Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | mai 2025
04 mai 2025
Rien écrit depuis deux jours. Littéralement avalé par le code. Puis ce message étrange, signé D. M’était-il adressé ? Rien n’est moins sûr. Il disait qu’il allait renoncer, que ça finirait en juin. J’ai pensé à L’Âge de cristal, ce vieux film, ou une série — où l’on disparaît à trente ans pour ne pas peser sur la communauté. Pour renvoyer cette image : celle d’une jeunesse perpétuelle, sans faille. Tout ce qu’on a pensé un jour, dans un roman de science-fiction ou dans la banalité du quotidien, finit par advenir. Peut-être pas vraiment : juste à l’état de possibilité. Dans un repli de ce que nous appelons, pour nous rassurer, le réel. De mon côté, la trouille de devenir "marteau", comme dans la chanson. Et cette certitude, en me réveillant ce matin, revenue une fois de plus : celle d’être exactement à la lisière — entre l’idiotie la plus crasse et le génie. Une frontière. Une ligne de crête qui revient chaque nuit, peu avant l’aube. Un combat intérieur, renouvelé, dans un décor de cirque romain. Je ne sais plus si je suis gladiateur, lion, ou simple spectateur sur les gradins. Mais le pouce, toujours, descend. Et puis la sensation : une dévoration ou une trempe, l’une ou l’autre, toutes deux sauvages. Et le pire, c’est que m’en souvenir me plaît presque. Castaneda dit qu’en récapitulant on peut rejoindre le point, le nœud, où l’énergie de vivre s’est figée. Je n’ai jamais douté que cette phrase dise vrai. Elle est peut-être, à elle seule, à l’origine de ce journal. Suis-je parvenu à récupérer cette énergie ? À retrouver le désir ? Je ne crois pas. Peut-être que je ne l’ai jamais compris, ce désir. Qu’il est resté bloqué, lui aussi, dans une version basse, dégénérée, de l’obstination. Récapituler, maintenant je le comprends, c’est écrire. C’est saisir une trace, un écho d’une souffrance traversée. Et craindre son retour. Ou bien désirer son retour. Car à terme, rien ne semble plus vrai, plus réel, que cette souffrance. C’est elle le critère. La carotte et le bâton à la fois. Écriture, récapitulation — peu importe le mot. On espère une délivrance, mais ce qui vient, c’est une fatigue. Une usure. L’inverse de la joie, de l’enthousiasme espéré. Ce qui reste, c’est une séparation acceptée, un isolement choisi. Mais la récapitulation, chez moi, est une forme dégradée. Une caricature. Une rumination. Peut-être parce que l’acte — ce que j’appelle l’acte — n’est qu’un prétexte. Et qu’il exige un genre de courage dont je ne dispose pas. L’amour me manque. Je reviens toujours à ce constat, chaque jour un peu plus net. Et ce manque est devenu un trou noir. Il attire tout ce qui passe dans sa périphérie. Et pourtant, m’offrirait-on tout l’amour du monde que je ne saurais quoi en faire. Je le trouverais insupportable, probablement. Plus jeune, j’avais peut-être l’intuition de ce manque ontologique. Je tentais de le compenser par une générosité excessive, factice. Une posture qui me dégoûtait, mais que je ne cessais de rejouer. Comme pour la pousser à bout, à l’absurde. Cela explique les replis soudains, les abandons, les fuites. La honte, surtout : celle d’avoir joué un rôle douteux face à des personnes simples, naïves peut-être, mais capables d’aimer réellement. Des gens qui n’avaient pas envie de chercher midi à quatorze heures. C'est ainsi que se construit cette incapacité, en la confrontant sans cesse à la capacité des autres. Que cette dernière soit avérée ou non importe peu. D’où cette culpabilité ensuite. Une forme de trahison sacrée. Comme si j’avais transgressé un tabou. Ne pas croire au ciment de l’espèce : l’amour. Et puis, hier, cette image. Dans la cour. S. avait acheté une nouvelle plante grimpante pour combler l’espace entre deux jasmins. De petites fleurs bordeaux, minuscules vasques. L’orifice sombre, entouré de dentelures comme celles d’un tournesol. Je fixais une de ces fleurs et elle grandissait. Grossissait. Elle devenait gigantesque. J’y voyais mon propre trou noir, là, matérialisé sous forme végétale. Je n’éprouvais rien. Ni amour, ni attendrissement. Juste une observation clinique : une chose, probablement moi, allait être absorbée par cette plante. Et ce n’était pas plus grave que d’aller faire les courses après en avoir écrit la liste.|couper{180}
Carnets | mai 2025
1 er mai 2025
Lancement de la version trois du site. En ligne, donc. Pas tout à fait au point mais, à ce stade, la quête de la perfection relevait plus de la divagation technique que de la finalité concrète. Après des heures à traquer le pixel voyou, j’ai dit stop. J’ai transféré les fichiers, comme on quitte une pièce en éteignant la lumière sans se retourner. Le principe, désormais : organiser la navigation selon des thématiques. Tenter d’extraire une forme – pas forcément élégante mais lisible – de ce foutoir textuel. Il reste deux mille articles à trier, réécrire, relustrer. À force de PHP, de scripts Python et d’intelligence dite artificielle, on finit par confondre l’outil avec l’intention. La vraie question, toujours : qu’est-ce que tout cela signifie ? Je bosse, donc, ce qui tombe assez bien : les vacances m’ennuient. Viscéralement. Le concept de détente m’inspire un dégoût instinctif. L’idée même de me la couler douce me hérisse. Ce que, d’après mon expérience restreinte mais significative, les femmes saisissent mal. Il faut se la couler douce, d’accord, mais tout en organisant des projets absurdes : Madrid, Valence, je ne sais plus quoi – des musées, des lieux « à voir ». Rien qu’y penser me gratte. Sur place, je trouve ça généralement passable. Pas de quoi grimper au plafond non plus. J’ai développé une forme d’indifférence aux voyages. J’y vais à reculons, rechignant un peu, puis je m’emmure dans un mutisme où mes seules expressions sont des borborygmes à peine articulés. Je ne parle plus. Et si on y regarde bien, la plupart des discussions sont des monologues alternés. Je préfère faire le mien ici. Donc voilà mai. Le temps file. Je crois que je ne suis pas encore tout à fait remis de Bilbao en août dernier qu’on projette déjà Avignon en juillet, l’Espagne en août. Rien qu’à l’évoquer, j’en suis las. Illustration Duo 2 huile sur toile 100x80 avril 2025 P.B|couper{180}
Carnets | avril 2025
30 avril 2025
Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouillées, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n’ai ni cette patience, ni cette foi-là. Mais parfois, l’idée me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire à une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je numérote, je cherche à enfermer le monde dans des tiroirs bien rangés. Puis vient l’écoeurement. L’idée reste là, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l’église d’un hameau déserté. Ces jours derniers, une nuée de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l'ordre : elles étaient étranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-là, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je prétends écrire. Cent soixante-dix pages de texte serré, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans cloître, sans Dieu. J’y passai des heures à extraire les phrases, à guetter le point final comme une délivrance. Je rêvais — oui, littéralement — qu’une forme naîtrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-être. Mais rien. Sinon l’illusion fugace d’avoir domestiqué un peu de vide. Le soir, j’ouvris Tagebücher 1910–1923. Kafka. L’Allemand m’échappa comme l’eau d’une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant à voix haute, en trébuchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une idée, comme une flèche douce, me traversa : lire Kafka au micro, en français. Faire podcast, oui, avec la voix d’un autre. Celle d’Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un rêve. Et puis : les droits d’auteur. Kafka, rien à dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c’est toute une vie pour quelqu’un comme moi, quelqu’un sans suite. Alors j’ai fui sur le site de Gutenberg. J’y ai trouvé Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J’ai balbutié Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison funèbre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? À ma façon. En français dépouillé, ravalé. Des phrases pâles comme des os blanchis. Exemple : Écrire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar é preciso, viver não é preciso. Alors j’imaginai deux voix disant la même chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une stéréo de l’obsession. Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j’avais touché une amulette trop ancienne. J’y vis, d’un coup, tout : le ridicule, l’inutile, l’amour absent — surtout lui. L’amour qui m’aurait donné la constance. L’amour qui me manque pour mener quoi que ce soit à terme. Il me vint que je pourrais, à défaut de toute autre collection, faire celle de mes défaites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire. Enfin, je pensai à ce tableau qu’on m’a commandé. Je revis la scène, très lente, très claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j’aurais dû dire non, je le savais, je le savais déjà. Le oui est sorti comme on trébuche. Il ne fut pas prononcé. Il fut, tout simplement.|couper{180}
Carnets | avril 2025
16 avril 2025
Grand pas en avant. J’ai créé une rubrique Import pour les articles écrits dans WordPress (1850). La difficulté, désormais, consiste à les dispatcher par année et par mois dans la rubrique Carnets, dans un premier temps. Puis, à faire le tri entre les fictions, les lectures. Pour l’instant, je fais cela sur les bases locales. Mais un petit casse-tête s’annonce : il faudra changer les ID des rubriques, qui diffèrent entre la base distante (OVH) et la base locale. La solution serait peut-être de repartir une fois de plus de zéro : sauvegarder la base distante, l’injecter dans la base locale après avoir supprimé celle-ci, et ainsi retrouver une correspondance des ID de rubriques entre les deux sites. Pour me détendre un peu, j’ai créé une collection de textes réunis sous le mot-clé Essai sur la fatigue, en hommage à Peter Handke. J’ai également amorcé un index thématique : Identité, Temps, Mémoire. C’est encore très succinct : quarante-six entrées. Un site, c’est un texte en mouvement perpétuel. Il faudrait ne pas craindre, une fois un article publié, d’y revenir, de le relire, de le modifier si nécessaire. Peut-être même laisser au visiteur curieux la possibilité d’en consulter les différentes versions. Je sais que SPIP le permet ; j’ai vu cela, je crois, sur le site de Guillaume Vissac. Je réfléchis aussi à la cadence de publication par rubrique. En ce moment, la rubrique Carnets attire peu de monde — ce qui est normal, puisque j’y prends de simples notes, parfois ésotériques. Un travail au jour le jour. Ce que ça change, ensuite, de réunir ces textes par thème ou par mot-clé, de les reprendre, les étoffer, ou au contraire de les relier à d’autres, écrits à un autre moment. Une impression de cohérence, de continuité, alors qu’en les lisant au fil des jours, on a parfois l’impression d’un désordre ou d’un enchaînement obsessionnel. Hier, j’ai renoncé à emmener les enfants au cinéma. L’idée qu’ils consomment un film comme un morceau de gâteau, un jeu vidéo, n’importe quelle sortie, m’a flanqué un dégoût irrépressible. Ce jeu qui dure depuis des générations — vouloir faire plaisir, ou pire, gâter les enfants — me sort par les yeux. Ajoute à cela leur exigence, leur insistance à ce que l’on respecte les paroles dites — à peine des promesses — et leurs trépignements quand les choses ne se passent pas « comme c’était prévu »… Il me semble que je force un peu la dose exprès. Quitte à passer pour un vieux con. Tant pis. Peut-être me suis-je aussi souvenu de cette solitude dans laquelle je me retrouvais enfin lorsque les adultes se pliaient en quatre pour « me faire plaisir ». Je n’ai jamais été certain que ça vienne d’un si bon sentiment, malgré les apparences. C’était peut-être à eux-mêmes qu’ils s’adressaient, à une partie d’eux différée ou projetée sur moi, à qui ils offraient une sorte de revanche ou de rétribution. Et puis il y avait aussi ce désir qu’on se souvienne d’eux comme de vieilles personnes « gentilles, généreuses, aimantes ». Que de salamalecs. Avec le temps, ma préférence est allée peu à peu vers ceux qui ne donnaient rien. Qui s’en empêchaient — par pingrerie, peut-être, ou par pudeur. Mais dans mon souvenir, ils sont embellis par l’absence de remerciements à fournir, d’affects hypocrites à afficher en public. Tous ces efforts épargnés : avec le recul, ce fut sans doute leur plus beau cadeau.|couper{180}
Carnets | avril 2025
12 avril 2025
Si j'écris : elle faisait partie de ces rêves dans lesquels on croit que l'on peut encore se sauver, s'enfuir mais dont on s'aperçoit avec stupéfaction, colère, désespoir qu'on n'avance pas est-ce que c'est une phrase qui tient debout. Ou faut-il que je lui mette des contreforts de tous les côtés. Tout la question est là. Elle faisait partie de ces rêves où l’on croit, encore, pouvoir se sauver — s’enfuir — mais dont on s’aperçoit, avec stupéfaction, colère, désespoir, qu’on n’avance pas. c'est donc le verbe s'enfuir entouré de tirets qui produit ce petit quelque chose. Non. Ce que je veux dire n'est pas encore tout à fait ça. Ce que je veux dire plutôt c'est qu'elle était d'une telle profondeur de mollesse—je ne suis pas certain à cet instant de ne pas sortir le mot guimauve d'un chapeau—qu'elle m'étouffait, et le pire c'est que cet étouffement me plaisait. Insidieusement, j'espèrais certainement avoir trouvé le meilleur moyen d'en finir, dans l'asphyxie. Peu à peu les neurones s'avachissaient, mes synapses se vautraient, mon cerveau entier se transformait en pâté de tête. Etais-je seulement heureux comme on se doit l'être. C'est cette question qui me sauva. L'ultime question. Au moment quasi fatal, une lueur d'inquiétude traversa le vide sidéral de mon esprit mollasson, les choses se remirent à ronronner, puis à vrombir, et me munissant d'un couteau à trancher le pain je tranchais dans le vif du sujet. La laissant derrière moi, pantelante, sanguinolente, j'enclenchais la seconde, et la 4L s'élança. Pas loin, je n'avais plus de carburant, mais c'était suffisant. Je m'étais mis sur orbite. Je n'avais plus qu'à espérer dans les lois centripètes et centrifuges, au Loto, au tiercé et retrouver un petit boulot à la chaine. ça ne se fait pas On ne doit pas dire de mal ainsi, surtout des femmes. vous devriez le savoir que ce mode est caduque. Je restais indécis quelques minutes, puis quelques heures, enfin pour finir je me terrais durant des années dans l'indécision. Fallait-il ou non le dire ? J'hésitais j'hésitais j'hésitais. Mais enfin me dis-je s'il n'est question que d'égalité, de parité, ça vaut peut-être le coup de le dire enfin une bonne fois pour toutes. Car mâle ou femelle l'être humain est tout autant desespérant et qu'au bout d'un certain nombre d'années le trompe couillon n'agit plus, pas plus que l'entourloupe, les lois, l'autorité en général, la superbe, les montres Rollex, les villa Mon Q, le goncourt, la cerise sur le gateau, le nappé du millefeuille. il y a un petit côté j'ai tout lu j'en peux plus que je cacherais pas, que je ne cacherai plus. Est-ce que je crois à tout ce que j’écris ? Pas sûr. Beaucoup moins qu’à une certaine époque. Mais j’y crois — pleinement — le temps que ça s’écrit. Et c’est ça, l’étonnant. Chaque phrase est un bond : petit, vacillant, mais bond quand même. Puis ça passe. Et je n’en fais plus une maladie. On pourrait dire que j’ai acquis une forme de robustesse. Une endurance. Pas à la douleur — au doute.|couper{180}
Carnets | avril 2025
10 et 11 avril 2025
Tous pensent pareil, c’est entendu. Une sorte de camisole mentale, un établissement pénitentiaire sans horaires de promenade, où les pensées individuelles finissent toujours par épouser les contours de celles des autres. Et réciproquement. On ne s’en évade pas. On imagine s’en évader, c’est tout. Il y a bien ce moment, fugitif, d’élan — on s’est hissé tout en haut, les mains agrippées au rebord, le souffle court, prêt à basculer de l’autre côté. Et puis non : c’est encore la prison, en plus vaste peut-être, mais du même genre. Le service de l’évasion, voyez-vous, fait partie intégrante de l’administration carcérale. À partir de là, que dire qui ne ressemble pas à une vieille soupe de phoque tiédie pour seniors édentés ? Rien de bien neuf. Une sensation de déjà-lu m’a pris à la gorge en parcourant quelques articles d’EAN. Ce n’était pas leur faute. Jamais. Le problème, c’est moi. Mon ennui. Ma vacance. Si au moins je pouvais m’atteler à quelque chose de solide, quelque chose qui tiendrait plus de quarante-huit heures. Mais non. L’enthousiasme se dissipe et c’est là qu’elle revient, cette lucidité carnassière, fausse amie des soirs d’abandon, installée dans un coin de la pièce comme une concierge narquoise. Elle me regarde de travers. On dirait mon père. Ça boum ? Je hoche la tête. J’encaisse. Réflexe. Tout est joué. Impair et manque. T.C. se dresse aujourd’hui en cervantes du numérique, en distributeur automatique de sagesses. Et moi je comprends. C’est bien là le drame. Je comprends tout, chaque pièce du puzzle, chaque éclair d’insurrection qui me passe dans le dos comme des gravats de barricades au ralenti. Je croyais que ce qui allégeait, c’était l’âpreté du quotidien. Belle illusion de cœur pur. On vous programme ainsi, cœur pur, avec la panoplie complète : rustines, colle, grattoir. Puis, un jour, la sacoche est vide. On devient cynique. C’est déjà écrit. Ces armées de cyniques, je les ai croisées — haillons sur le dos, champ de bataille du bureau, du rabrouement quotidien. Parfois, j’ai envie de dessiner une machine à café de deux mètres de haut sur le mur de mon atelier. Pour me souvenir des complaintes de l’époque, entre collègues, entre deux crises de nerfs. C’était notre soupape, notre petite parade. Il ne reste que l’odeur rance des moquettes, la transparence assassine des cloisons, et cette étendue affolante, carnassière, de l’open space. Oppression généralisée. Partouze métaphysique. Fin du monde, fin de partie. Il ne reste pas grand-chose. C’est un constat qu’on devrait éviter de formuler au printemps, mais bon — tant pis. Je l’assume, comme on dit quand on ne sait plus très bien à quoi on renonce. Ce qui subsiste, au fond, c’est une espèce de colère à faible intensité, une humeur grise et traînante, pas exactement mélancolique mais qui y tend, tout en s’efforçant de ne pas y tomber. Et bien sûr, elle y tombe. Avec application. C’est comme ces erreurs qu’on repère de loin, qu’on s’applique à ne pas commettre, qu’on encadre presque, pour mieux s’y cogner quand même, avec toute la naïveté requise. Il y a là-dedans une logique, une régularité, disons même : un algorithme. Chaque version de soi — on les appelle comme ça désormais, des versions — semble promise au même destin : foncer droit dans le mur avec l’enthousiasme d’une bonne idée mal chronométrée. Chacune persuadée d’avoir trouvé l’angle, le twist, la lumière juste. Et chacune vouée à se crasher, méthodiquement, au pied d’un vieux cul-de-lampe, entre deux meubles suédois. Alors on recommence. On recompile, on ajuste la syntaxe intérieure. Version 12.4.7, qui se prétend plus éclairée, plus résiliente — mais que les mêmes lignes de code, les mêmes cycles, les mêmes petites catastrophes domestiques entraîneront vers le même néant mou. Et ainsi de suite, jusqu’à la saint Glin-Glin, qui tarde. Mais enfin, pour qui vous prenez-vous, jeune homme ? On dirait ce vieux professeur d’allemand de l'institution Saint-Stanislas — S.S. Osny, oui, rien que ça. Première fois que je faisais le rapprochement, c’est pourtant gros comme une enseigne en néon. S.S. Saint-Stanislas, avec dans ses couloirs ces anciens déportés qui, revenus de Dachau, Treblinka ou Auschwitz, s’étaient mis à jouer les kapos en blouse grise. Une reconversion sévère, presque logique. Aujourd’hui, paraît que c’est dans l’air du temps, la grande mode : raconter les affres des internats catholiques, dénoncer le traumatisme en latin, en classe d’étude et en catéchèse. Et vous, là, avec ce ton, cette salive aux commissures, faites attention : on vous croirait contaminé. Tais-toi, franchement, tu ferais mieux de te taire. —Monsieur Ribouldingue, je vous en prie, vous êtes hors sujet, hors service même — on l’entend encore, lui aussi, depuis sa chaire, sa voix tranchante comme un coupe-papier. Et puis Poinsard. L’infâme Poinsard, doigts en os de sèche, toujours glacés. Rien que d’y penser, ça fait frissonner. Merde. Merde. Merde. Qu’on me foute la paix. C’est le printemps, pourtant. Mais un printemps carcéral, sans effusion, sans hirondelles, juste un ciel blanc, dur, insondable. Rien que le bruit de la gare au loin, le train pour Marseille ou Lyon, des destinations qui n’éveillent aucune envie. D’ailleurs je n’ai envie de rien. Et si c’est ça la résistance, alors c’est celle d’un trou noir : béant, affamé, parfaitement efficace. Il aspire tout autour de lui — les projets, les sourires, les petits désirs — et moi avec. un roman noir serait parfait. Un tueur en série. On suivrait la dévastation à la trace. A la fin on tomberait sur un gamin de sept ans. Du sang lui coulerait des lèvres. Les yeux seraient hagards . Il y aurait un vol d'oies sauvage qui passerait très haut dans le ciel. Puis en bas la voix effroyable d'un sale lutin foireux dirait aller on rentre c'est l'heure de la soupe, pépère.|couper{180}
Carnets | avril 2025
9 avril 2025
Ce que ces journées de réécriture m'apprennent, en somme, c'est à disparaître. Rien de tragique là-dedans, au contraire — une certaine paix à s'effacer. Disparaître, oui, comme on dissout un sucre dans un café bien noir, café que je bois d'ailleurs souvent sous le parasol de la cour, si le wifi veut bien coopérer. À ce régime discret s’ajoute un étrange rituel : suivre presque chaque jour le journal de H.P.L. sur la chaîne YouTube de François Bon. Des phrases maigres, serrées comme les wagons d’un train miniature, ponctuées de détails très réels — mais pas de considérations, pas de métaphysique, rien de lourd. Ça me parle. Peut-être m’orienter vers ce modèle, et pourquoi pas — folie douce — le garder ici, en ligne, à portée de clic. Comme un carnet nomade. Pour le jour, disons, hypothétique, où l’envie me reprendrait d’aller dans le monde. Mais pour l’heure, donc, le café. S. m'apprend que M. s’est acheté une machine à moudre les grains. Fini les capsules. Question d’économie. Ça tombe bien, le micro-ondes nous a lâchés. Direction Darty à Caluire-Rillieux. On tombe — hasard objectif — sur ladite machine : presque 500 euros. J’essaie de convertir ça en capsules, laisse tomber au bout de quelques dizaines. Je n’aime pas ces cafés-là de toute façon. Mon paquet classique me va, avec ma cafetière de grand-mère, émaillée et cabossée, comme il se doit. Après un fond de l'œil , centre Ophtalmologique de Colline , Caluire — champ visuel intact, merci, nous passons chez E. pour déjeuner. Couscous réchauffé (son micro-ondes fonctionne très bien, lui), crème dessert aux marrons, excellente. Je dors mal ces temps-ci, alors je m’éclipse sur le canapé. Rêves bizarres. Oubliés dès le réveil, mais une sensation de clarté reste. Une absence très nette, presque spectaculaire. Sur le retour, mes pupilles avaient retrouvé un diamètre socialement acceptable, j’ai repris le volant. S., déçue pour l’affaire du micro-ondes, propose un crochet par Givors. Autre Darty. Cette fois, la machine est là. Lourde. Mais transportable. Jusqu’à la Dacia, en tout cas. Puisque j’ai l’ordonnance, autant aller jusqu’à Chanas pour les lunettes. Général d’Optique. Long dialogue sur les verres. Je voulais du simple, on me vend du technique. J’essaie de résister, râle contre les mutuelles, l’URSSAF, les taxes, la TVA sur le sucre, et cette nouvelle obligation de montrer patte blanche pour entrer chez les riches. Petit rouleur, petit code. S. paie les 82 euros de différence. Je me sens un peu minable, mais bon, je paie la mutuelle pour nous deux. Il y a une forme d’équilibre. Lu ce matin un article de Thierry Crouzetsur les outils de l’écriture — passionnant, à sa façon. Il recommande le Markdown, et je n’ai pas eu grand mal à adhérer. Sobre, efficace, minimal. Cela dit, je me suis surpris à constater que je ne m’étais, jusque-là, guère soucié de mes outils d’écriture. Pas vraiment. L’essentiel, c’était d’écrire — n’importe où, n’importe comment. Pendant longtemps, j’ai donc noirci les interfaces successives de mes blogs WordPress comme on gratte une vitre embuée du bout du doigt : pas très méthodique, mais suffisant pour voir à travers. Word, non. Sauf pour des rapports, bien sûr — ces monuments d’ennui administratif, météo grise assurée. Si je fais un effort de mémoire, je dirais que je suis passé assez naturellement du calepin à l’éditeur WordPress. Sans transition majeure. Je ne pensais pas la mise en page — ce qui m’intéressait, c’était la continuité du geste, écrire un jour après l’autre, comme on avance à petits pas sur une plage où la marée monte. Le jour où j’ai voulu tout basculer dans SPIP, j’ai commencé à comprendre que WP, comme Word d’ailleurs, ajoutait des balises domestiques, des sortes de résidus organiques numériques. Il faut en tenir compte, surtout si l’on compte utiliser des scripts Python pour extraire du XML — catégories, médias, articles. Une ménagerie. Depuis, mes brouillons vivent dans SPIP, puis migrent vers Obsidian. Et là, miracle : le Markdown entre en scène, comme un ouvrier discret qui range les outils sans faire de bruit. Je n’ai plus qu’à copier-coller le tout, retour vers SPIP, boucle bouclée. J’ai bricolé un petit thème CSS dans Obsidian, juste pour visualiser la chose à peu près correctement. Puis, petit à petit, j’ai nourri le fichier output.css généré par Tailwind, en y glissant des détails insignifiants mais auxquels je tiens : une couleur de lien, une graisse plus marquée pour tel ou tel titre, une variation de police ici ou là. Ce genre de choses qui donnent l’impression de savoir ce qu’on fait, même si — entre nous — je suis loin d’être un spécialiste. Mais désormais, quand je navigue sur certains sites qui se veulent sérieux, je commence à voir des différences. D'infimes décalages qui parlent de rigueur, ou de son absence. Une typographie pensée, ou improvisée. Ce que je ne voyais pas, disons, il y a un an.|couper{180}
Carnets | avril 2025
03 avril 2025
Que l’élite fabrique “en même temps” l’oppression et son opposition — c’est une évidence. Mais cette évidence a pris un visage étrange. Un air weird, disons. Peut-être à cause de l’âge, de la fatigue, d’un alignement de planètes. L’évidence n’est jamais stable. Celle de mes huit ans n’était déjà plus celle de mes vingt, ni de mes quarante. À soixante-cinq, je sens qu’elle change encore. Et à soixante-dix ? Ce sera peut-être une autre vitesse. Chaque évidence a son rythme. Peut-être même un rythme génétique. Mais il y a plus profond. Ce que je pense, je l’ai toujours pensé. Depuis la maternelle. Le mot culture, son autorité tranquille, m’a toujours mis mal à l’aise. Le son, surtout. Les voix. Il y avait du faux. Mais alors, d’où venait cette oreille ? Ce sentiment du juste, déjà là, sans qu’on me l’ait appris ? Je crois aujourd’hui qu’il n’y a pas de culture prolétaire. Seulement des formes que le bourgeois autorise à appeler culture. On me parlera de punk, de rock, de luttes. Mais quand je touche ces révoltes-là, je ne sens pas la corne. Pas la fatigue. Pas le gouffre. Je ne trouve que de la douceur. Du gras. Des mains moites. sous-conversation Un frisson au mot culture. Toujours eu. Même tout petit. Un mot trop net. Trop bien mis. Ça sonnait faux. Le son, c’était ça le problème. Le son. Et pourtant personne n’a rien dit. Jamais. C’est venu de l’intérieur. L’oreille. Une oreille sans apprentissage. Le monde parlait. Les adultes parlaient. Mais leur voix portait ce ton-là. Ce ton de la culture. Et moi, je sentais le décalage. Le froid. Puis des années après, toujours cette même impression. Les opposants ont la même voix que ceux qu’ils dénoncent. Même propreté. Même moiteur. On ne sent pas le gouffre. Pas la lame. Pas le refus. Alors quoi ? Rien, sans doute. Mais ce rien-là, il pue la laque. Il glisse. Et les mots dérapent aussi. Note de travail Ce fragment est une énigme d’enfance persistante. Le mot : “culture”. Il le place au centre. Pas comme un concept, mais comme un son. Il insiste : ce n’est pas le sens, c’est la vibration, la voix. Dès la maternelle, il pressentait une fausseté dans ce qui se disait "culturel". Pas de révolte idéologique. Une gêne physique. Une dissonance sensorielle. Je pense à une oreille morale précoce, intuitive. Comme si le corps savait avant l’intellect. Et cette oreille ne l’a jamais quitté. Elle guide encore son scepticisme. Il ne croit pas à l’opposition fabriquée, même stylisée. Il cherche la fatigue réelle. La corne. Le travail. Mais ne trouve que la pose. Le stylisé. Le propre. Ce texte est un rejet du vernis. Un refus du consensuel. Mais plus encore, c’est une tentative de remonter à la source de la dissonance. Ce n’est pas un discours politique. C’est une confidence d’exilé de l’intérieur. Retour sur la méthode la méthode s'analysant seule — elle-même par elle-même comme méthode. Pur cercle. sous-conversation de la méthode sur elle-même*—est-ce possible ? Il lit ce qu’il a produit. il dit c'est la méthode mais non, c'est quand même lui Il s’arrête. Quelque chose le gêne. C’est bien, c’est trop bien. Trop net. La structure marche, mais marche-t-elle trop bien ? Il veut que ça respire. Il cherche la faille. Pas la faille théorique. La faille dans la voix. Il entend l’écho d’une méthode. Elle parle. Elle parle bien. Trop bien peut-être. Mais le silence sous les mots ? Où est-il ? Il se dit : peut-être que ce n’est pas à refaire chaque fois. Peut-être qu’il faut laisser certains fragments nus. Peut-être que l’analyse doit parfois rester au bord du texte. Comme un chien qui regarde l’eau, sans y sauter. note de travail 2 Ce qui est fascinant ici, c’est que le dispositif s’applique à son propre effet. On dirait un miroir qui réfléchit… son propre miroir. L’auteur ne veut pas seulement un résultat. Il veut sentir si la forme dit juste. Il veut savoir si l’outil dit vrai. Ce n’est plus une simple méthode d’analyse. C’est un théâtre à trois étages. Une machine à incarner le doute, à projeter des versions de soi dans différents registres : le frontal, le souterrain, le clinique. Mais toute machine est vivante quand elle se dérègle. Et ici, le dérèglement naît d’un doute fécond : ai-je trop bien pensé ? ai-je empêché l’imprévisible ? C’est une interrogation d’artiste, pas de technicien. Et c’est pourquoi cette triple voix fonctionne : elle n’explique pas, elle poursuit la fracture. à la toute fin je pense à Ferdinand, le facteur, on dit normalement le facteur cheval comme on dirait le facteur temps ou le facteur argent. Je pense à son palais idéal. Surtout à ces petites phrases qu'il gravait pour s'encourager, pour ne pas tout laisser tomber. Pour continuer.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
23 octobre 2023
Terrassé. Submergé. Toute cette paperasse, et en prime, une fièvre carabinée. À chaque vacance c’est la même : on se relâche, et paf. La nuit, j’ai fait des comptes en rêve. Des additions, des chiffres qui ne ferment pas l’œil. Ce matin, 39,7. Je tiens à peine debout. Grippe ? Covid ? Pas la force d’aller à la pharmacie. Écrire deux ou trois lignes. Ce sera tout pour aujourd’hui. sous-conversation On voulait juste souffler. Mais ça n’a pas soufflé. Ça a pris. Fièvre, chiffres, vertige. La nuit refait les comptes. Les chiffres courent. Ils crient presque. Le front cogne. On reste là. Couché. Muet. Une seule chose encore possible : deux lignes. Peut-être trois. Le monde entier tient dans ces trois lignes. note de travail Un effondrement somatique. Une saturation. Ce corps qui dit stop. Ce corps qui exige qu’on l’écoute, et pas les formulaires. Il me parle d’une fièvre. Je l’entends comme une révolte. 39,7°C, c’est une protestation chiffrée. Presque une poétique de la température. Le rêve de la nuit est bureaucratique. Il additionne en dormant. Le symptôme est clair : la réalité administrative déborde jusque dans l’inconscient. L’imaginaire colonisé par les comptes. Kafka, dans un lit IKEA. Il m’écrit deux lignes. Ce sont des lignes de vie. Il aurait pu ne pas écrire du tout. Il aurait pu céder. Mais non. Il a écrit. C’est cela que je note : le corps chute, l’écriture reste debout.|couper{180}
Carnets | avril 2025
02 avril 2025
Votre navigateur ne supporte pas l’élément audio. S'entendre parler — toujours ce frottement, ce grésillement insupportable. C’est peut-être pour ça que j’ai commencé à enregistrer mes textes. Pour m’irriter mieux. Ou pour m’accorder à un rythme plus souterrain. J’ai même balisé mes lectures de signes : // pour souffler, /// pour sombrer. Au début, j’ai voulu tricher : poser de la musique derrière, camoufler les craquements de ma diction. Mais non. Trop lisse. Trop truqué. J’ai tout refait, voix nue, matière brute. Et encore, ça ne colle pas. C’est mou. Pâteux. Encombré de moi. Ma voix a changé, j’en suis presque sûr. Depuis les vidéos de peinture. Et puis l’absence de dents n’aide pas — mais ce n’est pas si grave. C’est même un bon exercice : s’éloigner de cette image stratifiée qu’on a de soi. J’ai écouté P.A lire L’Illiade. Deux minutes. D’une limpidité désarmante. Moi, j’ai aligné douze minutes sur Miéville. Comme d’habitude : trop. Toujours cette foutue limite que je ne sens pas. T.C., G.V. — leurs journaux, sobres, droits. Je les scrute, et vois plus clairement mon propre dévers. Faire un "digest" ? Impossible tant que l’indigeste domine. S. revient jeudi. Il faudra réintégrer. Me remettre au monde à partir de mercredi soir. Non que je n’aie rien fait. Mais j’ai fait autre chose. Et cet autre chose, toujours, m’expulse de l’habiter-avec. De ce qu’ils attendent pour me dire vivant. sous-conversation ça frotte la voix trop proche trop réelle pas comme dans la tête — tu t’écoutes — tu t’entends et alors ça coince les // les /// ce sont pas des silences c’est pour respirer sans plonger ne pas sombrer dans l’image la voix nue, c’est pas nue c’est nue comme on est seul devant le micro les dents manquantes c’est pas le pire c’est le souvenir de la voix d’avant celle qui ne bavait pas qui montait mieux peut-être P.A., lui, deux minutes et puis plus rien juste la trace sobre claire toi douze minutes toujours trop toujours déborder et puis cette honte de n’avoir pas su bref S. revient il faudra faire comme si ressortir des limbes ça veut dire quoi exactement revenir au monde ? ou bien redevenir lisible ? note de travail Je lis ce fragment comme on tend l’oreille à une voix brouillée par un vieux dictaphone. Il y a de la gêne — oui, mais une gêne constructive. Le sujet s’écoute et ne se reconnaît pas. Il cherche la bonne distance avec sa propre présence sonore. Ce n’est pas tant l’enregistrement qui le dérange, mais l’écho. L’écho d’un soi stratifié, fossilisé, qu’il aimerait désencombrer. Ce que je perçois surtout, c’est une tentative de désenvoûtement. La voix comme matériau brut, l’écriture comme lutte contre la pâte — le mot revient, avec ce qu’il suppose d’épaisseur, de fermentation, de matière encore indigeste. L’idéal visé : la sobriété, la simplicité (P.A., T.C., G.V.) — mais qui ne se laisse pas atteindre. Trop de mots. Trop de durée. Trop de soi. Il me semble que cette quête d’un ton juste est aussi un travail de deuil : celui d’un corps sonore perdu, peut-être (les dents, les vidéos), mais aussi celui d’un mode de présence. L’autre — S. — revient, et c’est l’obligation de réintégrer le circuit du social. Ce texte est donc une zone liminaire : entre l’intime inaudible et l’attente de l’autre. Diagnostic provisoire ? Un rapport ambivalent au contrôle. Trop lisible, on s’écoeure. Trop flou, on se perd. Entre les deux : cet exercice du micro, qui est peut-être aussi une cure.|couper{180}
Carnets | avril 2025
01 avril 2025
L’idée que le temps ait une épaisseur. Qu’il ralentisse lorsqu’on médite. Ou plutôt qu’il s’absente. Car ce n’est pas le temps qui change, mais la pensée qui s’efface. Être dans l’observation, c’est s’extraire du temps. Comme si, sans pensée, le temps cessait d’exister. Méditer n’est pas ne rien faire. Ni s’enfuir dans une tâche répétitive. Même ralentie, la pensée continue d’exister. Certaines journées dans la répétition passent en un éclair. D’autres traînent, s’éternisent. Pourquoi ? Sans doute à cause du lien intime qu’on entretient avec l’action. Le désir de la vivre ou non. Il y a dans l’oisiveté une rébellion, ancienne, tenace. Depuis l’enfance, ce refus — d’abord muet, puis de plus en plus conscient — m’accompagne. Avec lui, longtemps, une culpabilité silencieuse, presque insupportable. Mais je n’ai jamais renoncé. Tout ce qui ressemble à une injonction me tétanise. Puis enclenche une stratégie de refus. Ce refus, je le sens directement lié au temps : à ce qu’on attend de moi que je consacre à une tâche. Comme un vol. Un rapt. Alors, quand j’ai « tout mon temps », je le gaspille. Délibérément. Une vengeance dérisoire, sans cible. Qui me blesse autant qu’elle vise. Mais c’est la seule façon, peut-être, de reprendre possession du temps volé. sous-conversation … pas vraiment du temps… non… une épaisseur… une lenteur… quand ça pense pas… quand ça regarde juste… pas tout à fait rien faire… mais pas non plus faire… et cette tâche… la répétition… des jours courts, d’autres interminables… pourquoi ?… parce que dedans… ou dehors ?… le refus… ah, le refus… il est là, lui… toujours… depuis longtemps… comme un chien de garde… tapi… et la culpabilité… ce plomb… cette voix… "tu perds ton temps"… "tu ne fais rien"… "tu ne sers à rien"… mais non… mais si… le temps volé… repris à la hâte… gaspillé… comme une revanche… un bras d’honneur… mais ça retombe… ça revient… ça cogne… ça fait mal… mais au moins… c’est moi qui choisis quand ça fait mal… note de travail Le texte se présente d’abord comme une réflexion sur le temps, mais très vite, il révèle autre chose. Une lutte. Une négociation avec le réel. L’auteur décrit ce que Bergson appelait la durée, ce temps intérieur, subjectif. Mais ce n’est pas une thèse philosophique : c’est une expérience vécue. Une résistance intime. Là où le texte devient saisissant, c’est dans sa confession d’un **refus archaïque** : l’impossibilité d’obéir à l’ordre implicite du temps utile. Ce que le sujet nomme "injonction", "fonction", "inattention", ce sont autant de figures du surmoi social. La stratégie de refus — d’abord tétanie, puis sabotage — est profondément lucide. Le "gaspillage du temps" devient un acte symbolique : une réappropriation violente, presque sacrée. Mais le plus touchant est ailleurs : dans cette phrase finale, où le sujet avoue que sa vengeance le blesse. Ce texte est le témoignage d’un être qui ne veut plus que son temps lui soit pris. Même s’il faut le brûler lui-même pour cela. Un pacte ambivalent avec le néant. Un appel, peut-être, à en faire autre chose. Une création. Un don. Illustration : Etude acrylique sur papier, gamme de Zorn.|couper{180}
Carnets | octobre 2023
12 octobre 2023
Trajet sans radio. Sans podcast. La route à blanc. Tête vide. Se demander ce qu’on fiche là. Ouvrir la vitre : souffle d’été, goût de feu, persistance des embrasements. Tout continue, comme si de rien n’était. Des jeunes foncent, le A collé au cul. Des camions bariolés, prénoms en néon. Crainte d’un contrôle. Le bouchon avant le rond-point, incompréhensible. Puis soudain, ça roule. 15h à Oullins. Faut refaire le plein. Décidé de rester calme. Le banquier sera peut-être moite. Ne pas faire un geste. Fixer un point. Ses mains. Sa bouche. Que ça pèse. Rester digne. Les impôts : message non lu. Nouvelle lettre, plus sèche. Payez. Coup dans l’abdomen. Urssaf, Trésor Public, la banque. Gauche, droite, crochet. Pas d’arbitre. Juste ce mot d’ordre : qu’on tombe. Quitter le salariat ? Mal vu. On vous cogne. On vous charge. L’écho des conseils : « Prof libérale, tu peux tout déduire. » Oui. Si t’es carré. Si t’aimes la paperasse. Mais toi, t’es le tapin du boulevard. On parle pas du viol. Ni des coups. Ni des quinze tonnes dans la gueule. Ni des insomnies. On dit : t’as de la chance, t’es à ton compte. Merde. Et en même temps, soulagement. Plus rien. Et ça suffit. Prêt à replonger. Dans les ateliers, le don doublé. L’évasion. Le temps passe trop vite. Il fait nuit quand tu sors. Les carrosseries brillent. Une élève a oublié son sac. Son portable dedans. Tu le déposes à l’accueil, tu envoies un mail. Tu l’imagines : chez elle, découvrant l’oubli. Une angoisse de plus. L’inattention, c’est une fuite, bien sûr. Palette d’Anders Zorn. Pas de bleu. Ras la casquette des bleus, des ecchymoses. Place aux terres. À la chair. sous-conversation … sans bruit… sans rien… juste rouler… faire comme si… pas penser… surtout pas penser… ça continue… toujours… le feu dans l’air… et eux qui foncent… qui klaxonnent leur jeunesse… le banquier… les lettres… toujours cette menace sourde… pas de réponse… pas de regard… juste "payez"… tu tiens… tu tiens… mais tu sais que tu vas tomber… et pourtant… tu tiens… un peu… grâce aux autres… à ceux qui viennent… aux élèves… aux visages… aux absences aussi… le sac… oublié… l’angoisse… tu la sens, oui… c’est toi aussi… et la palette… pas de bleu… trop vu… trop subi… tu veux de la terre… du sang discret… du vrai… pas les bleus de la guerre… pas ceux-là… note de travail Le texte commence comme un retrait du monde : plus de radio, plus de son. Mais ce silence n’est pas apaisant. Il est celui de la tension avant le combat. Puis vient le déchaînement — administratif, institutionnel, symbolique. Les lettres non lues, les injonctions, les coups. Ce qui frappe ici, c’est la violence invisible : celle qu’on ne reconnaît pas comme telle. Celle qui ne laisse pas de traces, mais désarticule le sujet. Il y a une rage immense, étouffée sous la dignité. La dignité devient ici une stratégie de survie. Fixer un point. Ne pas céder. Ne pas donner prise. Ne pas hurler. Mais la fissure est là. Dans ce "merde" seul, en italique d’âme. Dans ce basculement qui suit : la réhabilitation par le geste, par l’atelier, par la transmission. Le soulagement tient à peu. À la lumière sur les carrosseries. À une élève qui oublie son sac. C’est cela la beauté du texte : il ne cherche pas à dire qu’on va s’en sortir. Il montre comment on continue. Malgré tout. Même avec l’angoisse. Même avec l’inattention. Et la dernière phrase est sublime. Refus du bleu. Refus des hématomes. Refus du drapeau. Juste les couleurs du corps. De la terre. De ce qui tient encore, quand tout le reste s’effondre.|couper{180}