Des énoncés
« Dans les années 50, on avait montré déjà que plus une foule se densifie, moins elle se déplace vite. Cela s’appelle le diagramme fondamental et cela relie la densité et la vitesse de déplacement d’une foule. » Mehdi Moussaïd — CC / photo_collection Dénoncer ou avouer le fait que — jusqu’à présent — aucun énoncé ne se soit livré sans difficulté. Qu’aucun énoncé ne fût pris pour argent comptant. Que le moindre énoncé entendu ou lu donna toujours beaucoup de fil à retordre. Du fil de fer. Du fil de fer barbelé qui plus est. Des rouleaux entiers de fil de fer barbelé, des trains entiers, des convois sans cesse répétés. Et, à chaque fois, le passage de fourches plus ou moins caudines, au petit matin, dans le brouillard glacé, où, en levant le cou, le menton, la tête, les yeux, le regard, on pouvait lire : « ARBEIT MACHT FREI ». « On fixa ensuite le moment où seraient livrés les otages et où les légions, privées de leurs armes, passeraient sous le joug. (…) Tous courbèrent donc ainsi la tête sous le joug, et, ce qui était en quelque sorte plus accablant, passèrent sous les yeux des ennemis. Lorsqu’ils furent sortis du défilé, quoique, pareils à des hommes arrachés des enfers, il leur semblât voir la lumière pour la première fois, cette lumière même, leur découvrant à quel point était humiliant l’état de l’armée, leur fut plus insupportable que tous les genres de mort. » (Tite-Live, Histoire romaine) Il faut regarder ainsi les choses — froidement — comme si on était mort aux alentours de 1943, 44. Comme si tout ce qui va se passer ensuite, se reproduire et se reproduire sans relâche, ne soit pas différent, mais du même, de l’approchant, du presque semblable. Du monstrueux. Il ne s’agit que d’améliorations progressives, d’affinements successifs pour produire de nouveaux produits hallucinogènes. Un nouveau joug, de nouveaux brevets dans le progrès des inventions en matière d’humiliations, de brimades, de punitions. C’est que la science en général, la médecine et, en particulier, le management des entreprises ne peuvent faire l’impasse envers de telles avancées, de si formidables découvertes. La possibilité d’un surcroît de rentabilité les torture et les seconde pour qu’ils développent encore et encore leur créativité afin de nous asservir ou nous avilir. Bien sûr, on changera le décor, on le modifiera un peu, parfois beaucoup, mais le fond reste identique. Il s’agit toujours de reformuler un genre d’énoncés bien rodé : « ARBEIT MACHT FREI ». Et on peut le décliner en français, en anglais, en russe, en chinois, en malgache : le fond reste le même si la sonorité peut paraître étrangère, voire divertissante. L’efficacité n’est que la partie visible de l’iceberg. C’est pourquoi les énoncés paraissent, en premier lieu, simples, presque inoffensifs. On ne s’attarde guère sous la surface. On ne veut pas aller regarder sous la surface. On ne gratte pas la surface, seulement les parois des chambres à gaz quand c’est trop tard. To work even harder. Miasa mafy kokoa. Rabotat’ yeshche userdneye. Gèngjiā nǔlì dì gōngzuò. On peut prendre tous ces énoncés, et en toutes les langues : sous leur surface, on trouvera toujours la même chose : nous voulons que tu crèves en tant qu’individu. Nous voulons que tu rejoignes la confrérie, la coterie, le groupe, la foule, la masse. Nous voulons que tu paies, que tu consommes, que tu disparaisses totalement dans le cercle vicieux : payer, consommer, s’amuser. L’énoncé lu, entendu, sans cela, sans tout cela, en premier lieu, n’est qu’une suite de sons qui ne veut absolument rien dire. Ensuite, lorsqu’on est au fait de ce que peut dissimuler le moindre énoncé, il est possible de se transformer en entomologiste. Considérer alors tout énoncé comme un insecte. Prendre le temps de l’observer dans ses moindres détails. Tenter de remonter sa généalogie, ses mutations, les variations de climat qui l’obligent à renforcer ici une carapace, là à se laisser pousser une nouvelle paire d’antennes ou de pattes. S’attarder sur chaque énoncé, comme si l’on se trouvait confronté soudain à une nouvelle espèce d’insecte. Le photographier sous toutes les coutures. Puis le coller dans une boîte en verre et le déposer sur une étagère. Fabriquer une étiquette ensuite en utilisant un mot latin ou grec, en hommage aux anciens, qui dès l’origine savaient déjà tout cela sur le bout des doigts. Avant que l’amnésie ne nous tombe dessus.
Pour continuer
Carnets | mai 2023
Disparitions
Je relis de vieux articles, pas fameux. Tout en bas, une ou deux personnes semblent s’y être arrêtées. Je clique sur leur avatar, curieux de voir ce qu’ils font sur WordPress. Et je tombe sur : L’auteur a effacé son site. Évidemment, ça m’embarque dans les allées d’un vieux cimetière, peut-être celui du Père Lachaise. Il y a les tombes célèbres, les visites obligées. Mais ce que je garde en mémoire, c’est l’émotion particulière face à une sépulture anonyme. Une dalle fendue, un nom presque effacé. Parfois, juste une nuance de terre signale qu’un corps repose là. Voir un site “effacé par son auteur” provoque un trouble semblable. Je pense à septembre, au blog que je n’ai plus envie de renouveler. Trop cher pour ma modeste bourse. Comment quitter la table avec élégance ? J’ai tout sauvegardé, au cas où WordPress décide de tout effacer à l’échéance. Peut-être que je remettrai tout en ligne ailleurs, chez un hébergeur plus abordable. Ou peut-être qu’il faut accepter de tourner la dernière page, pour pouvoir en ouvrir une autre. Ou peut-être que je ne toucherai à rien. Et je verrai bien ce qui se passe. C’est plutôt ça, mon style : faire avec.|couper{180}
Carnets | mai 2023
31052023
Une chose est importante quand on veut raconter des histoires, c'est de ne pas perdre le fil de celle-ci. Tous les menteurs savent le risque de se couper ainsi qu'il est d'usage d'employer ce mot. Mais si l'on utilise ce risque comme ressort de l'histoire, que se passe t'il ? Admettons un écrivain qui perd la mémoire de son histoire, qui du jour au lendemain ne se souvienne plus du nom de ses personnages, de leurs biographies fictives et qui passe son temps à tout modifier... non par malice bien sûr, mais parce qu'il ne peut faire autrement désormais. Comme en peinture le doute et l'hésitation provoqueraient un flop à coup sur. Donc c'est en assumant totalement cette perte de mémoire, en y allant à fond que ça risque d'être vraiment attrayant. En tous cas au moins pour celui qui écrira cette histoire. A part ça je suis passé à la clinique hier, quelques coups de laser dans chaque œil et un éblouissement fameux à la sortie. Heureusement, mon épouse m'a prêté ses lunettes de soleil. Il y avait un protocole à suivre avant l'opération que j'ai complètement zappé évidemment. Il fallait prendre une série de gouttes quelques jours avant et je fus penaud d'avouer au toubib que j'avais fait l'impasse. A un moment j'ai cru qu'il allait reporter le RDV au moins suivant. Mais non, restez là je reviens, il m'a flanqué des gouttes à lui dans chaque œil j'ai eu l'impression de passer un portail. tout est devenu supersensible, y compris les défaillances d'un spot du plafond que je n'avais pas remarquées auparavant. Ensuite une vingtaine de minutes d'attente pour laisser le temps à la pupille de se dilater et hop. Aucune douleur. Juste des éblouissements répétés. Fixez mon oreille gauche me disait le toubib... je ne voyais rien du tout, il fallait inventer, estimer une distance, une tête, une oreille et fixer l'œil sur cette création parfaitement imaginaire. "— juste un peu plus bas si vous pouviez" ajoutait-il parfois.|couper{180}
Carnets | mai 2023
Assemblage
Lire avec attention, mais en conservant du recul. Noter au fur et à mesure des groupes de mots qui paraissent déjà vus, bizarres, plats, comiques, illogiques. Et les mettre les uns derrière les autres à la queue leu leu. voir ensuite ce que ça fait. Grand mythe fondateur. Symbole de vie. Puissance magique. Dispensateur de bienfaits. Œuvre d'art comme telle. Savez-vous que. A travers. Vous apprendrez. Découvrez le lien. Découvrez enfin. Comment [...] pour mieux. Enregistrez ce produit. Partagez votre achat avec vos amis. A défaut de prétendre. Pour aller vers le réel. Les obstacles auxquels il se heurte. Dans le cadre de. Son vrai titre. Le garant du système. Conduire une politique. Représenter l'institution. A double-titre. Un organe de presse. Nombreux déplacements. Le côté professionnel. Inciter les citoyens. Lire la presse écrite. Corriger les inégalités. Un regard collectif. Nous ferons le nécessaire. Dans ce style qui le définit si bien. Un récit passionnant. Dont on ignore encore tant de choses. Accablé de chagrin. Il s'est retiré dans la solitude. Il commença à se dire qu'une nouvelle vie était possible. Retrouvant ses reflexes. Une tragique pollution. Protéger des malversations. En laissant courir les rumeurs. Une malédiction pèserait sur la ville. Une réalité objective. Commentaire autorisé et décryptage. Si l'on doit caractériser. Un angle mort. Un policier abat un jeune homme. Toute une population. Le contrôle au facies. Positiver le négatif. C'est une simple bavure. Un plan social. Une affaire de mœurs. La légitime défense. la tyrannie du politiquement correct. Un lynchage médiatique. Un quartier sensible. Coller à son époque. Des instances de médiation. La voix de son maître.|couper{180}