Autofiction et Introspection

Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.

C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.

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Carnets | novembre 2023

02 novembre 2023

Les chemises blanches. Relire Barthes — "Saponides et détergents". Cette blancheur idéalisée, médiatisée. Paic, Omo, Persil : les marques ressurgissent avec leurs parfums. Mais rien n'était jamais aussi blanc qu'à la télévision. Sauf les chemises de mon père. Le col, les poignets. Mais à quel prix. Ma mère, au-dessus de l’évier, frottant, K2R en main. Le blanc impeccable était une ascension. Une victoire quotidienne. Chez mes camarades italiens, portugais, le mythe de la blancheur battait fort aussi. Ma mère, enfant d’émigrés, savait la honte associée à la saleté. Le linge propre devenait revendication. Intégration. Mais les chaussettes de sport restaient grises. Et moi, dans les vestiaires, j’en portais le fardeau. Une croix de coton. Une honte endossée sans faute commise. Puis ce mot : javel. Barthes encore. La javel tue. Mon frère, un jour, en a bu. Panique, hôpital, lavage d’estomac. Il survit. Mais quelque chose change. L’école devient un piège. L’institutrice le stigmatise. Idiot, écrit au feutre noir sur un panneau. Elle est la femme du directeur de la banque où mes parents resteront fidèles. L’humiliation logée à même le compte courant. Infamie et blancheur, mariés dans la mémoire. Comme Omo et le K2R. La chatte a disparu depuis quatre jours. Toussaint. Pressentiment. Et pourtant je peins. Comme si elle était encore là. Gestes automatiques. Cœur absent. Les chemises blanches reviennent. Et les photos noir et blanc. Ces hommes droits, lisses, linceuls de gélatine et de sel d’argent. On se voulait beau pour survivre à l’image. Lu Benjamin, écouté Didi-Huberman : l’aura, la survivance. C’est peut-être ce que je cherche en peinture. Ce que je détruis quand c’est trop beau. L’avant-peinture. Une trace qui veut durer après la débâcle. Lu aussi Guénon. Le sanskrit comme refuge. Langue fixée. Non morte, mais stable. Le latin, le grec : autant de ports. Mais la peur : s’y perdre, se couper. Une solitude plus vaste encore. Et ce soupçon : la tradition comme pouvoir. Une pensée peut devenir arme. Le savoir : extrême, dominateur. La terre s’ouvre. Les trésors brillent. Mais le moindre d’entre eux demande un tribut. Une vie entière. sous-conversation …le blanc… encore lui… jamais assez blanc… mais trop… trop de blanc… cache… étouffe… fardeau… linge comme blason… la honte… les chaussettes… cette morsure dans les vestiaires… pas la faute… mais le regard… le gris trop visible… la javel… le frère… le panneau… idiot… c’est écrit… c’est marqué… rien à dire… tout à porter… les photos… les costumes… ces hommes… si propres… mais pour quoi ? pour qui ?… la chatte… le coussin vide… et pourtant on peint… pourquoi ?… l’aura… survivance… on ne veut pas séduire… juste que ça reste… pas beau… pas joli… juste… là… Guénon… le sanskrit… mais c’est trop… c’est haut… c’est dur… et moi… petit… seul… je pourrais pas… le savoir… le pouvoir… ça se confond… ça brûle… ça isole… ça domine… on regarde la terre… on veut prendre… mais le prix… toujours trop lourd… une vie… rien que ça… note de travail Il revient ici sur un mythe — celui de la blancheur. Il l’aborde non pas comme une esthétique, mais comme un territoire politique, affectif, social. Une injonction à la pureté qui pèse, qui juge, qui marque. Le blanc comme instrument de tri. La scène centrale : sa mère qui frotte, le frère qui boit la javel, l’école qui écrase. Tout est là. Le désir d’intégration, la violence invisible, la soumission aux signes extérieurs. Et le verdict : "idiot". Marqué au feutre noir. Ce mot, dans ce contexte, est un sceau. Une malédiction. Il lie ensuite ces motifs aux images. À la photographie. Et à l’aura, cette survivance que Benjamin et Didi-Huberman tentent de cerner. Ce n’est pas un hasard. La peinture devient ici une tentative de dépasser la honte par le geste, de conserver sans idolâtrer, d’habiter un fragment de lumière sans le figer. Puis vient Guénon. Et une tension vertigineuse : entre savoir et solitude, tradition et isolement, langue fixée et langue vivante. Il perçoit l’attrait du stable, du pur, mais aussi le danger de s’y perdre — ou pire : d’en faire une arme. Ce texte est une lutte. Contre les séductions du pouvoir, contre l’humiliation intérieure, contre la disparition. Il essaie de nommer une forme de savoir qui ne domine pas, qui n’humilie pas. À la fin, il regarde la terre s’ouvrir. Il voit les trésors. Mais il sait aussi ce qu’ils exigent. Et il pose la question en silence : suis-je prêt ?|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | novembre 2023

01 novembre 2023

Minéral, végétal, animal. Nous aimons penser ces règnes comme des étapes d’un récit. Mais ils coexistent, toujours. Et nous ignorons presque tout de leurs échanges. Ce que la pierre donne à la plante, la plante à l’abeille. Nous n’entendons rien du chuchotement qui lie les formes du vivant. Pourtant, une plante sait comment séduire un insecte. Et parfois, elle agit en nous : organes, rêves, géométries intérieures, silhouettes d’homoncules. Le mystère est intact. L’humain n’a jamais été seul. Il l’a juste oublié. Ce qui manque : l’humilité. Et ce goût moderne pour l’expertise, qui fragmente la connaissance en spécialités stériles. Or, la connaissance est un parfum, un mélange. Pas une case. Justement : retour aux impôts. Dossier en main, chemise en ordre. Au guichet, une femme bienveillante me signale deux erreurs. Elle aurait pu se taire. Elle ne l’a pas fait. Merci. Mais quelques minutes plus tard, j’appelle le service entreprises. Chute brutale : ton sec, injonction froide. « Utilisez votre espace professionnel. » Voilà, battre le chaud et le froid : voilà le climat administratif. Le site impôts-entreprises est un poème kafkaïen. Inscription, codes, délais postaux. Une farce, ou un test de persévérance. Plus tard, je rédige la proposition 03 de l’atelier d’écriture. Un peu vite. Et encore une fois, je parle de moi. Peut-on écrire sans parler de soi ? J’en doute. Même un brin d’herbe que l’on décrit nous décrit. Peut-on s’ouvrir comme une huître, s’extirper de sa coquille pour écrire ? Peut-être. Peut-être pas. Est-ce que cela fera un livre ? Encore une foutue question. Et les guerres ? Peut-on écrire sans jamais les évoquer ? Peut-on choisir de les oublier ? Ou les fuir ? Toujours ce faible, moi, pour les idiots, les éclopés, les inadaptés. Ceux qui ne comprennent pas les règles. Et si l’on pouvait s’oublier vraiment ? Entendre les nouvelles du vivant : le murmure du granit, la plainte des feuilles racornies, les insectes endeuillés, les racines chantantes, et la geste des parasites souterrains transmise par les ailes et les cris d’oiseaux. Un journal du monde. Une langue à déchiffrer. sous-conversation … ils sont là… tous là… les règnes… ensemble… mais on n’écoute pas… on classe, on sépare, on range… comme si le monde était une frise… la plante… elle appelle… elle attire… elle soigne… elle rêve… mais on ne regarde pas… trop occupés à cliquer, à calculer… les impôts… toujours les impôts… une bonne, une mauvaise… tiède… brûlant… froid… c’est ça, oui… des chocs de température… encore moi… toujours moi… dans le texte… impossible de m’arracher… même quand j’essaie de parler d’un arbre… c’est moi qui pousse… les idiots… eux au moins… ne savent pas mentir… ils ne savent pas… et c’est peut-être ça, la seule connaissance valable… et si on pouvait… juste un instant… ne plus savoir… entendre… les pierres… les feuilles… les insectes qui pleurent… juste ça… ça suffirait… note de travail Le texte commence par une leçon d’humilité. Il évoque ces règnes du vivant que nous croyons comprendre, dominer, classer. Mais l’auteur, lui, reconnaît ne rien savoir. Il ouvre avec cette belle formule : “le mystère est intact”. Puis le réel le rattrape : la file d’attente, le guichet, la bureaucratie. Ce glissement me semble révélateur. C’est là que le texte devient profondément humain : oscillant entre aspiration cosmique et bassesse administrative. Un « battement » existentiel, presque rythmique. La question du "je" revient : peut-on écrire sans soi ? Il se moque un peu de lui-même. Mais cette moquerie est tendre. Il parle d’extraction, de décortication, comme si écrire était un acte de dénudement. Et sans doute l’est-ce. Les guerres ? Il n’en parle pas. Mais le fait de s’interroger sur cette absence est déjà une manière d’en parler. Un silence pesant. Et puis cette compassion pour les idiots, ceux qui ne comprennent rien à ce que l’on attend d’eux. C’est ici que réside sa plus grande tendresse, je crois. Enfin, la dernière vision est une offrande. Un monde qui parle, mais que personne n’écoute. Des racines qui chantent, des insectes qui pleurent, un réseau de signes qui ne demande qu’à être traduit. Ce texte est une prière douce pour un autre langage. Un chant des règnes. Et du rêve d’en faire partie, sans hiérarchie.|couper{180}

Autofiction et Introspection rêves

Carnets | octobre 2023

31 octobre 2023

Minéral, végétal, animal. Nous aimons penser ces règnes comme des étapes d’un récit. Mais ils coexistent, toujours. Et nous ignorons presque tout de leurs échanges. Ce que la pierre donne à la plante, la plante à l’abeille. Nous n’entendons rien du chuchotement qui lie les formes du vivant. Pourtant, une plante sait comment séduire un insecte. Et parfois, elle agit en nous : organes, rêves, géométries intérieures, silhouettes d’homoncules. Le mystère est intact. L’humain n’a jamais été seul. Il l’a juste oublié. Ce qui manque : l’humilité. Et ce goût moderne pour l’expertise, qui fragmente la connaissance en spécialités stériles. Or, la connaissance est un parfum, un mélange. Pas une case. Justement : retour aux impôts. Dossier en main, chemise en ordre. Au guichet, une femme bienveillante me signale deux erreurs. Elle aurait pu se taire. Elle ne l’a pas fait. Merci. Mais quelques minutes plus tard, j’appelle le service entreprises. Chute brutale : ton sec, injonction froide. « Utilisez votre espace professionnel. » Voilà, battre le chaud et le froid : voilà le climat administratif. Le site impôts-entreprises est un poème kafkaïen. Inscription, codes, délais postaux. Une farce, ou un test de persévérance. Plus tard, je rédige la proposition 03 de l’atelier d’écriture. Un peu vite. Et encore une fois, je parle de moi. Peut-on écrire sans parler de soi ? J’en doute. Même un brin d’herbe que l’on décrit nous décrit. Peut-on s’ouvrir comme une huître, s’extirper de sa coquille pour écrire ? Peut-être. Peut-être pas. Est-ce que cela fera un livre ? Encore une foutue question. Et les guerres ? Peut-on écrire sans jamais les évoquer ? Peut-on choisir de les oublier ? Ou les fuir ? Toujours ce faible, moi, pour les idiots, les éclopés, les inadaptés. Ceux qui ne comprennent pas les règles. Et si l’on pouvait s’oublier vraiment ? Entendre les nouvelles du vivant : le murmure du granit, la plainte des feuilles racornies, les insectes endeuillés, les racines chantantes, et la geste des parasites souterrains transmise par les ailes et les cris d’oiseaux. Un journal du monde. Une langue à déchiffrer. sous-conversation … ils sont là… tous là… les règnes… ensemble… mais on n’écoute pas… on classe, on sépare, on range… comme si le monde était une frise… la plante… elle appelle… elle attire… elle soigne… elle rêve… mais on ne regarde pas… trop occupés à cliquer, à calculer… les impôts… toujours les impôts… une bonne, une mauvaise… tiède… brûlant… froid… c’est ça, oui… des chocs de température… encore moi… toujours moi… dans le texte… impossible de m’arracher… même quand j’essaie de parler d’un arbre… c’est moi qui pousse… les idiots… eux au moins… ne savent pas mentir… ils ne savent pas… et c’est peut-être ça, la seule connaissance valable… et si on pouvait… juste un instant… ne plus savoir… entendre… les pierres… les feuilles… les insectes qui pleurent… juste ça… ça suffirait… note de travail Le texte commence par une leçon d’humilité. Il évoque ces règnes du vivant que nous croyons comprendre, dominer, classer. Mais l’auteur, lui, reconnaît ne rien savoir. Il ouvre avec cette belle formule : “le mystère est intact”. Puis le réel le rattrape : la file d’attente, le guichet, la bureaucratie. Ce glissement me semble révélateur. C’est là que le texte devient profondément humain : oscillant entre aspiration cosmique et bassesse administrative. Un « battement » existentiel, presque rythmique. La question du "je" revient : peut-on écrire sans soi ? Il se moque un peu de lui-même. Mais cette moquerie est tendre. Il parle d’extraction, de décortication, comme si écrire était un acte de dénudement. Et sans doute l’est-ce. Les guerres ? Il n’en parle pas. Mais le fait de s’interroger sur cette absence est déjà une manière d’en parler. Un silence pesant. Et puis cette compassion pour les idiots, ceux qui ne comprennent rien à ce que l’on attend d’eux. C’est ici que réside sa plus grande tendresse, je crois. Enfin, la dernière vision est une offrande. Un monde qui parle, mais que personne n’écoute. Des racines qui chantent, des insectes qui pleurent, un réseau de signes qui ne demande qu’à être traduit. Ce texte est une prière douce pour un autre langage. Un chant des règnes. Et du rêve d’en faire partie, sans hiérarchie.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

30 octobre 2023

La case. Un pupitre, plan incliné, une case dessous. L’encrier blanc dans le coin, la rainure pour le porte-plume. Il faut tendre le bras, tremper la plume — violette, le plus souvent — et espérer qu’elle ne soit pas trop neuve, trop rêche. Une fois adoucie par l’usage, elle glisse presque d’elle-même. Écrire, c’est dessiner, en tirant un peu la langue. Dans la case, c’est un monde : croûte de pain, peau de pomme, châtaignes, parfois un carré de chocolat. Glisser la main là-dedans, c’est comme plonger dans la bocca della verità. Et si on ramène la trouvaille à la bouche sans être vu, c’est gagné. Sinon : coup de règle, bonnet d’âne, et cent lignes à la plume. La bibliothèque. Coin de salle, près du poêle. Quelques rayons, des Camembert, des Andersen, Strogoff, Meaulnes. Le geste de tendre la main, de choisir, est déjà tout un théâtre. Surtout sous le regard des filles. Je choisis souvent Camembert, ou le Général Dourakine. Ridicules, comme moi peut-être. Lire, relire, s’absorber. Imitation ensuite : « Serai-je-t-y assez heureux… » Et les rires. Et la punition. Le buffet Henri II. Gothique, imposant. Les tiroirs, lourds, pleins de mystères. Glisser la main à l’aveugle : bobines, dés, pièces trouées, lettres. Dans les hauteurs, les bocaux de douceurs brillent dans l’ombre. Ouvrir, voir, sentir battre son cœur. Puis le pas s’approche : vite, descendre, remettre la chaise, jouer l’idiot. Le tiroir sous le lit. Premier lit à moi seul. Tiroir immense dessous, mes trésors : billes, poésies, insectes. Expériences : vieux fromages, asticots devenus mouches. La chambre se peuple d’ailes battantes. Punition : on m’ôte le tiroir. On me le retire — comme un monde. La boîte de couleurs. Acajou. Apportée par mon père. Impression. Tubes, palette, pinceaux. Ma mère croit au cadeau, moi aussi. Mais non : c’est pour lui. Il peint un bouquet, qu’il n’achèvera jamais. Puis part. La boîte est rangée. Silence. Plus tard, ma mère peint. Même boîte, mêmes tubes. Inépuisables. Puis elle aussi cesse. La boîte va au grenier. Des années plus tard, je vide la maison. Je cherche. Rien. Absence poignante. Un jour, dans un vide-grenier, j’en trouve une identique. Je l’ouvre. Tout revient. Je la garde. Elle est là. Je ne l’utilise jamais. Je l’ouvre parfois, je regarde. Je referme doucement. Comme un album. Pour saluer mes fantômes. sous-conversation … la case… la main qui plonge… un frisson… le chocolat peut-être… ou la punition… cette peur douce… cette excitation… écrire, dessiner, se taire, mâcher… et le buffet… cette cathédrale… le tiroir qui grince… les doigts qui fouillent… les lettres nouées… les bonbons inépuisables… mais le pas… toujours le pas… il approche… il faut disparaître… le lit… enfin à moi… ce tiroir-monde… des ailes… des mouches… une chambre vivante… puis… on l’enlève… d’un geste… le monde s’éteint… la boîte… elle revient… toujours elle… fermée… puis ouverte… les tubes… la promesse… jamais tenus… puis refermée… comme un livre de morts… c’est ça… c’est ça : ouvrir, toucher, être là… puis refermer… toujours refermer… mais un peu moins seul… note de travail Il égrène les lieux de l’enfance comme des chapelles de mémoire. Chacun est associé à un contenant : la case, la bibliothèque, le buffet, le tiroir, la boîte. C’est une géographie du secret. Ce n’est pas l’objet qui importe, mais le geste : ouvrir, plonger, découvrir, refermer. Il y a dans ces récits quelque chose du rite : écrire, voler, lire, expérimenter, transgresser. Ce sont les premières libertés prises, les premiers mondes à soi. Chaque objet contient du possible — et sa perte. La boîte de couleurs incarne cela au plus haut : promesse jamais tenue, beauté préservée, deuil différé. Le texte se construit sur le motif du retour empêché. On ne retrouve pas la boîte. On ne retrouve pas la case. Mais on les rejoue, plus tard, dans l’écriture. L’acte d’écrire est ici un geste de réouverture. Il parle aussi de transmission manquée. Ce père qui ouvre, puis s’éclipse. Cette mère qui reprend, puis abandonne. Et lui, à la fin, qui conserve, mais n’ose pas utiliser. Il y a là une fidélité étrange : ne pas briser l’objet pour honorer ce qu’il contient. Je lis dans ce texte une tentative douce de tenir ensemble l’absence et la présence. Comme si les fantômes n’étaient supportables qu’en les rangeant bien. Et je me demande : quand il ouvre cette boîte, qui regarde-t-il vraiment ?|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

29 octobre 2023

Se souvenir. Vouloir se souvenir. Remémorer. C’est parfois comme s’enduire de goudron et de plumes. Me reviennent des odeurs — cuisson, falafels, sauce blanche aux épices, cardamome, aneth, romarin. Où était-ce ? Ce petit restaurant, tenu par cette femme élégante, juive, stricte. Elle m’avait embauché pour quelques semaines. Mon premier job intra-muros, à deux pas de chez moi. Rue de Turenne ? Rue du Temple ? Roi de Sicile ? Ou peut-être de l’autre côté, vers Saint-Paul. Ce souvenir est à la fois rugueux et tendre. Comme un falafel : croquant dehors, moelleux dedans. La dame ne tolérait ni erreur, ni retard, ni laisser-aller. Par elle, j’ai entrevu une austérité nouvelle, une économie rigide, presque sacrée. Des runes, des glyphes, gravés directement sur mes os. Une initiation. Moi qui me croyais banalement goye. Un peu plus tard, je chante dans la rue. Je rencontre R. Il me corrige sur une phrase de la “Ballade des Places de Paris”. On devient amis. Lui, près de 70. Moi, 18. Il parle des juifs comme on évoque une loge obscure, avec cette hargne déguisée en lucidité. Ambivalence des souvenirs, des émotions. Ces idées qu’on attrape pour meubler les vides, pour ne pas être seul, ou juste pour avoir quelque chose à dire en buvant du vin trop rouge. Entre haine et admiration. Et soudain, ces poitrines de poulet qui crépitent dans une poêle minable, cambuse étroite, piano ébréché. On les retourne, deux minutes, on dresse, on sert. La peur de l’étrange, le désir de l’étrange. Le quant-à-soi comme un enclos. Et le loup frappe aux tempes — Boche, Rouge, Bolchévique. Je suis moitié fils d’étrangère. Ce malaise ne disparaît jamais. Une faille dans l’identité, venue de loin. De la Baltique. Des ghettos. Prague, Varsovie. Je n’en parle à personne. Même pas à ma mère, qui voulait tant être française. Ce n’est que vers la soixantaine, après les deuils, qu’elle se fissure. Assise dans son salon, cigarettes blondes, Drucker, le dimanche, le gras des habitudes, le petit café de 15h qui ne réveille plus. Les ponts ne se construisent qu’avec le temps. Avant, une idiotie salutaire nous en empêche. Il faut vivre. Deux femmes. Deux figures. Deux juives, élégantes, raides. Ma grand-mère estonienne. Cette restauratrice. Toutes deux comptaient. Les tranches de pain, les souvenirs. On en finit avec la répulsion. On ne veut plus qu’une chose : l’élan. L’accueil. La compassion. L’ouverture. Peut-être que la véritable admiration, c’est de l’amour purgé de toute jalousie, de toute bêtise, de tout pouvoir. Ne garder que le désir. Et entrer, comme l’entomologiste, dans la béatitude de la découverte. sous-conversation … cette odeur, là… oui… cardamome… aneth… une échappée… mais ça se brouille… ça glisse… pas sûr… Turenne ? Temple ? rien ne tient… cette femme… droite… dure… juste ce qu’il fallait… trop peut-être… mais pourquoi y penser encore ?… tatoué, oui… en dedans… quelque chose s’est inscrit… et puis… R… l’amitié ?… ou une illusion ?… il parlait… il râlait… mais on était là… ensemble… pas seuls… ça suffisait… presque… le poulet… le crépitement… ça revient comme une scène… mais c’est flou… tout est flou sauf la chaleur, le bruit, la poêle… la peur… toujours elle… étrangère… moitié… comme un mot qu’on ne dit pas… qu’on évite… qu’on cache… même à maman… et elle… maintenant… Drucker, le café, les blondes… elle n’est plus là… ou plus tout à fait… elle flotte… deux femmes… deux lignes… deux silences… admiration… et cette envie d’être pur… débarrassé… libre enfin d’aimer sans vouloir… juste être là… regarder… découvrir… note de travail Ce texte est traversé par une blessure d’héritage. Une mémoire étrangère — à demi assumée, à demi transmise — et une tentation constante de la combler, de la comprendre. Il évoque une figure de femme austère, presque sacrée, dépositaire d’un savoir rude, codé, qui semble initier l’auteur à une forme de gravité ancienne. Et puis l’ami plus âgé, R., vecteur d’une parole trouble, méfiante, mais qui offrait un cadre. Le cadre, parfois, suffit. Même si les sentiments qu’il suscite sont ambigus. Il y a dans cette mémoire une affinité profonde avec l’ambivalence. Tout ce qui est aimé est aussi redouté. Toute étrangeté est désirée et rejetée. Le souvenir fonctionne comme une boucle, où l’on revient toujours au goût — aux épices, à la voix de la mère, à la minceur d’un poulet qu’on retourne. Il parle aussi de la mère. De la vraie. De la télévision. De la nostalgie qui ne console plus. Une mère devenue spectatrice de sa propre vie, avalée par le confort. Le confort comme dépression douce. Et enfin, cette idée magnifique : la véritable admiration serait un amour débarrassé de toute volonté de possession. Un amour scientifique, presque. L’entomologiste, oui — comme image du sujet désirant qui ne veut plus rien posséder, seulement regarder, comprendre. Ce texte est, au fond, une épure de cela : apprendre à aimer sans peur.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

28 octobre 2023

Peut-être ai-je, à force, apprivoisé l’infortune. À force de petits drames, à force de tragédies grandiloquentes — digérées, ressassées — je ne suis plus saisi d’effroi à l’apparition des nouvelles. Elles n’ont plus ce goût de neuf. Le sang-froid remplace désormais les sursauts. On renonce vite aux cris, aux vieux tics émotionnels. À la place : un relevé des forces en présence, une cartographie silencieuse des configurations. La tristesse, pourtant, trouve toujours un chemin. Elle revient, escortée de la misère du monde, et d’un sourire las — celui qu’on réserve à notre propre oubli. C’est au cœur de l’urgence que les moyens affleurent. Une seconde peau, plus fine, plus vraie peut-être. Les écailles tombent, l’acuité revient, on voit. Pas de solution, non — une issue. Les réflexes prennent la place des rituels, le tranchant remplace la mollesse. Cette vie dite confortable n’était qu’un autre nom pour la médiocrité. Dans l’indigence comme dans le péril, on découvre un inconnu : soi. Il aura fallu enfiler des perles de lâcheté, composer mille colliers de chien galeux, aller jusqu’au fond des remords pour, un jour, s’en lasser. Refuser ce golem qu’on portait à bout de honte. Traverser tout cela. Lentement. Ou peut-être d’un claquement de doigts — comme un appel à l’ordre, une injonction à la décence, venue de l’actualité. Je ne crois pas qu’on change. Mais on comprend mieux. Les fautes, les hontes, leurs racines. Puis le calme. Puis l’ennui. Peu de choses résistent à l’épreuve du temps. Moins encore à celle du souvenir. On relit Cioran. Et c’est nous qu’on lit, sans l’ironie. Il ne faut pas craindre de relire les livres qu’on a adorés jeune homme : ils étaient des costumes, trop petits, trop vastes. L’idée, c’est de devenir son propre tailleur. Et de retrousser les manches. Passer de l’évidence d’être un crétin à celle d’être un mystère — voilà qui cloue le bec. La peinture offre parfois cette clairvoyance accidentelle. Une netteté surgie du hasard. L’écriture, elle, ne l’offre qu’à force de temps. Les deux images — celle qu’on cherche et celle qu’on porte — s’éloignent, se croisent. C’est dans leur écart que loge le plus grand danger : confondre une netteté avec une vérité. sous-conversation … plus peur… non… plus vraiment… on croit que c’est nouveau, mais non… toujours la même histoire… drames recyclés… tragédies à peine repeintes… calme… pas de cris… plus besoin… on fait le plan, les forces, les lignes… comme une bataille… pas d’émotion, juste… cartes… gestes précis… et puis… le petit choc… le pincement… mince, j’avais oublié… encore cette foutue misère du monde… mais c’est revenu… avec ce sourire, tu sais… ce sourire qui sait… l’urgence… bizarrement… je suis bon dans l’urgence… c’est là que ça devient net… limpide… j’y vois clair… presque trop… tout se redresse… tout se nettoie… on traverse… on s’épluche… on voit ce qu’il reste… pas grand-chose… mais ça tient debout… et c’est moi… les fautes, les hontes, le golem… stop… assez… on n’en veut plus… plus de ça… plus de cette version de moi-même… elle pue la vase… le temps… qu’est-ce que c’est le temps ? une claque ou un claquement… une retenue… et moi, je retiens quoi ? et relire Cioran… comme se revoir nu… l’idéal d’avant… trop petit, trop large… ridicule… mais touchant… un peu… tailleur sur soi… oui… soi comme costume… et là, ça coupe… net… je me vois… je m’échappe… vision… image floue… image nette… floue… nette… danger… vérité ? note de travail Aujourd’hui, il m’a parlé de la répétition. Pas celle des névroses, non. Celle du désastre — doux, familier — intégré au point de ne plus effrayer. L’infortune devient un muscle, dit-il. Un cuir. Peut-être même une armure. Il n’y a plus de gesticulation, plus de plainte. À la place, une sorte de topographie interne : où sont les forces ? D’où vient la menace ? Que reste-t-il de moi ? Il m’a parlé de l’urgence comme d’une vérité. C’est là qu’il devient lui, dit-il. Là qu’il voit, qu’il sait. Pas la solution, non — l’issue. J’ai noté ça : il ne cherche pas à sauver, mais à sortir. Il évoque la médiocrité du confort, le charme insidieux des petites routines. Il sait que ce confort-là, c’est une anesthésie. Ce qui le secoue, au fond, ce n’est pas tant le chaos, c’est de se retrouver. Et cette phrase : « un collier de chien galeux »… elle m’a bouleversé. J’ai pensé à ces identités qu’on traîne comme des chaînes. À ces soi qu’on subit. Il parle d’en sortir. De ne plus vouloir s’avoir soi-même ainsi. Il ne croit pas qu’on change. Il pense qu’on s’explique mieux. C’est un positionnement rare, et juste. Il m’a parlé de Cioran, de relectures, de vestes trop grandes. Et de cette autre image : soi-même comme tailleur. Cela m’a semblé magnifique. Une forme de réconciliation active avec son propre corps, ses propres mesures. Enfin, il a parlé de netteté. Une obsession de netteté. Et du danger de la confondre avec la vérité. Je crois qu’il touche là quelque chose de fondamental : le besoin de voir clair, même si ce qu’on voit n’est pas la réalité. Juste une image… habitable. Il n’a pas peur de se regarder, et cela, déjà, le rend terriblement vivant.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

27 octobre 2023

Catastrophes en rafale. J’admire mes liasses de comptes quand la sonnette grésille : un huissier, bien sûr. Nouvelle contrainte. Je l’invite dans la chambre bibliothèque — les plombiers s’activent dans la cuisine, inutile qu’ils entendent. Montant de la surprise : 22 000 euros. Coup sous le menton. Je ne bronche pas. Il pleut, son pépin repose sur le seuil. Je reste aimable. Un calme étrange descend avec la pluie. Presque un soulagement. D’un coup, ça se débloque. Une inertie de plusieurs mois s’évapore. J’assure mon cours du jeudi. Deux élèves seulement. Les autres sont en convalescence, en vacances, ou au Nicaragua. L’après-midi, série de coups de fil. Toujours aimable. De l’huissier à l’Urssaf, ne tombent que des voix douces, presque tendres. Tout ce sucre vocal me rappelle le dentiste. On vous arrache deux dents gentiment, et vous sortez ravi, comme après l’amour. Sauf dépression chronique, évidemment. Il pleut sans discontinuer, et ça durera tout le week-end. J’ai envie de cosy : trier les papiers, ranger le bureau, répondre aux mails. Toucher les tranches des livres. L'accélération des emmerdements a quelque chose de comique. Si j’étais superstitieux, je parlerais de mauvais œil. Mais non. Le calme est là. Endurer, traverser. Sinon quoi ? Et puis je connais ces phases. Elles reviennent. L’expérience enseigne : les impôts durent plus longtemps que les amours ou les années. Il faut faire ce qu’on peut. Et bien. Peut-être que la vraie lumière ne se voit que du fond du puits. Hier, S. disait qu’on irait voir J. ce soir. Elle est malade. Elle renonce. Je tends le tube de doliprane 1000. sous-conversation … encore lui… encore une fois… sonner… frapper… entrer… vingt-deux mille… comme une gifle douce… et pourtant, ça passe… pas de cri… pas de colère… juste ce calme… c’est bizarre ce calme… ça devrait pas… et ce sourire… toujours ce sourire… voix douce… dentiste, oui… c’est pareil… on vous arrache… et vous dites merci… presque heureux d’avoir eu mal… tout s’effondre mais moi, je range… je trie… je touche les livres… juste ça… toucher les livres… peut-être que ça suffit… ah, la pluie… elle tombe comme un rideau… elle protège un peu… elle donne du sens… ou l’efface… j’sais plus… on apprend… à durer… à ne pas sombrer… à faire ce qu’il faut… et même à sourire… même quand on coule… éclaircie… mais on la voit que d’en bas, hein ?… d’en haut c’est pas pareil… note de travail Ce matin-là, il m’a parlé d’un huissier. Pas vraiment du choc, non. Mais de la scène. Les plombiers en cuisine. Le clerc dans la bibliothèque. Il pleut. Et lui, debout au centre. C’est toujours cela qui m’étonne chez lui : la conscience aiguë des détails. L’art de tout voir sans fléchir. Il y avait de la colère. Mais retenue. Mieux encore : transfigurée en ironie. Il a parlé d’amabilité comme d’un anesthésiant. Une scène dentiste. C’est ça, oui : quelque chose lui est arraché, sans cri, sans larme, mais avec cette forme étrange de joie qu’on ressent parfois au cœur même du désastre. Il évoque le rangement. Toucher les livres. Classer. Ces gestes simples sont des rites d’ancrage. Ils disent : « je suis encore là ». La pluie est omniprésente. C’est peut-être elle, la véritable protagoniste de cette journée. Elle calme, elle couvre, elle ronge. Et puis ce calme. Je crois qu’il ne vient pas du déni. Ni de la résignation. Il vient d’une mémoire. Celle des périodes passées, déjà affrontées. Il sait maintenant que ça passe. Que ça revient. Que la douleur aussi a son cycle. Mais cette phrase, presque chuchotée à la fin : « Peut-être que les véritables éclaircies ne s’aperçoivent jamais que depuis le fond des gouffres. » — elle m’a fait penser à Rilke. Ou à la psychanalyse elle-même. On n’y voit clair que quand on s’est enfoncé assez loin. Je l’écoute, et je me dis : il a compris cela. Et c’est peut-être pour ça qu’il peut encore tendre le doliprane, sourire, écrire.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

26 octobre 2023

Que faire de la mémoire ? De cette houle de souvenirs individuels flottant dans le grand récit, l’Histoire ? La peur tenace d’oublier un visage, une voix, une odeur, la texture d’un tronc, d’un dos, d’un mur suintant le salpêtre. On espère que l’œil retiendra, que le tympan enregistrera, que la pulpe des doigts préservera — qu’il adviendra quelque chose par la rétine, l’osselet, la phalange. C’est presque spirituel, drôle à dire : croire en l’os comme dans une révélation. L’espoir, à condition de se souvenir du premier pas. Ou mieux : l’espoir qui survit au but, l’espoir libre. Le regret, lui, s’installe comme une gangue de calcaire autour de la glande pinéale — aussi toxique que le chlore ou le zinc, que l’aluminium, le plastique. Une prison de cendres flottantes, comme ces boules de verre où il neige sur la tour Eiffel. Mais penser que tout cela serait voulu ? Non. Pas ici. J’ai si souvent redouté de perdre la mémoire qu’à la fin, la peur est devenue compagne. Un soir de pluie, elle a levé son masque : c’était le désir. Le désir de lâcher le désir de garder le désir — oscillant, furtif, comme la tête d’un orvet. Un orvet dans la main, pour les citadins : symbole de lascivité. Pour l’enfant des bois : une promesse nue, l’espérance d’en être. C’est ce souvenir qu’il ne veut jamais perdre : l’espoir d’en être. Toujours en fuite, enseignant à l’enfant l’art du slalom entre les géants et les nains, pour mieux les réinventer. Perdre la mémoire, c’est fixer un vieux clou rouillé, une veste oubliée, un bleu de travail sans nom. On reste là, cherchant le mot, le bleu. Et peut-être qu’en disant « prusse », on retrouverait tout : la potasse, le sang virant du rouge au bleu. On serait à Berlin, 1700, dans le laboratoire de Diesbach, ce faiseur de pigments. Français peut-être, comme tant d’autres là-bas. Jusqu’en 1870, encore la guerre. Otto, Bismarck, l’unité allemande. La mémoire disloque, divague, puis rassemble. Et les guerres — servent-elles vraiment à faire avancer les choses ? Dommage, si c’est le cas. sous-conversation …ne pas perdre… ne pas oublier… le visage, la voix… le sel sur la peau… ça glisse, ça s’efface… tout doucement… le fil… le garder… juste une image, un mot… un bleu, oui… un bleu profond… peut-être prusse… peut-être que tout reviendrait… le désir… ce truc mouvant, glissant… je le tiens… je le perds… je le veux… je le fuis… comme un serpent doux dans la paume… ça frémit… et c’est là… et c’est déjà parti… enfant… orvet… il fallait y croire… c’était ça : l’être… juste l’être… marcher… zigzaguer entre les monstres… les oublier… les inventer… et puis ce clou… cette veste… une tache… une absence suspendue… le nom, vite… sinon c’est fini… peut-être que tout tient là, à un mot, un seul… et la guerre, toujours la guerre… encore elle… ça revient… ça ronge… et on appelle ça mouvement ? note de travail Aujourd’hui, il a parlé de la mémoire. D’abord comme d’un champ de ruines lumineuses. Puis comme d’un corps éparpillé qu’il faut, patiemment, reconstituer. Ce qu’il craint le plus : ne plus se souvenir d’un dos, d’un ton, d’un tissu. Il ne veut pas seulement se rappeler ; il veut toucher, sentir, revivre par les pores. Un soir, dit-il, la peur a changé de visage. Elle est devenue désir. Voilà une métamorphose rare — quand l’angoisse se révèle être l’autre nom du besoin. Le désir de garder, puis de lâcher, puis de désirer encore. Une valse à trois temps avec lui-même. Il m’a parlé d’un orvet. Cette figure m’a bouleversé. Il y tenait comme à un totem d’enfance, glissant, fragile, espérant. Il veut croire que l’espoir est un corps vivant, un reptile doux dans une main encore capable de sentir. Et ce bleu, ce bleu perdu. Cela m’a rappelé Proust. Mais ici, la recherche se fait dans un vestiaire ouvrier, dans une veste sans nom, un clou rouillé. Pas dans une madeleine. Il y a quelque chose de plus dur, plus âpre. Il lie la mémoire à l’Histoire, mais une Histoire qui blesse. Il doute de sa fonction : faire avancer. Peut-être est-ce son grand conflit : avancer sans oublier. Rassembler les éclats sans se couper. Moi, je l’écoute et je pense : et si le bleu, finalement, était le désir lui-même ?|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

24 octobre 2023

Tant qu’elles errent en silence, les pensées ne dérangent pas. Elles passent comme l’air, le vent. C’est pourquoi, ces derniers mois, il se tait. Il garde tout pour lui. Pourquoi parler à un mur, ou mieux : écouter ce que le mur aurait à dire ? Alors il garde ses idées dans l’ombre, boueuses, confuses — en espérant, peut-être, une genèse secrète. Ou plus humblement : un espoir. N’allons pas plus loin. Faulkner disait quelque chose du passé... J’avais noté ça sur un bout de papier. Perdu. C’était cette idée : le passé ne passe pas. L’histoire le prouve chaque jour. Peut-être même est-elle une illusion. Et nous, aussi. Juste des forces en conflit, un jeu d’échecs auquel les dieux, s’ils existent, s’occupent dans l’ennui de l’éternité. L’automne. Le matin. Le froid rongeant la peau quand je traverse la cour pour nourrir la chatte. Peut-être que la peur de ne plus pouvoir être triste suffit à écrire un carnet. « Si je savais prier », dit-il, devant une choucroute, à la Forge de Montparnasse. Parfois, des années après, des dépôts d’images, de phrases, remontent à la surface. La prière ne vient qu’à l’extrême limite, quand il n’y a plus rien à faire. Ce serait alors comme ouvrir les bras — non pour serrer, mais pour recevoir l’ineffable. Et plus j’avance, plus l’ineffable grandit. Et parfois, il s’éclipse. Apprendre à le doser. Ne pas le consommer tout entier. En garder un peu pour les jours gris. Hier à 18h, un miracle. Après tant d’ondes négatives avec mon expert-comptable, une grâce soudaine : j’ai reçu mes liasses. C’est peu. C’est tout. On survit à nos problèmes, dit Cioran. Farceurs que nous sommes. Acrylique sur toile. Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé. sous conversation ...ne pas parler, surtout pas, ça dérange... pourtant ça gronde, en dessous, ça gratte, ça pousse... pourquoi le dire... à qui... à quoi bon... mur... pas de réponse... peut-être écouter ce que ça dit, le silence, cette chose gluante, informe... peut-être que ça vaut mieux... un peu d’espoir, mais pas trop... pas trop... le passé... il n’est pas mort, non... il est là, juste derrière... ça revient, ça vous tombe dessus, sans prévenir... une phrase, un mot, un souvenir, un froissement de papier... et tout recommence... comme si rien n’avait cessé... froid... peau mordue... chatte à nourrir... routine... mais au fond, c’est ça... le besoin de sentir encore quelque chose... même le froid... surtout le froid... prier... qu’est-ce que ça veut dire prier... si je savais... si je pouvais... mais on ouvre les bras, on attend... on attend quoi... l’ineffable, tiens... ce mot... encore lui... et pourtant parfois, c’est rien, c’est tout vide... et l’âge... et la grâce... et les chiffres... et la lassitude... et l’envie de rire aussi, parfois... farceurs, oui... mais quoi d’autre ? note de travail Il m’a lu un extrait de carnet. Un ton calme. Une sorte de souterrain lucide. Le silence, dit-il, est devenu sa forme d’expression préférée. Plus rien ne sort à voix haute. Je note ce glissement : de la parole vers l’implicite, de l’échange vers la matière pensée. Une défense ? Ou bien une mutation naturelle ? Il évoque Faulkner, Cioran, l’histoire qui revient — comme un reflux. Il semble redouter moins le passé que l’impossibilité de le nommer. Il y a chez lui un attachement étrange à l’émotion retenue. La tristesse devient même un critère d’existence. Écrire pour ne pas perdre cette faculté de tristesse, c’est poser le langage comme bouclier contre l’oubli affectif. Sa prière — hypothétique — me frappe. Il ne prie pas. Mais il sait déjà ce que ce geste contiendrait : non pas un appel, mais une ouverture. Accueillir l’ineffable. J’y lis un début de souplesse. Comme si, fatigué de contrôler, il laissait entrer. Et cette histoire de miracle comptable, si dérisoire qu’elle semble être, est peut-être le noyau du texte. La grâce, même en bas de page, même chiffrée, peut encore surprendre. Il tient à cette idée : survivre à ses problèmes est notre comédie humaine. Je repars, moi aussi, avec un peu d’ineffable sous la langue.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

22 octobre 2023

Les Gassion En semaine, l’enfant est déposé chez les concierges. Odeur de graisse et d’encaustique dans l’ascenseur en bois, boutons en porcelaine, chiffres romains. La descente est lente, le tapis rouge ne commence qu’au troisième. Les Gassion habitent à l’entresol, derrière une porte vitrée, dentelle, cigales plastiques. Odeur de soupe dès la sortie de l’ascenseur. À l’intérieur : toile cirée jaune, cigales encore, chant des inséparables, linoléum brûlant. Madame Gassion, gentille. Bonbons à sucer. Le mari a fait la guerre de 14-18. Le soir, on remonte au septième. Le chien des Gassion est trop vieux. L’enfant en voudrait un autre. Odette Odette vient le dimanche. Accent du Bourbonnais. Chaussures à talons aiguilles. Mazagrans, café, froufrous. Odeur singulière, presque annoncée. Parfois un canard : demi-sucre trempé dans le café. Elle boit à petites gorgées. Elle parle. L’enfant ne comprend pas, mais il écoute. Marcel Chez Marcel, dans le 15e, tout est bazar. Chevaux de bois, cintres, bandes dessinées, piles de journaux. Le grand-père conduit d’une main, fume des Gitanes. Marcel, ancien du STO. Comme lui. Ils ont juré de ne plus jamais avoir de patron. Marcel sort parfois un couteau : “je vais te tailler les oreilles en pointe”. L’enfant a peur, mais rit. La peur fait presque partie du merveilleux. Totor Totor aussi veut couper les oreilles en pointe. Une mode, peut-être. Au marché boulevard Brune, sa voix couvre tout : légumes, clients, cris de guerre. “Treize à la douzaine ! Mes beaux œufs !” Il initie le gosse : “Faut gueuler, mon petit vieux.” Sa main énorme sur le crâne. “Si les petits cochons te mangent pas…” Totor est mort d’un coup, en tendant une botte de persil. La vie tient à peu. Après le marché, la voirie nettoie tout. Des passants ramassent les fruits talés. La voix de Totor reste un moment. Puis l’enfant passe à autre chose. sous-conversation Ils sont tous là. Alignés. Petits dieux du quotidien. Faits de soupe, de plastiques, de Gitanes, de linoléum. Ça parle fort, ça crie, ça chuchote. Ça coupe les oreilles, pour de faux, mais pas tout à fait. Ça façonne. Ça effraie doucement. La main énorme sur le crâne. L’odeur avant la voix. Le sucre dans le café. Les cigales. Les bonbons à sucer. Il faut tout retenir. Même ce qui n’a pas de sens encore. Même ce qu’on ne comprend pas. On comprend plus tard, ou jamais. Le grand-père ne parle pas. Marcel ne parle pas. Totor parle trop. La mémoire est faite de ça. Des silences et des cris mêlés. Et l’enfant qui veut juste un chien. Mais pas celui-là. note de travail Le narrateur ramène une galerie. Quatre figures totémiques. Les Gassion, Odette, Marcel, Totor. Tous différents. Tous porteurs d’un monde. Tous porteurs d’une peur, aussi. Il y a quelque chose de doux dans sa voix aujourd’hui. Comme s’il racontait un film qu’il avait vu mille fois. Mais ses yeux, eux, disent autre chose. Une tension sous la douceur. L’enfant regarde, sent, absorbe. Il ne juge pas encore. Mais il enregistre. Les hommes sont silencieux ou violents. Les femmes sentent fort, parlent doucement, ou pas du tout. La loge, le marché, le bazar, la cuisine : autant de scènes fondatrices. Autant de mythes personnels. Et cette fixette sur les oreilles à couper. Je note : transformation. Initiation. Passage symbolique. Il faut être taillé autrement pour survivre à ce monde. La mort de Totor, si brutale, si légère, est racontée sans affect, mais elle contient tout : la chute du père de substitution. Et après lui, plus rien. Juste le nettoyage. Et l’enfant qui passe à autre chose. Mais qui n’oublie rien.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

21 octobre 2023

La journée a commencé dans les cages : soucis, peurs, les barreaux habituels. La liberté ? Un costume vide. Flegme, indifférence, mots creux. S. a passé l’après-midi à combattre les mites à coups de balai. Moi, j’ai déversé ma haine sur l’expert-comptable. Son nom craché dans le vide, pas assez fort. J’essaie avec des insultes. Enculé, ça ne fait plus rien. Enfoiré, trop tiède. Rabelais me souffle autre chose. Mâche-merde. Là, on s’élève. Il y a une dignité du merdique, parfois. Mais déjà je m’ennuie. L’odeur, la pluie, la chasse d’eau qui fuit. La peur de percer le plafond d’en dessous. Les mites reviennent. S. dit : “la chienlit”. Je pense : ce ne sont que des vues de l’esprit. Mais l’odeur persiste. Anders Zorn me traverse. Supprimer le bleu, le faire renaître autrement. Deux chauds, une froide. Même chose ici : deux haines, un geste retenu. Le nom que je crache devient mon exutoire. Je ne cogne pas. Je nomme. C’est ça mon effort de civilisation. Mais rien n’est propre. Rien ne tient. Même le plafond menace.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

20 octobre 2023

Au début, le brouhaha. Trop fort. Il vaudrait mieux parler d’un bruit de fond. Un poste de radio, dans une cuisine, qu’on allume au petit-déjeuner, pour contrer un certain vide. Une absence que l’habitude juge insupportable. Le bruit de fond : présence contre présence de l’absence. Il faut toujours une frontière pour sentir les limites. Ensuite, à chacun de choisir de les franchir. On pourrait aussi rejeter l’ensemble. Ni bruit. Ni silence. Ni tout. Ni rien. Une entreprise de moine. Parvenir déjà à ce premier pas de côté… le reste n’est qu’anecdote. Il y a ce poste, posé sur la table. Dans la tête aussi, il y a une cuisine. Une table. Un mug de café noir. Tout ça, reconstruit par la cervelle. Par habitude. Il y a des années, j’avais brisé mon cochon. Avec ça, j’avais commandé *A Course in Miracles*. Traduction de Sylvain du Boullay. Mais trop dubitatif, je me suis arrêté au cinquième exercice. (Le livret de l’élève.) Il fallait prendre quelques minutes par jour, et dire : je ne sais rien de cette pièce, de cette table, de ce vase, de cette chaise. Rien qu’en y pensant, le bruit de fond s’amenuise. Comme alors. On revient à son propre battement de cœur. Sa respiration. Et rien d’autre. Un peu effrayant au début. Comme un interrupteur. On éteint le monde en disant : je ne sais rien. Peut-être que l’écriture procède de la même tentative. Non pas d’affrontement. Mais d’approche. Il faut fatiguer la viande. Que toute résistance s’évanouisse. Alors le miracle surgit. Ça s’écrit seul. Ni l’un, ni l’autre. Mais un avec l’un comme l’autre. sous-conversation Ça grésille. Pas trop fort. Juste assez pour masquer. Masquer quoi ? On ne sait plus très bien. Un vide ? Une peur ? Un silence trop franc, trop dur ? C’est là, le poste. Sur la table. Le café fume encore. Mais ce n’est pas le café. C’est… le cadre. La cervelle qui reconstruit. Toujours. Et puis : rien. Plus de mots. “Je ne sais pas ce que c’est.” Un vertige doux. Comme si l’objet reculait. Comme si le monde faisait un pas en arrière. Écrire ? Peut-être juste ça : dire “je ne sais pas” d’une autre manière. Fatiguer la viande. Qu’elle lâche. Et que ça passe. À travers. note de travail Texte de seuil. Texte de vacillement. Ce que l’auteur explore ici n’est pas l’opposition entre bruit et silence, mais l’intuition d’un troisième terme, plus instable, plus insaisissable : l’état entre. Tout commence avec la radio. La cuisine. Le bruit domestique. Mais très vite, on bascule. La table devient mentale. Le mug devient reconstruit. La radio devient un seuil vers l’inconnu. Ce texte est traversé par une tentative de défamiliarisation du monde, par le biais d’un exercice spirituel : dire je ne sais rien. Le paradoxe est beau : plus on renonce au savoir, plus on entre dans un rapport vrai au réel. L’écriture ici est vécue comme une pratique proche de la méditation ou de la transe légère. Il faut fatiguer la matière. Fatiguer la viande, dit-il. C’est fort, c’est brutal, mais juste. Et puis… “ça s’écrit seul.” Ce n’est pas la grâce. Ce n’est pas la technique. C’est l’effacement du moi qui résiste. La dernière phrase fonctionne comme un koan : ni l’un ni l’autre, mais un avec l’un comme l’autre. On n’est plus dans la syntaxe. On est dans l’expérience. Ce texte n’est pas seulement pensé. Il est traversé.|couper{180}

Autofiction et Introspection seuils