La Lettre Perdue

Ils attendaient en silence, et lui, il allait et venait, fouillant dans tous les tiroirs.

— Ne vous inquiétez pas, je vais bien finir par mettre la main dessus. Ce n’est pas que je sois désorganisé, non. Mais c’est une lettre manuscrite, et aujourd’hui, tout est numérisé, classé dans des dossiers, des sous-dossiers même. Quand on a un système de classement aussi efficace, on y tient, vous comprenez ? Moi, j’adore le progrès. À chaque nouvelle avancée technique, surtout dans le domaine du rangement, je m’adapte ! Je l’ai rangée quelque part dans cette commode... qui, soit dit en passant, n’est pas commode du tout.

Il fouilla un peu plus, et finalement se retourna, penaud.

— Ça ne m’arrive jamais. Mais c’est une lettre manuscrite, en italien, écrite par un vieux monsieur que je n’ai vu qu’une fois. C’était en juin, il faisait une chaleur insupportable. Je lui ai même servi une orangeade, tellement il était mal en point…

L’un des hommes changea son poids d’une jambe à l’autre, et le parquet grinça sous lui. La voix du notaire s’interrompit, puis reprit.

— Ne vous inquiétez pas, je vais la trouver. D’ailleurs, le vieil homme avait dit que vous feriez une drôle de tête. Il riait tout seul, marmonnant dans sa barbe, avec cet accent inimitable... (le notaire rit aussi) il disait qu’il prendrait sa revanche sur tous les mauvais coups que vous lui aviez faits.

— T’as fini ton numéro, l’homme aux papiers ? dit une voix avec un fort accent italien. Je te donne cinq minutes pour retrouver ce fichu papelard, ou je te découpe et te file en pâture aux cochons.

L’homme se retourna, à peine surpris, et jeta un coup d’œil à la brochette de types mal famés. Gardant son calme, il répondit qu’ils seraient bien avancés à faire ça — ils finiraient tous Gros-Jean comme devant.

— Gros-Jean ? Tu nous insultes ? lâcha un petit bedonnant, l’air aussi menaçant que les voyous dans un film de Scorsese.

— Calmez-vous, les gars, fit un autre. On ne va pas en faire tout un drame. Monsieur va retrouver la lettre et nous la donner. Après tout, ça fait vingt ans qu’on l’attend, cette lettre.

— Ange, s’il te plaît, laisse Monsieur travailler, il fait ce qu’il peut…

L’horloge sonna la demie. Un coucou surgit de la pendule, faisant sursauter tout le monde, sauf le chat, roulé en boule sur un coussin près de la fenêtre.

Une fois la surprise passée, l’atmosphère se détendit.

— La voilà ! Elle était coincée entre le tiroir et le plateau de la table. Mais asseyez-vous, je vous en prie, ne restez pas debout.

Les quatre hommes s’assirent d’un seul mouvement, et celui qu’on appelait Ange commença à tortiller ses doigts boudinés. Le notaire remarqua une chevalière de très mauvais goût à sa main, assortie à une gourmette en plaqué or qui n’arrangeait rien.

— Moi, soussigné Don Peritore, sain de corps et d’esprit, le 15 mai 1995, souhaite léguer mes biens…

— On pourrait sauter le blabla, non ? intervint Ange, l’air contrarié.

— Chut, Ange. Laisse Monsieur faire son travail.

— …Je lègue l’ensemble de mes biens au club d’astronomie roannais, *Les Céphéides*, dirigé par ma petite-fille, Lyssamaria.

— Quoi ?? C’est quoi cette blague ? s’écria Ange, furieux.

— C’est le testament de votre grand-père, Monsieur Ange, dit le notaire, soudain ragaillardi par cette découverte.

Le troisième homme, chauve et silencieux jusqu’ici, éclata de rire. Au club d’astronomie roannais ! Quelle bonne blague ! Allons, les gars, on s’est bien marrés. Allons boire un coup à la santé du vieux.

Le notaire les regarda s’éloigner dans la nuit d’hiver, un sourire discret aux lèvres. Une fois seuls, il lissa sa moustache, replia soigneusement la feuille de papier où il n’y avait rien d’écrit, puis la glissa dans un des tiroirs de la commode, pas si commode que ça.

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L’Inventaire des débris

I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}

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L’asile

Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}

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oscar

Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}

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