palimpsestes
Réecriture de certains textes des carnets, deux colonnes, le texte original à droite et la ou les réecritures à gauche.
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Carnets | 2023
Action
Je te le dis, tu écris “comment exprimer une action” — non pas une règle, une hypothèse — : début, fin, et entre les deux ce qui dévie ; alors tu lances la scène au seuil d’un restaurant, la porte cède, chemise blanche au bar, et lui qui refuse le menu d’un geste (non pas par assurance, pour gagner du temps), il commande d’un trait une quatre saisons, des bolognaises, deux pressions, et ça va vite, merci, nous sommes pressés, dit-il comme on règle une horloge ; elle répond qu’elle vient d’arriver, et pendant que la voix coule, il regarde la bouche (rose pâle luisant), puis les yeux verts montés de faux-cils (en frange ? individuels ? magnétiques ? — il passe en revue les extensions comme on feuillette un catalogue), non pas pour juger, pour classer ce qu’il ne veut pas entendre ; la scène se tient au bord, il sourit mécaniquement, la politesse fait écran, et quelque chose, déjà, compte à l’intérieur (on dirait l’addition, non, pas l’addition, le temps qui se referme), car Abricot-mûr sur Caramail a un autre nom à table et l’écart entre les deux travaille ; il se répète qu’une action a un début et une fin, mais les actions tirent des ficelles entre elles, sous la nappe, dans la poche du carnet où une page porte une liste : Joan Livrao, Solange Livrao, Monica Livrao, Angela Livrao, Frances Livrao — Susy Livrao en bas, au stylo bille rouge, encerclée (non pas soulignée, encerclée) d’un geste appuyé qui a traversé le papier ; et la scène revient à la table : mousse des pressions, luisant du rose sur la lèvre, les couverts qui tintent, la commande qui arrive trop vite, pas assez vite, et lui qui lève les yeux comme on vérifie une marche à suivre ; alors l’action tient sa forme, début et fin — mais entre les deux il n’y a que ce cercle rouge qui ne trouve pas son centre.|couper{180}
Carnets | 2023
responsable
note manuscrite retrouvée dans les papiers d'Alonso Quichano datée de juin 1996, Paris ..."On croit que l'on est responsable de tout, de l'échec d'une vie comme du mauvais temps, la responsabilité limitée c'est pour les malins ceux bardés de juristes, d'avocats et qui se cantonnent à l'échange rubis sur l'ongle. Le responsable pathétique et magnifique c'est Alonso Quichano, sauf qu'à un moment il se rend compte de sa connerie, alors il se met à tuer des femmes, il aurait pu tuer des animaux à la chasse, des cafards avec une godasse sur le papier peint de ses piaules miteuses, mais non les femmes c' était plus amusant. Il faut bien se distraire dans la vie quand le poids des responsabilités disparaît d'un coup, la distraction permet de s'accrocher au moins à quelque chose encore.".|couper{180}
Carnets | 2023
Le point de vue
réecriture Je te le dis, tu n’es pas obligé de garder le même point de vue — non pas parce que tu serais plus libre que les autres, mais parce que rester au même te colle au carton d’identité, aux paluches encrées, à la photo de zombi dépressif qui te range dans la case des opinions, et c’est de là que tu tires la cassette numéro 13 (Paris, 1995, c’est écrit au dos), tu lances la bande et ça râcle, on entend Alonso Quichano parler de Gilda qui se croyait gentille, bien sous tout, cordiale — non, pas gentille, collée à son portrait d’elle-même comme tout le monde —, et lui qui grossit le trait, qui dit qu’elle mange, marche, travaille, baise cordiale, et puis le bus qui ne la loupe pas (le destin ne loupe pas, répète la bande), et toi tu te demandes si la lettre sert encore, si l’épistolaire fait polar ou seulement écran, et Fred rit, mains tachées de peinture, il dit qu’il retire le superflu — non pas le superflu, l’essentiel peut-être, il ne sait plus —, le JB fait un cercle ambré sur la table, Frances s’est levée vers la cuisine (tu l’entends, tasse contre l’évier), elle demande Hannah, Fred esquive, alors tu balances la suite : un carton de vieilles cassettes, une vieille dame, peut-être la tante, la police qui a fait des doubles, vingt femmes entre les années 90 et 2000 (tu le dis et tu retires aussitôt ta phrase, non pas pour l’atténuer, pour la tenir sans effet), et Fred qui siffle 30 000 — tu pourrais tuer pour ça, dit-il en plaisantant, puis il se retient, puis il rit quand même, et toi tu continues parce que changer de point de vue ne guérit rien, ça déplace seulement : Gilda sans soupçon, la cave et le grenier jamais ouverts, le solde de tout compte coché en bas, tu lui as tout dit d’un coup pour lui montrer qu’on peut se tromper de point de vue sur quelqu’un, mais trop tard, et ce trop tard c’est déjà la voix de la bande qui grésille, qui insiste, non pas comprendre, tenir, non pas accuser, regarder comment le mot cordiale fait façade jusqu’à la dernière seconde, et pendant que tu parles, Fred remet la bouteille sur le rond humide, la bande claque, le moteur s’arrête, il ne reste qu’une tache d’ambre qui s’élargit sur la table. Illustration Sans titre 2024, PB|couper{180}
Carnets | 2023
Les morts et les vivants
Alonso Quichano, Paris. "...C'est surtout la trouille qui m'empêcha de narrer toute la saleté traversée, parce que les salauds ou les salopes que j'ai croisés étaient encore vivants. J'avais la trouille d'être confronté à une toute autre version des faits. Les gens arrangent tellement tout à leur sauce comme ça leur chante. ils font tout pour que ca les place en vedette ou en victime. La nuance leur échappe la plupart du temps. Tandis que moi la nuance c'est mon truc mon dada, je ne cesse de me débattre avec elle. Je n'ai rien contre les salauds mais je suis toujours assez triste qu'ils puissent insulter mon intelligence jusqu'à oublier que je puisse en posséder une. Par contre sitôt que j'apprends un décès, je piaffe de joie je me sens libéré de tous les empêchements d'un seul coup, le sang me monte au joues, je revis. Il faut dire que j'ai subi une éducation catholique , que le soucis du bien et du mal se sera imposé assez vite jusqu'à en devenir carrément une obsession. La première fois que j'ai éprouvé ce type de soulagement c'est quand j'ai appris que Gilda était passée sous un bus. Je me suis même rendu à la veillée mortuaire rien que pour voir comment les croque-mort avaient pu s'y prendre pour la rendre présentable , pour réintégrer dans son crâne tous les morceaux épars de sa cervelle qui avaient été projetés jusque sur la vitrine d'un boucher de la rue Émile zola. Un travail impeccable. Pour être certain qu'elle était vraiment crevée surtout je crois. Si je dois avoir un regret c'est de n'avoir pas passé mon permis bus, j'aurais aimé conduire celui là. Ainsi je me serais senti coupable pour quelque chose de réel pour une fois. Du reste c'est suite à la mort à la fois idiote et tragique de Gilda que la grâce m'a touché. C'est à partir de là que j'ai commencé à tuer toutes ces femmes, pour éprouver enfin ce soulagement d'être coupable pour de bon. Et surtout pour pouvoir ensuite tirer partie de ces expériences pour essayer écrire des romans. Rien de bien sorcier, quand j'y repense. C'est même d'une terrible banalité. J'avais l'imagination mal placée, c'est tout, maintenant ça va beaucoup mieux. rien de tel pour bien s'inspirer que de s'appuyer sur la réalité, ne plus s'embrouiller avec les vivants et les morts" Frances ouvrit la fenêtre et un vent froid lui fouetta le visage. Ce qu'elle venait d'entendre et de retranscrire sur son logiciel Pages l'avait projetée dans une zone trouble, ambiguë. Un prénom lui revient, Joachim, un de ses premiers amants qui voulait écrire lui aussi. Elle n'avait pas supporté son manque de rigueur, et la plupart des textes qu'il lui donnait à lire étaient truffés de fautes d'orthographe, de lourdeurs et ne recelaient aucune substance véritable. C'étaient de longs textes ennuyeux à en mourir. Elle avait essayé de lui donner quelques conseils, de l'encourager mais Joachim était jeune et imbu de sa personne, il l'avait envoyée bouler. Leur liaison avait duré un mois environ puis elle avait rassemblé ses affaires, lui avait rendu ses clefs et s'était tirée. Maintenant qu'elle y repensait elle n'avait jamais osé écrire sur cette période de sa vie, les débuts de sa carrière d'autrice. Elle se demanda si le jeune homme qu'elle avait connu était encore vivant ou mort. Et elle en vint assez vite à souhaiter qu'il fut enterré quelque part . Elle pourrait boucher alors une fissure de sa vie en écrivant une petite histoire à leur sujet, Annie Ernaux ne s'était pas gênée pour le faire, bien que le,bouquin soit totalement chiant à lire, c'était tout de même un livre qui avait pour fonction de boucher un trou soit dans une vie soit dans une bibliothèque. Elle était tenaillée par l'envie d'appuyer de nouveau sur le bouton du magnétophone pour écouter la suite des aveux sonores d'Alonso Quichano , en même temps elle se retenait de le faire. En essayant de comprendre la teneur de son hésitation elle decide que c'est juste la peur de revenir en arrière dans sa vie, de trop espérer puis d'être aussitôt déçue. Elle reste ainsi un long moment debout face au vent glacé de ce petit matin gris, quelque part dans la ville morte qu'est à cette heure encore Tobosco.|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 4 (notes)
L’idée d’un polar vient-elle d’une scène qui surgit en se rasant ? Je ne le crois pas, même si c’est tentant de le penser. Elle doit venir plutôt des personnages. Plus on creusera un personnage, plus on trouvera l’accès à ses motivations, conscientes ou inconscientes — les deux — plus on aura de choix en effectuant un inventaire dans la collection de conneries qu’il peut effectuer. Il est même possible que ce soit cette tension (conscience - inconscience) le moteur de ses actions. Grosso modo, se dire que les êtres humains sont toujours les mêmes, quelle que soit leur condition sociale, l’époque dans laquelle ils s’agitent, leur habillement. Je crois que c’est un fait indiscutable. Ensuite, attirer l’attention du lecteur sur ceci ou cela pour les peindre ; ne serait-ce que pour ne pas tenir compte de ce fait, laisser croire à une quelconque originalité, il y a plus de contre que de pour. En revanche, la façon dont chacun s’exprime pourrait être une clef. En tout cas, c’est surtout cela qui éveille mon attention et sûrement aussi mon désir : créer des personnages crédibles par leur langage avant tout. Donc du dialogue. Il faut que le dialogue prenne plus de place que le monologue du narrateur, voire que ce dernier disparaisse complètement. Au lieu de décrire un décor, le suggérer plutôt par ce que les personnages en disent. Exemple : Alonso Quichano cracha sur le sable et resta quelques secondes ravi en train d’observer l’évaporation fulgurante de son glaviot ; puis il reprit ses esprits et dit d’une voix avunculaire : « Putain, il fait chaud dans votre coin. » -- Et si on en venait au fait, je dis. -- On avait rendez-vous, mais je ne me souviens plus pour quoi précisément, réplique-t-il. Puis il ajoute : « Y a-t-il un fléau chez vous ? Car mon boulot consiste à effacer les individus gênants. Je ne prends qu’une modique somme d’ailleurs, d’où mon retard : beaucoup de boulot en ce moment, avec la crise. Pour 50 euros plus les frais, le taux de clients satisfaits frise le 100 %. » -- Les frais ? je demande. -- Le gîte, le couvert, le tabac, les moyens de transport. Vous êtes au courant que tout a beaucoup augmenté ces derniers temps... -- Et si je vous demande de me descendre tout de suite, ça me coûterait combien ? Alonso sortit son smartphone, ouvrit l’app calculatrice, tapa quelques chiffres puis il dit : -- 250 euros TTC seulement. J’ai déjà eu pas mal de frais pour arriver jusqu’ici. L’idée d’être occis par le plus miteux des tueurs à gages n’avait rien de reluisant. Mon amour propre en prenait un coup. Cependant, je ne discutais pas le prix, je sortis mon pognon et lui tendis. Alonso Quichano se saisit de la liasse de biftons, mouilla un doigt d’un coup de langue et se mit à compter les sous. -- ... et 50, qui font bien 250. Le compte est bon, dit-il, puis il extirpa un Mikoru de sa poche et me mit en joue. -- Qu’est-ce que c’est que ce flingue ? je demande. -- Ça, c’est un Mikoru. C’est japonais, mais ça fait le boulot. Puis il pressa sur la détente, et ma dernière pensée fut pour le nom du flingue. C’était quand même con, mais rien d’exceptionnel non plus. Puis je tombai sur le sol en essayant d’éviter l’emplacement du mollard évaporé — mais ça aussi, ce fut raté. Et ben, me dis-je en me relisant, y a du boulot. Si je veux gagner des sous, va falloir mettre les bouchées doubles. Ou alors changer complètement de genre. Écrire des scènes de cul ? Ça se vend encore, ce genre de truc ?|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 3 (notes)
Alonso Quichano dit : — Salut, je suis Alonso Quichano. C’est lui qui parle le premier. Ce n’est pas parce qu’il m’adresse la parole que je vais lui répondre ; je ne suis plus cet homme qui répond à la première sollicitation qui surgit. En attendant, d’un œil je regarde le mouvement de ses lèvres, et d’une oreille j’écoute la tonalité de son bonjour. Ensuite, j’attends que l’information parvienne à ma cervelle, ce lieu commun. J’attends que ces infos soient décryptées en langue vulgaire. Peut-être qu’ensuite je répondrai un bonjour adapté. Ses lèvres bougent en silence, comme une télé dont on a coupé le son. Voilà ce que je vois : de petites lèvres rose pâle, peu charnues. L’inférieure se tortille comme un lombric tandis que la supérieure reste immobile. Entre les deux lèvres, il y a la forme mouvante et sombre du néant que tente d’exprimer Alonso Quichano. On ne voit pas de dents, ce qui pourrait m’extirper une légère empathie, car sur ce point nous nous ressemblons. Mais c’est un piège, l’empathie, un filet à morue ou à papillon. L’empathie, c’est une espèce de prétexte qu’on avance pour s’autoriser, avec une saleté de bonne conscience, toutes les exactions. Puis ses lèvres se rejoignent. La forme mouvante rétrécit pour ne plus être qu’une ligne sombre, presque parfaitement horizontale. Un son de maracas seul parvient à mon oreille. Je reconnais vaguement Melody for Melonae de Jackie Mac Lean ; ça doit provenir du mot transistor auquel je viens de penser, ajouté à bungalow, serveuse charmante, et comptoir. Enfin, j’ai déchiré et chiffonné la feuille, en ai fait une boulette, et j’ai visé la corbeille pour l’expédier. Je me suis demandé ce que cette rencontre serait si je retirais tout ce qui ne sert à rien. Réduire ce charabia à une simple action dans une phrase simple : Alonso Quichano me dit bonjour et je ne lui réponds pas. Les arbres s’en tirent indemnes, mon avenir d’écrivain devient incertain.|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 2 (notes)
Je te le dis, tu voudrais qu’un sens relie tout et tu t’y reprends chaque jour — non pas un plan, une ficelle, une hypothèse qui tienne assez pour traverser la matinée où tu écris qu’Alonso Quichano arrive dans ta vie, puis quinze heures où tu empiles des émissions sur Manchette à écouter à la suite dans la voiture, puis la nuit d’autoroute où la voix de François Bon, décrivant la photo du bureau de Lovecraft, te fait comprendre qu’une vidéo devient des pages si tu l’écoutes comme un livre (on dirait un écran, non, pas un écran, une page qui s’écrit en parlant) ; alors tu reviens à Alonso, tu tentes la description et tu cales, tu ouvres L’Affaire N’Gustro “pour te lancer”, et ce sont des mots qui t’attrapent à la place de l’homme : dankali (tu vois un dromadaire, non pas par science, par facilité d’image), brandebourgs (passement ou boutons ? tu choisis selon ce que ta vie a su voir), imperméable Royal Navy (tu googles, tu dis caban, tu remontes un souvenir, manches trop courtes, boutons dorés à l’ancre), puis Melody for Melonae (tu avais mal entendu, ce n’était pas “Melanie”), et déjà les DS, les routes brumeuses des Yvelines défilent dans ta tête ; tu tiens une piste, non pas sur Alonso, sur toi qui tournes autour, parce que dès que tu écris Don Quichotte l’ombre de Picasso tombe sur la page — on dirait le tien, non, pas le tien, celui des autres qui recouvre le tien — et tu hésites : user du cliché (rassurer le lecteur : “c’est bien lui”) ou ruiner le cliché (l’arracher pour inventer), le vieillir, le rajeunir, et tu sais que surprendre pour surprendre ne vaut rien, alors tu notes quand même une phrase trop lourde (tu le sais) où l’autoportrait de Picasso démolit son propre masque comme on abat un quartier de pavillons, où passent des types en caban et cigares — non pas pour poser, pour déplacer — puis tu la laisses, tu la laisses venir, parce que vouloir finir c’est parfois s’assécher ; tu redescends au plus simple : il est là, contre-jour, la silhouette se précise, te surplombe, et tu te demandes non pas qui il est, mais combien de mots tu possèdes pour le tenir sans mentir — un nez, une bouche, un œil, une oreille, un front, une main, un doigt, un ongle, un pore (tu comptes pour gagner du vrai et tu n’attrapes que l’énigme), tu te dis qu’on croit vouloir dire, mais qu’on avance avec des hypothèses qui se ramifient et mangent le but (La Havane, Quetta, Sonora — variations d’un même désir), tu te redis que le lecteur lit ce qu’il peut, l’écrivain écrit ce qu’il peut (merci Borges dans la voiture), que la page change en même temps que celui qui la regarde, et tu t’aperçois que ce que tu appelles décrire Alonso, c’est peut-être seulement rester au bord : tenir la silhouette sans la fixer, écouter une vidéo comme un livre, un livre comme une vidéo, et laisser, à la fin, le vide entre vous deux faire son travail — non pas le combler, le maintenir assez ouvert pour que, demain, la même page ne soit déjà plus la même.|couper{180}
Carnets | 2023
personnage 1 (notes)
réecriture Je te le dis, tu ne sais rien d’Alonso Quichano, rien que ce point que tu guettes parce que tu l’as inscrit dans l’agenda à midi pile (oui, midi, pas avant), et tu t’obstines, non pas pour découvrir un homme, mais pour tenir l’attente en joue, et comme le point ne vient pas — non, il ne vient pas, il avance à peine, plutôt il demeure — tu changes de casquette, tu te parles à toi en lecteur, tu prétends qu’à force de te lire tu verras mieux la silhouette, alors tu écris canapé et tu t’y allonges, tu écris parasol, petite table, bière ambrée (qu’on sent fraîche au goulot), tu temporises, tu rectifies (ce n’est pas de l’impatience, dis-tu, plutôt une manière d’être exact), le point devient silhouette, et comme elle prend son temps, tu ajoutes des jours, puis des semaines, et les mots font un lieu : une oasis, des palmiers, un restaurant, une serveuse charmante qui apporte des huîtres, puis le vin blanc, les profiteroles, le café italien, et tout cela tient ensemble non pour combler, mais pour déplacer — on dirait que tu attends toujours, non, pas attendre, habiter l’attente ; et quand enfin Alonso Quichano apparaît, midi déjà passé (tu le sais, tu regardes la page), tu lèves la tête et tu t’aperçois que l’agenda est resté ouvert à une autre date, que la silhouette s’est effacée dans le confort de tes mots, et qu’il ne reste, sur la nappe (mousseline jaune, oui, qui pend sur les côtés), qu’un rond d’eau sous le verre.|couper{180}
Carnets | 2023
Le lecteur
Je te le dis, tu entends Borges sur la route — non pas une leçon, une fêlure dans la voix du poste — et tout s’ouvre : chaque lecteur lit ce qu’il peut, chaque écrivain écrit ce qu’il peut, c’est l’accord minimum pour ne pas tomber, et pourtant l’abîme vient quand même, il vient par la page qui n’est plus la même, par la main qui change en la tenant ; tu te dis qu’un seul livre, relu, peut devenir galaxie (âge après âge), et que ce que tu appelles “but” n’est qu’hypothèse en marche, non pas destination, ramifications qui mangent la carte jusqu’à ce que La Havane, Quetta, Sonora ne fassent plus que varier l’orthographe du désir ; tu conduis, les bandes blanches défilent (non pas preuve de mouvement, métronome de l’hésitation), puis l’atelier, la feuille, l’autoportrait : on croit se voir, on se lit seulement, et l’on se lit différemment chaque fois, tu le sais, tu le sais depuis ce singe dactylographe qui finit par écrire le Quichotte — non pas Cervantès retrouvé, Pierre Ménard encore, c’est-à-dire personne ; ce que tu voudrais dire, tu le sais ? non, tu crois le savoir et cette croyance suffit pour tendre la phrase comme on tend une corde entre deux arbres, juste assez pour ne pas s’asseoir par terre ; alors tu écris : hypothèse, abîme, page, et tu retires aussitôt, non pas par prudence, pour laisser place — à l’autre qui lit, à l’autre que tu es quand tu relis, aux scènettes rejouées par la mémoire qui n’obéissent à personne ; l’autorité, s’il t’en faut une, c’est l’hésitation : non pas se dédire, tenir au bord, là où le livre change en même temps que le lecteur ; tu poses le crayon, la radio grésille, la nuit monte, et sur le pare-brise l’essuie-glace trace une parenthèse qui s’efface.|couper{180}
Carnets | 2022
Le choix du thème
réécriture Choisir un thème, en peinture comme pour le reste, m’a toujours paru une question d’endurance. On croit sélectionner un motif, on signe surtout un abonnement. Combien de temps tiendrai-je, ai-je envie, ai-je le carburant. Très vite, j’optais pour le court terme, comme on prend un ticket de métro pour une station. La mort là-dedans jouait son numéro, j’imagine : accélérer, grappiller, faire semblant d’aller plus vite que l’horloge. On choisit bref pour dérober une minute à la fin, ou à la vie, qui revient au même selon les jours. Un choix, idéalement, devrait m’appartenir. Éviter ceux, bien prêts, signés par d’autres pour mon usage. On dit contingences, on veut dire argent, plutôt manque d’argent. Les emplois que j’ai pris n’allaient pas trop avec ce qui m’importe, ce qui m’anime quand je n’y pense pas. La photographie, par endroits, avait l’air moins pénible. Au bilan, ai-je choisi quoi que ce soit. Non. J’ai saisi des occasions en service libre. Assistant photographe, par exemple : la première fois que j’ai essayé d’appuyer sur un « vrai » choix. Un ami m’annonce qu’il quitte sa place. Immédiatement je l’y remplace, en imagination d’abord, sans bouger. Je lui demande de me présenter à Dany. Il objecte, j’insiste. Le désir de prendre sa place prend la mienne. C’est un mécanisme simple : je me fais un film, je deviens le héros, je colle l’affiche. Plus que le métier, c’est l’ambiance qui m’excite, ce mot pâteux qui, chez moi, couvre tout : les faits, les gens, l’addition. Assistant de Dany : j’oublie aussitôt le loyer, parce que salaire non. Folie douce vue d’aujourd’hui, témérité timide, fierté mal rangée. Apprendre le métier ? Pas vraiment. Je voulais une place, un cadre, un badge, pour stabiliser le personnage de photographe que je promenais déjà, en civil, depuis des mois. M’immerger tête la première dans mon décor intérieur, voir si la piscine avait de l’eau, vérifier le niveau de réalité. Je me sens illégitime par défaut, cela entre en ligne de compte. Dire photographe n’est pas l’être, il faut un dossier. Je n’avais que des coups, des pièces détachées : un cabinet d’architectes croisé par hasard, des books pour apprenties mannequins, deux ou trois mariages, un reportage à Bonn raté d’une manière exemplaire, des photos de théâtre avec de beaux noms et des cachets maigres. Vivre, je le faisais ailleurs : quarts de nuit, cartons, paperasses dans des officines opaques. Des mi-temps pour la gamelle et le toit, afin de nourrir l’imaginaire à plein temps. On amortit le réel comme on amortit un équipement, par usage intensif. Arrivé à Clichy, l’enthousiasme s’est couché vite. Dany m’a collé au présent sans somnifère. Mon imagination a résisté, mais le mur était là. J’ai fabriqué un lot de circonstances atténuantes pour éviter de me dire que Dany était un salaud standard. Je préférais l’hypothèse pédagogique : ses humiliations avaient une forme, une stratégie, c’était sa méthode pour m’enduire d’endurcissement, comme on étame. On se raconte ce qu’on peut. Les vexations tombaient surtout quand il y avait des clients. Nous photographiions des instruments, des guitares surtout. Très beaux objets, signés Vigier, plus qu’un client, presque un ami, c’est dire si le café devait être chaud. On m’envoyait le chercher, on me regardait me tromper dans les Balcar, empiler mes maladresses. J’étais âgé pour un assistant, Dany me le rappelait quand il voyait ma figure se froisser. Un jeune encaisse mieux, se plie plus, sert davantage. Il me livrait ces constats après coup, studio vidé, voix basse, presque aimable. Je surprenais chez lui une sorte de pitié rapide. Moi, je retenais l’étiquette collée au front : trop vieux, raté. À vingt-cinq ans, disait l’Oracle, tout est déjà moulé et on ne remonte pas la pièce. J’essayais pourtant : faire l’idiot utile, prendre, reprendre, absorber. Il avait repéré ma lucidité, ce handicap portable. Je suis resté un an. Un jour, une humiliation de plus ne passe pas. Sensation nette : il l’attendait, j’étais en retard comme d’habitude. Moment presque beau, si l’on aime le net. Je vide mon sac, il écoute, poli. Il me rappelle que j’ai demandé, que lui avait prévenu, que mon âge n’allait pas rajeunir. Il appuie là où ça blesse : l’orgueil. Peut-être m’a-t-il pris pour que je voie enfin cette pièce maîtresse de ma mécanique — hypothèse charitable, ou élégante. Mon orgueil n’a pas fondu ce jour-là, non. En revanche, j’ai gagné une méfiance durable envers la chose appelée « choix ». Les raisons qu’on se donne sont des surtitres, les raisons qui nous font sont ailleurs, dans un mix de pulsions, héritages, envies, manques, la grande fabrique. On croit décider, on se voit décidé. On ignore les conséquences en temps réel, on les croise plus tard, déguisées. Peut-être que, depuis, Dany refuse tout assistant de plus de seize ans. Peut-être a-t-il tiré une leçon de sa générosité inhabituelle à mon égard, ou reconnu son orgueil dans le mien, miroir à peine déformant. Je ne sais pas. Je ne l’ai pas revu. J’ai appris récemment, par hasard, qu’il était mort depuis quelques années. Les Balcar aussi ont fini par se taire. Quant à l’ambiance, elle est toujours là, docile, prête à rejouer la scène, avec ou sans bruitage.|couper{180}
Carnets | 2022
Notule 53
réecriture Le contraste, c’est la différence de valeur. Entre clair et obscur. Quand l’écart est net, le regard s’accroche. Quand il s’efface, tout se confond. En peinture, on distribue ces écarts sur trois plans. Devant, au milieu, au loin. Le tableau gagne de la profondeur. Cela vaut pour la figure comme pour l’abstraction. Dans la vie, que mettons-nous au premier plan ? Quelles valeurs portons-nous devant nous pour qu’elles percent l’écran de ce que nous appelons la réalité ? Beaucoup ne voient qu’un plan. Le plus proche. Le plus pressant. Et seulement quand ils y sont acculés. S’il fallait peindre une vie, j’y mettrais d’abord le nécessaire : se nourrir, durer, se protéger. Ce plan-là a des contours fermes, une lumière crue. Vient ensuite ce que j’appelle le milieu : on s’écarte un peu de l’urgence, on estime une durée, on dessine des projets, on tente un demain. Enfin, le lointain. Les écarts s’y atténuent, tout y devient plus doux, plus incertain. Un peut-être. Un presque rien. Ces trois plans tiennent ensemble. On ne retranche pas l’un sans que tout s’affaisse. Cézanne l’a dit : quand les plans s’effondrent, il ne reste que la boue. Comment prendre assez de recul pour voir l’ensemble ? Peut-être, tout à la fin, juste avant de quitter la scène. Mais alors, rien ne peut plus être corrigé. On n’entre pas chez Turner avec un petit pot de rouge pour relever une bouée. Tant qu’on pense en durée, on est tenu par elle. Il faut pourtant se tenir droit, rester aligné. Savoir que tout cela n’est qu’illusion passagère, qu’un rêve qui se défait. À ce moment-là, si quelque chose encore nous est donné, on reprend les valeurs, on ajuste les contrastes mal posés, on tente de rétablir une profondeur lisible. Ce ne sont pas les couleurs qui comptent, mais leurs valeurs. Ce fil ténu entre précision et flou, proche et lointain, dicible et indicible. En récit, on parle de personnages contrastés. Intentions qui s’opposent, conflits qui travaillent en sourdine. On ne dit pas tout. On laisse venir les indices. Souvent, je l’ai vu, les femmes regardent au-delà du premier plan. Elles se tiennent dans le projet, dans l’avenir, même si le regard se trouble. Mais à vivre avec un caractère heurté, tout devient prévisible, puis lassant. L’espérance s’use. Mes parents, je les ai perçus ainsi. À la fin, presque plus de mots. Plus de plan sur la comète. On attend l’inéluctable. On cherche encore à produire une différence entre ce qui fut et ce qui n’est plus. On cherche, et c’est peut-être cela, vivre.|couper{180}
Carnets | 2021
Bâtir sur du sable-8
réecriture J., quand elle se mettait en rogne, plantait ses mots comme des clous et laissait siffler le S qui me restait dans l’oreille longtemps après la porte claquée : « ta bite, y a que ça qui compte ». J’avais vingt-neuf ans, elle pas tout à fait cinquante. Le matin, la pièce tanguait ; on calait nos chaises comme on cale un meuble bancal, en glissant un carton sous un pied. Elle voulait l’absolu, l’exclusif, l’unique ; moi, je guettais l’air et, de temps à autre, je décrochais. Je ne savais pas entendre la nuance, seulement la fausse note. La moindre dissonance me remuait : un mot trop haut, une respiration coupée, la vaisselle qui s’entrechoque. Alors je me taisais. Un mutisme-pare-feu, posé net dès que l’orage montait. Nous étions de biais l’un à l’autre ; Héphaïstos n’aurait rien redressé là-dedans, pas même avec son étau. Sur le rebord de la fenêtre, un clou tordu me servait d’exemple. Quand ça dérapait, je prenais la veste, un signe de la main au gamin, et je filais au sirop de la rue. Château Rouge, rue des Poissonniers : je cognai chez la Berthe. « Te revoilà », disait-elle, sans lever la tête, et la clé tintait sur le comptoir. La chambre sentait le vieux tabac, le produit à vitres, le frigo ronronnait sous le bureau. Je m’asseyais, j’ouvrais le cahier, j’écrivais jusqu’à me crisper les doigts. Pas des idées : des gestes, des phrases courtes, ce que j’entendais encore dans la bouche de J., le souffle avant l’insulte, le claquement, puis le silence qui suinte. Ça me calmait. Je sortais marcher, longtemps, jusqu’à revenir sans m’en rendre compte au même carrefour. Alors je tirais du sac la Ballantine’s, et c’était un duel idiot : la descendre sans tomber. Un verre, puis un autre, le goulot cognant à peine sur les dents. Le lendemain, Puteaux. Dans le train, mes mâchoires claquaient ; j’apprenais à les faire taire. En trois gestes, je me refaisais une tête de jeune loup — chemise repassée, cravate serrée, chaussures brillées — et je vendais des canules, des couches, des fauteuils roulants. Eucalyptus et latex, métal tiède : l’odeur du magasin me remettait debout. Toute la journée, je croisais des souffles courts, des voix râpeuses, des ventres qui gargouillent ; ça me ravigotait, allez savoir pourquoi. Le soir, ravitaillement, une ligne d’attente au comptoir, les pièces qui cliquètent, et je remontais à la piaule affronter la page. J. aurait voulu l’élan, l’abandon, l’amour comme on le joue dans les films ; je voyais plutôt des essais, des reculs, des reprises. Elle enlevait un livre de mes mains d’un geste sec, le même que dans un bac à sable pour garder un jouet ; le bruit sec de la couverture heurtant la table disait tout mieux qu’un discours. Je n’ai pas su arranger ça. Je n’avais que mon oreille et ce besoin de ranger le vacarme dans des lignes. Aujourd’hui encore, quand j’y repense, je ne garde pas une thèse mais des sons : la clé de la Berthe qui tinte, le bourdonnement du néon au-dessus du lit, le clic du capuchon de mon stylo, la façon dont le S de J. s’allongeait avant de mordre. Tout le reste s’estompe derrière ces bruits-là.|couper{180}