Elles veulent qu’on se souvienne-3

Le lendemain, j’ai senti une urgence. Il fallait que je retourne au musée. Quelque chose m’appelait. Pas les figurines, pas les vitrines. Le lieu lui-même.

Quand je suis arrivé, tout semblait différent. La lumière était plus faible. Les vitrines moins brillantes. Et pourtant, tout était à sa place.

Je me suis arrêté devant les figurines. La plus grande était là, immobile, comme avant. Mais cette fois, je savais qu’elle me regardait. Pas avec des yeux. Avec autre chose.

J’ai sorti le carnet et l’ai ouvert. Les mots écrits la veille avaient disparu. Mais à leur place, il y avait une phrase que je ne comprenais pas complètement :

"La clé n’ouvre pas une porte. Elle réveille ce qui dort."

J’ai senti un frisson parcourir ma colonne vertébrale.

Et alors, je l’ai vu.

Il n’était pas à côté de moi cette fois. Il était là-bas, à travers la vitrine, derrière les figurines. Ou peut-être en elles. Il me regardait, mais pas avec défiance. Il semblait attendre quelque chose.

« Vous avez peur ? »

Sa voix, encore une fois, résonnait dans ma tête.

« Ce n’est pas la peur », ai-je répondu. « C’est autre chose. »

« C’est l’appel. Vous pouvez l’ignorer, comme tous les autres avant vous. Ou vous pouvez suivre la mémoire. »

« Et qu’est-ce que je trouverai ? »

Il sourit, un sourire lent, un rictus qui n’avait rien d’humain.

« Pas une réponse. Une vérité. »

Je restai immobile devant la vitrine, le carnet ouvert dans mes mains. La phrase gravée sur la page me semblait à la fois simple et insondable :

"La clé n’ouvre pas une porte. Elle réveille ce qui dort."

Le démon continuait de me fixer. Son sourire s’était effacé. À travers la vitrine, les figurines semblaient avoir pris une nouvelle densité. Chaque contour était plus net, chaque ombre plus profonde.

Je sentais qu’il attendait une réponse, mais laquelle ?

Je tendis la main, presque sans réfléchir, pour toucher la vitrine. Le froid du verre mordit mes doigts, mais je n’arrêtai pas.

Au moment où ma paume se posa entièrement contre la surface, une vibration me traversa. Pas seulement dans le bras, mais dans tout mon corps. Comme un courant, une pulsation qui semblait venir d’un endroit bien plus profond que le musée.

La lumière dans la pièce changea. Ce n’était pas une lumière électrique. C’était autre chose, comme un crépuscule inversé. Une ombre qui devenait claire, puis sombre à nouveau.

Je retirai ma main et reculai. Les figurines bougeaient, cette fois. Lentement, comme si elles respiraient.

Le démon sourit à nouveau.

« Ça commence. »

Le musée s’effaça autour de moi, ou plutôt il s’effaça partiellement. Je voyais toujours les vitrines, les murs, mais derrière eux, il y avait autre chose.

Un paysage. Une cité.

Des structures de briques s’élevaient sous un ciel gris-jaune, chargé de poussière. Des canaux vides coupaient les rues comme des veines asséchées. Les silhouettes des bâtiments étaient floues, vacillantes, mais j’avais la certitude que c’était Moenjodaro. Pas tel qu’il avait été découvert par les archéologues, mais tel qu’il avait existé.

Des ombres se déplaçaient dans les rues. Pas des humains. Pas vraiment. Des formes courbées, sinueuses, presque liquides. Elles glissaient le long des murs, silencieuses.

« Ce n’était pas un effondrement », murmura le démon, à mes côtés. Je ne savais pas s’il était encore dans ma tête ou s’il se tenait là, réellement.

Je me tournai vers lui.

« Effacés par quoi ? »

Il ne répondit pas immédiatement.

« Une force plus ancienne que vos dieux. Elle n’a pas de nom. Elle n’a jamais eu besoin d’en porter. Vous l’avez rencontrée dans vos récits, sous différentes formes. Le Déluge. La destruction de Sodome. La Tour de Babel. Mais ces récits ne sont que des métaphores, des tentatives de comprendre ce qui dépasse l’entendement. »

Je sentis le carnet bleu vibrer dans mes mains. La phrase sur la page avait changé.

"Ce qui dort n’a pas besoin d’être réveillé."

« Vous avez déclenché quelque chose », dit-il, avec une pointe de satisfaction.

La cité autour de moi s’effondrait déjà, ou plutôt elle disparaissait. Comme si quelqu’un effaçait ses contours, ligne après ligne, la réduisant à une absence.

Le démon se tourna vers moi. Cette fois, ses yeux étaient clairs, presque lumineux.

« Vous pouvez refermer le carnet. Le laisser sombrer avec tout le reste. Ou vous pouvez l’ouvrir à nouveau. »

Je n’arrivais pas à bouger.

« Pourquoi moi ? » demandai-je enfin.

« Ce n’est jamais une question de choix. Vous étiez là. Vous avez regardé. Cela suffit. »

Le carnet semblait brûler dans mes mains. La chaleur était presque insupportable.

Alors, je compris.

Le carnet n’était pas un simple objet. C’était une passerelle, un fragment d’une mémoire plus vaste, universelle. Chaque mot que j’écrivais, chaque ligne que je traçais, ne venait pas de moi. Ils étaient extraits d’un puits, d’un flux qui connectait Moenjodaro, Babel, et tout ce que l’humanité avait tenté d’oublier.

Mais écrire signifiait aussi réveiller.

« Que se passe-t-il si je continue ? » murmurai-je.

Le démon inclina la tête. Pas de sourire. Pas de menace. Juste une présence.

« Alors vous verrez ce que les autres ont refusé de voir. »

Le carnet vibra entre mes mains. Une chaleur brûlante monta dans mes paumes, irradia dans mes bras.

Je sentis mes doigts bouger. J’ouvris la première page.

La lumière dans la pièce changea à nouveau. Un souffle parcourut l’air, comme une porte qui s’entrouvre sur quelque chose d’immense.

Et j’écrivis.

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L’Inventaire des débris

I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}

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L’asile

Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}

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oscar

Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}

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