étions là tous les deux juchés sur la tonnelle, concentrés sur notre colère. Cette colère qui, le croyais-je, nous soudait. Et puis tu as détourné le regard, il y a eu ce bruit dans l’escalier de l’autre côté du grillage, chez Muguette, la voisine. Des gens arrivent. Ce sont des étrangers. Des Américains. Tu te souviens de ce mot. Américains. Je n’arrive toujours pas à comprendre l’effet que ce mot a pu avoir sur toi. Est-ce que c’est parce qu’il contient âme, ce mot. Amer. Caïn. Est-ce que c’est parce qu’on vient d’enterrer l’arrière-grand-père. L’œil dans la tombe. L’Hypnose de vouloir croire en quelque chose. Ces choses étranges que tu apprends au catéchisme. Je te rappelle les choses telles que je les ai vues et entendues. Rien de moins, rien de plus. D’ailleurs, Jennifer, si tu veux le savoir, je nie faire est beaucoup moins fort qu’Amer Caïn J’espère que tu t’en rends compte toi aussi à présent. Mon pauvre vieux, tu es tombé dans tous les panneaux. Heureusement que j’étais là, sinon je n’aurais pas donné cher de tes os. Il fallait que j’en aie, de la patience. Pourquoi ai-je eu tant de patience. Tu pourrais trouver ça suspect un jour. Une patience suspecte, c’est aussi bizarre qu’un rire triste, tu ne trouves pas.|couper{180}

recto_verso

fictions

No Outside

The fact that it’s Saturday, again Saturday, always Saturday, that it comes back without anything changing, that I get up without wanting to, without momentum, without even proper tiredness, the fact that I haven’t done anything I should have done, that I didn’t open the file, didn’t read yesterday’s text, didn’t fix anything, that everything slips away from the moment I wake up, that everything weighs on me without weight, that the Dibbouk is there, waiting, that I pretend to wait for it, that I hope it’ll speak for me, the fact that I cross out, that I go back, that I freeze, that I repeat, that every word slips through my hands, that everything is lukewarm, blurry, slow, and that I want it to move, to leave, to blow up, to tear itself away, that I type faster, that I drown the silence in lines, that I get lost in loops, in titles, in file names, in endless tags, the fact that I want to shake something in me, to get it out, to make it burst, but that nothing comes, that it stays there, stuck deep down, the fact that I try to write to escape what I’m writing, that I reread myself and everything puts me to sleep, that everything falls asleep with me, the fact that I think of other texts, of older ones, of the ones that changed nothing, that I search for a tone I’ve already worn out, that I repeat myself, that I pin myself inside my own sentences, that I go in circles, that I circle, that I circle again, that I feel this slowness like a threat, like a well, and that I run not to fall into it, the fact that it’s pointless, that it catches up with me, that I’m already in the well, in the hollow stomach of Saturday, in the short breath of everything I don’t do, that I struggle in sand, that I talk too much, that I think too much, that I think nothing, that I don’t think anymore, that I exhaust myself looking for an exit, a phrase, an image that might hold, the fact that nothing holds, that everything slips, that everything repeats, that Monday is approaching, that I’m already in Monday, in the soft dread of Monday, in the worn-out bottom of all my delays, that I’m still here, planted in this chair, that I’d like to get out of myself but that I’m me, that I’m here, again, again, again, that I’m alone in this inside without windows, that I’m trapped in everything I didn’t do, that I turn and I turn and I always fall back in the same spot, that I’m surrounded, surrounded from all sides, surrounded by myself, by everything I avoid, that I’m the echo of myself and that it doesn’t stop, that I don’t stop, that I don’t know how to stop myself anymore. The fact that I stayed there, that I didn’t move, that I stayed in the same room, on the same chair, in the same sentence, that everything tightened around me, that I no longer knew how to get free, that the light didn’t change, that the screen stayed on without saying anything, that words kept spinning in circles in my mouth, that my throat tightened, that the inside became the only place, that I searched for air and found none, that every thought brought me straight to the next, that I couldn’t get out of myself, that nothing helped me escape, that I was caught in a soft net, in a lukewarm mass, in a float without beginning or end, that I stayed there waiting for a storm or a shock or a scream or a nothing, the fact that I emptied myself trying to run, that I wore myself out struggling against a weight without a name, that I collapsed without even falling, just sank a little deeper inside, that it quieted like that, not with peace but with extinction, and that little by little, breath returned, lower, longer, wider, that my hands came back, resting on the table, that my body remembered itself, that my legs felt their weight again, that sounds returned slowly, first the fridge, then a scrape against the window, then nothing, but a nothing that had presence, the fact that the ground rebuilt itself under my feet, not here but elsewhere, older, the fact that a field came back to me, a field of nothing, a field of always, with thick hedges, dogwood, brambles, nettles swollen with water, bright green, nearly shining, the fact that I could smell them without seeing them, that I walked through clover, that I was young, or old, or ageless, that I was there and nothing happened, that the sky was white, that it was hot, heavy, without drama, that cows lay at the far end, motionless, that flies flew low, slow, without aim, that the leaves didn’t move, that the wind had stopped looking, that I stood there for no reason, in wet grass, that the sounds were far off, muted, that the light had no direction, that I knew it would rain, but that it didn’t matter, the fact that the clouds swelled, that the sky stretched tight, that the day didn’t move, the fact that the rain finally came, wide, thick, without anger, that it fell on me like on everything else, that it washed me without insistence, that it cooled what it could, that the field began to breathe again, that the animals didn’t flinch, that everything simply stayed, just like that, exactly there, that I was inside it, that it had come back, the field, the calm, the grass, the water, the taste of sorrel, the weight of my arms, the silence after, and that it was exactly enough. français|couper{180}

recto_verso

fictions

Sans dehors

Le fait que c’est samedi, encore samedi, toujours samedi, que ça revient sans rien changer, que je me lève sans envie, sans élan, sans même une vraie fatigue, le fait que je n’ai rien fait de ce que j’aurais dû faire, que je n’ai pas ouvert le fichier, que je n’ai pas lu le texte d’hier, que je n’ai rien corrigé, que tout m’échappe dès le matin, que tout me pèse sans poids, que le Dibbouk est là, à l’attendre, que je fais semblant de l’attendre, que j’espère qu’il parle à ma place, le fait que je rature, que je reviens, que je bloque, que je répète, que chaque mot me glisse entre les mains, que tout est tiède, flou, lent, et que je veux que ça bouge, que ça parte, que ça explose, que ça s’arrache, que je tape plus vite, que je noie le silence dans les lignes, que je me perds dans les boucles, dans les titres, dans les noms de fichiers, dans les balises sans fin, le fait que je veuille secouer quelque chose en moi, faire sortir, faire jaillir, mais que rien ne vient, que ça reste là, collé au fond, le fait que j’essaie d’écrire pour échapper à ce que j’écris, que je me relis et que tout m’endort, que tout s’endort avec moi, le fait que je pense à d’autres textes, à des anciens, à ceux qui n’ont rien changé, que je cherche un ton que j’ai déjà usé, que je me répète, que je m’épingle dans mes propres phrases, que je tourne en rond, que je tourne, que je tourne encore, que je ressens cette lenteur comme une menace, comme un puits, et que je cours pour ne pas y tomber, le fait que ça ne sert à rien, que ça me rattrape, que je suis déjà dans le puits, dans le ventre vide du samedi, dans le souffle court de tout ce que je ne fais pas, que je me débats dans du sable, que je parle trop, que je pense trop, que je pense rien, que je ne pense plus, que je m’épuise à chercher une issue, une phrase, une image qui tiendrait, le fait que rien ne tienne, que tout glisse, que tout se répète, que lundi approche, que je suis déjà dans lundi, dans la peur molle de lundi, dans le fond usé de tous mes retards, que je suis encore là, planté dans cette chaise, que je voudrais sortir de moi mais que je suis moi, que je suis là, encore, encore, encore, que je suis seul dans ce dedans sans fenêtres, que je suis à l’intérieur de tout ce que je n’ai pas fait, que je tourne et que je tourne et que je tombe toujours au même endroit, que je suis cerné, cerné de partout, cerné par moi, par tout ce que j’évite, que je suis l’écho de moi-même et que ça ne s’arrête pas, que je ne m’arrête pas, que je ne sais plus comment faire pour m’arrêter. Le fait que je sois resté là, que je n’aie pas bougé, que je sois resté dans la même pièce, sur la même chaise, dans la même phrase, que tout se soit resserré autour de moi, que je n’aie plus su comment m’en défaire, que la lumière ne changeait pas, que l’écran restait allumé sans rien dire, que les mots tournaient en rond dans ma bouche, que la gorge se serre, que l’intérieur devienne l’unique endroit, que je cherche l’air et que je n’en trouve pas, que chaque chose pensée ramène à la suivante, que je ne sorte pas de moi, que rien ne m’aide à sortir, que je sois pris dans un filet mou, dans une masse tiède, dans un flottement sans début, sans fin, que je sois resté là à attendre un orage ou un choc ou un cri ou un rien, le fait que je me sois vidé à force de vouloir fuir, que je me sois épuisé à lutter contre un poids sans nom, que je me sois effondré sans même tomber, juste tassé un peu plus dans le dedans, que ça se soit calmé comme ça, non par paix mais par extinction, et que peu à peu, le souffle revienne, plus bas, plus long, plus large, que les mains soient revenues, posées sur la table, que le corps se rappelle à moi, que les jambes reprennent leur poids, que les sons reviennent lentement, d’abord le frigo, puis un frottement contre la vitre, puis plus rien, mais un plus rien habité, le fait que le sol se refasse sous mes pieds, pas ici mais ailleurs, plus ancien, le fait qu’un champ me revienne, un champ de rien, un champ de toujours, avec des haies épaisses, du cornouiller, des ronciers, des orties grasses pleines d’eau, vertes, presque brillantes, le fait que je sente leur odeur sans les voir, que je marche dans le trèfle, que je sois jeune, ou vieux, ou sans âge, que je sois là et qu’il ne se passe rien, que le ciel soit blanc, qu’il fasse chaud, lourd, sans drame, que les vaches soient couchées dans le fond, immobiles, que les mouches volent bas, lentes, sans intention, que les feuilles ne bougent plus, que le vent ait cessé de chercher, que je sois debout sans raison, dans l’herbe humide, que les sons soient lointains, éteints, que la lumière n’ait pas de direction, que je sache qu’il va pleuvoir, mais que cela ne change rien, le fait que les nuages gonflent, que le ciel se tende, que le jour ne bouge pas, le fait que la pluie vienne enfin, large, épaisse, sans colère, qu’elle tombe sur moi comme sur le reste, qu’elle me lave sans insister, qu’elle rafraîchisse ce qu’elle peut, que le champ respire à nouveau, que les bêtes ne bronchent pas, que tout reste, simplement, là, exactement là, que je sois dedans, que ce soit revenu, le champ, le calme, l’herbe, l’eau, le goût d’oseille, le poids de mes bras, le silence après, et que ce soit exactement assez. english|couper{180}

recto_verso

Carnets | juillet 2025

indexeur d’ombres

Je commence par vider le bac. Papier thermique, fin, parfois encore tiède. Ils tombent en vrac, les uns sur les autres. Pliés, déchirés, effacés. Il faut les lisser, les aplatir, les aligner à la lumière. J’en attrape un, puis un autre, j’enchaîne. Les chiffres sautent aux yeux. Douze virgule trente-quatre, code manquant, remise oubliée. Ça ne prend pas longtemps quand on a le geste. Ce n’est pas que je réfléchis, c’est que je vois où ça cloche. Je stabilote parfois. Je coche. Je classe. Je travaille dans une pièce sans fenêtres, sous un néon blafard. Au bout du couloir, il y a la machine à café. L’odeur y stagne. Lino usé, meubles de récup, murs beige sale. On entend les bips des caisses au loin, les bruits de porte automatique. Personne ne parle beaucoup ici. On arrive, on se connecte, on scanne, on valide. Il y a deux écrans, un clavier, un logiciel un peu vieillot. On nous a dit de ne pas chercher à comprendre, juste à corriger. On appelle ça "régulariser". J’arrive chaque matin en RER. Deux lignes à prendre, et dix minutes à pied à travers la zone commerciale. Le trajet, c’est là que je pense. J’observe les autres, les sacs, les gestes. C’est aussi une façon de m’échauffer. Ce que je fais ensuite au bureau, c’est pareil, en plus abstrait. Je rassemble, je classe, je répare. Les lignes s’alignent, les erreurs se gomment. Parfois un ticket bloque : total incohérent, client inconnu, retour non soldé. Alors je remonte, ligne par ligne, j’ajuste. On ne voit jamais les gens. Rien que les traces. Des courses, des promotions, des habitudes. Des dates. Des achats groupés ou dérisoires. On s’y habitue. Il ne faut pas lire trop dans les tickets. Mais ça revient. Des listes de goûters d’enfants, des packs de bière, du lait, des croquettes, des vêtements à dix euros. On recompose sans vouloir. Une sorte de silhouette floue. Pas de nom, pas de visage. Juste des flux. Des marques de passage. Des mini-biographies. Éphémères. Personne ne parle de ce qu’on fait ici. Ce n’est pas un métier qu’on raconte. Même le titre n’existe pas vraiment. Sur le contrat, il est écrit : "opérateur de validation post-caisse". Mais entre nous, on dit juste "le back", ou "l’indexation". Moi je dis rien. Je fais mes heures. Je classe les tickets. — - Elles sont là, tout le temps. Pas devant moi. Pas en vrai. Mais dans ma tête. Une présence latente, continue, comme un bruit de fond qu’on oublie un moment puis qui revient — quand on s’y attend le moins. Elles apparaissent souvent dans le RER. À l’heure calme du matin, ou quand la rame ralentit à quai. Elles sont debout, les bras croisés, concentrées sur leur téléphone, ou assises près de la vitre, les paupières mi-closes. Je ne leur parle pas. Je ne saurais pas comment. Mais elles m’accompagnent. Au travail, elles reviennent par fragments. Un prénom sur un ticket, une trace de rouge à lèvres sur un bord, une écriture ronde griffonnée au dos. Parfois une carte de fidélité oubliée, un ticket double avec deux paiements distincts, comme un couple qui fait ses comptes à part. Parfois un parfum, infime, resté sur le bord de la machine. Il me vient des histoires. Je ne les écris pas, je ne les dis pas, mais elles naissent à l’intérieur. Des femmes qui viennent faire leurs courses le soir, seules ou avec des enfants, pressées ou ralenties. Des femmes qu’on devine fortes, ou fatiguées, ou drôles. Je ne fais que les croiser sans qu’elles sachent. Il y a des jours où ça me fatigue d’être à ce point traversé. Ce n’est pas du désir, pas seulement. C’est autre chose. Une forme de tension permanente. Une attente, peut-être. Comme si je passais ma vie à les entrevoir, sans jamais pouvoir m’inscrire dans leur monde. Même quand elles me regardent — ce qui est rare — je détourne les yeux. Je souris, mais trop tard. Ou pas du tout. Il y en a eu une, une fois. On a pris le même train pendant trois semaines. Elle montait à la même station que moi, s’asseyait toujours côté fenêtre. On s’est parlé deux fois. Je ne me souviens pas exactement des mots. Mais je me souviens de la voix. Basse, nette. Elle m’a demandé l’heure. Puis un jour, elle n’est plus montée. Et j’ai mis du temps à comprendre qu’elle ne reviendrait pas. Depuis, je fais comme si. Je fais mes heures. Je scanne mes tickets. Je laisse passer les silhouettes dans les wagons, dans les rayons, dans les rêves. Elles forment une sorte de cortège silencieux, un ballet flou, jamais tout à fait là, jamais complètement ailleurs. Et moi, je reste au milieu. Indexeur d’ombres. Agent de passage.|couper{180}

fictions brèves recto_verso

Carnets | juillet 2025

Public Transport and the Station Hall

I just took out a small consumer loan. I’d had it with the three-hour public transport routine. Lyon to Saint-Laurent-de-Mûre isn’t far — maybe twenty kilometers — but by train or bus it’s at least an hour and a half each way. One day at a time, it’s fine. But six months like that wears you down. I know what I’m talking about. This morning I passed the Chronopost warehouse. Still in shadow. The trucks were half-asleep, engines off, lights dead. That’s when it hit me : I finally have a car. Not new, nothing fancy, but it starts, it moves, it gets me there and back. That’s all I want from it. I thought again about the loan, the woman on the phone. “Do you have a permanent contract ?” she asked. And I said yes. That felt good. But when I told her what I do, there was this little silence. Nothing big. Just a pause. Then she started asking about the rates. She had questions. I guess they’re not monitored over there. I’m not either. Nobody’s watching me on the job. Not filming me, anyway. Not that I know of. I park behind the building, on the edge of the slab. The concrete is still wet in places. There’s dew on the skinny grass by the curb. I get out. The ground crackles underfoot like I’m walking on bones. The building’s a plain concrete block, square, nameless. One long window strip runs across the front, but you can’t see through it. First time I came, I thought I had the wrong place. Inside, it’s clean, cold, functional. Smooth floor, bare walls. Everything echoes halfway. The machines are black, massive, silent. Cremation furnaces. The one I use most often is called Rouge-Gorge. It says so on the plate. First time I saw it, I smiled. I haven’t smiled since. There are yellow pipes, cables, control panels, green and red buttons, a polished metal lever. Every morning, I change, check the lights, roll the cart, open the door. I place the body. I’m careful with the paws. Always. It’s a habit. Some days are quiet. Some are full. Small ones, big ones. Mostly dogs. Some cats. Once in a while, something else. I don’t read the names. I mean, I do. But not out loud. At the end, we seal the urn, label it, slide the sheet inside the box. And we add the small white envelope. Inside, a card. Three seeds. “Plant these in memory of your companion.” I can’t stand that word anymore — companion. Too common. Too sad. Too much. One time, I opened the envelope. Just curious. The seeds were black. Tiny. I almost kept them. But I closed it up. I wonder if people actually plant them. If they scatter the ashes under a cherry tree, if they sow and water and wait. If they walk past that little patch of earth every day thinking, This is where Ramsès lies. Or Chiffon. Or Lola. It gets to me. Not enough to cry. But something stays. On the edge. Like the tufts of grass that grow in the cracks of the slab. You tear them out. They come back. This morning, pushing the cart, I felt it come again. One of those thoughts you don’t call for, but they show up anyway. For me to exist, to open the door to this furnace — how many generations did it take to get here ? Then I thought about my father. He’s been with me most days since I started this job. Back when I still took the train, the bus, he used to sit next to me. Not for long. Pretty soon someone would come and sit right down on top of his memory. Driving is better. No doubt. My mother’s there too, most days. She prefers the viewing rooms. She’ll tap me gently on the shoulder. "That’s good, son. I’m so glad you’re being useful. I’ll sit for a while, don’t mind me." She likes the quieter room, the one with the grey chairs and soft light. There’s cousin Karl, the twin nieces Astrid and Liliane. Death hasn’t changed them. Still teasing each other, shouting, laughing, running off down invisible halls. Sometimes I’m just there, in front of the damn furnace, and it’s all of them around me. And more. And more again. A whole train station some days. People dressed in old clothes — some with lace collars, others in rags, others still in animal skins, wooden shoes, old leather coats. They drift. They stand. They look around. And then there’s the animals, of course. Swarming, restless. Darting through the room like it’s all a game. Pretending to bark, meow, screech, flutter. But they can’t. Not really. Not like the human dead. They don’t speak in your head. They don’t leave words behind. They’re here. But they pass through. français|couper{180}

fictions brèves recto_verso

Carnets | juillet 2025

transports en commun et hall de gare

Recto Je viens de faire un petit crédit à la consommation. Marre de me taper trois heures de transports en commun. Lyon – Saint-Laurent-de-Mûre, ce n’est pas que ce soit loin, une vingtaine de kilomètres à peine, mais en train ou en bus, c’est minimum une heure et demie le matin, et autant le soir. Sur une journée, ça va. Sur six mois, ça devient une forme de punition. Je sais de quoi je parle. Ce matin encore, en voiture, j’ai longé l’entrepôt Chronopost. Il était encore dans l’ombre, les camions dormaient debout, moteurs froids, phares éteints. C’est à ce moment-là que je me suis dit : j’ai enfin une bagnole. Pas neuve, pas brillante, mais elle démarre, elle roule, elle me ramène. C’est tout ce que je lui demande. J’ai repensé au crédit, à la femme au téléphone, celle de la société de financement. Elle m’avait demandé : « Vous avez un CDI ? » Et j’ai pu dire oui. Quel pied. Mais quand j’ai précisé mon métier, il y a eu un blanc. Rien de bien méchant, une seconde suspendue, mais je l’ai bien senti. La conversation a dérivé sur les tarifs. Elle avait pas mal de questions. Ils doivent pas être écoutés dans leurs bureaux. Moi non plus je ne suis pas écouté pendant le boulot. Je ne suis pas filmé non plus. Enfin… pas à ma connaissance. Je me gare au bord de la dalle, derrière le bâtiment. Le béton est encore mouillé par endroits. Il y a de la rosée sur les touffes d’herbe maigres qui poussent le long des bordures. Je descends de la voiture, et ça craque sous mes pieds comme si je marchais sur des os. Le bâtiment lui-même est un bloc de béton rectangulaire, nu, gris, sans nom. Une longue bande vitrée court le long de la façade, mais on voit rien à travers, à peine quelques reflets. On dirait un centre de tri désaffecté, ou une piscine municipale fermée pour travaux. Quand je suis venu la première fois, je croyais m’être trompé d’adresse. Dedans, c’est propre, froid, fonctionnel. Tout est béton, sol lisse, murs nus, éclairage neutre. Les machines sont noires, massives, silencieuses. Des fours. Le mien s’appelle Rouge-Gorge. C’est écrit dessus. Ça fait sourire la première fois. Après, non. Il y a des tuyaux jaunes, des câbles, des écrans de contrôle, des boutons rouges, des boutons verts, un manche en métal poli. Chaque matin, je mets ma tenue, je vérifie les voyants, je fais rouler le chariot, j’ouvre la porte. Je place le corps, je fais attention aux pattes. Toujours. C’est une habitude. Les jours pleins, ça s’enchaîne. Des petits, des gros, surtout des chiens. Quelques chats. Parfois autre chose. Je lis pas les noms. Enfin si, mais pas à voix haute. À la fin, je referme l’urne, je colle l’étiquette, je glisse la fiche dans la boîte. Et je joins la petite enveloppe blanche. Dedans, une carte. Trois graines. « À planter en mémoire de votre compagnon. » Je supporte plus ce mot. Compagnon. Trop utilisé, trop triste, trop faux aussi. Une fois, j’ai ouvert l’enveloppe, juste pour voir. Des graines noires, minuscules. J’ai failli les garder. Puis je l’ai refermée. Je me demande si les gens les plantent vraiment. Est-ce qu’ils versent les cendres sous un cerisier ? Est-ce qu’ils sèment, arrosent, attendent ? Est-ce qu’ils passent tous les jours devant le petit coin de terre en se disant : ici repose Ramsès. Ou Chiffon. Ou Lola. Moi, ça me touche un peu. Pas au point de pleurer. Mais ça reste là, en bordure. Comme les touffes d’herbe dans les joints de la dalle. On les arrache. Elles reviennent. Verso Je l’ai senti venir ce matin, pendant que je poussais le chariot. Une de ces pensées que j’ai pas appelées, mais qui débarquent quand même, entêtées. Pour que moi j’existe, que j’ouvre la porte de ce four, il a fallu combien de générations avant moi pour qu’on en arrive là ? Je sais pas d’où elle vient, cette phrase, mais elle revient. Toujours. Elle flotte un moment, se cale dans la nuque, reste là. J’ai pensé à mon père. Il m’accompagne presque tous les jours depuis que j’ai pris ce boulot. Avant, il s’asseyait à côté de moi dans le train ou dans le bus. Mais ça durait jamais longtemps. Très vite, quelqu’un s’asseyait sur son souvenir. En voiture, on est mieux. Je le sens là, tranquille, silencieux. Ma mère aussi est souvent présente. Elle préfère les salons de recueillement. Elle me met une petite tape sur l’épaule, penchée un peu, les cheveux relevés comme à l’époque : « C’est bien, fils. Je suis tellement contente que tu te rendes utile. Je te laisse un moment, je vais m’asseoir au salon. » Elle aime bien le salon d’à côté, celui avec les fauteuils gris et la lumière indirecte. Il y a aussi le cousin Karl, les deux nièces jumelles, Astrid et Liliane. La mort ne les a pas changées. Toujours en train de se chamailler, de rire, de courir d’une pièce à l’autre. Et parfois, quand je suis là, devant ce putain de four, c’est tout ce monde-là qui m’accompagne. Et puis il y en a d’autres. Des morts inconnus. Des morts lointains. Un véritable hall de gare certains jours, avec leurs costumes d’époque, leurs allures de travers. Certains avec des fraises autour du cou, d’autres en haillons, d’autres encore avec des peaux de bête, des sabots, des valises en cuir. Ça murmure, ça passe, ça stationne, ça observe. Sans oublier la foule des bestioles, bien sûr. Elles courent partout, elles jouent les vivantes, elles font semblant de japper, de miauler, de caqueter, de piailler. Mais en vrai, on voit bien qu’elles ne peuvent pas. Elles ne sont pas comme les morts humains. Elles n’ont pas cette voix qui reste dans la tête. Elles sont là, pourtant, on les devine, minuscules ou massives, mais elles ne parlent pas. Elles ne hantent pas. Elles passent. english|couper{180}

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Carnets | juillet 2025

A House Like Any Other

Recto It was a simple house. One storey, plus an attic. Like most of the houses along Charles Vénuat Road, in the La Grave district of Vallon-en-Sully. Nothing special from the outside, unless you knew. In the cellar, crates of potatoes laid on old sheets of La Montagne, the local paper. Shelves, uneven and makeshift, lined the walls — jars of green beans, peas, cherries soaked in liquor, syrupy prunes. It smelled faintly of damp earth and vinegar. It wasn’t used often, but everyone knew what was there. Upstairs, the attic held what no one dared to throw away. A trunk of letters with no names. A biscuit tin filled with faces no one could place. The dust had settled over generations. There were hats in round boxes, gloves in pairs or alone, scarves too thin to be useful. It was all left as it was. Maybe another time. Charles Brunet lived on the ground floor. Eighty-five. Retired schoolteacher. Former town clerk. He said things like that, as if they mattered. He walked to the village each morning to buy his paper, no matter the weather. Back home, he did his crossword. He said it gave structure to the day. Above him lived a family. The father sold asphalt for a roofing company. The mother sewed from home. Two children — seven and four — had picked up the local accent. “It’s better that way,” she’d said once, “they fit in better.” Nothing changed much. That was part of its comfort. verso We were coming back from Saint-Bonnet. Lunch in Hérisson, cheap, nothing special. I pointed to the house as we drove past. “Stop,” my wife said. I hadn’t meant to. I slowed down, but I hadn’t meant to stop. I pulled over. From the outside, it was the same house. But something had gone. The ivy was gone from the bricks. The row of apple trees behind — gone. Even the old cherry tree had been cut down. Everything looked new. Clean. Too clean. I crossed the road alone. I didn’t want to stay. “Wait,” my wife said. A woman arrived by bicycle. She looked at us. Not rude. Just cautious. She opened the gate. My wife spoke. “Are you the owner ?” “Yes,” the woman said. Her voice was sharper now. “My husband grew up in this house.” That made it worse. She spoke of the purchase. “Your father was an unpleasant man,” she said. I wanted to leave. I didn’t want to know why. I already knew, I suppose. Or feared I did. I felt ashamed. Of him, and then, quickly, of myself. “Let’s go,” I said. Another man appeared. Moped. Blue. The kind we used to call les bleues. The woman’s voice hardened. “We have nothing to say to you.” We left. I haven’t been back since. français|couper{180}

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Carnets | juillet 2025

une maison parmi d’autres

recto C’est une maison simple. Elle ressemble à tant d’autres, le long de la rue Charles Vénuat, quartier de La Grave, à Vallon-en-Sully. Un rez-de-chaussée, un étage. Une cave, un grenier. Au rez-de-chaussée vit Charles Brunet. 85 ans. Ancien instituteur et secrétaire de mairie. Il dit que sa vie est réglée comme du papier à musique. Chaque matin, il trempe le pain de la veille dans un bol de café noir, sans sucre. Il se lave le visage dans l’évier de la cuisine, s’habille lentement, et part, à pied, jusqu’au village, à quelques kilomètres. Qu’il pleuve ou qu’il gèle, il va chercher son journal. Ensuite, il fait ses mots croisés. Le reste de la journée. À l’étage vit une famille. Le père est voyageur de commerce pour une société de revêtements bitumineux. Il part tôt, revient tard. La mère est couturière à domicile. Elle reçoit dans la salle à manger, les volets souvent à demi clos. Les enfants ont sept et quatre ans. Ils parlent avec l’accent du coin, pour ne pas qu’on les traite de Parisiens. C’est mieux, disent-ils, pour avoir des copains. Dans la cave, les pommes de terre sont rangées dans des cagettes tapissées de feuilles de La Montagne. Sur des étagères bricolées : haricots verts, petits pois en bocaux. Cerises à l’eau-de-vie, prunes au sirop. La cave est une réserve. On n’y va pas tous les jours, mais on sait ce qu’il y a. Le grenier est en désordre. On y monte par un escalier large. En dessous, une penderie : parkas, manteaux, costumes de laine. Au-dessus, des boîtes en carton et en métal : chapeaux passés de mode, chaussures, foulards, gants. Dans le grenier lui-même : des lettres sans signature, des photos sans noms. On imagine des visages, des noms oubliés. Puis on referme la malle. verso J’ai garé la voiture devant la maison. Nous revenions de Saint-Bonnet, nous avions déjeuné à Hérisson, au pied du château. Un petit établissement, repas à moins de 15 euros. -- Arrête-toi donc, m’a dit mon épouse quand je lui ai montré la maison. J’allais passer sans m’arrêter. J’avais ralenti pourtant. Mais je me suis arrêté. C’était la même maison en apparence, mais comme vidée de quelque chose. Quelque chose d’indéfinissable. Le lierre avait été arraché de la façade. La rangée de pommiers, celle qui séparait la cour du jardin potager, avait disparu. Même le vieux cerisier n’était plus là. Tout était propre, net. Trop. Je regardais ça de l’autre côté de la route. J’avais envie de repartir. -- Attends, a dit mon épouse. C’est là qu’une femme est arrivée, à vélo. Elle nous a regardés, méfiante. Elle a ouvert le portail, a fait entrer son vélo. C’est mon épouse qui a parlé. Moi, je ne pouvais pas. -- Vous êtes la propriétaire ? -- Oui, a répondu la femme, mais son visage s’est encore durci. Elle ne comprenait pas ce qu’on faisait là. -- Mon mari a vécu dans cette maison, enfant, a dit mon épouse. Alors c’est devenu pire. La femme a parlé de l’achat de la maison. -- Votre père était un type infect, elle a dit. Je voulais repartir. Ça n’avait plus aucun sens. Je ne voulais pas savoir. Je savais déjà, ou je me doutais. Honte de lui. Et, tout de suite, honte de moi. Honte de tout. -- Viens, j’ai dit. On s’en va. Ça ne sert à rien. Un autre type est arrivé. À mobylette. Une bleue. Comme on disait autrefois. -- On n’a rien à faire avec vous, a dit la femme, quand elle l’a vu. On est repartis. Je ne suis jamais repassé devant la maison depuis. english|couper{180}

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Carnets | juillet 2025

Je peux vous appeler Malone ?

Recto Je me souviens. Poupées russes. Un malentendu, certainement. Des silhouettes dans une rue. Bonjour. Une question inattendue. -- Tu les connais, ces gens ? — Non. Je croyais qu’il fallait dire bonjour à tous les gens qu’on croise dans la rue. C’était pas grave, en apparence. Mais il y avait ceux à qui l’ on pouvait, et tous les autres à qui on ne pouvait pas. C’était déjà assez compliqué comme ça pour faire face aux masques. Il fallait d’urgence s’en composer un nouveau, celui de l’indifférence. On ne pouvait pas encore savoir s’il était bien commode. Si on était vraiment à l’abri derrière ce masque. Ça rendait assez maladroit, surtout si on oubliait qu’on se baladait avec. Comme toujours, on exigeait de soi un choix, une décision : l’indifférence, ou pas. Verso Je me retournai et il était assis sur ma propre chaise. J’avais été comme éjecté de celle-ci par une force centripète. Aplati contre un mur de la pièce, je reprenais mon souffle. Le choc, comme toujours, avait été violent. Il me fallait un peu de temps. Quand je me suis senti enfin prêt, je me suis donc retourné, et j’ai vu le malentendu dans le blanc des yeux, si je peux dire. Il n’avait rien d’extraordinaire. C’était un de ces pauvres types comme on en croise à chaque coin de rue. Il était d’une banalité à pleurer. Cependant, comme nous étions seuls à présent, et que je ne savais plus où j’avais foutu mon masque d’indifférence pour me protéger, je me sentais nu, et je vis que le malentendu était nu lui aussi. Nous étions face à face et complètement nus. La situation, elle, n’était tout de même pas banale. Peut-être que ça rattraperait un peu les choses, m’étais-je dit. Et aussitôt, j’éprouve l’envie irrépréssible de le dire à voix haute : « Vous avez remarqué que nous sommes face à face et totalement nus ? » J’hésitais sur la façon de le nommer. « Monsieur le Malentendu » paraissait un peu pompeux, voire obséquieux. « Malentendu » tout court , trop familier. Même si on se connaissait depuis belle lurette, ce n’était pas une raison pour se ruer dans la trivialité. Du coup, comme le malentendu de nommer le malentendu se faisait pressant, j’exposai ma difficulté : -- Comment dois-je vous appeler ? -- J’étais en train de me poser la même question, c’est cocasse, me répondit-il. Peut-être que l’on pourrait rester chacun dans un état innommable, si cela vous va, continua-t-il. Je pensais à Sam et à Monsieur Hackett, puis je me mis à penser à un banc public. Je me souvins tout à coup que ce genre d’objet m’appartenait et que je pouvais en user à ma guise puisqu’il s’agissait d’un bien public. Ce qui n’était pas la même chose que d’être ici, dans cette pièce, où chacun des meubles qui la meublent est une propriété personnelle, certes, mais sur lesquels le malentendu peut s’asseoir quand ça lui chante. Je ne suis pas enceinte, me dit Malone. Vous pouvez m’appeler Malone, me dit-il. Je vous ferai grâce des dîners au caneton. Puis il jeta un coup d’œil à sa montre et il me regarda sans rien dire. Un moment, un avion passa. -- Vous vouliez me demander quelque chose de précis ? reprit-il. C’était tellement abrupt après cette courte période de silence et de léger malaise que je ne sus quoi dire immédiatement. Ce qui ouvrit soudain la porte, légèrement, à peine un entrebâillement, à tout un univers derrière celle-ci que je reconnus aussitôt à l’odeur. Une odeur de poussière déposée depuis belle lurette sur des meubles que l’on n’a pas utilisés depuis des lustres. Il y avait là aussi un certain nombre de sensations paradoxales. Des draps rêches en lin invitant à se glisser dedans comme dans une armure en fer mais au final tout à fait confortables par temps chaud. Une peluche borgne aimée mais qui paraissait tellement abandonnée qu’un sentiment de culpabilité vous prenait aussitôt à la gorge. Un rai de lumière avec des milliers de grains de poussière traversant l’espace pénombreux d’une chambre à coucher d’enfant. Il me fallut très peu de temps pour me rendre compte que tous ces objets, ces lieux, m’avaient un jour appartenu. Autant qu’un objet ou un lieu peut appartenir à qui que ce soit, d’ailleurs. Je les regardais et je me rendais compte qu’ils ne m’appartenaient plus. Ils m’avaient appartenu comme s’ils m’avaient laissé ma chance et que je ne l’eusse pas saisie au bon moment pour pouvoir les conserver. Malone toussa et je compris que ça voulait dire que je m’étais égaré dans le souvenir et que ça ne l’intéressait pas du tout. -- Vous m’avez convoqué pour autre chose que la réminiscence de ces fadaises, dit-il sur un ton pointu de Parisien. Ce qui évidemment me poussa immédiatement hors de ma rêverie. Et je l’en remerciais. -- Merci, mille fois merci. Sans vous, cher Malone, ça aurait pu durer des heures, voire des jours et des nuits. Allons droit au fait ajouta-t-il en se détendant un peu, passant une jambe sur l’autre et renversant son buste en arrière pour bien la caler sur le dossier de la chaise. C’est mon problème, lui avouai-je. Aller droit vers un but. J’adorerais pouvoir le faire, croyez-moi, mais aussitôt que je mets un pied devant l’autre il se passe quelque chose de fort étrange, la ligne devient courbe et je finis par tourner en rond. Il rit. Vous êtes un drôle de zigoto, vous… À un moment je cru qu’il allait me nommer Watt mais il se retint. Ce qui me procura une légère sensation de plaisir. -- Vous alliez m’appeler Watt ? l’interrogeai-je. -- Vous êtes en train d’esquiver, me répondit-il. Je n’esquive rien, je suis même dans le centre du problème je crois. Il faut que je vous le dise : je sens les choses, Malone, mais je m’exprime mal. Je devrais plutôt dire « je sens des choses » car je ne suis pas certain que ces choses existent vraiment, et que je puisse en parler. -- Quelles choses, bon dieu, parlez ! hurle-t-il. Et là je me souviens qu’il faut me recroqueviller jusqu’à réduire mon corps tout entier pour n’occuper qu’un minuscule point dans l’espace. -- Où êtes-vous donc passé ? me demande Malone. -- Je suis là, baissez les yeux, regardez là entre deux fentes du parquet, ce point noir. -- Et ça vous amuse ? (il rit) -- Je ne crois pas. C’est une sorte de réflexe : dès que ça hurle, je me transforme en point. -- Tant que ce n’est pas un point final… -- Allez-y, moquez-vous, j’ai l’habitude, vous savez. -- Ah, voici enfin un sujet intéressant, (Malone décroise les jambes et se penche en avant au-dessus du point que j’essaie de maintenir en invoquant toutes mes ressources d’« à quoi bon puisque personne ne me comprend, puisque personne ne m’aime, puisque personne ne voit que j’existe ») -- Que faites-vous vraiment pour exister ? reprend Malone. -- Je me dis que j’écris. -- Et vous le faites ? -- Oui, tous les matins j’écris entre 1000 et 1500 mots. -- Et ça vous sert à quoi ? -- À rien. Faut-il donc que les choses servent toujours à quelque chose ? J’existe ainsi « pour rien » si vous préférez. -- Si vous écrivez, c’est pour être lu, n’est-ce pas ? reprend Malone. -- Non. C’est ce que j’ai cru durant des années, mais ça aussi, ça m’est passé. Le malentendu fit une drôle de moue puis il sifflota. -- À quelle heure est la bouffe dans cette baraque ? -- Vous esquivez quelque chose, Malone. Ce coup-ci, c’est votre tour, je le vois bien. -- Non, je n’esquive rien du tout. Quand je m’ennuie, j’ai faim. -- Moi aussi, tiens, répondis-je. -- Ça nous fait au moins un point commun. Vous auriez du caneton ? Et de nous tenir les côtes, et de rire, et de pleurer soudain à chaudes larmes. english|couper{180}

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Carnets | juillet 2025

I Could Call You Malone.

Recto I remember. Russian dolls. A misunderstanding, certainly. Shapes on a street. Hello. An unexpected question. -- Do you know those people ? -- No. I thought you had to say hello to everyone you passed in the street. It didn’t seem like a big deal. But there were those you could greet, and all the others you couldn’t. It was already hard enough dealing with masks. You had to urgently construct a new one—one of indifference. No one knew yet if it fit. Or if it really protected you. It made you clumsy, especially if you forgot you were wearing it. As always, you were expected to choose : indifference, or not. Verso I turned. He was sitting in my chair. I had been ejected, it seemed, by some inward force. Pinned against a wall, catching my breath. The shock—always strong—needed time. When I was ready, I turned again and looked him in the eye. The misunderstanding. He looked ordinary. A nobody. Someone you'd pass without noticing. But we were alone now. And I had misplaced my mask of indifference. I felt exposed. So did he. We were both naked. That wasn’t ordinary. That redeemed the moment a little. I almost said it aloud : “You notice we’re both completely naked ?” What to call him ? “Mr. Misunderstanding” felt pompous. Just “Misunderstanding” was too familiar. I voiced the dilemma : -- What should I call you ? -- I was wondering the same. Strange, isn’t it ? Maybe we could remain unnamed. I thought of Sam. Of Mr. Hackett. Of a park bench. Those belonged to me. Public things. Unlike the chair. This chair was mine. But the misunderstanding could sit in it whenever he liked. “I’m not pregnant,” he said. “Call me Malone. I’ll spare you the duck dinners.” He glanced at his watch. Looked at me in silence. A plane passed. -- Was there something in particular you wanted ? he asked. His question hit hard after that silence. I had no reply. And the silence cracked the door open to a world behind it. A dusty smell. Furniture untouched for ages. Rough linen sheets, like iron armor, strangely pleasant in the heat. A one-eyed stuffed animal. Loved once. Now so neglected it made me feel guilty. A shaft of light with dust specks floating in it. A child’s bedroom. These things had once been mine. As much as anything can be. I saw them now and knew they weren’t. They had given me a chance. I had not taken it. Malone coughed. A sign I was drifting. He wasn’t interested. -- You didn’t call me here for nostalgia, he said sharply. I snapped out of it. Thanked him. -- Thank you, truly. Without you, I’d have stayed in it for hours. Days. Let’s get to the point, he said. Relaxed. Crossed a leg. Leaned back. That’s my problem, I said. Getting to the point. I try. I take one step, then things curve. I end up circling. He laughed. You’re a strange one. For a second, I thought you were Watt. He didn’t say it. That pleased me. -- You were going to call me Watt ? -- You’re dodging, he said. Not dodging. At the center, I think. I sense things, Malone. But I say them badly. Maybe they’re not even real. Maybe I shouldn’t speak of them. -- What things ? Speak ! That’s when I remembered : I had to shrink. Fold inward. Become a point in space. -- Where’d you go ? he asked. -- Here. Between the floorboards. That black dot. -- Does it amuse you ? (he laughed) -- I don’t think so. It’s reflex. When someone shouts, I turn into a dot. -- As long as it’s not a period. -- Go ahead, laugh. I’m used to it. -- Now that’s interesting, he said. (He leaned in. Looked closer at the dot I was holding together with all my “no one sees me, no one loves me” strength.) -- What do you actually do to exist ? he asked. -- I tell myself I write. -- Do you ? -- Yes. Every morning. A thousand to fifteen hundred words. -- What’s it for ? -- Nothing. Must everything have a use ? -- If you write, it’s to be read. Right ? -- That’s what I thought, once. Not anymore. The misunderstanding made a face. Then whistled. -- When do we eat in this place ? -- Now you’re dodging, Malone. Your turn. -- I’m not dodging. I’m bored. When I’m bored, I’m hungry. -- Me too. -- That makes one thing we share. Got any duck ? And we held our sides. And we laughed. And then cried. A lot. français|couper{180}

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Carnets | juillet 2025

Lettre à une amie de Toronto

.markdown-body { max-width : 700px ; margin : 0 auto ; padding : 1em 1.5em ; font-family : Georgia, serif ; font-size : 1.1em ; line-height : 1.7 ; color : #222 ; } .markdown-body h3 { margin-top : 2.5em ; font-size : 1.4em ; text-transform : uppercase ; letter-spacing : 0.04em ; color : #333 ; } .markdown-body em { font-style : italic ; color : #555 ; } .markdown-body blockquote { border-left : 3px solid #aaa ; margin-left : 0 ; padding-left : 1em ; color : #444 ; font-style : italic ; } .markdown-body hr { border : none ; border-top : 1px solid #ddd ; margin : 2em 0 ; } Lettre à une amie (FR) Chère amie, Je t’écris pour te faire part d’un petit travail d’écriture auquel je me suis livré ces derniers jours. Il est né d’un mot ancien — chemin — que j’ai voulu suivre, étymologiquement, poétiquement, comme on suit une piste. Puis ce mot a bifurqué : il m’a mené vers gambe, vers gamin. Ces trois textes courts sont venus d’eux-mêmes, comme une séquence, comme un fil. Je les ai écrits en français — mais très vite, j’ai senti que quelque chose pouvait s’ouvrir dans leur traduction : non pas une traduction littérale, mais une forme d’écho, de réponse en creux. Alors j’ai pensé à toi, à ta manière d’écrire, à ton anglais si sensuel et sobre à la fois. Je t’ai imaginée recevant ces textes et y répondant dans ta langue, dans ton rythme. Voilà tout. Tu es libre d’écrire ce que tu veux, comme tu veux. Tendrement, P. NB : J’ai essayé maladroitement de m’y mettre moi-même, mais la difficulté vient des étymologies parfois fort différentes entre nos deux langues, nos deux manières de penser. Peut-être cela t’indiquera-t-il mieux la béance à enjamber… Letter to a friend (EN) Dear friend, I’m writing to share a little writing experiment I’ve been working on. It started with an old word — chemin — and I followed it, etymologically, poetically, like a trail. Then the word forked : it led me to gambe, and then to gamin. These three short texts came on their own, like a sequence, like a thread. I wrote them in French — but soon I felt something could open up through translation. Not literal translation, but a kind of echo, a response in reverse. That’s when I thought of you, your way of writing, your English that’s both sensual and spare. I imagined you reading these pieces and responding in your own language, in your own rhythm. That’s all. Write whatever you feel like. Warmly, P. PS : I clumsily tried myself at it — but the difficulty lies, perhaps, in how different our two languages are, how they carry thought. Maybe this will show you more clearly the gap to be crossed. CAMINUS Caminus est le passage, la voie que le feu trace, ou celle que l’on suit vers la maison, vers la lumière. Le feu devient métaphore du chemin. La parole aussi cherche une voie plus simple. Elle impose à la langue de chercher un son qui se plie, glisse, se palatise. Le latin fixe le mot dans la pierre. Le roman le libère dans la bouche. Le français en fait un souffle intime. GAMBE Gambe vient de la courbure. Ce n’est plus la flamme, c’est le corps. Ce n’est plus la trace du feu, c’est la flexion du vivant. La jambe marche, la langue suit. Les sons aussi veulent des articulations simples. La gambe, c’est déjà une danse. C’est l’organe du déplacement, le rythme battu du mot. GAMIN Puis vient le gamin. Celui qui n’a pas de chemin tout tracé. Celui qui va. Il marche en traînant, trotte sans passé, bricole son lexique dans la rue. Il ne dit pas chez moi, il dit où on va ?. Il vit dans le bord du mot. Hearth (caminus → cheminée → hearth / fire) Le foyer, lieu du feu, mais aussi lieu du mot : ce qu’on rallume pour se souvenir, ce qu’on entretient pour vivre. The hearth was never just a place to burn wood. It was a place to burn silence. A place where words, too, caught fire. A mouth in the wall. A wound, a witness. Limb (gambe → leg / limb / gait) Le membre, la marche, la trace du corps qui avance : entre pas et phrase, il y a un balancement, une articulation. The limb bends before the step. Movement is memory. The body writes before the pen. Rhythm before sentence. The knee knows what the mouth forgets. Waif (gamin → waif / urchin / ragamuffin) L’enfant sans lieu, sans repère fixe, sans voix assignée — et pourtant porteur d’une langue vivante, dérivée, vivace. The waif has no address. Just corners, thresholds, puddles and echo. Language clings to him like wet cloth. No house, no name — but all the grammar of survival. Réponse de mon amie (FR) Cher P., J’ai lu tes textes comme on suit un sentier dans le brouillard. Chaque mot levait un peu la brume. Ce n’était pas une réponse que j’ai voulue formuler, plutôt un accompagnement, une manière de marcher à côté. Tes mots appellent les miens, mais différemment : en se dédoublant, en changeant d’eau, en changeant de langue. Je t’envoie trois petits fragments, comme des pas en écho. Ils sont nés des tiens. Avec chaleur, A. My friend’s reply (EN) Dear P., I read your texts like walking a path in the fog. Each word cleared a little of the mist. What I’ve written isn’t a reply, exactly — more a way of walking alongside. Your words called mine, but they came out altered : in another water, in another tongue. So I’m sending you three short fragments, like steps in return. They were born from yours. Warmly, A. Caminus fragment on fire and etymology The Romans said caminus — furnace, hearth, the place where fire makes things soft. I say chemin. The fire doesn’t stay in one place. It leaves a trace. That’s the path. That’s the mouth learning to choose ease over fracture. The stone says keep still. The tongue says let me go. Gambe fragment on limbs and names You don’t walk with a word, but you carry it in your bones. Gambe — a leg, a line, a curve. Greek said kampe, meaning bend, meaning grief at the back of the knee. The leg becomes a note. The note becomes a line. The line forgets where it started. Walking is thinking. Thinking is folding the body toward a direction it doesn’t yet trust. Gamin fragment on boys, streets, and speech The boy with no garden. The boy who walks like language — always half-erased, with dust on his vowels. They called him gamin, from gambin, from gambe. His name was an accident of legs. He walked. That was all. He walked with his mouth open, and the street wrote itself into his breath. Illustration / Visual En souvenir de ces vacances que nous avions passées à Galway, 1982 — P. In memory of that summer we spent in Galway, 1982 — P.|couper{180}

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