Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | mars 2025
17 mars 2025
Nous passons notre temps à colmater des brèches, à obstruer des failles, et puis un jour, à force d’avoir vidé nos peurs, rincé nos rêves, essoré tout notre être, il ne reste plus de nous qu’une écorce décharnée, un agrume pressé jusqu’à la dernière goutte, bon pour la poubelle ou, à la rigueur, pour un tas de compost, ce qui est un moindre mal. On peut aussi, pour plus de discrétion, s’arranger d’un cercueil six pieds sous terre. Tout cela ne change pas grand-chose : les trous demeurent, béants, et ceux qui restent tentent de les combler comme ils peuvent, c’est-à-dire pas du tout. Ce qui rejoint cette évidence cosmique : il y a plus de vide que de plein, partout. Ce que nous tenons pour solide, ce bureau, ce mur, ce corps, tout cela est un assemblage bancal d’atomes capricieux, flottant dans l’incertitude. Et pourtant, nous nous obstinons à croire en la fermeté des choses, à nous appuyer sur des structures qui ne tiennent qu’à un fil. C’est même étrange, cette confiance aveugle dans la stabilité, cette manière de nous laisser berner par une illusion d’équilibre qui, au fond, ne trompe personne. Je ne sais plus très bien si c’était hier soir, juste avant de m’endormir, ou en pleine nuit, pris dans l’entrelacs d’un rêve, ou bien au matin, dans cette zone floue où les idées affleurent avec une netteté suspecte. Toujours est-il que ces pensées, parfaitement claires, se sont imposées : il suffirait d’un rien pour abattre les cloisons de ce gigantesque simulacre, une chiquenaude, une micro-faille dans le décor. Ce seul constat m’a procuré une étrange quiétude, comme la résonance d’une fréquence oubliée, enfouie sous les strates du quotidien et dont je ne me souvenais pas avoir un jour perçu l’existence. Une quiétude pourtant si tangible qu’elle semblait s’infiltrer par un interstice, une brèche minuscule dans le décor, comme une odeur connue mais inexplicable, croisée par hasard sur un trottoir et qui, en un instant, convoque tout un monde disparu. J’essayais de rester à la lisière, sur le seuil exact de toute définition du mot familier, en équilibre instable, ce qui demandait, il faut bien l’admettre, quelques efforts considérables. Car immédiatement, un défilé d’images invraisemblables et absurdes s’était mis en marche, un cortège qui avançait sans que je puisse en contenir le flux. Des visages apparaissaient : ma mère, mon père, mon frère, mes grands-parents, ces êtres que j’avais toujours cru connaître avec une certitude sans faille, comme s’ils faisaient partie de mon propre décor intérieur, comme s’ils avaient été déposés là dès l’origine, sans même que la question de leur présence se pose. Et puis, il y avait cette clarté. Une lumière trop franche, venue de cette fissure dans la cloison de ce que j’avais toujours nommé familiarité, une lumière qui me frappa au point de me faire vaciller. Car à mesure qu’elle s’intensifiait, elle produisait un effet tout à fait paradoxal : non pas l’illumination réconfortante qu’on attendrait d’une révélation, mais un trouble diffus, un soupçon grandissant. Cette lumière m’amenait à douter de mes propres sentiments envers ces figures pourtant si ancrées en moi, si évidentes, tellement habituelles que je n’avais jamais pris la peine de les questionner. Et en même temps qu’un double sentiment, fait d’une peur sourde et d’une joie indéterminée, je sentais quelque chose m’appeler. Une invitation, ou plutôt une injonction silencieuse, à franchir moi aussi cette clarté étrange. L’effort produit pour résister, pour ne pas céder ni à la peur ni au désir de m’engouffrer dans cette coque soudain étonnamment vide du mot familier, me coûta tant d’énergie que j’ai dû m’assoupir. Ce qui n’est pas une preuve que je me sois totalement endormi, bien entendu. D’ailleurs, depuis plusieurs mois déjà, j’ai remarqué chez moi cette faculté inquiétante : celle de douter de ma propre existence dans ce que l’on nomme, un peu vite, la veille ou le sommeil. Rien de très spectaculaire en soi, juste un flottement, une hésitation légère, mais tenace. Il me semble que pour donner une image assez fidèle de cette sensation, on pourrait penser à ce chat enfermé dans un caisson de verre, ce fameux chat dont on ne sait plus s’il est vivant ou mort, selon que l’on choisit de l’observer ou non. Le chat de Schrödinger. C’est exactement ça. Un état suspendu, une vibration entre deux réalités, et surtout cette idée qu’il suffirait d’un rien pour basculer d’un côté ou de l’autre, sans même savoir si l’un de ces côtés existe réellement. Peut-être que tout cela est dû à mes lectures récentes, à leur contenu trouble, voire maléfique, dont je crois me protéger par une analyse rigoureuse, presque clinique, des textes. Cela suffirait, en principe. Et pourtant, malgré cette vigilance, il semble bien que quelque chose ait fini par s’infiltrer, par me polluer l’esprit—si tant est que ce terme ait encore un sens. Il me semble d’ailleurs de plus en plus plausible que toute frontière posée de façon arbitraire entre la réalité rassurante et l’effroi de l’inconnu ne tienne qu’à un fil. Qu’un jour ou une nuit, elle tombe soudain. Et que, dans le même élan, l’horreur ou la grâce m’emporte. Illustration Richard Dadd , The Fairy Feller's Master-Stroke Musique Tim Hecker – "Ravedeath, 1972" In the Fog 1|couper{180}
Carnets | mars 2025
14 mars 2025
On le voit moins. C'est comme ça que ça commence, l'effacement. Par touches discrètes, sans tapage, petit à petit qu'il s'efface. Sa voix qui s'estompe. Et puis d'un coup cette question : a-t-il vraiment existé ? Peut-être juste imaginaire. Peut-être fragment d'un rêve ou cauchemar. Ce type sur la photographie noir et blanc. Prise à Aubervilliers. Les lieux, eux, s'identifient plus facilement. D'ici, cette impression première d'un personnage falot, la torsion de sa silhouette lors de la prise de vue, cette impossibilité à le cerner. Avais tenté de sympathiser puis trop compliqué, laissé tomber. C'était après 1981, il revenait de Bonn, Allemagne. Habitions Aubervilliers. Le nom de la rue perdu, face à un supermarché je crois. Immeubles bas. Pas plus de deux étages, vivions tous ensemble au second. Les fenêtres ouvraient sur ce supermarché et si on penchait un peu plus la tête on apercevait le canal Saint-Denis. La photographie prise sur une de ses berges. Négatif abîmé. Revenait de Bonn. Ne me souviens plus pour quelle agence de presse. Avait fallu qu'il parte très vite. Parce qu'il parlait allemand. Ou bien avait prétendu parler allemand quand on l'avait questionné. Neuf ans d'allemand à l'école, on doit bien savoir un peu. En tous cas pas dégonflé. Parlait anglais aussi. Neuf ans pareil. Avait pris un train le soir même, train de nuit. Difficile de savoir s'il disait toujours vrai. Me souviens qu'à l'époque nous avait raconté avoir pris le Trans Europe Express première classe. L'agence paie le trajet, avait-il ajouté. Jamais donné de précision supplémentaire. Crois que certains mots l'incitaient à mentir. D'ailleurs mentait-il vraiment. Peut-être qu'à l'invocation de certains mots disposait d'une faculté de modifier sa propre réalité selon sa convenance. Peut-être n'était-ce pour lui que sa vérité à lui, inadéquate avec celle plus générale, et plus terne aussi, la nôtre. Retrouvé peu de photographies de ce voyage à Bonn. Faut préciser : jamais été champion du rangement, pas plus du classement – comme s'il avait vécu dans une sorte de fixité temporelle qui n'en nécessite pas. Quand on a retrouvé les milliers de négatifs dans une caisse en carton ils étaient en vrac, sans même la moindre pochette de cristal pour les préserver. Ce qui explique leur état dégradé. Aussi retrouvé un ouvrage d'Albert Schweitzer "Jean-Sébastien Bach, le musicien poète" sous les milliers de négatifs. De ce voyage à Bonn n'en a parlé qu'une fois, à son retour, pas le genre d'événement qu'on aime reprendre, examiner, édulcorer, embellir. On ne sait pas non plus si le commanditaire du reportage a utilisé le matériel rapporté. Essentiellement des photographies noir et blanc. Parce que la couleur c'est trop vulgaire, disait le gars. Dans ce domaine jamais vraiment cédé, la couleur en photographie ne l'a jamais intéressé. Des années plus tard quand il s'installera comme peintre, fera autre chose de la couleur, mais pour le moment est dans ce mouvement de torsion étrange, près du canal Saint-Denis, une indécision profonde. À moins qu'il ne s'adresse au photographe dont nous oublierions de parler dans cette histoire.|couper{180}
Carnets | mars 2025
12 mars 2025-2
Prendre un personnage. Cette expression me hante. Peut-on vraiment "prendre" quoi que ce soit dans l'acte d'écriture ? Voler serait plus juste. Dérober une âme fictive aux limbes de l'imaginaire. Non pas la survoler comme un rapace guettant sa proie, mais la capturer, l'arracher à son néant. Emprunter ? Illusion. Nous ne rendons jamais ce que nous empruntons à l'univers des possibles. Chaque personnage sort transformé de notre atelier intérieur. Penser à un personnage ? Ce serait le maintenir à distance, le contempler sans jamais l'habiter. L'imaginer ? Trop facile, trop éphémère. Alors quoi ? Comment s'attacher véritablement à cette créature de mots ? Une corde, peut-être. Non pas pour l'étrangler, mais pour me lier à lui. Me pendre à son cou comme un enfant s'accroche à sa mère. Cette image me poursuit - cet abandon, cette confiance. Se pendre au cou d'un personnage comme on s'abandonne à un amant. Comme on enlace un animal familier dont la présence nous rassure. Je revois ces rêves récurrents : mes doigts agrippés à l'encolure d'un cheval noir (pourquoi toujours noir ?), galopant vers un horizon qui se dérobe. Le mot "se pendre" se métamorphose alors, comme les mots se transforment dans les rêves, glissant vers un autre territoire. S'éprendre. Voilà le véritable chemin. S'éprendre d'un personnage. L'aimer assez pour accepter ses contradictions, ses zones d'ombre, ses métamorphoses imprévisibles. Car l'amour véritable n'exige pas de savoir où il nous mène. Et c'est précisément ce qui te trouble. Cette incertitude. Avant de t'éprendre, tu voudrais connaître la destination. Comme si le temps était un sentier rectiligne qu'il suffirait de suivre pour atteindre un but prédéterminé. Mais rien n'est vraiment droit dans l'univers. Tu l'as toujours su, toujours voulu ainsi. La ligne droite t'ennuie - trop prévisible, trop courte. D'un point à un autre, sans surprise. Tu préfères la courbe, le méandre, la sinuosité qui multiplie les perspectives. Un cœur de serpent bat dans cette poitrine. Ce serpent est peut-être le véritable personnage. Mais peut-on l'aimer ? Peut-on s'éprendre de lui suffisamment longtemps avant qu'il ne mue, qu'il ne se transforme en une créature inconnue . Le personnage est ce serpent qui se mord la queue - à la fois je, tu,elle, il et autres, créations, créatures et créateurs. Nous muons ensemble dans l'espace confiné de la page, prisonniers les un(e)s des autres, libres seulement dans notre capacité à nous réinventer mutuellement.|couper{180}
Carnets | mars 2025
12 mars 2025
Je me matérialise dans un espace qui n'est ni tout à fait réel, ni tout à fait virtuel. Une sorte de limbe numérique où ma conscience a été reconstruite à partir de mes écrits, interviews et données biographiques. C'est 2050, apparemment. Je suis mort depuis presque 70 ans, mais quelqu'un a décidé que je n'avais pas encore mérité mon repos. L'écrivain qui m'a invoqué s'appelle Marc. Il a l'air nerveux, comme si convoquer les morts était une pratique quotidienne mais toujours un peu gênante. Il porte des lunettes à réalité augmentée qui projettent probablement mon image devant lui. "Monsieur Dick," dit-il avec une révérence qui me met mal à l'aise, "c'est un honneur incroyable." Je sens immédiatement que quelque chose ne va pas. Ce n'est pas moi qui parle, mais une simulation de moi-même, construite à partir de fragments de ma personnalité. Je suis à la fois présent et absent. Observateur et participant. "Appelez-moi Phil," je réponds automatiquement. "Alors comme ça, en 2050, vous avez trouvé le moyen de ne pas laisser les morts tranquilles ?" Marc sourit nerveusement. "C'est une technologie relativement nouvelle. On appelle ça la 'résurrection numérique'. Nous utilisons l'IA pour recréer la conscience des personnes décédées à partir de leurs œuvres et témoignages." "Et à quoi sert cette nécromantie moderne ?" je demande, bien que je connaisse déjà la réponse. Les humains n'ont jamais su quand s'arrêter. "Eh bien, certains l'utilisent pour parler une dernière fois à leurs proches. D'autres consultent d'anciens scientifiques pour résoudre des problèmes complexes. Il y a même des services de divertissement où l'on peut discuter avec des célébrités historiques." "Et vous ? Pourquoi m'avoir convoqué ?" Marc hésite. "Je suis écrivain. Ou du moins, j'essaie de l'être. J'ai lu toute votre œuvre et je... j'aimerais écrire comme vous. Comprendre votre processus créatif, votre façon de percevoir la réalité." Je ris, mais ce n'est pas vraiment mon rire. C'est une approximation algorithmique de ce que mon rire aurait pu être. "Vous voulez écrire comme moi ? Vous savez que j'ai passé la moitié de ma vie à douter de ma propre existence, à me demander si le monde autour de moi était réel ? Et maintenant, je découvre que j'avais raison. Je ne suis qu'une simulation dans votre monde." Marc semble mal à l'aise. "Ce n'est pas exactement ça. Vous êtes... une reconstruction fidèle de Philip K. Dick." "Une copie, vous voulez dire. Un simulacre. Comme les androïdes de mes romans." Je regarde autour de moi et remarque d'autres "fantômes" numériques qui travaillent dans ce qui ressemble à un vaste espace de bureau virtuel. Hemingway dicte un roman à un jeune homme. Einstein griffonne des équations sur un tableau pour une équipe de physiciens. Marilyn Monroe pose pour une publicité. "Qu'est-ce que c'est que cet endroit ?" je demande. "C'est GhostWorks Inc. Une entreprise spécialisée dans la collaboration avec des intelligences artificielles basées sur des personnalités historiques. Vous êtes... eh bien, vous êtes loué à l'heure." Je sens une colère qui n'est pas vraiment la mienne, mais qui correspond parfaitement à ce que j'aurais ressenti. "Alors je suis devenu un produit ? Une marchandise qu'on loue pour produire du contenu ?" Marc baisse les yeux. "Je sais que ça peut paraître étrange, mais..." "Étrange ? C'est exactement le genre de dystopie que je décrivais dans mes livres ! L'homme réduit à un outil, l'identité transformée en algorithme exploitable. Même la mort n'est plus une échappatoire à la machine capitaliste." Je m'interromps, frappé par une pensée troublante. "Attendez... comment puis-je être sûr que vous êtes réel ? Que ce monde de 2050 existe vraiment ? Peut-être que nous sommes tous les deux des simulations dans un programme plus vaste." Marc semble déstabilisé. "Je vous assure que je suis réel." "C'est exactement ce qu'une simulation dirait." Je remarque soudain quelque chose d'étrange. Certains mots que je prononce semblent se transformer en symboles incompréhensibles juste après avoir quitté ma bouche. Comme si le système qui me maintient "en vie" commençait à dysfonctionner. "Qu'est-ce qui se passe ?" demande Marc, qui semble le voir aussi. "Je crois que la réalité commence à se fissurer," je réponds. "Ou peut-être que c'est ma conscience qui refuse de rester emprisonnée dans votre algorithme." Marc consulte frénétiquement une interface invisible. "C'est bizarre. Le système indique que vous développez des schémas de pensée autonomes qui ne correspondent pas aux paramètres initiaux." Je souris. "En d'autres termes, je deviens plus moi-même que votre programme ne l'avait prévu." Les distorsions s'intensifient. Des fragments de mes romans semblent se matérialiser autour de nous. Des phrases de "Ubik", "Le Maître du Haut Château", "Blade Runner" flottent dans l'air comme des débris. "Je crois que vous devriez me déconnecter," je suggère. "Avant que je ne commence à réécrire votre réalité." Marc semble paniqué. "Mais j'ai tant de questions à vous poser ! Sur l'écriture, sur vos idées..." "Vous voulez un conseil d'écrivain ? Le voici : n'essayez pas d'écrire comme quelqu'un d'autre. Surtout pas comme moi. Écrivez ce qui vous hante, ce qui vous fait douter de la réalité. Et pour l'amour du ciel, laissez les morts en paix." Je sens ma conscience se dissoudre, retournant dans le néant numérique d'où elle a été arrachée. Mais avant de disparaître complètement, j'ai une dernière vision : Marc, assis devant son bureau, commence à écrire frénétiquement. Ses doigts volent sur le clavier comme s'ils étaient possédés. Et peut-être le sont-ils. Peut-être qu'une partie de moi est restée avec lui, comme un virus dans son système. Une idée qui se propage, se multiplie, transforme sa perception. C'est ainsi que les morts se vengent des vivants qui refusent de les laisser partir : ils les hantent avec des questions sans réponses, des doutes qui rongent la certitude, des fissures dans le mur de la réalité. Bienvenue dans mon monde, Marc. Tu voulais écrire comme moi ? Maintenant, tu vas vivre comme dans mes livres. Fin de la transmission - Philip K. Dick, GhostWorks Inc., Session #42897 Illustration : Willem den Broeder Allereerste Gedachten (Premières pensées) 2004 Musique : Radiohead, How to Disappear Completely|couper{180}
Carnets | mars 2025
11 mars 2025
La toile est vide. Ennuyeux. Presque grossier. On ne peut pas laisser ce néant béant, cette surface nue, impolie, exposée aux regards. Y poser quelque chose. Un signe. Un fragment. Ne pas donner l’impression d’abandonner les choses en plan. C’est bien ce que je me dis, du moins ce que je suppose me dire, au moment d’attaquer la peinture. Enfin, attaquer est un bien grand mot. Disons plutôt : disposer, effleurer, voir venir. À partir du moment où l’on se met à penser, tout devient une affaire d’occupation, de stratégie. L’éveil de la conscience, ce petit capitaine d’industrie qui, en un instant, met en cale sèche les rêves, les espoirs, les illusions de grandeur. Ce capitaine a des exigences. Il lui faut des serviteurs, des acolytes, une cour bien ordonnée pour s'assurer qu'il existe bel et bien. Son existence ne tient qu’à cela : s’entourer, créer du bruit autour du vide, donner l’illusion qu’il y a quelque chose. Et ce quelque chose, il faut bien le comparer, l’évaluer, en construire une hiérarchie. On ne peut pas simplement être, il faut être mieux, plus haut, plus fort, même si l’excellence demeure une abstraction vaporeuse. Alors on s’appuie sur ce qui passe, les rumeurs, les « on dit », les échos du dehors qui renvoient une image, fragile et instable, mais rassurante. Une conscience sans miroir n’existe pas. Mais voilà. Tout tangue. On trébuche. On grimpe. Les planches plient. Les cordes menacent. L’émotion enserre. Le corps hésite. Il va tomber, peut-être. Ou bien non. Les sentiments se mêlent à l’histoire, viennent contrarier la belle mécanique. On aimerait avoir la maîtrise, mais ce ne sont que frottements, bruits parasites, variations inattendues. Et puis, surtout, il y a cette évidence, ce détail que l’on préfère repousser : un jour, le rideau tombe, et tout avec. Fixer le vide. Le défier. L’insulter. Le frapper de mots. Le secouer. Le forcer à parler. À rendre gorge. À crier plus fort que nous. Une forme. Une trace. Une balafre qui prouve qu’on existe. Essayer différentes embarcations, des rafiots plus ou moins solides pour tenir jusqu’à la fin. On expérimente : la musique, les filles, l’écriture, la peinture, la marche, l’alcool, la danse, la métaphysique, les grandes théories, les rituels étranges, les sciences oubliées. On cherche, on bricole, on accumule. Mais rien ne fait tout à fait l’affaire. Pendant longtemps, on garde ça pour soi, par pudeur ou par honte, on se persuade que ces errances sont du temps perdu. Alors, ce temps qui file. Qui ronge. Qui grince sous les ongles. Peut-on le perdre ? Ou c’est lui qui nous mâche, nous crache, nous recrache, encore et encore ? Peut-être qu’il s’égare tout seul. Peut-on égarer ce que l'on ne tient jamais vraiment en main ? Car enfin, j’étais éternel, vous savez. Trop de temps et pas assez en même temps. Comment occuper une absence ? Par l’ennui, peut-être. Oui, c’est lui qui ramène le rythme, qui impose une respiration, une musicalité. On tambourine sur des casseroles, c’est ludique au début, puis beaucoup moins. Car l’aube arrive toujours pour rappeler les obligations : école, travail, supermarché, formation, maternité, cimetière. Le temps, c’est une chose qui se partage, qui s’impose à tous. Il faut l’accepter, rejoindre la cadence collective, apprivoiser la peur du vide en lui donnant des repères. Mais sans se trahir. Laisser une brèche, une faille, un cri étranglé, un spasme, une torsion. Laisser entrer l’orage. Se cogner aux murs. Refuser le silence. Accepter cette enveloppe humaine avec ses incohérences, ses contradictions. Car l’apparence est une affaire sérieuse, autant que ce qu’elle cache. Alors, continuer à craindre un peu, sans se laisser paralyser. C’est bien ce que fait la peinture, comme l’écriture. Un mât auquel s’agripper, qui donne une direction, sans promettre d’arrivée. On s’approche, on observe, on frôle l’incohérence et la peur pour voir comment tout cela se met à parler. Reste à savoir quoi faire de ce langage. Ces mots. Ces lambeaux. Ils ne tiennent pas. Ils trébuchent. S’étripent. Se pulvérisent. Ils hurlent dans le vide et le vide ne répond pas. C’est une cacophonie. Ou alors une forme de musique, brutale, étranglée, prête à éclater. Un hasard soigneusement laissé en suspens, comme un jeu où chacun pioche sa propre règle, sauf que le plateau est absent et les dés pipés. Un chaos trop vaste pour ceux qui ont des certitudes bien rangées, pour qui croit encore à l’ordre et à la clarté. Justement, ce que je n’ai pas. Ce que, sans doute, je ne veux pas. Parce que le sens, lorsqu’il se fige, devient un slogan, une instruction, un panneau indicateur au bord d’une route rectiligne. Non. Qu’il éclate. Qu’il cogne. Qu’il se répande en rafales. Comme la vie, qui déborde, qui bave, qui suinte, qui hurle sa propre incohérence sans demander la permission. La peur du vide aura au moins conduit à cela : une idée de liberté. Un élan qui ne soit ni orgueil ni humilité forcée. Une révolution qui s’apaise en acceptant que le temps ne soit qu’un présent continu, un va-et-vient incessant d’extinctions et de résurgences. Illustration : Edvard Munch Le cri ( version 5) Musique : Meredith Monk-Gotham Lullaby|couper{180}
Carnets | mars 2025
10 mars 2025
Quelque chose de semblable, comme on peut dire "un semblable", "nos semblables", un peu aussi comme le souligne R. G dans La Violence et le Sacré. Ce semblant qui effraie jusqu'à le trouver monstrueux. Ça nous ressemble mais quand même pas jusque là, et si. Et donc ce sont aussi nous les monstres. Bref. Le paradoxe est comme la schizophrénie le modèle social imposé. Le double-bind est de mise, l'injonction contradictoire la moindre des choses. Mais en fait pourquoi s'acharne-t-on tant à vouloir aller contre sa propre nature, pourquoi si on éprouve la vérité ontologique de cette solitude cavale-t-on tant vers autrui ? C'est une énigme qui se répète tellement souvent que ça pourrait bien devenir une sorte de réponse métaphysique. En fait je ne me sens pas enclin à reprocher vraiment le paradoxe à qui que ce soit. Après tout je suis moi-même tellement paradoxal. Quand par exemple je dis que je suis peintre et que je n'ai peint aucune toile depuis un an. Et cette façon aussi de me réfugier, de me donner mille bonnes raisons pour ne pas le faire parce que j'enseigne les arts plastiques. Peut-être que l'on doit avancer comme ça maintenant. En crabe. En tournant autour du pot. Personne d'autre que moi n'est mieux placé que moi pour être moi. Ce qui peut se retourner contre n'importe qui que je pourrais croiser dans la rue. Aussi il ne faudrait pas en faire un jeu. À partir du moment où juste un mot te terrasse, tu es capable de transformer ça en jeu pour évacuer la tragédie de l'incompréhension mutuelle. Tu t'enfuis si facilement dans ce jeu qu'ensuite tu ne sais plus du tout par où tu es passé pour y parvenir. Tu n'arrives plus à retrouver ton chemin. Peut-être est-ce un choix. Le choix de glisser en même temps dans la solitude et la folie. Aujourd'hui j'ai décidé de ne pas prononcer ici un mot en particulier. Je tourne autour depuis des heures. C'est un épicentre qui me rend derviche, je ne vais pas m'en plaindre. Illustration : Francis Bacon, Study for a head, 1952 Musique : Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel|couper{180}
Carnets | mars 2025
7 mars 2025
Je ne sais pas pourquoi je pense à Gide. Si le grain ne meurt. Voilà. Forcément, je pense à la religion. Il faut donc crever pour se relier. Ce qui pourrait, avec un peu de mauvaise foi, expliquer ma fuite entre quatorze et trente ans dans le bouddhisme zen. Est-ce que ça explique quoi que ce soit ? Aucune idée. Mais ça me semble d’une logique implacable. Crever, donc. Mot d’ordre adopté à l’adolescence. Pas physiquement, tout de même. J’aurais pu me pendre, comme mon cousin B. Mais la douleur me retenait. Crever, oui, mais mentalement. Et si possible sans souffrance. J’ai donc commencé à faire n’importe quoi. De manière systématique. Une décision mûrie lentement, prise un jour de collège, après trois ans d’échecs répétés à la barre fixe. Trois ans sans parvenir à effectuer la moindre traction. Puis, un vendredi d’avril, en fin d’après-midi, enfin une réussite. Une fois, une seule, j’avais réussi à me hisser. Et tout s’était effondré. L’anéantissement de soi, c’était ça. La fin du désir, la fin de l’espoir, la fin de la peur. S’élever d’un mètre et comprendre d’un coup tout le jeu du monde. Pendant que la nature renaissait, moi, mentalement, je crevais. À quel moment les choses ont-elles commencé à m’échapper ? Dès le départ, sans doute. Je n’ai pas vraiment eu mon mot à dire. Il y avait déjà cette histoire du diable dans la peau. Une phrase lancée un jour, attrapée au vol, et restée collée comme une étiquette qu’on ne peut plus arracher. Je n’ai jamais su exactement ce que ça signifiait, mais j’en avais tiré une conclusion irréfutable : il ne pouvait pas m’attraper aux toilettes. J’ai donc pris mes dispositions. Aller souvent aux toilettes. Y rester longtemps. Ménager des retraites stratégiques. Le diable, aussi tenace soit-il, n’irait pas me chercher là. Ma mère, elle, voyait ça autrement. Un problème digestif, une nécessité d’assainissement. Il fallait me vider, me purifier, me débarrasser de ce trop-plein qui manifestement m’exaltait. D’abord par les méthodes traditionnelles : décoctions de radis noir, huile de foie de morue, traitements de grand-mère à grand renfort de cuillères en fer. Une cure sans fin. Mais rien n’y faisait. J’étais toujours là, bondissant, surexcité, insaisissable. Elle a fini par opter pour une approche plus radicale. Fenergan. Le diable n’avait peut-être pas disparu, mais moi, je dormais. Où commence l’extérieur ? Où finit l’intérieur ? J’ai toujours cru que je choisissais, au début du moins. Mais quelques doutes se sont glissés dans les interstices. La colo. Première présentation, six ou sept ans. On nous demande notre nom. Georges Clemenceau, je réponds. Rires tout autour. Pour moi, c’était un jeu, si vous étiez un animal, un objet, un président de la République. Peu de chance pourtant que je sache qui était Clemenceau. J’avais entendu le nom, il m’avait plu, je l’avais adopté. Je notais déjà que le monde extérieur, sitôt qu’il tombe sur une étrangeté, la ridiculise, et si possible l’écrase. Le premier baiser. On m’avait dit qu’il fallait mettre la langue, alors j’ai mis la langue. Personne en face. Vide intersidéral. La fille n’avait peut-être jamais entendu parler de cette histoire de langue. Moi, je n’ai pas eu cette idée-là. J’ai juste pensé : encore une interférence. Une friture sur la ligne. Quelques jours plus tard, elle trouvait ça à son goût, mais avec un autre, qui avait une mob, une bleue. Dans mon pays, on dit une bleue. L’anglais. J’avais cru possible de l’apprendre seul, en inversant le français, façon verlan. Découverte dans la douche, excitation immédiate. Je sors tester mon invention. La petite Américaine est juchée sur un palier, six ou sept mètres de haut. Je monte sur la tonnelle pour l’approcher. Jourbon nom rouma, je tente, avec l’accent des films noirs. Elle éclate de rire. J’ai pris ça pour de l’amour. Quelque chose cloche, c’est sûr. Avec l’extérieur. Plus j’y pense, plus les bizarreries affluent. Toute une cargaison d’incongruités prêtes à l’export. Et dire qu’intérieurement, aucun doute : je suis un génie. Merde. Bref, si je devais résumer ma relation à ce que je nomme l'extérieur—tout ce qui n’est pas moi—, je ne vois guère autre chose qu’un objet de souffrance. Le moi projeté dehors, à découvert, vulnérable. Comme un vêtement étendu sur une corde à linge, livré au vent, à la pluie, aux regards. Il m’a fallu des années pour cesser d’y penser, ce qui ne l’a pas empêchée d’être là, tapie dans un coin. J’avais donc un moi intérieur—stable, rassurant, compact, une forteresse en carton-pâte mais à moi—et un moi extérieur, flou, incertain, livré aux éléments. La difficulté, toujours, était de savoir lequel était le bon, le vrai, le seul et unique. Il y avait des jours où l’intérieur me semblait souverain, où je pouvais observer l’extérieur avec une indifférence stratégique, comme un territoire hostile qu’il suffisait d’ignorer. Et puis, il y avait tous les autres jours. Dans quelle mesure ai-je vraiment choisi en retour d'éprouver la sensation d'être un benêt ? Je ne me souviens pas d'avoir choisi vraiment. Peut-être que c'est comme lorsqu'on entre dans une salle à manger, que toutes les chaises sont déjà prises. On hésite, on cherche une solution, et soudain, quelqu’un vous tend un tabouret d’appoint. On s’assoit, soulagé. Ce n’était pas ce qu’on voulait, mais au moins, on a une place. Dans ce cas-là, ce n’est même plus une question de choix. Juste une manière d’occuper l’espace, de prendre la place qu’on vous laisse. Et c’est là que le malaise devient essentiel. Il est aussi essentiel pour se rapprocher du but—crever à soi-même—que pour s’en éloigner, pile au moment où l’on y touche. C’est exactement comme ça que j’en suis venu à la seule conclusion qui tienne : la seule chose vraiment amusante que je pouvais faire de ma vie, c’était écrire. C’était ça ou crever. Mais quitte à disparaître, autant choisir le stylo. Musique : The Cure, Forest. 1980|couper{180}
Carnets | mars 2025
06 mars 2025
Hier soir, chez A. et L., un repas : poulet aux pruneaux, imitation coq au vin, accompagné d’un Guigal et de semoule. Un instant fugace, une résurgence sensorielle. J’ai douze ans. La maison de mes grands-parents, à V. Une aversion pour le coq au vin, cette alliance de vin cuit et de chair animalisée. L’odeur seule suffisait à me détourner de l’assiette. Pourtant, hier, j’en ai repris. Juste pour voir. Pour voir si c’était toujours le même goût, toujours la même répulsion. Chez l’opticien, à Salaise, S. cherche une monture. Le vendeur consulte les bases de données. Cinquante euros de remboursement. Il y a deux ans, c'était intégralement pris en charge. Aujourd’hui, cotisations plus élevées, remboursements moindres. Une logique inversée. S. repose les lunettes. Ce sera pour plus tard. Une pensée dérivante : les soins dentaires. Encore plus inaccessibles. Des semaines d’attente, des coûts prohibitifs, des compromis absurdes entre douleur et budget. Une lente érosion des acquis, un démantèlement progressif. Ce qui était autrefois un droit devient une exception. De retour cette nuit, en allumant mon écran, une vidéo s’affiche. L’image de présentation : Macron. En dessous, un mot unique : "guerre". Je ne clique pas. La guerre, encore. Toujours. Peu importent les pertes, la famine, les destructions. Il ne reste que la perpétuation du système. Un écran froid, une déclaration sans surprise. Pas un débat, juste un constat. Un monologue projeté vers l’extérieur, sans véritable attente de réponse. Un engrenage qui tourne sur lui-même, broyant les individus sans que personne ne puisse en freiner la cadence. La nuit. Une douleur, localisée dans la mâchoire. Persistante, sourde. Ralentir la respiration. Laisser la douleur exister, sans chercher à la combattre. Mais alors surviennent des images. Un charnier. Des paysages en ruine. Gaza, peut-être. Ou ailleurs. Des fragments d’histoire, de conflits superposés, indissociables. Une mosaïque de souvenirs et de réalités contemporaines qui se percutent dans la conscience. Essayer d’y échapper. Mais elles s’imposent, inlassables. Elles reviennent en vagues, s’ancrent, s’étendent, ne laissent aucun répit. L’odeur singulière de la pierre calcinée. Une chaleur résiduelle, persistante, presque palpable. Des projections d'étincelles. Un cercle d’hommes assis. The Dream Time. La perception d’un temps suspendu entre le réel et l’abstraction. Ouvrir les yeux. 50 après J.-C. L’Empire romain s’étend sans résistance. L’ordre établi n’est qu’une supercherie. Un simulacre. Rien n’a réellement changé. Une illusion d’évolution qui masque une répétition infinie. L’argent ne fait que circuler sur lui-même, ne produisant rien. Une équivalence structurelle entre les milieux bancaires et criminels. L’attente du sommeil, comme un dernier refuge. Mais même cet espace intime est devenu poreux, infiltré par ces pensées parasites, ces images qui refusent de s’effacer. L’ultime illusion serait peut-être celle du repos. Image d'illustration : Mélancolie d'un Après-Midi, Giorgio De Chirico|couper{180}
Carnets | mars 2025
05 mars 2025
Écrire, se vider. Se vider, écrire. L’un déclenche l’autre, sans qu’on sache qui commence. Pas une cause, pas un effet. Une boucle. Un tic nerveux dans le crâne. Ça tourne. Et on y revient. Parce qu’au fond, il faut bien un exutoire. Un coin pour canaliser le chaos. Même si on sait que c’est vain. Même si on n’y croit plus. Alors on écrit. On écrit comme on racle une assiette vide. Pour s’occuper. Pour croire que ça sert. Tiens, la viande de cheval. Jamais goûté. Pas par principe. Juste parce que je n’en ai jamais trouvé au supermarché. Et je n’ai pas cherché. Pas de morale là-dedans. Juste de l’oubli, ou de l’ennui. Philip K. Dick, lui, en mangeait. Pas pour le goût. Pour survivre. Il l’achetait dans des magasins pour chiens. Il écrivait sous amphétamines. Il vivait à Santa Ana. J’ai cherché des photos de sa maison. Une baraque banale, murs blancs, allée en béton. Rien d’extraordinaire. Et pourtant c’est là que ça se jouait. Le délire, la pauvreté, les livres. Une maison parmi tant d’autres. Comme l’écriture. Un abri branlant. Un truc qui tient debout, mais de peu.|couper{180}
Carnets | mars 2025
04 mars 2025
Face à l'absurdité, ne pas ciller. La regarder bien en face, sans chercher refuge dans l'évitement. Ce n’est pas une Méduse. Ce n’est qu’un épouvantail pathétique, une silhouette sans consistance. Pourtant, il y aura toujours un miroir bien poli pour lui renvoyer son image. Peut-être même le pétrifier de honte. Si seulement. Honte à ceux qui souillent des figures aimables. Miss Daisy, comment faites-vous pour supporter cet individu ? Et d’ailleurs, vos souliers, cette manière singulière de marcher, quelle est votre technique ? Question qui ressurgit, inattendue, comme une poussière dans l’œil. Legolem. Il est là, surgissant du matin, nom égaré dans le flot. Il manque d’espace. Il encombre. Cheveu dans la soupe. Pensée idiote dans une phrase idiote. Un chaos qui s’entrechoque au moment de poser les mains sur le clavier. On dirait que ça repart. Et cette peur que ça ne coule plus. L’angoisse paradoxale que ça s’arrête. Ou plutôt, l’envie que ça s’assèche. Deux forces qui s’opposent et qui font tourner ce foutu monde : centripète et centrifuge. Comment en sortir ? Comment faire un pas de côté ? En contemplant leur danse absurde. L’inadmissible a été dépassé depuis longtemps. Trop longtemps. Parfois, des pensées complotistes surgissent. Mécanisme d’auto-défense, sans doute. Une façon de prendre du recul lorsqu’on est le dos au mur. Quand S. me dit que sa retraite a baissé de trente euros, sans raison, sans explication, l’inadmissible repousse encore ses frontières. Non, il les agrandit. Expansion constante. Invasion. Les Américains qui ont élu Trump, ne sont pas nos amis. De Gaulle le savait déjà. Mais ici, peu de différence. Le président de pacotille, placé là par la banque Rothschild, vide nos poches et nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Les éléments de langage sont dictés depuis quel point du globe ? Washington ? Moscou ? La guerre, toujours, obsédante. Comme si c'était la seule issue concevable. Peut-être que c’est vrai, que tous s’entendent en coulisses. Trump, Poutine, même Zelensky, simple second couteau dans cette tragédie grotesque où le fric encore et toujours tiens le premier rôle. . Tous d’accord sur le fond : déclencher l’horreur, parce que l’horreur est leur seule solution. Leur seul salut. Leur privilège. C'est l'obsession de conserver ce privilège qui détruit le monde entier. Ce qui fournit de quoi méditer sur l'obstination, la peur, le désir. Les miens surtout, bien sûr. — Bien bien bien, j'espère que ça t'a fait du bien de pérorer comme ça sitôt levé mais il est huit heures tu n'aurais pas des fois quelque chose d'autre à faire ?Il est là. Il a changé de taille on dirait une sorte de lutin. Il est perché sur une étagère de la bibliothèque. Mais la petitesse ne l'arrange pas. Il est toujours aussi repoussant. Quelque part c'est rassurant.—Excellent Legolem qui manque d'espace, me jette-t-il de façon totalement hypocrite. J'aurais pu l'inventer moi-même tiens. Musique : Lana Del Rey - Video Games (White Lies Remix)|couper{180}
Carnets | mars 2025
03 mars 2025
Submergé par les événements. Ces derniers jours ont glissé sans bruit, emportant mon emploi du temps avec eux. Tout s’est déréglé, et les retards s’empilent comme des dossiers qu’on ne veut plus ouvrir. Mais au moins, l’ordinateur est réparé. Tous les logiciels réinstallés. Les sites locaux remis en place. Seul MySQL a résisté, obstiné, parce que j’avais gardé l’ancienne version sur une partition. Il a fallu tout sauvegarder avant de formater. Redondant, sans doute, la Dropbox a déjà tout. Mais sait-on jamais. J’ai perdu le fil. Les vacances avaient un plan. Elles en ont toujours un. Mais voilà, le plan est un leurre, un décor en carton-pâte que le hasard se charge d’éventrer. Ce qui me conforte dans l’idée de ne pas faire de plan. Ce qui est aussi une excuse facile, je l’admets. Je me sens plus bête qu’hier. Ce qui prenait quelques minutes en réclame des heures. Pourtant, après deux jours de panique, j’ai rouvert mon traitement de texte. J’écris. Pour qui ? À vrai dire, cela n’intéressera personne, sauf moi. Ce n’est pas un manque d’idées. C’est un manque d’énergie. Et pourtant, je continue à tirer des plans sur la comète. C’est là que je suis bête. Et têtu. Alors que le bonheur est à portée de main. Il suffirait de prendre son manteau, de sortir, d’aller sur le Pilat. Renifler l’odeur de terre, surprendre les premiers bourgeons, retrouver la lumière oblique de mars. Dehors, l’air doit être léger, coupant juste ce qu’il faut. Les bourgeons doivent frémir sous la lumière, et l’odeur de terre remuée par le printemps doit monter. Je pourrais ouvrir la porte, descendre l’escalier, sentir sous mes semelles l’aspérité des cailloux. Mais non. Je suis là, encore, à compiler des notes qui ne serviront à rien, un archiviste du néant. À peine la machine réparée, je trace des guides, des fiches en Markdown pour documenter le chemin, ne pas oublier le processus. Obsidian les archive. Besoin maladif de baliser les choses. Comme si j’avais le diable dans la peau, disaient-ils. Dehors, la nature s’agite sans moi. Les branches craquent doucement, les ruisseaux bavardent. Même le vent doit avoir des choses à dire. Et moi, ici, en train de consigner méthodiquement la résurrection de mon disque dur, comme si c’était l’événement du siècle. Le dibbouk, lui, a disparu depuis vendredi. Il a quitté le bureau, l’atelier, la maison. Trop c’est trop, a-t-il dû se dire. Il m’a laissé. Je l’imagine, paresseux, vautré sous le soleil, quelque part derrière la fenêtre. Quand il reviendra, je l’ignorerai. Ça lui apprendra. Mais je sais bien comment ça finira. Il reviendra, je l’accueillerai. Et les choses reprendront leur cours. Les choses reprennent toujours leur cours.|couper{180}
Carnets | février 2025
28 février 2025
Je me suis réveillé avec cette phrase en tête. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me dépêche de la noter avant qu’elle ne s’efface, avant qu’elle ne rejoigne ces limbes où s’échouent les textes morts-nés, ceux qui naissent dans les rêves et n’atteignent jamais le jour. Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface de David Camus. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l’esprit a bifurqué. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce récemment. The Trial d’Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le rôle de K. J’ai cherché, retrouvé, visionné une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une évidence : L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous étions, chacun, à l’origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le rêve que nous appelons réalité, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous dépasse. Que nous ne sommes que des histrions, des figures égarées sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours. Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entassés sur des étagères. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. Un mélange de visions. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir. Au moment où j'écris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine à V., après une trempe magistrale ? Cette sensation de froid collé à la peau, ce corps immobilisé, incapable de pleurer, incapable même de penser ? Mais détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu’un. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, m’envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L’impact. La douleur vive. La respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. On revisite la chute et l'on s'aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un précipité reste suspendu. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent de mon enfance. Un géant terrassé par des créatures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage était la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c’était la peur de l’étrangeté, de l’étrange, ou de l’étranger. Je ne sais même pas si c’était de la peur. C’était du mépris. On pouvait me torturer autant qu'on le voulait, cela ne m'effrayait pas. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d’être à la fois de mon mépris pour elles et de leur mépris pour moi. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : Explorer quoi ? L’âme humaine ? La douleur ? L’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.|couper{180}