Écrire comme on court : entre routine et révélation
Écrire tous les jours, c’est son dada. Un genre de Zatopek de l’écriture. Il ne fait rien de mal, rien de bien non plus, il s’entraîne parce qu’il aime ça. Et la douleur qui va avec, il s’y est habitué. Lui aussi est balloté par les événements autour, sans que ça ne le touche plus que ça. Parfois, poliment, il peut faire mine d’y prêter attention, mais ça va, il n’exagère pas quand même. Il se respecte encore un peu.
Hier, il s’est plongé dans Wittig. Tout savoir d’un coup : les titres, les entretiens, les rencontres majeures, et même Violette Leduc, pourquoi pas. Il écoute tout en boucle en rangeant un peu le bureau, une oreille distraite tendue vers les voix des auteurs. Il se demande si ça l’intéresse vraiment, le lesbianisme, moins que l’enfance sans doute. Encore que, dans L’Opoponax, le "on" en dise bien long sur tout ça. Il n’est en fin de course ni pour ni contre, il avale Monique Wittig comme il avalera Violette Leduc, tranquillement, à petites foulées, avec des accélérations, des sprints quand ça ne l’émouvra pas. Puis il se reprend : peut-on vraiment choisir d’aimer ou de ne pas aimer tel ou telle ? A-t-il, en tant que Zatopek, le choix d’aimer ou de ne pas aimer le socialisme ? Ah, c’est intéressant. On croit avoir le choix, mais quel poids ! S’alléger du choix, c’est avancer encore plus vite. Pour aller où ? Peu importe, c’est tellement bien d’aller plus vite. Peut-être un prémisse de décollage en perspective — mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs.
Ce qui est difficile, c’est d’être patient tout en s’entraînant à écrire de plus en plus, à lire de plus en plus vite, les deux en même temps. Remonter le fil, voilà ce qui est fascinant : Wittig parce que Simon, Simon parce que B. Bref, avant, il n’en avait même pas entendu parler. Avouer son indigence sans honte, sans la clamer, fait du bien. Et ça aussi, ça fait du bien. Ce n’est pas la première fois qu’il revendique son indigence, et ce ne sera sûrement pas la dernière, note-t-il, content de lui. Voilà le genre de victoire qu’il remporte sur lui-même.
Claude Simon a raison dans son colloque : la rhétorique est ennuyeuse. C’est tellement bien imité qu’on dirait qu’il est déjà passé par tout ça. À la fin, c’est une partie de son parcours qu’il rejette, je le parierais bien. En tout cas, moi, j’en serais tout à fait capable. Beaucoup de choses aujourd’hui sont ennuyeuses, surtout moi quand je me mets à penser à moi. Il vaut mieux aller voir Violette Leduc et, pourquoi pas, Mary McCarthy, on ne sait jamais. Pour s’entraîner, pour s’amuser. Je ne fais rien de mal, si ? Si tu pouvais au moins te mettre à peindre. Mais non, pas question. Il faut un déclic, un miracle, un Deus ex machina sinon rien.
Parfois je me dis que je ne m’exploite pas encore suffisamment, que je ne donne pas la pleine mesure de moi-même, que je suis un fieffé flemmard, une vraie feignasse. C’est vrai. Je m’économise. Avant, je ne mettais jamais rien de côté et j’ai vu plusieurs fois le résultat. Encore que mettre de côté le peu qu’il reste, ce n’est pas glorieux, c’est de la survie surtout. Enfin, je ne vais pas quand même me plaindre en plus.
Toujours rien écrit sur la proposition numéro 2 mais j’en mets un coup tout autour. Des trous d’obus partout autour. Un vrai champ de bataille. Parce que sinon j’écris comme ça, comme aujourd’hui, comme tous les jours. Et ce n’est pas ça.
Qu’ai-je appris hier ? J’allais dire rien et ce n’est pas bien. Mais de temps en temps on peut avoir la flemme. Et là se pose encore un choix à faire : retenir quelque chose ou jouir de la flemme librement, sans que ce soit tragique non plus. Rien de cornélien, n’exagérons pas.
Et si tu exagérais ? Tu l’as fait mille fois, tu as vu ce que ça donne. Mais as-tu été jusqu’à 1001 ? C’est peut-être là que tout commence.
Sinon, trois boulangeries dans la grande rue et aucune n’est fichue d’être ouverte le lundi. Ce qui m’oblige à me rendre près du collège sur la déviation, acheter ce pain qui, à peine deux ou trois heures plus tard, a un goût de carton. Dans la boutique, je manque d’emplafonner un jeune qui demande un sandwich au poulet derrière mon dos sans crier gare. Puis j’arrive à la porte, elle ne s’ouvre pas, petit moment de panique, la porte reste fermée et là j’entends :
— Monsieur, levez le bras.
Je lève le bras, la porte s’ouvre. Un nouveau sésame si ça se trouve.
Pour continuer
fictions
L’Inventaire des débris
I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}
fictions
L’asile
Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}
fictions
oscar
Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}
