Ce qui est une tuile
Une autre idée qui peut être digne d’entrer dans le recueil « Les pensées d’un idiot ».
La sensation, parfois, de pousser le bouchon plus loin que nécessaire. Ainsi cette pensée sur les œuvres, toutes les œuvres, quelles qu’elles soient. Celles que l’on classe par catégories, avec des qualificatifs, des jugements, des avis d’experts ; celles qui méritent qu’on s’y attarde, et les autres qu’on met en un clin d’œil au rebut.
Toutes les œuvres se valent sur le plan de l’être. Elles sont. Toute œuvre est ce qu’elle est. Et ce, avant même que l’on pose un regard sur elle. Ce regard qui, ensuite, désire se l’approprier ou la repousser.
Le professeur, en vieillissant, ne parvenait plus à dire si les œuvres de ses élèves étaient « bonnes » ou « mauvaises ». Avec les années, son œil s’était exercé à un tel point qu’il était parvenu à dépasser les critères de jugement habituels que fournissent l’éducation, l’apprentissage, la pratique. Il ne parvenait plus vraiment à se souvenir à quel moment l’étrange phénomène s’était produit.
Un jour, il ouvrit la porte de l’atelier, aperçut les élèves installés devant leurs chevalets, puis il avait considéré cet ensemble et en était resté interloqué. Tout était parfait. Il n’y avait rien à dire sur quoi que ce soit. Tous les tableaux tombaient d’aplomb. Il n’y voyait partout qu’harmonie, justesse, perfection.
Ce qui est une tuile.
Car si le professeur avait perdu sa langue, il conservait une assez bonne oreille, et peu à peu les voix des élèves lui parvinrent.
-- Comme c’est moche. -- Je ne sais vraiment pas où je vais avec cette croûte. -- Je suis complètement perdue. -- Rien ne va plus.
Cela le réveilla de sa torpeur, ou de sa rêverie.
Il comprit qu’il devait poursuivre sa tâche jusqu’au bout, ainsi que tous attendaient qu’il le fît ou le fasse. Il ne pouvait pas rester de profil.
Il passa le reste de la journée à produire du conseil comme tous l’attendaient.
-- Moins bleu, ce bleu. -- Plus rouge, ce rouge. -- Plus épaisse, cette ligne. -- Pas nécessaire, celle-ci.
Ce faisant, il se voyait lui-même d’une façon étrange. Il était en même temps lui et un autre.
Tout comme ses élèves étaient eux-mêmes et encore d’autres.
Plusieurs fois dans la journée, il éprouva l’envie de dire :
-- Arrêtez. Arrêtez tout, cessez cette comédie !
Cependant, il n’en fit rien : la réalité grondait derrière les verrières de l’atelier.
Un orage formidable, des grêlons gros comme des œufs de pigeons.
Pour continuer
Carnets | mai 2023
Disparitions
Je relis de vieux articles, pas fameux. Tout en bas, une ou deux personnes semblent s’y être arrêtées. Je clique sur leur avatar, curieux de voir ce qu’ils font sur WordPress. Et je tombe sur : L’auteur a effacé son site. Évidemment, ça m’embarque dans les allées d’un vieux cimetière, peut-être celui du Père Lachaise. Il y a les tombes célèbres, les visites obligées. Mais ce que je garde en mémoire, c’est l’émotion particulière face à une sépulture anonyme. Une dalle fendue, un nom presque effacé. Parfois, juste une nuance de terre signale qu’un corps repose là. Voir un site “effacé par son auteur” provoque un trouble semblable. Je pense à septembre, au blog que je n’ai plus envie de renouveler. Trop cher pour ma modeste bourse. Comment quitter la table avec élégance ? J’ai tout sauvegardé, au cas où WordPress décide de tout effacer à l’échéance. Peut-être que je remettrai tout en ligne ailleurs, chez un hébergeur plus abordable. Ou peut-être qu’il faut accepter de tourner la dernière page, pour pouvoir en ouvrir une autre. Ou peut-être que je ne toucherai à rien. Et je verrai bien ce qui se passe. C’est plutôt ça, mon style : faire avec.|couper{180}
Carnets | mai 2023
31052023
Une chose est importante quand on veut raconter des histoires, c'est de ne pas perdre le fil de celle-ci. Tous les menteurs savent le risque de se couper ainsi qu'il est d'usage d'employer ce mot. Mais si l'on utilise ce risque comme ressort de l'histoire, que se passe t'il ? Admettons un écrivain qui perd la mémoire de son histoire, qui du jour au lendemain ne se souvienne plus du nom de ses personnages, de leurs biographies fictives et qui passe son temps à tout modifier... non par malice bien sûr, mais parce qu'il ne peut faire autrement désormais. Comme en peinture le doute et l'hésitation provoqueraient un flop à coup sur. Donc c'est en assumant totalement cette perte de mémoire, en y allant à fond que ça risque d'être vraiment attrayant. En tous cas au moins pour celui qui écrira cette histoire. A part ça je suis passé à la clinique hier, quelques coups de laser dans chaque œil et un éblouissement fameux à la sortie. Heureusement, mon épouse m'a prêté ses lunettes de soleil. Il y avait un protocole à suivre avant l'opération que j'ai complètement zappé évidemment. Il fallait prendre une série de gouttes quelques jours avant et je fus penaud d'avouer au toubib que j'avais fait l'impasse. A un moment j'ai cru qu'il allait reporter le RDV au moins suivant. Mais non, restez là je reviens, il m'a flanqué des gouttes à lui dans chaque œil j'ai eu l'impression de passer un portail. tout est devenu supersensible, y compris les défaillances d'un spot du plafond que je n'avais pas remarquées auparavant. Ensuite une vingtaine de minutes d'attente pour laisser le temps à la pupille de se dilater et hop. Aucune douleur. Juste des éblouissements répétés. Fixez mon oreille gauche me disait le toubib... je ne voyais rien du tout, il fallait inventer, estimer une distance, une tête, une oreille et fixer l'œil sur cette création parfaitement imaginaire. "— juste un peu plus bas si vous pouviez" ajoutait-il parfois.|couper{180}
Carnets | mai 2023
Assemblage
Lire avec attention, mais en conservant du recul. Noter au fur et à mesure des groupes de mots qui paraissent déjà vus, bizarres, plats, comiques, illogiques. Et les mettre les uns derrière les autres à la queue leu leu. voir ensuite ce que ça fait. Grand mythe fondateur. Symbole de vie. Puissance magique. Dispensateur de bienfaits. Œuvre d'art comme telle. Savez-vous que. A travers. Vous apprendrez. Découvrez le lien. Découvrez enfin. Comment [...] pour mieux. Enregistrez ce produit. Partagez votre achat avec vos amis. A défaut de prétendre. Pour aller vers le réel. Les obstacles auxquels il se heurte. Dans le cadre de. Son vrai titre. Le garant du système. Conduire une politique. Représenter l'institution. A double-titre. Un organe de presse. Nombreux déplacements. Le côté professionnel. Inciter les citoyens. Lire la presse écrite. Corriger les inégalités. Un regard collectif. Nous ferons le nécessaire. Dans ce style qui le définit si bien. Un récit passionnant. Dont on ignore encore tant de choses. Accablé de chagrin. Il s'est retiré dans la solitude. Il commença à se dire qu'une nouvelle vie était possible. Retrouvant ses reflexes. Une tragique pollution. Protéger des malversations. En laissant courir les rumeurs. Une malédiction pèserait sur la ville. Une réalité objective. Commentaire autorisé et décryptage. Si l'on doit caractériser. Un angle mort. Un policier abat un jeune homme. Toute une population. Le contrôle au facies. Positiver le négatif. C'est une simple bavure. Un plan social. Une affaire de mœurs. La légitime défense. la tyrannie du politiquement correct. Un lynchage médiatique. Un quartier sensible. Coller à son époque. Des instances de médiation. La voix de son maître.|couper{180}