14 février 2019

Pendant longtemps je suis un écorché vif, pas au sens noble, au sens bête et bruyant : pour un oui je m’enflamme, pour un non je cabre, et surtout pour un non je deviens ce conquérant de pacotille qui veut tout rafler d’un coup, la raison, l’affection, la paix, il faut qu’on m’aime et qu’on ne me contrarie pas, sinon je sens une panique monter comme si l’air se retirait d’un coup de la pièce ; je ne sais plus très bien d’où ça vient, je dis manque de confiance pour faire simple, mais c’est plus humide, plus ancien, un mélange de timidité maladive et d’orgueil démesuré, et je vois chez mon père la même allergie à la contradiction, ce refus d’être déplacé d’un millimètre, alors je me suis longtemps demandé comment il avait pu épouser ma mère, contradiction ambulante, peut-être qu’on va chercher l’angle qui fait mal pour sentir qu’on existe, je ne sais pas ; la vie, le vent, la pluie, le soleil m’ont passé dessus des milliers de fois, j’ai commencé à écouter tard, vers quarante-cinq ans, pas parce que je suis devenu sage mais parce que l’usure finit par forcer l’oreille. Je m’aperçois que je m’accapare les mots comme si je les avais inventés, je les mâche à ma façon, je les lance sans regarder leur définition commune, et quand je dis amour j’entends quelque chose qui brûle en moi et qui devrait, parce que ça brûle, trouver sa flamme en face ; je ne comprends pas qu’on puisse ne pas m’aimer alors que moi je peux aimer d’emblée, aimer trop, aimer sans preuve, et le bouchon n’est pas dans l’oreille, il est dans ma tête entière, c’est ma cervelle qui obture et qui rend sourd à l’idée simple que l’autre ne vit pas dans mon corps. Il m’a fallu des ruptures à répétition pour le voir : je dis je t’aime, je le crois, je le dis comme on pose une main sur une épaule, et puis un matin l’autre me regarde comme si j’avais déserté, comme si je laissais le mot au bord de la route sans l’accompagner, parce qu’elle attend des preuves et que je ne les donne pas, non pas par cruauté mais parce que je ne vois pas qu’il faut en donner ; je me souviens d’un anniversaire, d’une table déjà mise, d’un paquet posé devant moi, de son visage qui attendait, et de ma honte immédiate — pas de recevoir, mais de sentir que ce paquet m’enchaînait à un autre paquet futur, que le cadeau appelait le cadeau comme une dette, et je suis resté là, raide, incapable de jouer la gratitude qu’elle voulait voir, je l’ai remerciée mal, elle a pris ça pour du mépris, et j’ai pris sa déception pour une injustice, et le soir a tourné court ; voilà comment ça se passe, pas par manque d’amour mais par incapacité d’entrer dans son économie ordinaire. Je sais bien que, de temps en temps, je fais ce qu’il faut : un bouquet, un bijou, un voyage, mais je les fais comme on coche une case sur un calendrier, parce que la date l’exige, parce que la convention l’ordonne, et je sens que ça ne compte pas vraiment pour moi, que ça ne naît pas d’un élan vivant, alors ça sonne faux, et je tombe moi-même dans l’idée que l’amour devient falsification, rôle de mis en examen perpétuel où il faut prouver tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, comme si l’aveu répété devait remplacer la chose, et là je me demande si ce n’est pas un enfer, une incarcération à ciel ouvert, une mécanique de guichet où l’on dépose sa pièce pour avoir droit au sourire. J’ai fini par croire pendant dix ans que je n’avais pas de cœur, que j’étais né mal câblé, que je n’étais pas tombé sur le bon cheval, puis j’ai compris que le problème n’était pas l’absence de cœur mais le type de cœur : je cherche un amour sans comptabilité, une alliance presque muette, une complicité qui se révèle dans le détail du monde, pas dans la preuve, être deux devant la pluie sur les pavés, le cri d’un oiseau dans le ciel, le silence qui descend sur les choses, et que ça suffise, sans devoir parler pendant des heures pour assurer l’existence de ce qu’on vit ; je veux le partage sans la mise en scène. Et pourtant je tombe toujours sur des femmes qui veulent des mots, qui veulent que je parle, que je raconte, que je prouve par la voix, et je m’y prête trop, je m’y perds, puis je me rebiffe, et c’est là que je détruis ce que j’ai désiré : je vois Cythère au loin, une île possible, et au moment où l’accostage devient réel, je me mets à ramer à contre-sens, par peur du contrat invisible, par peur de devoir payer chaque jour l’entrée sur l’île, alors je sabote, je me fâche, je dis que l’amour est imposture, alors que la seule imposture c’est d’avoir cru que ma flamme suffisait au monde.

illustration tempéra sur papier pb 2019

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Carnets | Atelier

28 février 2019

Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}

fictions brèves