Les héros civilisateurs ont toujours été un peu suspects. On les a décorés de mythes, de couronnes et d’auréoles, mais si l’on gratte un peu, on tombe vite sur des comportements instables, parfois franchement inquiétants. Prométhée, par exemple, n’était pas seulement ce bienfaiteur altruiste qui déroba le feu pour l’offrir aux hommes. C’était aussi un tricheur, un provocateur, qui avait sous-estimé la réaction d’un Zeus particulièrement rancunier. Résultat : un foie livré chaque jour à l’appétit d’un aigle obstiné. On a connu des philanthropes plus efficaces. Héraclès, autre star du panthéon antique, massacra sa femme et ses enfants dans un accès de rage avant de se lancer dans ses travaux. Quant à Gilgamesh, premier grand héros littéraire, il inaugura sa carrière en tyran brutal avant de comprendre tardivement que la mort viendrait aussi pour lui. Autrement dit, la civilisation avance souvent derrière des guides qui vacillent, délirent ou détruisent. On pourrait croire que nous avons changé d’époque. Que les héros de la modernité seraient plus rationnels, plus équilibrés, mieux outillés pour conduire l’espèce vers de nouveaux horizons. Il n’en est rien. Nous confions désormais nos vies à des figures tout aussi instables, mais dont l’uniforme est différent : tee-shirt sombre, baskets blanches, sourire nerveux. Elon Musk envoie des fusées pour s’évader vers Mars, Mark Zuckerberg fabrique des mondes parallèles peuplés d’avatars sans jambes, Jeff Bezos imagine des colonies orbitales alignées comme des entrepôts. Steve Jobs avait déjà transformé l’objet banal du téléphone en laisse numérique. Ces nouveaux héros ne ressemblent plus à des demi-dieux colériques, mais à des geeks obsessionnels. La psychopathologie demeure, seule la présentation a changé. Il faut voir avec quelle insistance la mythologie ancienne rappelait le prix des dons. Chaque innovation venait chargée de sa malédiction. Pandore ouvrait la boîte et libérait les maux du monde ; Icare s’envolait et retombait aussitôt ; Sisyphe poussait son rocher pour l’éternité. Ces récits faisaient office de garde-fous : oui, le progrès existe, mais il est ambivalent, dangereux, parfois fatal. La modernité, elle, a supprimé les avertissements. On ne raconte plus de tragédies, on déroule des conférences. Les mythes se sont dissous dans les keynotes et les communiqués de presse. Le don de feu devient une start-up, la boîte de Pandore un réseau social, les ailes d’Icare un projet de colonisation spatiale. La leçon a disparu, il ne reste que le pitch. Ce n’est pas que les héros civilisateurs soient devenus pires. Ils l’ont toujours été, à leur manière. Prométhée était un délinquant céleste, Héraclès un colérique, Gilgamesh un tyran. Mais ces excès faisaient partie du récit, ils servaient de contrepoint. Aujourd’hui, les excès sont effacés, neutralisés par le discours publicitaire. On se retrouve avec des figures qu’on célèbre comme visionnaires, alors qu’elles cumulent les symptômes du psychotique : obsession, isolement, incapacité à envisager les conséquences. À y regarder de plus près, ces héros modernes ne sont pas des visionnaires mais des joueurs. Des enfants prolongés, lancés dans des expérimentations à grande échelle. Ils posent des satellites comme d’autres des cubes de Lego, programment des IA comme on élève des Tamagotchi, s’amusent avec des milliards de données comme on collectionne des cartes Pokémon. La différence, c’est l’échelle. Leur terrain de jeu, c’est la planète entière, et nous sommes les figurants de leurs expériences. On aurait pu imaginer qu’après tant de siècles de mythes, nous serions vaccinés. Qu’on aurait intégré le principe de l’hybris, ce mot grec qui désigne la démesure et appelle le châtiment. Mais nous semblons avoir oublié la moitié du récit. Nous n’avons gardé que l’éclat positif du héros, en gommant l’avertissement. Alors nous confondons sauveurs et déments, civilisateurs et destructeurs. Et nous avançons, confiants, derrière des guides qui ressemblent surtout à des personnages de tragédie inachevée. Car au fond, le héros civilisateur est toujours un boulet. C’est son rôle : tirer le monde vers l’avant en l’entravant de ses propres obsessions. Prométhée enchaîné, Héraclès condamné à expier, Gilgamesh rappelé à la mort. Aujourd’hui, ce sont Musk enchaîné à ses fusées, Zuckerberg à ses métavers, Bezos à ses logistiques. Leurs chaînes sont numériques, financières, mais elles existent. Et nous sommes attachés avec eux. Peut-être faudrait-il réapprendre à lire les mythes. Pas pour s’y réfugier, mais pour retrouver ce qu’ils savaient dire : chaque innovation est un poison, chaque don a son prix, chaque héros est un malade qui nous entraîne dans sa maladie. Nos sociétés célèbrent l’innovation comme une évidence, alors qu’il s’agirait de la considérer comme une tragédie
Des Prométhée aux Geeks : l’ambivalence des héros civilisateurs
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I. Prologue — Pourquoi « vrai nom »
Le vrai nom : ce que les mots font (True Name : What Words Do) On appellera « vrai nom » une forme d’énoncé qui produit des effets réels : pas un titre, pas une louange, pas un surnom, mais un énoncé opératoire capable d’ouvrir, de lier ou de délier. La différence est concrète : quand une parole ne fait que raconter, rien ne change ; quand une parole est correctement adressée, formée et conditionnée, le monde bouge — une guérison advient, un contrat tombe, une porte s’ouvre, une machine s’arrête. Pour s’orienter, trois régimes : le nom habilitant (confié dans une relation, il autorise et engage), le nom d’emprise (obtenu par ruse ou négociation, il donne prise et déplace la souveraineté sans forcément renverser l’ordre), le nom résolutoire (énoncé exact qui révoque sans violence ce que d’autres paroles ont lié). Le point commun n’est pas la solennité mais la justesse de la forme et la bonne adresse : dire juste, au bon destinataire, sous les bonnes conditions, fait effet. Deux pièges à éviter : la métaphysique paresseuse du « mot secret qui surplombe tout » — un nom n’est vrai que par usage, s’il agit dans un cadre donné — et la réduction au papier administratif ou au handle en ligne — utile mais insuffisant si l’on n’explicite pas quand et comment ces noms produisent des effets. Ici, le vrai nom n’est ni relique ni formulaire : c’est un opérateur enchâssé dans des protocoles (rituels, sociaux, techniques, juridiques) qui cadrent sa puissance. Cela éclaire l’obsession du golem : EMET → MET, une lettre effacée qui change l’état de la créature. Le détail formel — la lettre, l’ordre des signes, la condition d’énonciation — gouverne l’exécution. Mythes (Isis et le nom secret de Rê), contes (Rumpelstiltskin), fictions spéculatives (Le Guin, Vinge) et ingénierie des identités (triangle de Zooko, DIDs) rejouent la même chose : la puissance d’un nom tient moins à sa beauté qu’à sa capacité à faire quelque chose quelque part, pour quelqu’un, contre quelque chose. La publicité d’un nom n’est jamais neutre : un nom habilitant perd sa charge s’il fuit hors de la relation ; un nom d’emprise cesse d’être opératoire s’il est anticipé et encadré ; un nom résolutoire doit être proféré en face et à temps pour produire sa révocation. Le secret n’est pas fétichisme, c’est mesure de sécurité ; inversement, la publicisation ciblée est une stratégie de désarmement. Méthode pratique : à chaque « vrai nom », poser trois questions — qui nomme, sur quoi agit l’énoncé, comment s’arrête-t-il — et y répondre sans lyrisme : allié ou adversaire, corps ou contrat ou capacité de système, rétractation ou révocation ou expiration ou contre-énoncé. Cette discipline évite de croire que tous les noms se valent ou qu’un nom vrai serait irrévocable. Elle redistribue aussi titre et nom : le titre expose, le nom agit. Les épithètes de Rê ne soignent rien ; l’inventaire des prénoms plausibles ne délie rien ; l’Old Speech interdit le mensonge et donne un prix à la justesse ; chez Vinge, découvrir le nom civil derrière l’avatar reconfigure les risques hors ligne ; dans les réseaux, un identifiant robuste peut porter des preuves révoquables sans confondre personne vécue et personne de papier. Littérature et ingénierie s’éclairent : la première montre ce qu’est un nom exact, la seconde rappelle qu’un nom opératoire doit pouvoir être retiré et journalisé. Ambition modeste mais tenace : préférer le possible bien dessiné à la grandiloquence, et garder des règles claires sur la façon dont les noms fonctionnent et cessent de fonctionner. En somme, ce mot-clé rassemble les matériaux où le vrai nom lie quand il faut, soigne sans remplacer, délie sans casser — et laisse, après usage, un monde un peu plus habitable. Sommaire de la série – 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer) – 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin) – 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500) – 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge – 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem Voir tous les épisodes (page du mot-clé) Navigation — l’introduction ci-dessus, puis suivre l’ordre 1→5 Chaque article renvoie ici en pied de page (Sommaire).|couper{180}
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Rumpelstiltskin - Le Nain Tracassin
Sous l’entrée ATU 500 du catalogue Aarne–Thompson–Uther, l’histoire est toujours la même : un contrat impossible, un prix exorbitant (l’enfant à naître), et une clause de sortie qui tient en un mot — le nom. Dans Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, dire le nom du personnage brise l’obligation. Ce conte, souvent rangé au rayon des « malices pour enfants », propose en réalité une théorie du contrat par le langage : ce qui lie peut être délié non par violence, mais par connaissance et énonciation exacte. Ce texte clarifie, pour notre série, l’autre face du « vrai nom » : non pas le nom qui donne prise, mais le nom qui retire la prise. Le ressort narratif paraît simple : un meunier fanfaron promet au roi que sa fille sait changer la paille en or ; mise à l’épreuve, condamné si elle échoue, la jeune femme voit surgir un petit être — Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin — qui accomplit l’impossible en échange. L’échange monte en intensité : premières fois contre colliers et bagues, dernière fois contre l’enfant qu’elle aura du roi. Accord scellé. À la naissance, désespoir ; l’être offre un sursis : si tu découvres mon nom en trois jours, tu gardes l’enfant. Le troisième jour, la reine apprend ce nom, elle le prononce ; l’obligation tombe. Fin. Tout est là, mais le conte nous intéresse moins par sa morale (prudence face aux promesses) que par sa mécanique contractuelle. La paille devenue or n’est pas un miracle : c’est un service rendu contre contrepartie. Au dernier tour, la contrepartie est illicite (l’enfant), mais le contrat est valide dans le monde du récit — jusqu’à l’introduction d’une clause résolutoire : le nom. Dire le nom n’est pas ici un sésame d’emprise (Isis sur Rê), c’est un geste d’arrêt : l’énonciation exacte révoque l’accord. D’où l’intérêt pour notre fil « écrire fait » : certaines phrases annulent ce qu’une autre a lié. Cette structure contractuelle se double d’un jeu sur le secret. Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin détient une puissance opératoire (filage de l’or) tant que son nom demeure inconnu. Le secret n’est pas décoratif ; il est la source de la contrainte. Dès que la reine obtient l’information — par enquête, écoute, hasard organisé selon les versions —, la publicisation (prononcer, à haute voix, en face) agit comme révocation. Il ne s’agit pas d’un porno du savoir : on ne veut pas « tout savoir », on cible un identifiant précis. C’est ici que le conte rejoint notre modernité technique : un identifiant exposé (vrai nom, credential, clé) change les rapports de force sans recourir à une force supérieure. Le conte, d’ailleurs, multiplie les façons de nommer : la plupart des prénoms proposés par la reine échouent parce qu’ils appartiennent à un répertoire public — liste plausible, statistiquement informée, mais non opératoire. Seule la forme exacte convient, celle qui indexe l’être, non son apparence. Dans plusieurs variantes, l’origine de l’information mêle hasard et travail : un messager ou la reine elle-même surprend le petit être qui chante son nom près d’un feu, la nuit, dans la forêt. La scène n’est pas innocente : le nom n’est pas arraché par torture ni donné par grâce ; il est entendu dans un contexte où le sujet se dévoile par jeu, hybris ou négligence. L’éthique implicite est nette : l’abolition du contrat ne procède pas d’un acte plus violent, mais d’un déplacement d’information. Il faut situer Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin parmi ses variantes. En anglais, Tom Tit Tot — Tom Tit Tot, Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie ; en gaélique, Gillidanda — Gillidanda ; en nordique, Titteliture — Titteliture. Toutes modulent le même motif : nom inconnu → pouvoir ; nom connu → chute. L’onomastique est ici un régulateur social : ce que le village sait ou ignore fait loi. La menace de l’« enfant pris » n’est pas qu’une terreur archaïque ; c’est la figure limite d’un contrat où la personne devient gage. Le conte n’approuve pas ce contrat ; il montre comment le défaire. Nous touchons là une asymétrie utile pour la série. Chez Le Guin (Terremer), le vrai nom se confie sous relation et lie ; chez Isis et Rê, le nom secret s’arrache et donne prise ; chez Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, le nom exact fait tomber la prise. Trois régimes, trois fonctions. Notre vocabulaire peut s’ajuster ainsi : nom habilitant (Le Guin), nom d’emprise (Isis/Rê), nom résolutoire (Rumpelstiltskin). Dans tous les cas, un point commun : la forme de l’énoncé, non l’intensité dramatique, décide des effets. On dira : la reine « triche » en espionnant. Le conte ne blasonne pas la vertu ; il teste des outils. Que peut l’information précise ? Elle délie les contrats scélérats là où ni la force (armée du roi) ni la piété (prières) n’y suffisent. C’est une leçon politique minimale : il existe des situations où la connaissance remplace légitimement la contrainte. Cela n’innocente pas la ruse ; cela la norme : la ruse est ici publique, contradictoire, prononcée face à l’adversaire — elle expose le nom pour annuler l’emprise, puis cesse de circuler (on ne part pas en croisade pour révéler tous les noms). La scène de la nomination n’est pas une fête de l’humiliation ; c’est un acte de procédure. Le détail final varie : parfois le petit être s’emporte et se déchire en deux ; parfois il fuit ; parfois il tombe dans un trou. Ce débordement grotesque n’est pas le cœur du dispositif ; c’est sa déflation : une fois le nom connu, la figure perd de la substance. L’important est ailleurs : la reine récupère l’initiative, l’enfant reste, l’excès s’arrête. Pour notre série, l’enseignement tient en trois questions à poser à tout « nom » en jeu : 1) Quel type de lien instaure-t-il ? 2) Quel degré d’exposition exige-t-il ? 3) Quelle procédure permet de le révoquer sans violence ? Ce triptyque nous ramène à l’actualité la plus triviale : plateformes et politiques de « vrais noms » ; doxxing comme arme ; DIDs (identifiants décentralisés) et possibilités de révocation ; droit à l’effacement (RGPD). Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin ne fournit pas un modèle juridique, mais une grammaire : parfois, un contrat ne cède pas à la force, il cède à l’énonciation exacte. Et c’est précisément ce qui rend le conte durable : il apprend comment parler pour défaire. — Scène-source (résumé) Une jeune reine doit livrer son enfant à un être qui a filé la paille en or pour la sauver. Clause de sortie : découvrir son nom. Trois jours, une enquête, un chant surpris dans la forêt — « Rumpelstiltskin » —, l’énonciation en face. L’obligation tombe. — Ce que la scène nous apprend Nom résolutoire : dire le nom révoque un contrat. Secret opératoire : la puissance tient tant que le nom reste inconnu. Publicisation ciblée : la connaissance devient acte en étant prononcée à la bonne adresse. Éthique de la ruse : information contre violence ; procédure contre démesure. Encadré — Variantes utiles (ATU 500) Tom Tit Tot — Tom Tit Tot (Angleterre) : même clause, chant nocturne. Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie (Écosse) : variation dialectale, délai modifié. Titteliture — Titteliture (Scandinavie) : insistance sur la danse autour du feu. (Toutes : « nom connu → emprise révoquée ».) Lexique Nom résolutoire : énoncé qui annule une obligation. Nom d’emprise : énoncé qui donne prise (cf. Isis/Rê). Nom habilitant : énoncé qui autorise l’action dans un lien (cf. Terremer). Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité ou révoque un accord. Sommaire de la série – 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer) – 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin) – 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500) – 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge – 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem Voir tous les épisodes (page du mot-clé)|couper{180}
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Le papyrus de Turin et le nom secret de Rê
>Dans l’un des récits égyptiens les plus précis sur la puissance des mots, Isis guérit Rê d’un venin qu’elle a elle-même provoqué — à la condition qu’il lui confie son **vrai nom**. Le **Papyrus de Turin** (Nouvel Empire) ne raconte ni un coup de force ni un miracle : il détaille un **protocole**. Un artefact (le serpent), une négociation (refus des épithètes), un **secret** (le nom retenu), un **soin** (le remède). À travers cette scène se dessine déjà notre problématique moderne : entre **nom vécu** et **nom opératoire**, ce qui compte n’est pas la pompe des titres mais la **forme d’énoncé** qui fait effet — et le **degré d’exposition** du nom. — - > « Dis-moi ton **nom véritable**. » > *(micro-citation emblématique de la scène : exigence d’Isis, forme opératoire)* On connaît la silhouette de Rê, vieil astre souverain, et la réputation d’Isis, déesse du soin et des ruses légitimes. Ce qu’énonce le Papyrus de Turin ne tient pourtant ni du panthéon figé ni de la morale exemplaire ; il relève d’une **technologie du langage**. Isis façonne un serpent avec de la terre mêlée à la salive du dieu. L’artefact n’est pas une métaphore : c’est un **dispositif**. Il mord Rê. La douleur est telle que nul panégyrique n’y peut rien. Isis s’avance : elle **peut** guérir, dit-elle, mais **à condition** que le dieu lui révèle son **nom secret**. Commence alors un échange réglé : Rê énumère des titres, des qualités cosmiques, des preuves de majesté. Isis refuse. Elle veut **l’essence**, pas l’éclat. Quand Rê consent — et la tradition prend soin de **ne pas livrer** le nom au lecteur —, le remède agit. Rê reste Rê, mais Isis a désormais la **prise**. Cette scène touche l’os de notre série : **tous les mots ne font pas**. Le texte ne se contente pas d’opposer vrai et faux ; il distingue **épithète** et **nom**. Les premières « disent » le pouvoir ; le second **l’ouvre**. Les premières célèbrent ; le second **opère**. La rhétorique ne soigne pas le venin. Le **vrai nom**, oui — à la condition d’être **énoncé** sous le **bon protocole**, et **retenu** ensuite. L’opposition est nette, mais elle n’aboutit ni à l’annulation du dieu ni à l’avènement d’un nouveau règne. Elle produit un **partage** : la souveraineté demeure, la **capacité d’initier** certains actes se déplace vers Isis. Le pouvoir change de main **sans changer de trône**. Ce déplacement clarifie la différence entre **domination** et **emprise**. Le nom secret ne transforme pas Isis en tyran ; il lui donne un **levier** situé. Elle a construit les conditions d’un **consentement** sous contrainte (le venin), posé une **contrepartie** (le soin), obtenu un **engagement** (le nom). On peut parler d’un « contrat » archaïque : un échange d’énoncés efficaces, scellé par un résultat vérifiable (la guérison). L’important n’est pas d’y voir le modèle de toutes négociations ; c’est de repérer que la **charge opératoire** n’est pas dans l’intention (bienveillance, ruse, majesté), mais dans la **forme**, le **cadre**, la **retenue**. Exactement ce que nous avons nommé, avec Le Guin, une **éthique de la justesse** : dire juste, au bon moment, sous des conditions qui rendent la parole **responsable** de ses effets. Autre leçon : le **secret**. Le nom vrai **ne circule pas**. Il ne devient pas un sésame de marché. Le récit prévient ainsi une tentation récurrente : confondre la valeur d’un nom avec son **visibilisme**. Le nom opère parce qu’il est **tenu**, parce qu’il est **assigné** à une **relation** (ici, Isis et Rê), non à l’espace public. Toute la modernité technique rejoue ce point : entre **nom vécu** (celui qu’on confie à quelqu’un, qui engage une alliance) et **nom opératoire** (identifiant, clé, numéro, handle), c’est le **degré d’exposition** qui décide du type de pouvoir. Un identifiant publié hors protocole devient une arme. Un nom confié dans une relation fondée devient un soin. Le papyrus n’avance pas une théorie ; il **modélise** une pratique. On a souvent lu ce mythe comme l’illustration d’une « ruse féminine » triomphant d’une « force masculine ». Ce code binaire en dit surtout long sur nos habitudes de lecture. La scène est plus **fine**. Isis ne « trompe » pas Rê ; elle **fabrique** la condition qui rend la parole du dieu **vraie** au sens fort — **efficace**. Et Rê ne « cède » pas par faiblesse ; il **consent** à l’échange qui le sauve. Le pouvoir qui naît de là n’est pas un pouvoir d’arbitraire : c’est une **capacité** à remettre le monde en état de marche. En d’autres termes : la **guérison** n’est pas l’effet moral d’une vertu, c’est l’**exécution** réussie d’un **protocole**. La scène dit encore la différence **qualitative** entre « raconter » et « faire ». Quand Rê égrène ses titres, il **raconte**. Le monde n’en est pas modifié. Quand Isis obtient le nom, elle **fait** — elle retire le venin. C’est au cœur de l’axe « écrire fait » (littéralité golem, EMET → MET) : selon la **forme de la phrase**, la réalité **s’exécute** ou non. La gouvernance qui en découle n’est pas flamboyante : elle ressemble à une **maintenance**. On répare, on ajuste, on rallume. Il n’y a ni hécatombe ni coup d’État ; il y a une **reconfiguration des prises**. Deux ponts pour la suite de la série. Vers les **contes-contrats** (Rumpelstiltskin) : là encore, le nom délivre d’une obligation, mais ici, Isis n’ôte pas un fardeau, elle **installe** une **condition d’action** ; le nom ne « libère » pas, il **habilite**. Vers nos **systèmes de nommage** (identités numériques, clés, DIDs) : la leçon du papyrus éclaire le présent si l’on remplace « venin » par **risque**, « remède » par **procédure**, et « nom secret » par **credential** non public. On retrouve la même grammaire : **attestation**, **portée**, **révocation** — en clair, le **geste d’arrêt** possible si le nom a été **déclaré** dans un cadre. Pourquoi les titres de Rê échouent-ils ? Parce qu’ils sont **généraux**, **louangeurs**, **non situés**. Ils décrivent une **entité** ; ils ne commandent pas une **opération**. Le papyrus place ainsi la barre très haut pour tout discours de pouvoir : ce qui compte n’est pas la majesté du sujet parlant, mais l’**adéquation** de la parole à la **cible** et à la **séquence** qui suit. Une vieille sagesse, valable pour le mythe comme pour nos formulaires en ligne. On sort de ce texte avec un kit sobre : distinguer **titre** et **nom** ; **retenir** ce qui doit l’être ; **contractualiser** les effets (soin contre nom) ; penser le pouvoir non comme substitution de personne, mais comme **déplacement de prises**. La figure d’Isis n’y perd rien ; celle de Rê non plus. Ce qui gagne, c’est la clarté sur ce que **nommer** peut — et **ne doit pas** — faire. — - Scène-source (résumé) Rê, mordu par un serpent façonné par Isis, brûle d’un venin que nul ne peut apaiser. Isis propose un remède à condition que le dieu lui confie son vrai nom. Rê tente des épithètes ; Isis refuse. À l’aveu, le remède agit. La souveraineté demeure ; la prise se déplace. Ce que la scène nous apprend — Nom ≠ titre : seules certaines formes d’énoncé opèrent. — Soin ↔ Contrat : guérison contre nom → pouvoir négocié. — Secret utile : un nom opère s’il est retenu (hors marché). — Partage de capacités : l’ordre tient, mais certaines initiatives passent désormais par Isis. Lexique (réutilisable) — Vrai nom : énoncé opératoire lié à une relation (pas un mot de passe public). — Nom vécu / nom opératoire : nom confié sous lien / identifiant qui produit des effets. — Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité (désactivation, rectification, révocation). Note d’usage — Rê / Râ La graphie contemporaine majoritaire est Rê. Râ est une forme plus ancienne. Pour homogénéité éditoriale : employer Rê dans la série. Références (primaire & accès) — Papyrus de Turin, Cat. 1993 (Nouvel Empire, XIXe dyn.) : épisode dit « Isis et le nom secret de Rê ». Source primaire. — E. A. Wallis Budge, « The Legend of Ra and Isis » : traduction anglaise libre d’accès (ancienne, à manier comme accès, non comme édition critique). — Études de synthèse récentes : résumés et analyses sur le motif du nom secret (à citer selon ton appareil critique). Vignette documentaire — suggestion Cartouche muet stylisé (aucun nom lisible), légendé : « Le nom ne circule pas. » Crédit conseillé : Museo Egizio (Turin) / photo d’un cartouche anonyme — ou création graphique maison pour éviter tout droit. Sommaire de la série – 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer) – 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin) – 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500) – 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge – 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem Voir tous les épisodes (page du mot-clé)|couper{180}