L’abondance, la mesure
Tout ça pourrait rendre cinglé. Peut-être est-il déjà trop tard. Cette profusion d’idées qui ne cesse de se déverser comme l’eau d’une fontaine de jardin, une fontaine qui s’autopompe en circuit clos. Les nains de jardin tout autour restent silencieux. Un merle moqueur se moque. Prisonnier de l’abondance, vilain condamné à la servilité pire qu’obéir, serf misérable. Le malgré-soi revient à fond de train. La victime. Un peu de mesure, mon petit vieux. Tout à fait le genre de victime qui établit méticuleusement le compte des lunettes, de dents en or, de cheveux dans les camps. On compte et puis on balance sur le tas, des montagnes se créent ainsi. Des concrétions infinies. Le malgré-soi capote. Mais quel petit salaud. Petit doigt sur la couture du pyjama rayé. Non mais tu te rends compte, toi qui voulais résister. Preuve qu’on ne change pas si facilement sa nature. Que, pour certains, la nécessité d’un maître va se loger dans la profondeur la plus débile de l’être. Être ainsi dominé par sa propre abondance, ne pas savoir comment lui résister. Une soumission terrifiante, quand on y pense.
Que la mesure jaillisse de ce tas de boue, en fabrique un golem, préserve les enfants prisonniers du ghetto. Tomber à genoux. Implorer la géométrie. Allumer des cierges au Nombre d’Or. Se mettre à plat ventre devant la moindre représentation d’un fantasme de simple, d’austérité.
Puis, une fois la bonne conscience refaite, repartir ventre à terre. Se vautrer dans l’abondance de nouveau. Se réveiller la nuit pour mieux encore la servir. Des fois qu’on aurait eu malheur de laisser passer une idée. Des fois que la culpabilité nous tenaillerait d’avoir laissé sans contrôle la mainmise sur la profusion. Des fois qu’on toucherait enfin la flamme, qu’elle nous liquiderait, nous consumant comme il faut. Carbonisation totale de l’éphémère, fauché en plein vol. Combustion impeccable, petit tas de cendres choyant au sol, vite balayé par les grands vents, la pluie, avalé aussitôt par les terres, la rigole qui zigzague entre les limaces, les salades. Digéré par l’oubli.
Chaque jour, c’est ainsi que Sisyphe vit. Et ça ne lui viendrait pas à l’idée de laisser tomber son caillou, de dire : ça suffit comme ça, les conneries. De prendre sa serviette de bain, de se rendre à la plage, de piquer une tête puis d’aller s’allonger sur le sable, se rôtir la couenne au soleil. De prendre du bon temps.
Un sacré manque d’imagination, finalement.
-- La mesure viendra d’elle-même ou bien ne viendra pas.
C’est ce que rumine Sisyphe comme but ou comme raison. Sans doute est-ce la seule possibilité d’imagination une fois que toutes les autres auront été, dans l’ivresse, la fièvre, épuisées.
-- Brûler l’abondance, la mesure, par les deux bouts.
Illustration Jan-Gossaert dit "Mabuse" 1478-1532-Madone-à -l’Enfant
Pour continuer
Carnets | mai 2023
Disparitions
Je relis de vieux articles, pas fameux. Tout en bas, une ou deux personnes semblent s’y être arrêtées. Je clique sur leur avatar, curieux de voir ce qu’ils font sur WordPress. Et je tombe sur : L’auteur a effacé son site. Évidemment, ça m’embarque dans les allées d’un vieux cimetière, peut-être celui du Père Lachaise. Il y a les tombes célèbres, les visites obligées. Mais ce que je garde en mémoire, c’est l’émotion particulière face à une sépulture anonyme. Une dalle fendue, un nom presque effacé. Parfois, juste une nuance de terre signale qu’un corps repose là. Voir un site “effacé par son auteur” provoque un trouble semblable. Je pense à septembre, au blog que je n’ai plus envie de renouveler. Trop cher pour ma modeste bourse. Comment quitter la table avec élégance ? J’ai tout sauvegardé, au cas où WordPress décide de tout effacer à l’échéance. Peut-être que je remettrai tout en ligne ailleurs, chez un hébergeur plus abordable. Ou peut-être qu’il faut accepter de tourner la dernière page, pour pouvoir en ouvrir une autre. Ou peut-être que je ne toucherai à rien. Et je verrai bien ce qui se passe. C’est plutôt ça, mon style : faire avec.|couper{180}
Carnets | mai 2023
31052023
Une chose est importante quand on veut raconter des histoires, c'est de ne pas perdre le fil de celle-ci. Tous les menteurs savent le risque de se couper ainsi qu'il est d'usage d'employer ce mot. Mais si l'on utilise ce risque comme ressort de l'histoire, que se passe t'il ? Admettons un écrivain qui perd la mémoire de son histoire, qui du jour au lendemain ne se souvienne plus du nom de ses personnages, de leurs biographies fictives et qui passe son temps à tout modifier... non par malice bien sûr, mais parce qu'il ne peut faire autrement désormais. Comme en peinture le doute et l'hésitation provoqueraient un flop à coup sur. Donc c'est en assumant totalement cette perte de mémoire, en y allant à fond que ça risque d'être vraiment attrayant. En tous cas au moins pour celui qui écrira cette histoire. A part ça je suis passé à la clinique hier, quelques coups de laser dans chaque œil et un éblouissement fameux à la sortie. Heureusement, mon épouse m'a prêté ses lunettes de soleil. Il y avait un protocole à suivre avant l'opération que j'ai complètement zappé évidemment. Il fallait prendre une série de gouttes quelques jours avant et je fus penaud d'avouer au toubib que j'avais fait l'impasse. A un moment j'ai cru qu'il allait reporter le RDV au moins suivant. Mais non, restez là je reviens, il m'a flanqué des gouttes à lui dans chaque œil j'ai eu l'impression de passer un portail. tout est devenu supersensible, y compris les défaillances d'un spot du plafond que je n'avais pas remarquées auparavant. Ensuite une vingtaine de minutes d'attente pour laisser le temps à la pupille de se dilater et hop. Aucune douleur. Juste des éblouissements répétés. Fixez mon oreille gauche me disait le toubib... je ne voyais rien du tout, il fallait inventer, estimer une distance, une tête, une oreille et fixer l'œil sur cette création parfaitement imaginaire. "— juste un peu plus bas si vous pouviez" ajoutait-il parfois.|couper{180}
Carnets | mai 2023
Assemblage
Lire avec attention, mais en conservant du recul. Noter au fur et à mesure des groupes de mots qui paraissent déjà vus, bizarres, plats, comiques, illogiques. Et les mettre les uns derrière les autres à la queue leu leu. voir ensuite ce que ça fait. Grand mythe fondateur. Symbole de vie. Puissance magique. Dispensateur de bienfaits. Œuvre d'art comme telle. Savez-vous que. A travers. Vous apprendrez. Découvrez le lien. Découvrez enfin. Comment [...] pour mieux. Enregistrez ce produit. Partagez votre achat avec vos amis. A défaut de prétendre. Pour aller vers le réel. Les obstacles auxquels il se heurte. Dans le cadre de. Son vrai titre. Le garant du système. Conduire une politique. Représenter l'institution. A double-titre. Un organe de presse. Nombreux déplacements. Le côté professionnel. Inciter les citoyens. Lire la presse écrite. Corriger les inégalités. Un regard collectif. Nous ferons le nécessaire. Dans ce style qui le définit si bien. Un récit passionnant. Dont on ignore encore tant de choses. Accablé de chagrin. Il s'est retiré dans la solitude. Il commença à se dire qu'une nouvelle vie était possible. Retrouvant ses reflexes. Une tragique pollution. Protéger des malversations. En laissant courir les rumeurs. Une malédiction pèserait sur la ville. Une réalité objective. Commentaire autorisé et décryptage. Si l'on doit caractériser. Un angle mort. Un policier abat un jeune homme. Toute une population. Le contrôle au facies. Positiver le négatif. C'est une simple bavure. Un plan social. Une affaire de mœurs. La légitime défense. la tyrannie du politiquement correct. Un lynchage médiatique. Un quartier sensible. Coller à son époque. Des instances de médiation. La voix de son maître.|couper{180}