L’archiviste n’était pas un véritable archiviste, il n’avait pas de formation particulière, pas de diplome à présenter, mais il accepta le salaire dérisoire que le directeur financier lui proposa et qui, sans doute, avait fait fuir tous les autres. Puis on le conduisit dans ce qu’il avait été coutume de nommer la salle des archives. C’était une pièce aveugle éclairée chichement par des rangées de néons, et si l’on voulait faire un dessin on dessinerait un grand rectangle dans lequel on découperait un carré. Les étagères d’archives commenceraient à s’aligner les unes derrière les autres à partir de l’intersection du carré et du rectangle restant car il en est ainsi depuis l’invention de cette forme géométrique, elle contient toujours un carré, et l’on peut prendre le problème dans tous les sens la solution est inexorablement toujours la même.
C’est durant cette période de sa vie que l’archiviste fréquenta des gens plus cultivés que lui, jusqu’alors il n’avait gère fréquenté que des gens simples, des ouvriers pour la plupart ou des employés de bureau fantômatiques. Mais là dans le Cabinet d’Architectes, ce n’était pas la même population. Et puis nous étions à Paris, il y a des musées, des théâtres, des bibliothèques, et même de nombreuses salles de cinéma. En un mot tout est fait ici, à Paris pour que chacun s’imagine que l’accès à la culture est facile et qu’il s’y rue tout son saoul. Ceci afin d’avoir quelque chose à dire durant les repas entre amis ou entre collègues. Ce qui changea aussi passablement l’existence de l’archiviste qui avait coutume de prendre ses repas à la table familiale généralement en silence, si ce n’est le bruit de fond d’une télévision que l’on allumait le matin et qu’on éteignait vers les 22 h le soir. Mais il ne parla pas plus il écouta. Il écouta le vide des propos autour des tables où l’on déjeunait où l’on soupait entre collègues ou entre amis. Le vide qu’il entendait malgré lui creusait en lui quelque chose qu’il n’arrivait pas à nommer. C’était un lent et long malaise qui s’installait progressivement et qui lui fit prendre cette décision étrange : dès lors et pour un temps je m’abstiendrai de participer à des repas quelqu’ils soient. Je déjeunerai seul, souperai seul. Puis il eut envie d’avoir un chat et presque aussitôt l’occasion se présenta à lui. C’était la plus grincheuse de la portée, elle ne minaudait pas contrairement à ses frères et soeurs. Il l’emporta dans une boite à chaussure et en revenant chez lui acheta des sachets de paté de la marque Felix, morceaux en gelée.
#1. l’archiviste
Post-scriptum
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Histoire de l’archiviste
Tallinn 1922
L’archiviste, appelons-le Martin, avait fini par se faire à l’idée que sa vie se déroulerait dans un rectangle de vingt mètres carrés, entre des murs couleur de temps arrêté. Il avançait dans le classement du fonds H11, un dossier épais qui sentait le béton sec et les conflits juridiques, lorsqu’il tomba sur une chemise beige, différente des autres. À l’intérieur, pas de plans, pas de factures. Juste une liasse de correspondances entre le cabinet d’architectes et le Musée de l’Homme, datant des années 70. On y parlait de vitrines, d’éclairage, de normes de sécurité pour des silex. Une note manuscrite, signée d’un certain Commissaire Roche, attira son regard : « Pour le hall d’entrée, vérifier l’accord de la Direction avec la famille Rosen concernant le dépôt du galet gravé. Pièce jointe : acte notarié. » Le galet gravé. Martin se souvint de la boîte Glozel, de cette pierre lisse où courait un renne stylisé. Il avait toujours trouvé curieux qu’un cabinet d’architectes conserve de tels documents. Comme si les murs qu’on dessine devaient aussi abriter les fantômes des cavernes. Il suivit la piste, machinalement. Le dossier Rosen le mena à l’état civil, microfilmé sur des bobines qui sentaient le vinaigre. Les Rosen, donateurs discrets, étaient nés Rosenthal. Changement de nom en 1950. « Pour raison d’assimilation », précisait une note administrative, d’une écriture ronde et sans histoire. Martin s’arrêta sur le prénom de la mère : Sarah. Et sur le lieu de naissance : Tallinn, 1922. Tallinn. Le nom fit un drôle d’écho, comme une pièce tombée d’un vieux meuble. Rien de personnel, non. Juste une capitale balte, un port sur la mer glaciale, une de ces villes dont on voit les photos en noir et blanc et qui semblent habitées par un silence particulier. Il fit défiler les images, le souffle un peu court. Les noms dansaient, les dates se chevauchaient. Et puis, soudain, ce fut là. Un acte de mariage, 1946. Sarah Rosenthal, née à Tallinn, épousait un certain Robert Le Gall. Le Gall, le nom de jeune fille de sa mère. Et là, en témoin, signature illisible mais adresse claire : le 14 rue des Écouffes, à Paris. Il recula son fauteuil roulant, qui grinça dans le silence. Tallinn, les Rosenthal, la rue des Écouffes. Autour de lui, les archives du cabinet, celles du musée, celles de l’état civil, formaient soudain un seul et même puzzle. Un puzzle dont il était, sans l’avoir demandé, la pièce centrale. Il regarda ses mains, posées à plat sur le bureau. Des mains d’archiviste, habituées à toucher le papier des autres. Tallinn. Il y avait eu des troubles là-bas, dans les années 20, il le savait vaguement. Des histoires de cosaques, de maisons brûlées. Des choses qu’on ne disait pas. Puis il se leva, alla se faire un café. La machine grogna longtemps avant de rendre son jus noir. Dehors, un camion de livraison bloquait la rue. Martin but une gorgée, trop chaude. Il faudrait bien, un jour, ranger la chemise beige. Mais pour l’instant, il la laissa ouverte sur le bureau, comme une porte entrouverte sur un paysage inattendu, un peu froid, un peu lointain, comme les brumes du golfe de Finlande. illustration : Cette photo capture un moment très précis de l'histoire estonienne. En 1920, l'Estonie était en pleine Guerre d'Indépendance (1918-1920) contre la Russie soviétique. Les Britanniques ont fourni un soutien militaire important aux États baltes, incluant des chars comme celui-ci.|couper{180}
Histoire de l’archiviste
L’Héritage de l’Archiviste
Bien des années plus tard, devant la tablette de verre où s’allumaient les archives numérisées, l’archiviste se souviendrait de cet après-midi lointain où il avait découvert la boîte oubliée. Elle était cachée derrière les rayonnages métalliques, une caisse en bois marquée d’une étiquette à l’encre pâlie : Fonds Glozel – Don Roche, J.-B. Le nom n’avait d’abord éveillé en lui qu’un écho vague, une résonance scolaire. Mais en ouvrant le couvercle, une odeur de vieux papier, de cire et de temps suspendu s’était élevée. Il y avait là des carnets aux pages jaunies, une liasse de lettres, et, enveloppé dans un tissu, un galet plat sur lequel était gravée la silhouette fine et sauvage d’un renne. L’archiviste, dont la vie consistait à traquer la logique dans le chaos des dossiers, sentit immédiatement qu’il tenait autre chose. Ce n’était pas un dossier de plus à classer. C’était un piège à temps. Il commença par lire les carnets. L’écriture était ferme, celle d’un instituteur de la IIIe République. Jean-Baptiste Roche y décrivait non pas des faits, mais un vertige. Le vertige d’un homme pour qui le monde, auparavant ordonné par les manuels, avait soudain révélé ses fissures. Page après page, l’archiviste reconnut une sensation qu’il croyait personnelle et moderne : l’effondrement des certitudes devant la masse informe des preuves contradictoires. « On me demande une vérité unique, notait Roche, alors que la terre ne nous donne que des fragments. Je suis devenu l’instituteur du doute. » Ces mots frappèrent l’archiviste en pleine poitrine. Lui qui, chaque jour, devait extraire une ligne claire de kilomètres de dossiers de sinistres, lui qui s’échinait à reconstituer des puzzles dont l’image originale était perdue, il trouvait en cet homme mort depuis un siècle un frère d’arme. Il découvrit ensuite les lettres. Certaines étaient du docteur Morlet, pleines de fougue et de conviction. D’autres, de collègues enseignants, teintées de mépris ou de crainte. Une, émouvante de simplicité, était d’Émile Fradin, remerciant l’instituteur d’avoir « pris des risques pour la justice ». L’archiviste comprit que cette boîte ne contenait pas la réponse à l’énigme de Glozel. Elle contenait bien mieux : la chronique intime d’un homme qui avait appris à vivre avec l’énigme. Le soir, il resta tard dans la salle silencieuse, le galet gravé posé sur son bureau, à côté de son clavier. La lumière bleutée de son écran, où s’alignaient des dossiers numérotés, baignait la pierre ancienne. Deux mondes se touchaient : le sien, fait de données et de recherches par mot-clé, et celui de Roche, fait de boue, de intuition et de pierres disputées. Bien des années après, l’archiviste avait enfin trouvé le chaînon manquant. Non pas entre le Néolithique et l’Histoire, mais entre sa propre quête et celle de cet homme du passé. Ils étaient tous deux des passeurs. L’un tentait de faire passer un paysan illettré du statut de fraudeur à celui de témoin possible. L’autre tentait de faire passer des liasses de papiers du statut de déchets à celui de mémoire. Le lendemain, il ne classa pas la boîte. Il en fit un fonds à part, qu’il nomma « Fonds des questions ouvertes ». Il y joignit une note, non pas d’archiviste, mais d’héritier : « Jean-Baptiste Roche n’a pas résolu Glozel. Il a fait bien plus précieux : il a montré comment une énigme, lorsqu’on cesse de vouloir à tout prix la résoudre, peut devenir un compagnon de route, une lentille qui change la focale du monde. Ce galet n’est pas une preuve. C’est un rappel. Un rappel que derrière chaque dossier, il y a eu des vies, des doutes, et des histoires qui résistent à être mises en boîte. » En refermant la caisse, il sut qu’il ne regarderait plus jamais ses dossiers de la même manière. Ils n’étaient plus une masse à ordonner, mais un territoire à habiter, avec ses zones d’ombre et ses « vices cachés ». L’instituteur lui avait transmis le plus précieux des outils : non pas une solution, mais une posture. Celle de l’archiviste qui, désormais, savait que son travail n’était pas de clore les dossiers, mais d’en préserver les questions.|couper{180}
Histoire de l’archiviste
# 07 Glossaire approximatif
Il tira un carton plus lourd que les autres. Sur l’étiquette : Bercy. Il crut à un quartier, peut-être un dossier fiscal. À l’intérieur, une épaisseur de calques ammoniaqués, de brochures polycopiées, d’abréviations indéchiffrables. Les chemises s’appelaient APS et DCE. Il nota dans son cahier : « APS = avant-probable-solution ? DCE = dossier confus entier ? ». Une page titrait : modénatures gradinées, calepinage du béton. Il lut et relut sans comprendre. Modénature sonnait comme une maladie, calepinage comme un loisir de vacances. Plus loin : engazonnement progressif des talus périphériques. Il traduisit sans hésiter : « terrain de golf ». Et se permit un petit dessin. Un second carton s’ornait du mot Riyad. Il s’attendait à un guide touristique. À l’intérieur, des plans au format drap de lit : climatisation centralisée, circulation piétonne différenciée, gabarits d’aéronefs. Il se convainquit qu’il s’agissait d’un aéroport. Au centre d’un plan taché, une auréole de café formait un rond brun. Il entoura la tache et nota simplement : « oasis ». Puis vinrent les chemises marquées H11. En tête de document : poteaux porteurs, trame structurelle, voiles en béton brut. À ses oreilles, une langue militaire, ordre de mission, vocabulaire de manœuvre. Au verso d’un plan, une note manuscrite surgissait : « Appeler le plombier lundi ». Enfin un énoncé intelligible. Dans la marge de son cahier, il inscrivit : « fonction technique indéterminée, plomberie à vérifier ». Au bout de quelques heures, il avait reconstitué son propre glossaire : APS → à peu près ça DCE → désordre complet établi Calepinage → coloriage Modénature → pathologie Gabarit → uniforme militaire Voile béton → rideau épais Plombier → la seule personne à rappeler Ainsi, en ouvrant trois cartons, il avait traversé les années 1980 à sa manière. Les pièces maîtresses de l’agence ne lui apparurent pas comme des monuments, mais comme un dictionnaire parallèle, bancal, où les mots perdaient leur usage et gagnaient une vie nouvelle.|couper{180}