Autobiographie par les objets, comment on les convoque, comment on parle de ces objets, quelle relation on s’invente ainsi avec eux. J’ai relu le texte si émouvant de François et j’allais lui emprunter le pas quand, soudain, dans le dernier paragraphe – et j’étais passé à côté à la toute première lecture – ce déclic, cette découverte : il semble biffer en quelques mots tout le déroulé dans lequel il m’aura entraîné. S’abstraire de l’injonction à faire mémoire est ce qui nous aura permis d’avancer.
C’est la seconde fois en une heure à peine ce matin que je me heurte au même obstacle. Je voulais réécrire ma bio, refaire une page web regroupant, pour les lieux d’exposition, qui je suis, ce que je fais, pourquoi je le fais et quelques photographies de mon travail. J’ai commencé à écrire cette bio et, presque aussitôt, j’ai vu surgir dans ces quelques lignes commencées moult détails, jusqu’à la couleur du tapis, rouge, de l’escalier menant jadis à ce tout premier logement, chez mes grands-parents paternels. Au bout de 600 mots, j’ai stoppé net. Quelque chose coinçait. Je me suis dit : ’Pourquoi fais-tu ça, qui cela va-t-il intéresser ?’ puisque le but est de ne donner que quelques éléments biographiques succincts mais essentiels pour saisir un parcours.
Cette injonction à faire mémoire, bien sûr, ne peut plus m’échapper ce matin. Je comprends confusément qu’elle est un désir d’autant plus bizarre que dans ma vie réelle, si je peux dire, j’ai justement fait l’impasse sur le souvenir, la mémoire, et que c’est bien ainsi que j’ai pu avancer sur tant de chemins divers, découvrir tant de territoires inexplorés. Donc, encore une fois, un vacillement dans le cadre de l’écriture entre la forme et le fond.
Désormais, il s’agit de ruser, d’être beaucoup plus malin. Tu sais que de toute façon, sitôt que tu écris, même une liste de courses sur un simple bout de papier, si tu décris une pièce, un objet, tu ne sais que parler de toi, toujours, que de toute façon tu es enfermé là-dedans. Est-ce une malédiction ? Pour le lecteur certainement, si tu ne te renouvelles pas. Ensuite, tu peux aussi continuer à te dire que tu te fous du lecteur, mais tu es aussi le lecteur, donc dès que tu peines à te relire, prends ça comme un indice, jette-toi dessus, ne te contente plus sentimentalement d’un à-peu-près.
Éberlué aussi de constater un cheminement parallèle dans la peinture, le retour à un enseignement quasi académique désormais dans les cours que je dispense. Pourquoi ? Ce n’est pas parce que ce que j’offrais était mauvais mais sans doute trop philosophique, trop intellectuel, bien que présenté d’une façon ludique. Non, ce n’est pas cela, c’est juste que l’on ne met pas la charrue avant les bœufs, que la technique, si fastidieuse apparaisse-t-elle a priori, doit être apprise en premier lieu afin de pouvoir s’en libérer ensuite.
Il y a aussi une possibilité d’effacement de soi, de ce personnage parfois si encombrant pour soi et les autres, grâce à ce cheminement dans lequel on se concentrerait sur des fondamentaux. D’ailleurs, aux dernières nouvelles d’hier soir, si les élèves sont surpris par ce changement de cap de ce second trimestre, et bien que je les aie avertis par avance au terme du premier, ils râlent pour la forme mais ils sont soulagés, presque contents.
Et aussi, après ces quelques considérations, que vas-tu peindre, écrire maintenant ? Sous tes pieds, un grand vide vient tout juste de se créer. Est-ce que l’on peut peindre, écrire cela ? Par l’usage de subterfuges alors, d’une contrainte, ce que nous ont enseigné Perec et François, mais cette nécessité t’est plus claire en peinture, tu la connais déjà depuis longtemps. Donc faire confiance à la porosité des échanges, aux vases communicants. Sans confiance on n’est rien, sans optimisme non plus. Et quand bien même on ne serait rien, l’optimisme et l’humour, eux, sont quelque chose."
Ce texte relève clairement de la catégorie "Carnets". Il s’agit d’une réflexion méthodologique sur l’écriture autobiographique et la création artistique, mêlant considérations sur l’enseignement et questionnements sur la mémoire. La thématique principale est la tension entre le désir de mémoire et la nécessité d’avancer, entre technique et création libre.
19 janvier 2023
Pour continuer
Carnets | janvier 2023
18 janvier 2023-4
Un homme qui monte doit descendre à un moment ou à un autre. Et ce, quel que soit le moyen qu'il choisira d'emprunter : ascenseur, escalier, ballon de Montgolfier, fusée. La loi de la pesanteur oblige. Il ne convient pas d'en être à chaque fois surpris ou étonné, ni de s'en plaindre, pas plus que de s'en réjouir. Ensuite, quand on le sait, ce que l'on en fait... Tu l'as toujours su puisque tu as vécu à la campagne. Tu as vu des hommes monter sur des charrettes de foin et d'autres tomber de haut quand ils s'apercevaient qu'ils étaient cocus ou bourrés comme des coings. Dès l'enfance, tu t'es trouvé confronté à la loi. Tous ces rêves de vol que tu effectuais de nuit alternent encore dans ta mémoire avec les raclées magistrales qui te jetaient à terre. Une longue répétition servant d'apprentissage comme de vérification de tes premières intuitions. Parfois quand tu y penses, tu pleures, d'autres fois tu ris. Les souvenirs, comme les émotions, subissent aussi la loi de la pesanteur, il ne faut pas croire.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-3
À l'église quand tu y allais, tu ne parlais pas. Tu chantais quand il fallait chanter. Mais en pension à Saint-Stanislas, et bien que tu chantasses la plupart du temps assez correctement, tu te mis alors à chanter faux. Tu voulais déranger quelque chose. Et cela, tu t'en souviens, n'était pas pour te faire remarquer, c'était plus profond que ça. Viscéral. À la cérémonie funèbre de ta mère, quelques minutes avant l'incinération, on t'a proposé de parler, de dire quelques mots, mais il n'y avait que ton épouse, ton père et ton frère, plus les employés des pompes funèbres. Tu as décidé que c'était grotesque juste à l'instant d'essayer d'ouvrir la bouche quand tu fus monté sur la petite estrade face au microphone. Tu as regardé l'assemblée puis tu as baissé la tête, tu as capitulé, vaincu par le ridicule. Une des seules fois dans ta vie où tu n'auras pas osé y plonger tout entier. Sur ta chaîne YouTube, tu as beaucoup parlé mais avec le recul tu n'as jamais pris le temps de réécouter ce que tu as dit. Sans doute parce que toute parole est liée à un instant et qu'une fois l'instant passé, cette parole devient morte, qu'il n'y a plus de raison valable de s'y intéresser. Comme si cette parole dans le fond n'avait fait que te traverser, qu'elle ne t'appartenait pas. Par contre, tu aimes écouter les vidéos de François Bon, tu les réécoutes avec plaisir. Et surtout tu y découvres au fur et à mesure des informations que tu n'avais, semble-t-il, pas entendues à la première écoute. Il y a ainsi des émissions que tu écoutes en boucle et d'autres, réalisées par d'autres créateurs de contenu, dont les bras t'en tombent dès les premières minutes. Est-ce que commenter, c'est parler ? Peut-être. Tu ne parviens plus à commenter dans certains lieux et dans d'autres oui. L'interruption des commentaires a commencé quand tu as fait une recherche sur ton nom sur ce moteur de recherche. Le nombre de commentaires qui te sont apparus idiots, inutiles t'a aussitôt sauté aux yeux. Rédiger un commentaire t'oblige presque aussitôt à affronter le ridicule puis à le vaincre ou à te laisser à l'à-quoi-bon. Quand tu te dis "ça ne changera pas la face du monde, qui es-tu donc pour t'autoriser ainsi à commenter, à apparaître ?" Le fait que ça puisse encourager l'autre, tu t'en dispenses désormais car d'une certaine façon c'était aussi une image trouble, cette pensée d'encourager l'autre dans une réflexivité ; d'ailleurs les réseaux sociaux fonctionnent sur cette réflexivité la plupart du temps. Le fait qu'elle te gêne jusqu'à l'insupportable est corrélé à tes états de fatigue, d'humeur, ou de lucidité. De la chimie. Tu préfères alors te taire devant cette réalité chimique quand tu ne peux faire autrement que de la voir comme un nez au milieu d'une figure. Parler, c'est faire signe avant tout. Mais pourquoi faire signe ? On en revient toujours à la question. Faire signe, désigner, dessiner non pour obtenir quelque chose ni pour dire "tu as vu, je te fais signe, je te signifie quelque chose." La fatigue de tout ça, due au poids de l'âge imagines-tu parfois, mais surtout au sentiment de ta propre insignifiance. Il y a des jours où l'insignifiance est ce refuge préférable à tout autre. Tu es capable de rester silencieux envers certaines personnes durant un laps de temps considérable. Tu n'as pas vu tes parents pendant 10 ans autrefois. Aucune parole échangée en 10 ans avec M. et aussi avec D. Cependant, la conversation reprend exactement là où elle s'est arrêtée dans le temps comme si pour toi il n'y avait pas de temps. L'expression "être de parole", tenir sa promesse, tu peux la comprendre bien sûr. Mais de quelle parole s'agit-il dans ce cas ? La question reste en suspens. Se fier à sa propre parole, d'expérience, te semble toujours suspect, tout comme se fier à n'importe quelle parole. La parole c'est du vent la plupart du temps et donc c'est l'esprit. Qui serait assez cinglé pour confondre l'esprit et soi-même ? L'indomptable esprit comme disent les bouddhistes. Non, il faut s'asseoir, l'observer agir, parler, ne pas vouloir l'enfermer dans une clôture, c'est ainsi que l'on s'en libère au mieux. Ce qui reste ensuite, on l'ignore. Un silence éloquent.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
17 janvier 2023-2
Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}
