palimpsestes
Réecriture de certains textes des carnets, deux colonnes, le texte original à droite et la ou les réecritures à gauche.
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Carnets | 2021
Le cambrioleur citronné
texte final : J’avais trente-cinq ans. Une maison dans les Yvelines, une chatte, un break Nevada. Deux heures d’embouteillages chaque matin, la radio en fond. J’appelais ça devenir adulte : patienter, nourrir quelqu’un d’autre que soi. Un jour, sur la Transilienne, j’entends l’histoire : Pittsburgh, un certain Wheeler. Braquage, caméra, arrestation. Il nie. Puis explique. Son visage enduit de jus de citron, donc invisible. Je ris d’abord. Puis je me tais. L’histoire s’accroche comme un koan. L’homme croit au citron. L’évidence qu’on lui montre, il la rejette. Ce n’est pas lui, dit-il, puisqu’il ne peut pas être vu. Dans les files à l’arrêt, je me découvre pareil. Costume, cravate, pilote automatique. À 17h01, je redeviens écrivain imaginaire, dans ma Nevada, mordant l’acidité pour tenir. Invisible, chacun à sa manière. Quelques mois plus tard, j’ai déménagé. La chatte m’a suivi vingt-deux ans. J’ai cessé d’écrire quinze ans. Rien à dire, croyais-je. Rien qu’un goût de citron sur la langue. réécriture, défrichage J’avais trente-cinq ans. J’habitais une maison qui me plaisait, dans un village des Yvelines ; chaque matin je traversais des embouteillages qui faisaient deux heures de ma vie, j’allumais la radio dans mon vieux break Nevada et je laissais le temps faire son œuvre — prendre son mal en patience, c’était sans doute ma façon de me dire adulte. Quelques mois plus tôt j’avais accepté une chatte : responsabilité minimale, prototype de soi partagé. Un matin, sur la transilienne, j’entends l’histoire de McArhur Wheeler, cambriolé à Pittsburgh, filmé par une caméra — il nie, puis explique qu’il était invisible parce qu’il s’était badigeonné le visage de jus de citron. D’abord je ris, puis l’anecdote glisse ; elle me tombe dessus comme un koan : l’homme croit vraiment à son invisible, il confond la méthode et la foi, il prend en bloc l’évidence qui lui est montrée. Dans les files, au ralenti, on fait le point sur sa vie. À trente-cinq ans je ne me projetais pas ; je repassais mes échecs, je portais des costumes et j’étais en pilote automatique de neuf à dix-sept heures. Le soir à 17h01, je remontais dans la Nevada et j’enfilais la peau de l’écrivain que je m’étais inventé, je mordais l’acidité d’une image comme on mordre un citron pour supporter l’émail de soi. J’ai fini par croire que je ressemblais à cet homme : arracher l’aveu d’une vérité, la refuser avec bonne foi, préférer l’idée de l’invisibilité à la vue de ce qui est là. Quelques mois après j’ai déménagé, emporté la chatte ; elle est restée vingt-deux ans et m’a appris, sans le dire, que l’on peut cesser d’écrire non parce qu’on est vide, mais parce qu’on a choisi d’écouter autre chose.|couper{180}
Carnets | 2021
L’inquiétante étrangeté.
C’est une petite dame qui fêtera bientôt ses quatre-vingt-dix ans. On dit « toute frêle », et déjà l’expression vacille : comment la fragilité pourrait-elle durer si longtemps ? C’est pourtant cette idée qui m’apaise, qu’une faiblesse puisse tenir lieu de force, comme si l’opiniâtreté d’autrefois s’était dissoute, laissant place à une souplesse inattendue. Non plus le rocher dur, mais la poudre qui s’effrite, grain après grain, et qui persiste autrement. Un renversement discret, par glissements sémantiques, après la soixantaine franchie : voir surgir une acropole blanche, lointaine, et sentir, dans les fibres du corps, cette inquiétante étrangeté dont parlait Freud. Peut-être est-ce ancien, remontant aux contes. Tout commence par du familier, puis survient la cassure : un événement imprévu, attendu malgré nous, qui déchire le tissu du récit. Ce qui nous trouble, c’est d’en avoir toujours su la venue, et de n’en rien dire. L’étrangeté se trame dans le silence. La vieille dame, disent ses filles, se perd un peu. Elle échange les prénoms, confond les pilules dans son semainier, oublie les rendez-vous notés en gros sur l’ardoise de la cuisine. À table, je l’observe : elle joue la gamine surprise par les reproches affectueux, pousse des « oh pardon » ou des « mince alors », se met en scène comme si elle consentait au rôle de celle qui perd la boule. Et pourtant, parfois, une étincelle au fond des yeux : un aparté, une lueur d’entente. « Tout va bien, je vous dis ! » répète-t-elle, tandis que tout semble s’effilocher. Chacun tient sa partition, parents, enfants, petits-enfants, comme si le jeu était nécessaire. Il faut peut-être accepter de se tenir là, auprès d’elle, dans cette étrangeté. Déposer un instant les costumes, laisser tomber les faux-semblants. Car il y a ce silence qu’elle porte avec elle, apaisant, semblable au sable qui s’écoule d’une falaise vers la mer. On croit l’entendre : le ressac. On s’y laisse bercer, avant de regagner nos maisons, de reprendre le secret.|couper{180}
Carnets | 2021
Deuil
Quelque chose cloche. Tout semble normal : café, cigarette, météo. Et pourtant non. Ça bascule. Une nouvelle tombe. Irrémédiable. On entend, mais on ne veut pas. Alors on marche, on cogne, on crie. La colère comme bouée. « Je ne veux pas. » Voilà ce que dit le corps. On rejette les voix, les compassions « je comprends », « moi aussi ». Non. On creuse. Seul. Comme un mineur sous terre. Les jours s’étirent. Le deuil devient rumination. Un boa qui a avalé un ours. Trop gros, trop lourd. On rumine jour et nuit. On invente des si. On réécrit l’histoire. On fatigue. On s’use. La dépression recolle les morceaux, mais de travers. Cubiste. Un visage en éclats. On s’accroche aux habitudes : lever tôt, coucher tôt, remplir les cases de la journée. Ne pas sombrer. Juste tenir. Et puis un matin. Même palier, même mois de janvier. Un oiseau. Son chant perce l’air. Douceur cruelle. Déjà-vu. On ne sait pas s’il faut rire ou pleurer. Alors on sourit, on lève le pied dans une flaque. Rien n’est réparé. Mais la vie, de nouveau, insiste.|couper{180}
Carnets | 2021
L’originalité et le familier
On croit chercher l’original. On grimpe sur des échasses, on se prend de haut. Mais ça finit toujours par tomber. Le familier revient. Grimé. Soleil en chocolat qui fond dans l’œil, aveugle, fait pleurer. L’original, c’est peut-être ça : du familier avalé, mal digéré, recraché. Tas tiède. Épluchures. Personne n’en veut. On les ramasse, on les fait bouillir. On goûte. Pas bon. Pas mauvais. C’est la faim qui décide. Puis, un jour, la langue se vide. Plus de souvenir. Plus de comparaison. La langue nue. Et là : le goût surgit. Patate. Courgette. Navet. Brut. Net. La vie elle-même. Alors on reste seul avec cette évidence : ce qu’on croyait nouveau, c’était déjà là.|couper{180}
Carnets | 2021
Instinct
Elle suppose. Moi j’agis. Je dérive seul sur l’océan de ses suppositions. Ma seule boussole : le sel sur ma langue, sec ou détrempé selon la bourrasque. Je ne suis pas autre chose que cet instinct. Devenir riche, partir sur Mars, tendre une ligne dans un canal — la même traversée. Le même océan. Toujours. En soi aussi il y a des océans. Pas un. Plusieurs. Et chercher la terre ferme, c’est déjà se perdre. J’ai tenté tous les pronoms : je, nous, vous, ils. Rien. Horizon brouillé. Parfois je m’arrête au tu. Le tu repose. Tu veux ou tu ne veux pas. Simple. Mais la part de moi qui navigue s’en fout. Elle ne jure que par la trace des oiseaux dans le ciel, le goût du sel, l’éclair bleu d’un orage, l’acidité des citrons.|couper{180}
Carnets | 2021
Rester en lien
Je n’ai jamais su rester en lien. Pas d’ami gardé, pas de cercle conservé. Je traverse, je sors, je laisse. Les autres restent reliés entre eux, moi je me découds. Ce n’est pas une décision. C’est un réflexe. Comme quitter la table avant que les plats ne soient servis. Je n’ai jamais supporté l’idée de devenir quelqu’un. S’ancrer dans un rôle, s’y coller comme une étiquette. Alors j’ai choisi la constance inverse : ne pas avoir de constance. Je les appelais « prisonniers de la constance », je riais d’eux, mais c’était le même attachement — moi à l’absence, eux à leur masque. Roger, le peintre en lettres, l’a dit un jour, simplement : tu n’as pas de fondation, voilà pourquoi tu ne gardes pas les liens. J’ai souri, mais il m’avait transpercé. Avec lui non plus je n’ai pas su rester en lien. Comme avec tous les autres. Et pourtant je pense à lui souvent. Je les ai tous gardés autrement. Pas vivants, mais fantômes. Conversations muettes, reprises à volonté. Les silhouettes défilent, je retourne aux instants, je fouille, je scrute. Pourquoi on s’est perdus. Pourquoi je les ai laissés filer. Je peux revoir les visages, je ne peux pas les toucher. Mon manque de chaleur est à double face : je n’en donne pas, je n’en reçois pas. Les objectifs aussi je les ai laissés filer. Devenir solide, fiable, être quelqu’un sur qui on peut compter — ça m’a toujours paru une comédie. Alors j’ai envoyé valser tout ce à quoi un être humain s’accroche. Le seul lien que j’ai gardé, c’est avec l’idée de ne pas en avoir. C’est peut-être ça : fuir le chagrin des disparus, esquiver la nouvelle des morts. Mais en vérité je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que les fantômes ne s’en vont pas.|couper{180}
Carnets | 2021
J’étais sûre que tu embrassais comme ça
L’ascenseur était en panne, six étages à grimper. Elle parlait, moi j’écoutais à moitié, le souffle court, déjà mal à l’aise d’être devant elle, de savoir qu’elle allait entrer chez moi. Elle avait apporté des sandwichs, comme si c’était prévu depuis toujours. Elle a posé le sac, retiré son manteau, s’est assise sur le canapé comme chez elle. Moi debout, invité dans mon propre appartement. Elle a tapoté le coussin, j’ai obéi. On a mâché en silence, parlé du temps, n’importe quoi pour ne pas dire ce qu’on faisait là. Puis elle a lâché son sandwich, sa main a saisi ma nuque. « Embrasse-moi, idiot. » Le baiser a duré. Trop longtemps. Ma langue en crampe, mon souffle retenu. Effroi et excitation mêlés. J’avais l’impression qu’en l’embrassant nous suspendions le temps, qu’on n’aurait plus à parler, qu’on pouvait se taire enfin. Elle me serrait, je restais raide, prisonnier de mon propre corps. Son parfum montait, saturait l’air, recouvrait mes murs, mes livres, mes vêtements. Odeur étrangère, violente, qui me chassait de chez moi. J’étais ailleurs, exilé dans mon appartement. Elle a souri, clin d’œil étrange, puis la montre, le manteau, le sac repris. Elle a dit « je t’appelle vite ». Elle a disparu dans la cage d’escalier. La porte refermée, il ne restait rien qu’un parfum. Plus fort qu’elle. Plus fort que moi.|couper{180}
Carnets | 2020
Conte de Noël
Avant la télé on se retrouvait chez les uns, chez les autres, ce soir-là chez Jacques, journaliste à La Montagne, corbeau sec dans son imperméable gris, toujours surgissant quand on ne l’attend pas, toujours un peu de travers, toujours un peu trop. La maison, avant le Cluzeau, on en connaissait les failles : les cerises pillées, la cave forcée, les bocaux d’eau-de-vie vidés à la cuillère, l’odeur acide qui collait aux doigts. Jacques ne riait pas, jamais, pisse-froid disait mon père, moi j’y voyais surtout ce bec noir, cette façon de couper le temps en surgissant au coin du chemin. Une fois, on a parlé d’une femme, silhouette aperçue à la fenêtre, un édredon battant deux heures au balcon. Après, plus rien. Silence. La grande pièce : feu dans la cheminée, livres jusqu’au plafond, papiers en tas sur le sol, bureau Napoléon sous-main vert épinard, corbeille pleine de lunettes, pipes mordillées, cabossées, frappées contre le bois. Les pipes me le rendaient proche, elles disaient son usure, comme mon père, comme tous les hommes qui mâchent au lieu de parler. Chats, chien, odeur mêlée d’ammoniaque, de chicorée, de bois brûlé, Léautaud avant l’heure. Il parlait net, jamais de tapes dans le dos, jamais de fausses familiarités. Asseyez-vous, les enfants. L’eau qui pique au frigo, sachets de la Coop, grenadine pour Noël, ce soir-là la menthe pour la première fois, goût piquant sur la langue. Nous, fascinés. Les grands débattaient, soixante-huit, Grenelle, CRS, Luther King. Mon frère endormi contre un chat. Jacques disait : l’humanité est une triste engeance. Mon arrière-grand-père hochait la tête : toutes les guerres se valent. Moi je dérivais, ennui, fumée, bois qui craque. Jacques montait, plancher qui gémit, revenait avec un sac froissé, me le tendait : votre Noël. Les Pieds Nickelés, vingt ans d’âge, couleurs passées, rien à voir avec Tintin ou Pilote. Chez nous Noël c’était une orange, un repas un peu plus soigné, pas de sapin, pas de jouets. On se taisait quand les copains racontaient leurs fêtes. Ce sac-là, ces pages jaunies, c’était plus que Noël. C’était la preuve que même les corbeaux pouvaient donner. J’ai eu les larmes aux yeux. J’ai gardé les Pieds Nickelés, trimballés de déménagement en déménagement, jusqu’au jour où, vieux à mon tour, austère comme lui, j’ai fait le même geste, donné à un gamin. Mais ce que j’ai transmis, je le sais, ce n’était pas un trésor, pas une fête. Seulement une odeur persistante, un poids de silence, un hiver sans fin.|couper{180}
Carnets | 2020
Ce cancer qui nous ronge
Jeune, j’ai tenu entre les doigts des manuels de médecine comme on tient un couteau : pages grasses, odeur de colle et d’encre, dessins de chair ouverts comme des cartes, et j’ai cherché dans ces cartes une route pour disparaître — route illisible, traversée de noms et de sigles qui ne savent rien de ce qui arrive quand ça commence à se défaire. J’ai cessé de nommer. J’ai décidé d’abandonner les organes aux catalogues, les symptômes aux listes, comme on jette des vêtements trop petits dans un sac ; la panique, elle, est restée, mais sans repère, sans étiquette pour la reconnaître, elle se déplace, elle attend dans un pli du jour. J’ai observé les autres comme on épie des voleurs : la télévision allumée en permanence, le frigo fouillé comme une prière, la conversation comme un rempart — mille petites aversions pour la solitude, mille petites ruses héritées de l’enfance, qu’on traîne jusque dans les maisons de retraite. Alors j’ai essayé une autre stratégie : m’asseoir, fermer la porte, ne plus chercher de détour. Rester, voilà tout, tenir le visage en face de la bête sans l’appeler. Les premières heures ressemblent à des combats sans adversaire ; puis, peu à peu, quelque chose lâche et la lumière — pas une idée, pas une explication — une lumière qui glisse, qui tombe sur la peinture craquelée du mur, qui révèle la poussière comme un mot. Maintenant c’est un geste quotidien, hygiène sans hygiène, ablation des faux-semblants ; je reviens, je m’assieds, la chaise connaît mon poids. Les autres courent toujours. Ils fuient. Et moi je reste. La porte ferme.|couper{180}
Carnets | 2020
La procrastination va se développer.
Personnage, seul en scène. (Lumière crue. Une chaise. Un cendrier plein. Silence au début.) J’allume. (Il tire.) Rien. La fenêtre. Le ciel. Rien. (Il tourne en rond.) Je monte. Je descends. Je remonte. Je redescends. La chaise. (Il montre.) Toujours la chaise. Tu la vois ? Tu la vois, toi ? Moi je la vois trop. Facebook. Mails. Slogans. Rien. Branler ? Même pas ça. Mais toi, qu’est-ce que tu branles ? Lui, qu’est-ce qu’il branle ? Moi, qu’est-ce que je branle ? Rien. (Lent, presque chuchoté.) L’olivier bourgeonne. Le figuier crève. Deux arbres. Deux destins. Et moi, planté entre les deux. Chrome ouvert. Procrastination. Raisons de procrastiner. Newsletters. Je clique. Je clique. Je clique. La chaise. Je compile, je range, je fais semblant. Je ne fais rien. (Il fixe un point, froid.) Je ne peins plus. Pandémie ? Prétexte. L’âge ? Prétexte. La vérité tu la connais : à quoi bon. (Brusque.) Elle me regarde. Assis. Cloué. La chaise. Elle rage. Je rage. On ne bouge pas. Mur. Divorce. Tout m’agresse. Même respirer. La nuit seulement je respire. Elle dort. Moi je marche. Cour. Atelier. Bureau. Le cendrier déborde. Les mégots montent. Le matin me dit : tu veux crever. Et j’acquiesce. (Très sec.) Et l’argent. Toujours l’argent. L’argent. Tu ne rapportes rien. Huissier. Procédure. Honte. (Se tourne vers le public, dur.) Qu’est-ce qu’on va devenir ? Elle crie. Je me tais. Elle accuse. J’encaisse. La panique rend sourd. La honte rend muet. L’argent. (Agité, il tape sur l’ordi imaginaire.) Alors je cherche. Des miracles. Gagner vite. Promesses. Leurres. Leurres. Leurres. (Comme surpris par une voix hors champ.) — Tu fais quoi ? Toujours la même phrase. Tu fais quoi ? (Explose.) Rien ! Je fais rien ! Je gueule. Contre elle. Contre moi. Tu fais quoi ? (Assis, voix basse.) On mange ensemble. En silence. Elle reste. Je pars. Je ne supporte pas ce silence-là. On dit divorce. Moi d’abord. Qu’elle s’en aille. Qu’elle se sauve. Moi défait. Elle heureuse. Peut-être. (Le ton remonte.) Mais l’argent revient. Toujours. Toujours. Toujours. L’argent. (Jetant les mots comme des pierres.) J’ai bossé comme un chien. Soixante ans. Rien. Pas d’épargne. Pas d’avenir. Actionnaires. Restructurations. Licenciements. On prend. On essore. On jette. Moi jeté. Des bombes dans la tête. Traumatismes. Fin de moi. (Très lent.) Procrastination ? Non. Gangrène. Peste molle. (Claque.) La guerre. Pas dehors. Ici. Dedans. Chez nous. Dans les repas. Dans le lit. (Encore la voix hors champ.) — Tu fais quoi ? (Silence. Long.) (On entend une clé dans la serrure. Le comédien se fige. Il lâche :) Elle rentre des courses. (Noir brutal.)|couper{180}
Carnets | 2019
Amour
Ce qui frappe, ce n’est pas l’amour, mais le désamour. Quand l’image qu’on s’était forgée se fissure, quand l’autre ne correspond plus à la première impression. On croit chercher des ressemblances, des points communs. On se rassure. Mais ce n’est pas de l’amour. Ni même de l’amitié. Une phrase revient sans cesse, reprise sur les réseaux : « Aimer, c’est regarder ensemble dans la même direction. » Belle formule. Vide pourtant. Regarder n’est pas donné à tous. Et la même direction, qu’est-ce que cela veut dire ? L’amour véritable n’a pas besoin de mots d’ordre. Il suppose de découvrir l’autre peu à peu. Non pas tel qu’on l’imaginait, mais tel qu’il est. Être déçu, ce n’est pas l’autre qui nous déçoit. C’est l’écart entre lui et ce que nous espérions. J’ai connu une femme. Violée enfant par son père. Elle continuait de vouloir l’aimer. Elle disait : « Il m’a fait ça pour me protéger. Pour me montrer de quoi les hommes sont capables. Même lui, mon père, s’est sali pour m’apprendre. » Plus tard, elle ne rencontrait que des hommes louches, borderline. Aucun ne pouvait égaler la violence du père. Elle les poussait au bout. Elle voulait rejouer le drame. Mais si l’un s’y risquait, elle le rejetait aussitôt. Renforçant ainsi son récit : « Aucun homme ne peut m’aimer autant que lui. » Nous appelons cela aimer. Mais n’est-ce pas régler par procuration une affaire inachevée ? Même tordue, une telle version de l’amour reste encore de l’amour. C’est ce qui désarme. On peut en rire, on peut en pleurer. Ce qui demeure, c’est l’obstination à aimer. Même quand cela prend la forme de la haine, de la bassesse. Au bout, il ne reste qu’un sourire, fragile, quand tombent les illusions. L’amour n’est jamais absent. Il est toujours là. Ce que nous ne supportons pas, c’est sa présence constante.|couper{180}
Carnets | 2019
La musique
J’ai longtemps écouté les mots sans en chercher le sens. J’étais pris par la couleur des voix, leur timbre, leurs heurts. Quand je me suis tourné vers la musique, c’est l’étrangeté qui m’a retenu, sa texture, sa forme, la surprise qu’elle déposait en moi. Je n’ai jamais été mélomane. Le solfège, imposé à l’école, m’a vite rebuté. Adolescent, je grattais une guitare. J’apprenais à l’oreille, par fragments, comme on retient des poèmes récités cent fois, pour que le son pénètre la mémoire. Un jour, mon père ramena un gros magnétophone allemand. Il avait rempli des bandes de morceaux de classique et de jazz. Le week-end, il mettait la machine en marche et toute la maison s’emplissait d’un flot ininterrompu. Pas de titre, pas de nom. Seulement un chaos de sons, traversé parfois d’accords lumineux. Je confondais cette alternance avec la vie de mes parents : disputes incessantes, fidélité tenace. Comme les bobines tournant en sens contraire et pourtant soudées. La musique servait à meubler les silences. Jamais je ne l’ai vraiment écoutée là, dans le salon. C’est dehors, seul dans la forêt, près de la rivière, que je l’ai découverte. Une musique sans instrument, apaisante, sensée. Le rock n’a pas été mon territoire. À l’adolescence, il fallait connaître les noms des groupes. J’en retenais quelques-uns pour ne pas rester à l’écart, mais sans conviction. Un matin j’ai lâché cette comédie, je suis retourné vers la campagne, ma solitude. Je n’ai pas collectionné de disques, je n’ai pas cherché les concerts. Les lieux où l’on se rassemble autour de la musique m’ont toujours semblé suspects et merveilleux, sanctuaire et enfer. Les sons, eux, formaient une harmonie que je ne retrouvais pas dans la foule. C’est sans doute pour cela que je n’ai jamais pu entrer vraiment dans la musique qu’en solitaire. Avec la peinture, même attitude : je fuis les chapelles, les cercles. Je cherche à garder intacte la relation intime, loin des discours. Ce que je trouve n’est peut-être ni musique ni peinture, mais silence, nuit, nudité. Un dénouement plus qu’une œuvre. Devant la toile, je pars du chaos. Taches, griffures. Puis vient peu à peu une forme d’accord. La peinture n’est pas une fin, mais un moyen d’approcher cette harmonie. Alors, suis-je peintre, musicien ? Peut-être rien. Ou seulement cela : une mélodie anonyme, comme l’eau dans les pierres ou le vent dans les branches.|couper{180}