2 février 2019

Pourquoi montrer son travail. C’est souvent l’ambiguïté du métier de peintre, d’artiste en général. Nous avons un statut d’entrepreneur mais nous avons du mal à nous considérer totalement comme tel. J’ai trouvé peu de vidéos Youtube qui traitent vraiment de cette difficulté. Ou alors elles sont toujours orientées pour proposer des formations parfois coûteuses. Aussi je suis allé voir du côté des véritables entrepreneurs, ceux qui ne se cachent pas de l’être. Cela m’a mené aux techniques de marketing, à l’idée d’une persona, à la liste de mail incontournable qu’il faut de toute urgence mettre en place, à tout un tas de techniques chronophages comme par exemple l’étude des statistiques, des « ROI », etc. etc.

Les vrais entrepreneurs, j’ai compris, plongent les mains dans le cambouis des besoins. Une foule, pour eux, est une carte en relief : creux, démangeaison, point sensible. Ils calent un produit dans la faille, puis oublient l’objet pour ne plus travailler que l’espace qu’il va occuper derrière le front des passants. Dans un monde saturé, ce qui fait tenir une affaire, ce n’est pas l’inédit. C’est la vitesse à laquelle l’objet se transforme en manque, puis en rituel, puis en membre fantôme du corps.

Je ne méprise pas cette mécanique. Elle est limpide. L’artiste, lui, trébuche sur l’erreur symétrique. Il est persuadé que la valeur d’une toile se mesure à la sueur versée, aux heures plantées devant le châssis, au poids des reprises. J’ai vécu avec cette croyance comme avec une religion discrète. J’avais établi une hiérarchie secrète : la toile bâclée en une matinée valait moins que celle qui m’avait épuisé pendant des semaines. La lenteur était une preuve. La rapidité, une fraude. Ce système était confortable : il me permettait de fixer un prix en tournant autour de mon propre nombril, en évaluant ce que la toile faisait vibrer en moi, son importance dans mon petit théâtre intime, sans jamais me demander ce qu’elle déclenchait chez un inconnu.

Des mois durant, j’ai tournicoté autour des chiffres comme autour d’un feu interdit. J’additionnais les efforts, je comptabilisais ma fatigue, j’oubliais l’évidence : un acheteur n’achète pas une crampe. Il achète ce qui le touche. Ce qui lui manquait sans qu’il le sache.

La révélation est venue un soir d’accrochage, dans une salle des fêtes aux néons blêmes, silence de prétoire. Mes toiles alignées comme des prévenus. J’attendais, jouant l’indifférence, guettant les réactions en coin. Un couple s’est arrêté devant une toile que je tenais pour mineure, un écart à mes yeux, presque un péché véniel. La femme a laissé filer un « ah… » nu, sans admiration ni politesse. Le « ah… » de quelque chose qui vient remuer une ancienne douleur. Elle a murmuré : « On dirait chez mon père, quand on rentrait le soir. » Je suis resté sans voix. Heureux que ça touche. Vexé que ce ne soit pas la toile sacrée, celle qui, dans mon roman intérieur, devait remporter les suffrages. Ce soir-là, quelque chose en moi a cédé.

Je sais maintenant qu’on ne vit pas d’art en traitant le désir des autres comme quantité négligeable. Il faut du pragmatisme, mais pas celui du flatteur. Le piège, je le connais, je m’y laisse parfois prendre : un matin terne, un café tiédi, je défile Instagram pour « voir ce qui se fait ». En dix minutes, mon album est plein de captures d’écran : une palette par ici, un motif par là. Je me persuade que c’est de l’inspiration. Je sais que c’est du pillage confortable. Cela supprime la peur. Cela donne l’illusion du travail en évitant soigneusement la zone où l’idée commence à coûter. Je ferme l’application comme on referme une armoire à pharmacie, avec un serrement de conscience. Aller piller dehors par peur de ce qu’on trouverait dedans, voilà la tentation la plus facile à se pardonner.

Alors j’essaie l’inverse. Je cherche ce qui peut toucher, oui, mais je ne le demande plus aux réseaux. Je plonge dans ce qui résiste en moi depuis des années, dans mes fixations sans gloire, dans les images qui remontent aux heures de doute. Je ne poursuis plus l’originalité comme un drapeau, ni la beauté comme une promesse. Je cherche simplement l’accord le plus exact avec ces fantômes, en misant qu’ils effleurent quelque chose de plus large dans l’air du temps, même sans nom.

Ce pari peut échouer. Il y aura des salles désertes, des regards qui glissent, des toiles sans écho. L’envie de plaire, d’être compris sur-le-champ, me prend parfois à la gorge. Mais si je déforme mon travail pour attraper ce « oui », je n’obtiens qu’un réconfort de surface.

Ce que j’attends est plus furtif : qu’une toile, parfois, s’arrache à moi et cesse d’être mon reflet. Qu’elle devienne un territoire où quelqu’un entre sans passeport.

Quand j’y pense, je revois la femme de l’accrochage : sa main à plat sur son manteau, comme pour se retenir, son regard immobile, ses lèvres entrouvertes. Moi, dans son dos, avec de la peinture sèche sous l’ongle du pouce, une tache bleue indélébile. Entre sa phrase et cette salissure, il y a eu un éclair où j’ai compris que le tableau ne m’appartenait plus.

C’est à cet éclair que je me raccroche.

Pour continuer

Carnets | Atelier

28 février 2019

Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}

fictions brèves