J’ai longtemps écouté les mots sans en chercher le sens. J’étais pris par la couleur des voix, leur timbre, leurs heurts. Quand je me suis tourné vers la musique, c’est l’étrangeté qui m’a retenu, sa texture, sa forme, la surprise qu’elle déposait en moi. Je n’ai jamais été mélomane. Le solfège, imposé à l’école, m’a vite rebuté. Adolescent, je grattais une guitare. J’apprenais à l’oreille, par fragments, comme on retient des poèmes récités cent fois, pour que le son pénètre la mémoire.
Un jour, mon père ramena un gros magnétophone allemand. Il avait rempli des bandes de morceaux de classique et de jazz. Le week-end, il mettait la machine en marche et toute la maison s’emplissait d’un flot ininterrompu. Pas de titre, pas de nom. Seulement un chaos de sons, traversé parfois d’accords lumineux. Je confondais cette alternance avec la vie de mes parents : disputes incessantes, fidélité tenace. Comme les bobines tournant en sens contraire et pourtant soudées.
La musique servait à meubler les silences. Jamais je ne l’ai vraiment écoutée là, dans le salon. C’est dehors, seul dans la forêt, près de la rivière, que je l’ai découverte. Une musique sans instrument, apaisante, sensée.
Le rock n’a pas été mon territoire. À l’adolescence, il fallait connaître les noms des groupes. J’en retenais quelques-uns pour ne pas rester à l’écart, mais sans conviction. Un matin j’ai lâché cette comédie, je suis retourné vers la campagne, ma solitude.
Je n’ai pas collectionné de disques, je n’ai pas cherché les concerts. Les lieux où l’on se rassemble autour de la musique m’ont toujours semblé suspects et merveilleux, sanctuaire et enfer. Les sons, eux, formaient une harmonie que je ne retrouvais pas dans la foule. C’est sans doute pour cela que je n’ai jamais pu entrer vraiment dans la musique qu’en solitaire.
Avec la peinture, même attitude : je fuis les chapelles, les cercles. Je cherche à garder intacte la relation intime, loin des discours. Ce que je trouve n’est peut-être ni musique ni peinture, mais silence, nuit, nudité. Un dénouement plus qu’une œuvre.
Devant la toile, je pars du chaos. Taches, griffures. Puis vient peu à peu une forme d’accord. La peinture n’est pas une fin, mais un moyen d’approcher cette harmonie.
Alors, suis-je peintre, musicien ? Peut-être rien. Ou seulement cela : une mélodie anonyme, comme l’eau dans les pierres ou le vent dans les branches.
La musique
Post-scriptum
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Carnets | 2019
La neige qui fond. Qui ne tient pas
J’écris chaque jour. Parfois la nuit. Le temps se brouille dans ce geste. Longtemps j’ai cherché les mots. Carnets ouverts, silence. Aujourd’hui il suffit d’un titre. Un mot posé. Et la phrase vient, lente ou vive. Écrire m’aide à tenir. À ne pas me disperser. À rester debout dans le jour. J’aurais pu peindre. Dessiner. Poser des traits, des couleurs. Mais je n’y parviens pas. Je ne suis ni peintre ni dessinateur. J’ai porté ce masque. Je l’ai laissé tomber. Reste ce vide. Alors j’écris. Pour creuser. Pour combler. La pelle et la pioche. Le trou laissé par les mensonges. Chaque nuit je m’y enfonce davantage. Et quand je demande : à qui cela s’adresse ? Je me lève brusquement. Dans la cour. La cigarette. La neige qui fond. Qui ne tient pas.|couper{180}
Carnets | 2019
investir sur soi
Sur l’écran les promesses défilent. Devenir charismatique. Écrire un roman à succès. Avoir toutes les filles. Le piège est toujours le même : attirer l’attention. Parfois je cède. Le mail d’Antoine, ses méthodes pour créer une école en ligne. J’ai payé. À soixante ans, je tente encore. J’ai passé ma vie à changer de cap, de métier, de femme. Jamais de plan. Des actions éparses, sans centre. Comme un patient qui paie sa psychanalyse pour s’obliger à parler, j’ai payé cette formation pour m’obliger à agir. Peut-être n’en sortira rien. Peut-être si. À vingt-cinq ans, j’aurais foncé sans me poser de questions. Aujourd’hui je m’attarde, je résiste. Ce qu’on ne donnerait pas pour s’illusionner encore un peu.|couper{180}
Carnets | 2019
Savoir bien dessiner
On ne dessine pas “bien” ou “mal”. On dessine, c’est tout. Quand tu étais enfant tu ne te posais pas la question. Le crayon avançait, point. “Bien dessiner” suppose qu’il y aurait une norme, une comparaison, un Léonard de Vinci en arrière-plan. Mais copier Léonard, c’est refaire ce qui a déjà été fait, c’est courir après une image que la photographie a depuis longtemps rendue inutile. Dessiner, ce n’est pas atteindre une ressemblance parfaite, c’est tracer la manière dont ton regard accroche le monde. Ce n’est pas un savoir académique, c’est un geste répété, chaque jour, qui ouvre peu à peu l’œil. Alors ne jette rien. Même les griffonnages incertains. Garde-les. Date-les. Ils contiennent déjà une trace, la tienne. Ce que tu crois raté sera peut-être, plus tard, la première empreinte d’un style. Le “bien dessiner” des autres est un piège. Une attente étrangère. La seule nécessité, c’est de dessiner comme toi seul peux le faire.|couper{180}