3 février 2019
J’ai toujours cru aux fractales parce que ce sont elles qui me tiennent : un éclat minuscule contient le reste, un épisode en dit autant qu’une vie entière, alors je ne vois pas comment raconter autrement qu’en attrapant un morceau et en le laissant irradier. Dans l’adolescence il y eut cette jeune fille sicilienne que je retrouvais les soirs d’été au bord de l’Oise, du côté de L’Isle-Adam, avec son chien immense, toujours là comme une garde rapprochée et un secret en même temps ; elle venait en cachette de ses parents, disait que ça leur ferait de la peine, et je me faisais une histoire dans la tête, une histoire d’honneur, de rivalité, de drame plantée au milieu des maïs de l’Île-de-France. Son père surtout : architecte sans diplôme DPLG, Sicile, Tunisie, cours du soir, échelons gravis, bras droit du patron, puis Marseille, tout à recommencer plus bas parce que le titre manque — un homme d’exigence et de survie ; quand elle parlait de lui je sentais sa peur et son amour en même temps, et je voulais le rencontrer, être vu par lui, obtenir son attention comme on veut une preuve. Je savais déjà que pour elle nous étions rivaux. Je n’ai presque jamais vu sa maison, jamais ses parents : un lotissement avec piscine que j’imaginais de loin comme un monde fermé. Il n’y a eu qu’un rendez-vous à la piscine, excentrée, avec ses amies ; je la vois encore enlever sa robe blanche légère et, d’un coup, son corps apparaît : hanches, courbes, grain de peau, duvet sous l’oreille. Tout me saute au visage avec une précision de loupe. Et moi je rapetisse, Lilliputien en short, sidéré par la grandeur d’un corps qui n’était plus un rêve mais une présence. Après ce jour, le désir s’est collé à l’amour. Nous marchions sur les plateaux avec le chien, courions dans la luzerne, les maïs, j’étalais ma veste pour qu’elle ne tache pas ses robes claires ; on s’embrassait longtemps sans aller jusqu’au bout, et l’ombre de nos pères était si proche qu’on parlait d’eux sans parler des mères. Sa mère à elle : femme au foyer sicilienne, cuisine, ménage, banquier à la fin du mois, endurance humble et pouvoir de Mama ; admiration et rejet dans la bouche de la fille. Ma mère à moi ressemblait à ça, à la différence du paranormal et du vin blanc d’Alsace où elle se sauvait quand la maison devenait irrespirable. Ce printemps-là, à Auvers-sur-Oise, devant l’église et les tombes de Vincent et Théo Van Gogh, j’ai ouvert la bouche pour la première fois : « j’ai la clef du 7e ciel ». Une phrase idiote dite avec un aplomb qui me venait peut-être de la trouille. Je commençais à perdre mes cheveux ; honte ancienne, fatalité intime. Des minutes devant le miroir pour arranger la calvitie naissante. Une stratégie : m’attaquer moi-même avant que les autres le fassent. Et la honte n’était pas que physique. Depuis 1974 et le choc pétrolier, mon père avait perdu son emploi ; la misère était entrée à Parmain, quartier modeste un peu plus loin que L’Isle-Adam, et à trente-neuf ans, sans diplôme, devant les tests psychologiques des embauches, il glissait entre catatonie et fébrilité, colères, mots blessants, journées à s’effondrer. Je lui en voulais. Je méprisais sa lâcheté comme je méprisais la mollesse de ma mère. L’amour avec la jeune fille était ma fuite à moi. Dans la salle à manger, ma mère copiait des maîtres anglais, paysages dramatiques ; matériel ressorti tous les après-midis. Je barbouillais près d’elle, silence qui me la rendait vraie, puis les mensonges reprenaient dès qu’on parlait. J’apprends là que l’art, dans la famille, sert à croire au salut. Des années plus tard, je rencontre enfin le père sicilien : un grenier-atelier, des piles de toiles, la famille qui le somme d’exposer. Je propose de le photographier pour un book. Je découvre son œuvre et je prends une claque d’émotion, l’équilibre sans discours d’un homme qui a travaillé sa vie comme il travaille ses peintures. Dans leur maison, je me sens barbare. Étranger une fois de plus. La jeune fille est en médecine, je lui propose qu’on vive ensemble, elle refuse encore pour ne pas faire de peine à son père ; je lui trouve un appartement à la Bastille grâce à un oncle, et je mène cette vie étrange où la semaine je suis avec elle, le week-end je suis seul parce qu’elle retourne au lotissement. Moi je travaille chez Andrault et Parat, rue Vieille-du-Temple, sous l’ombre d’un architecte sec qui contrôle tout, qui ne fait confiance à personne ; je fais des photos de maquettes, baryté noir et blanc, je tremble en apportant les tirages. Il regarde, relève la tête : « OK, c’est toi qui feras les photos désormais. » Puis retour à ses plans. Reconnaissance sèche. Et je sens que ça s’emmêle avec l’autre reconnaissance impossible, celle du père de la jeune fille, de la jeune fille elle-même. Un mercredi, à l’heure du déjeuner, quelqu’un frappe à la porte de l’appartement ; elle pâlit : « c’est mon père ». Elle veut que je me cache dans un placard. Je refuse. J’ouvre. Il entre, pipe, silence, elle propose le repas, il décline, touche à peine le verre d’eau, bourre sa pipe, dit qu’il passait l’embrasser, repart aussi vite. Burlesque et tragique en même temps. Et dans le claquement de porte je bascule dans un cynisme que je ne savais pas avoir ; elle sanglote, dit qu’elle l’a déçu, moi je prends ma veste, je serre les dents, je retourne travailler. Quelques mois plus tard je démissionne : un chèque ne suffit pas, il me fallait autre chose que je ne savais pas nommer. L’été venu, elle repart chez ses parents ; je quitte l’appartement vide et je m’accroche à une femme plus âgée rencontrée à une soirée, parfum lourd, mains sûres, rire sans gêne. Elle m’apprend le corps sans promesse. Je m’y plonge comme on entre dans une chambre dont on ferme la porte à clé. Quand je rentre chez moi au matin, je sens sur ma chemise l’odeur de sa poudre de riz. Je ne dis rien à personne. Et je comprends jusqu’où je peux aller par manque de confiance, comment je pardonne tout le monde pour n’avoir à blesser personne, comment je fabrique des mensonges aux autres et à moi-même. C’est là que je me jette dans l’art comme on se jette dans ce qui reste, pour tenter d’ordonner le chaos et voir si une forme vraie en sort. Il reste encore ce dernier éclat, plus tardif et plus cruel : un week-end mon père rentre avec une grande toile et une boîte d’huiles, cueille une rose rouge au jardin, la dessine au fusain avec une adresse inattendue, pose un fond orangé-rouge, touche la rose et laisse tout en plan. Des années après sa mort je retrouve cette toile, je la garde, puis un jour je prends un pot de gesso et je la recouvre entièrement pour peindre autre chose dessus, et je ne sais plus aujourd’hui ce que j’ai peint, comme si la mémoire posait un doigt sur les lèvres, chut. Et au fond c’est là que tout se tient : dans ce geste d’effacer pour continuer, dans l’amour et la honte, dans les pères rivaux ou absents, dans la rose noyée sous le blanc, et dans ce silence qui recommence dès qu’on a trop parlé.
illustration encre, travail d’élève, 2019
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Carnets | Atelier
28 février 2019
Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | Atelier
27 février 2019
Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}
Carnets | Atelier
27 février 2019
Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}