Elles veulent qu’on se souvienne
La salle était vide. Une rangée de vitrines s’étirait sous la lumière crue des néons. Le carrelage, beige clair, laissait deviner des traces de passages anciens, des mouvements répétitifs de visiteurs que je ne verrais jamais. Il y avait une table dans un coin, avec un plan du musée, froissé, abandonné.
Je me suis arrêté devant une vitrine. Trois figurines, en terre cuite. Deux petites et frêles, une plus grande, à l’allure étrange. Le visage effacé, mais les contours nets, presque trop nets. J’ai noté mentalement : des bras en losange, une base arrondie. Une sorte de posture figée, mais en tension.
L’air était froid, sec. Les notes de l’écriteau indiquaient : « Figurines de Moenjodaro, 2500-1900 av. J.-C. » Je l’ai relu plusieurs fois, pour m’assurer que je n’avais pas raté un détail. Moenjodaro. Un nom que j’avais croisé mille fois sans le saisir.
C’est là que je l’ai remarqué.
Il se tenait à côté de moi, assez près pour que je sente son souffle, léger, presque imperceptible. Je ne l’avais pas entendu arriver. Un homme en veste sombre, pas grand, mais il se dégageait de lui une présence étrange, lourde.
Il fixait les figurines avec une intensité presque dérangeante. Il ne bougeait pas, mais il semblait prêt à se jeter en avant.
Je l’ai regardé un moment. Puis j’ai dit : « Elles vous intéressent ? »
Sa tête a bougé lentement, comme un mécanisme mal huilé.
« Ces choses-là, elles ont une mémoire. Vous savez ça ? »
Sa voix était basse, pas rauque, juste plate. Une voix sans chaleur. Je n’ai pas répondu tout de suite.
« Une mémoire ? » ai-je fini par demander.
Il a esquissé un sourire, ou ce qui pouvait passer pour un sourire.
« Pas comme la vôtre. Pas comme la mienne. Une mémoire qui est là, sous la surface. Vous ne la voyez pas. Mais elle, elle vous voit. »
Je me suis tourné vers les figurines. Rien n’avait changé, et pourtant tout semblait différent.
« Vous êtes d’ici ? » ai-je tenté.
Il n’a pas répondu. Il a levé la main, doucement, comme s’il allait toucher la vitre, mais il s’est arrêté à quelques centimètres. Il a murmuré quelque chose que je n’ai pas compris, puis il s’est tourné vers moi.
« Vous cherchez à comprendre. Mais ce n’est pas comme ça qu’elles fonctionnent. Elles n’ont pas besoin d’être comprises. Elles veulent qu’on se souvienne. »
Il est parti. Je ne l’ai pas vu s’éligner. Quand j’ai levé les yeux, il n’était plus là.
Je suis resté un moment à regarder les figurines. L’air s’était épaissi, ou peut-être était-ce ma propre respiration. Une idée me traversa l’esprit, absurde, mais tenace :j’aurais juré qu’elles pouvaient bouger à condition que je ne les regarde pas, que je ne les regarde plus.
Je me suis retourné, les mains froides, les jambes raides. Je suis sorti du musée sans un regard en arrière.
Sans réfléchir, j’ai sorti le carnet bleu de ma poche. Il était tiède, comme s’il avait absorbé la chaleur de ma poitrine. J’ai ouvert une page, celle où j’avais noté "solitude", répété dix fois. Les mots semblaient se fondre dans le papier, comme s’ils voulaient disparaître.
J’ai cherché un stylo dans mes poches, et j’ai commencé à écrire.
"Mémoire."
"Reflet."
"Présence."
Les mots sortaient sans logique, mais ils semblaient répondre à quelque chose. Je levais les yeux vers les figurines entre chaque mot, et plus je les regardais, plus elles devenaient réelles.
C’est là que je l’ai vu. Sur l’une des figurines, la plus grande, il y avait un détail que je n’avais pas remarqué avant. Un symbole, gravé sur son torse.
Trois lignes croisées, presque comme une étoile. À bien y regarder, ce n’était pas gravé. C’était… vivant. Le symbole semblait respirer, se mouvoir, s’étirer légèrement.
Mon stylo s’est figé.
l était de retour. Derrière moi, sans que je l’aie entendu. Je l’ai su avant de me retourner. Il était là.
Quand je me suis tourné, il regardait encore la vitrine, mais ses yeux semblaient traverser le verre.
« Vous l’avez vue, n’est-ce pas ? »
Sa voix était plus basse qu’avant. Je ne savais pas quoi répondre.
« Ce symbole, vous le voyez. Et maintenant il vous voit, vous. »
Il a tourné la tête vers moi, lentement. Cette fois, j’ai soutenu son regard, mais ce n’était pas facile. Il avait des yeux d’un noir profond, mais pas vide. Un noir qui semblait contenir quelque chose. Une ombre en mouvement, comme des formes qui glissent dans l’eau.
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L’Inventaire des débris
I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}
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Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. 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Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}
