14/02/2019

La chanson commence par « ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers », et la première fois que je l’entends je viens d’avoir quatorze ans ; j’aime l’air, j’aime surtout qu’elle se joue sans ruse, trois accords à la guitare, une progression claire, et je m’y colle comme on s’accroche à quelque chose qui vous dépasse, j’apprends les paroles, je répète devant la glace, je m’observe chanter avec cette voix qui a déjà pris un peu de grave mais qui ne sait pas encore ce qu’elle dit, et pourtant le corps comprend avant la tête, ça me flanque des frissons, une peur heureuse, comme si une mémoire plus ancienne que moi reconnaissait le chemin alors que ma cervelle reste lourde, ignorante, sourde à son propre tremblement. Deux ans plus tard je suis assis dans le réfectoire de la pension religieuse d’Osny, c’est un lieu froid, tables longues, odeur de soupe qui colle aux vitres, et la salle sert de cinéma une fois par an ; l’établissement est tenu par des prêtres polonais, des hommes au visage fermé, certains avec une cicatrice nette sur la tempe ou un bras trop raide pour être seulement un bras, et je sais qu’ils ont survécu aux camps sans comprendre encore ce que ce mot contient, je sais seulement qu’on va revoir un film sur le père Kolbe, que c’est la deuxième fois, que l’an passé j’en étais sorti secoué mais debout, avec une sorte de sursis d’enfance, l’idée confuse qu’un geste peut sauver quelque chose. Cette fois-ci je regarde autrement, ou bien c’est le film qui devient autre parce que moi je suis devenu autre : Kolbe offre sa vie à la place d’un père de famille, et ce qui me frappe n’est pas l’héroïsme mais la mécanique autour, la précision glacée de la mort, l’organisation sans vacarme, l’injection, le corps qui tombe comme un dossier qu’on classe, et dans la pénombre je vois les prêtres immobiles devant l’écran, je les vois ne pas bouger, pas essuyer leurs yeux, ils ont passé ce cap depuis longtemps, ils sont de pierre parce que sinon ils exploseraient, et tout à coup je comprends que ce qui a été fait là-bas n’est pas une monstruosité tombée du ciel mais une possibilité humaine réalisée à fond, une capacité ordinaire portée à son extrême, et je sens une fatigue noire me tomber sur les épaules, pas une fatigue du film, une fatigue de l’espèce ; je me dis qu’on a été capables de planifier la destruction comme on planifie une usine, que ce n’est pas une folie isolée mais une logique partagée, et je me regarde, moi, garçon assis au milieu des autres carcasses du réfectoire, et je n’ai pas le droit de croire que je suis dehors, je n’ai pas le droit de déplacer la faute sur quelques uniformes : la cruauté n’a pas de frontière, elle n’a pas de race, elle circule, elle attend sa saison, et elle attend aussi en moi. À partir de ce jour-là, tout ce qui relève de la beauté, de l’art, de la poésie, je le vois comme une mince couche posée sur la chose que nous savons faire de mieux quand nous nous y mettons sérieusement : humilier, trier, enfermer, tuer proprement ; je ne dis pas que ça annule l’art, je dis que je ne peux plus y croire sans entendre, derrière l’image, le cliquetis du projecteur et ce silence dur des hommes qui savent. Le reste, je l’ai compris plus tard sans surprise : dès qu’on a peur, on refait les mêmes gestes, on dresse des lignes, on déclare des zones, on relance la machine sous un autre drapeau. Alors oui, quand quelques adolescents allumés taguent une vitrine juive ou une tombe, je ne feins plus de tomber des nues : ce n’est pas la nouveauté qui m’effraie, c’est la continuité, la persistance de cette part en nous qui réclame son tribut, et qui fait qu’une chanson peut vous sauver un instant, puis vous laisser, deux ans plus tard, devant l’écran, avec l’envie d’en finir avec tout mensonge sur l’homme, et avec l’obligation malgré tout de continuer à vivre parmi lui.

illustration Zoran Music peinture lors de l’exposition Regarder la mort comme un soleil , 2010 Bourg-en-Bresse

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Carnets | Atelier

28 février 2019

Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}

fictions brèves