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Carnets | novembre 2022

ramasser des châtaignes

;À quatre-vingts milles du côté du noroît, l’homme arrive à la ville d’Euphémie, où convergent à chaque solstice et chaque équinoxe les marchands de sept nations. La barque qui y accoste avec un chargement de gingembre et de coton appareillera la cale pleine de pistaches et de grains de pavots, et la caravane à peine déchargés ses sacs de noix de muscade et de raisin sec bourre déjà pour le retour ses bâts de rouleaux de mousseline dorée. Mais ce qui pousse à remonter les fleuves et traverser les déserts pour venir jusqu’ici, ce n’est pas seulement l’échange de marchandises que tu retrouves partout dans tous les bazars de l’empire du Grand Khan et au-dehors, mises en vrac à tes pieds sur les mêmes nattes jaunes, à l’ombre des mêmes rideaux chasse-mouches, offertes avec les mêmes soi-disant rabais. Ce n’est pas seulement pour vendre et pour acheter qu’on vient à Euphémie, mais aussi parce que la nuit, auprès des feux allumés tout autour du marché, assis sur des sacs ou sur des tonneaux ou bien étendus sur des piles de tapis, à chaque mot que l’on prononce – comme « loup », « sœur », « trésor caché », « bataille », « gale », « amants »– chacun raconte sa propre histoire de loups, de sœurs, de trésors, de gale, d’amants, de batailles. Et tu sais que durant le long voyage qui t’attend, quand, pour rester éveillé bercé par le chameau ou la jonque, tu te mets à faire défiler tes souvenirs personnels l’un après l’autre, ton loup sera devenu un autre loup, ta sœur une sœur différente, ta bataille d’autres batailles, en revenant d’Euphémie, la ville où s’échange la mémoire aux solstices et aux équinoxes. » Extrait de Les villes invisibles, Calvino, Italo ce qui aussitôt me fait penser au mot châtaigne. Depuis combien d’années ne suis-je pas allé en ramasser. Je crois que la dernière fois c’était il y a plus de dix ans, dans le Beaujolais, à Ville-sur-Jarnioux. A moins que ce ne fut des noix... oui tout compte fait c’était des noix, nous en avions récolté un sacré paquet pour faire du vin. Mais alors les châtaignes... quand ? Je me souviens en avoir acheté un cornet l’hiver 1982 au marché aux puces de la Porte de Clignancourt. Succulentes dans mon souvenir d’autant qu’à cette époque je devais être seul, que j’ai du m’enfiler le cornet tout entier. Chose qui dans mon souvenir ne s’est plus jamais reproduite par la suite. Soit je ne tombais sur aucun marchand de marrons chauds- tiens des marrons maintenant- soit je n’étais pas seul et j’ai oublié les autres cornets. À Lyon je n’ai jamais acheté de marrons chauds. C’était plutôt des pralines grillées... mais jamais seul, avec les enfants certainement. Mais où donc ai-je ramassé mes dernières châtaignes… probablement dans les bois qui entourent le château de Fremont, dans l’Allier. C’était chasse gardée évidemment mais justement elles avaient ce petit goût particulier de l’interdît, comme les ceps, les bolets les girolles que l’on récoltait abondamment entre septembre et octobre, parfois même début novembre. On partait tous les deux ma mère et moi. En mobylette, une bleue comme on disait. S’enfoncer dans les bois avec la trouille d’être aperçus par le garde champêtre ou le seigneur présumé des lieux. Châtaigne c’est aussi le nom d’un coup de poing, je vais te flanquer une châtaigne. Mon père disait des choses comme ça, comme les hommes alentour en général ou encore un marron. Ceci expliquant cela.|couper{180}

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Carnets | août 2022

Mourir et renaître à Andros

Andros est une île dans les Cyclades, la racine du mot signifie “homme”. Il y a longtemps en 1989 j’avais eu ce rêve de partir dans les Cyclades, de vivre de rien pour écrire. Et puis j’ai dû faire autrement, la contingence. Arrivé ici en mauvais état après ces deux dernières années si difficiles. Partant pour mourir s’il le faut tant ce ras le bol d’être moi m’accompagne depuis des mois. Mais le bleu du ciel, de la mer, ces longues journées rythmées par le chant des cigales, difficile de crever dans de telles conditions. L’écriture s’est appauvrit, un ras le bol aussi de toujours tourner autour du pot dans de longues trop longues dissertations. Des propos creux. Apprendre à mourir aussi à cela, à la fuite en avant perpétuelle. A cette hystérie que me renvoie l’écriture. Réduire la voilure, tenter du court, éliminer, flinguer. Parfois presque rien qu’un bégaiement, un balbutiement, comme signes avant-coureurs du collapse fantasmé. Rudyard Kipling en tâche de fond avec son tu seras un homme mon fils. Comptines enfantines, vieil écho. J’ai donc imaginé en finir dans l’écrit. Parvenir à cette pauvreté de mots et d’idées. Probablement un nouvel échec. Mais peu importe, toute l’idée de crever c’est réfugiée là dans ces petits textes écrits à la sauvette ou encore dans l’insomnie. Aucune raison de ne pas jouir le reste du temps de ces quelques jours de répit, et d’être présent pour mon épouse. Parvenir à cela déjà je me dis que ce n’est pas si mal. De là à renaître vieux fantasme aussi, une plaisanterie. Finalement être juste ce que je suis tel quel, un il un homme dans cette île, à Andros. Le paysage fragmentaire de ces îles provient, selon la légende, de l’orgueil du serpent Ophion à qui la déesse Eurynomee avait confié l’œuf, fruit de son union avec le vent Borée. Ophion s’était soudain mis en tête une paternité qui ne lui revenait pas. Coup de talon de la déesse dans la mâchoire, le voici qui crache toutes ses dents et voici les Cyclades, dont Andros, la plus septentrionale.|couper{180}

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Carnets | août 2022

Paleopoli, Andros

Olivier de Paleopoli, Andros Paléopoli signifie vieille ville en grec, il convient donc de préciser que celle que nous allons évoquer se situe sur l’île d’Andros dans les Cyclades. Vous trouverez plusieurs villes du même nom dans toute la Grèce. Située sur la côte Ouest à une dizaine de kilomètres de Batsi, Paleopoli fut autrefois, bien avant J.C, la capitale de l’île. Aujourd’hui l’antique capitale a été remplacée par Chora la vénitienne. Paléopoli n’est plus désormais qu’un minuscule village comptant moins de 150 âmes. Si vous passez par ici en bus vous n’apercevrez que quelques maisons, un atelier de couture spécialisé dans la confection de robes de mariées. une petite taverne dont les propriétaires fabriquent et vendent de délicieuses confitures et un musée archéologique. Ce dernier est installé dans un bâtiment offert en 1981 par la Fondation Basil et Elise Goulandris. Armateurs et amateurs d’art célèbres sur l’île car ils ont aussi créé par l’intermédiaire d’une fondation un musée archéologique et un autre d’art moderne dans la nouvelle capitale. Il règne ici une atmosphère particulière sans doute due en premier lieu à la présence du mont Petalo qui surplombe la vallée s’étendant de façon abrupte vers la mer, et en second lieu aux arbres multi centenaires. C’est toute l’histoire des lieux qui semble inscrite sur les troncs imposants des oliviers et des platanes qui peuplent les pentes et nous accompagnent en silence tout au long des 1309 marches dégringolant jusqu’à la plage. De temps à autre lorsque le vent balaie les pentes et les feuillages, on jurerait entendre les voix entremêlés des anciens habitants de la vieille ville, en partie enfouie sous la mer. Quelques images sur les pentes de la montagne Kouvara, Paleopoli Nous avons bien sûr visité le musée. Ce qui s’effectue rapidement car il n’est constitué que d’une seule salle. Néanmoins c’est toujours émouvant de contempler les traces laissées par ces êtres qui ont vécus leurs vies bien avant la nôtre. Notre passage sur cette terre semble si fugace au regard de tous ces gens enfouis sous la surface des sols quelque soit le lieu d’où ressurgit leur souvenir. Et on ne peut s’empêcher de penser que nous les rejoindrons un jour où l’autre, qu’ils seront nos compagnons d’éternité. Petite statue féminine en terreQuelques images du musée de Paleopoli Le culte d’Isis semble avoir été ici très présent. Ce qui n’est pas étonnant pour une ancienne capitale où se trouvait un roi, une reine, et donc un trône (set) dont le terme Isis tire son étymologie égyptienne. Il y a même dans ce musée un fragment retrouvé d’une ode à la déesse. A mi-pente on découvre un groupe d’habitations, une petite église, et une source doit exister dans les parages car nous sommes accompagnés par le clapotis de l’eau durant quelques centaines de marches. En revanche nous ne verrons aucun habitant, les volets sont clos et les grilles de l’église également. Un petit chien nous accompagne sorti d’on ne sait où. Il disparaîtra aussi mystérieusement qu’il aura surgit lorsque nous remonteront les escaliers un peu déçus de n’avoir pas pu approcher les ruines. Celles-ci sont fermées au public, découpées en grandes parcelles entourées de grillage. Mais peu importe, durant quelques heures nous avons pu ressentir ce lieu, nous avons pu un peu imaginer, et partager avec les morts en nous appuyant sur le relief, les quelques traces laissées dans les constructions de pierre, les troncs noueux des oliviers.|couper{180}

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Carnets | août 2022

Rafina

Par les hublots du petit avion de Transavia, la nuit arrive d’un seul coup vers 21 h. Mais peut-être sommes-nous encore à l’heure de chez nous, celle de nos montres-bracelets et de nos smartphones encore en mode « avion ». Il doit y avoir une heure de décalage, une de plus ici en Grèce. Étrange nuit qui arrive à l’improviste. Étrange heure acquise ou perdue, dont on ne saura rien, heure virtuelle, arbitraire du temps. Puis vient le survol d’Athènes, grande flaque lumineuse, avec le surgissement de l’Acropole que nous distinguons très nettement. Dominante orange-jaune. Rien à voir avec ces lumières froides dues aux éclairages à LED, que l’on doit désormais repérer, j’imagine, en survolant d’autres capitales européennes, fatalement plus riches, plus motrices en matière d’écologie. Nouvelle industrie, source neuve de profit. Impression chaleureuse, humaine, malgré tout, due à ce type d’éclairage « antique ». Antique par association d’idées. Nous devrons ensuite trouver un moyen de rejoindre Rafina, à l’est, tout à l’opposé d’Athènes, sur la péninsule de l’Attique. Répète le mot : Attique, péninsule, golfe d’Eubée, répète plusieurs fois. Environ une quarantaine de kilomètres. Il fait chaud, bien sûr, mais il y a du vent, peut-être le fameux meltémi, le vent des Cyclades, qui vient saluer les nouveaux arrivants. À l’aéroport, réflexion sur le coût du transport. En taxi, pas moins de 40 euros. Les Uber sont invisibles. Cohorte de grosses limousines noires. S. pense que ce sont des Uber. En costard-cravate, non. Enfin, on ne va tout de même pas prendre une limousine. Si. Non. Ce sera finalement un petit car, déniché in extremis de l’autre côté des voies des taxis : 7 € pour deux, valises comprises. Super. Oui, mais on vous amène au port. Il y a aussi des taxis là-bas pour terminer le voyage et rejoindre l’hôtel. Maiami Hôtel. Traversée tranquille par de petites routes bordées de nombreux restaurants, cafés, tavernes. Il y a encore de la vie ici à 23 h un jour de semaine. Efcharistó au chauffeur. « Les taxis, vous les trouverez de l’autre côté du gros bateau. » Retour aux taxis jaunes. Combien ? Vingt euros. S. soupire. Quinze, propose un chauffeur. Vendu. On grimpe. Le chauffeur roulera au pas pour bien montrer à S. ce qu’il pense des négociations de bougnats. Il y aurait à dire, à écrire, sur l’art des négociations et le marchandage. C’est déjà fait. Me reviennent tout à coup les titres de gros ouvrages que mon père lisait quand il suivait des cours aux Arts et Métiers : L’art de négocier. Pas du tout mon fort. Si quelqu’un me propose un prix, je ne négocie pratiquement jamais. J’estime qu’il a calculé sa peine, comme je calcule la mienne, souvent assez mal, il faut l’admettre. S. en déduit tout autre chose. Elle dit : grand seigneur, tu ne négocies jamais. Ce qui est faux : une ou deux fois, cela m’est arrivé, parce que l’entourloupe était vraiment trop grossière, cousue de fil blanc. Le lendemain, nous décidons de marcher jusqu’au port pour nous dégourdir les jambes. Aller-retour, deux bonnes heures de marche si l’on suit l’indication GPS, si l’on ne s’égare pas trop de l’avenue Poséidon. Mais nous n’avons pas grand-chose d’autre à faire, le ferry pour Andros étant prévu le lendemain matin. Balade très agréable malgré la chaleur. Le quartier d’où nous partons, où se situe l’hôtel, est à Mati. Plutôt résidentiel. Maisons cossues, grands jardins bien arrosés, pelouses vertes. Les trottoirs sont constitués de dalles parfois posées légèrement de guingois. Le motif décoratif est un ensemble de petits croisillons que j’avais déjà repéré la veille dans le centre-ville. Par endroits, des terrains vagues clôturés, des panneaux « Danger » interdisent de s’aventurer jusqu’aux falaises d’un rouge sombre. De nombreuses voies permettent de rejoindre la mer, plus ou moins étroites ou larges. Des bougainvilliers, du jasmin. L’ambiance nous ramène presque aussitôt des années en arrière, lorsque nous étions allés à Kalymnos. Ici, les mâles cigales ne produisent pas leur musique tout du long ; ils sont très à cheval sur l’élégance ou la politesse. Leur cymbalisation possède une sorte d’élégance qu’on ne rencontre pas chez nous. Les cigales ici, comme les Grecs, savent visiblement prendre leur temps. J’imagine que le fantasme de chaque Grec est de construire lui-même sa maison. Tout au long du chemin, toute une série d’indices confortent cette idée. Certains l’envisagent avec plus ou moins de bonheur, de moyens, de réussite, mais il semble, plus que partout ailleurs, que ce soit une sorte de sport national. C’est en 1922, à la fin de la guerre gréco-turque, que toute une population vivant en Anatolie, des chrétiens orthodoxes, a migré ici notamment. C’est ce qu’on appelle en Grèce la « Grande Catastrophe ». Tout cela me ramène encore à la péninsule de Gallipoli, aux Dardanelles, et à cet arrière-grand-père qui était allé défendre la patrie là-bas, puis qui revint fort mal en point puisqu’il avait été gazé. Rafina, jusqu’à cette Grande Catastrophe, n’était qu’un simple hameau. Sent-on ici une influence turque pour autant ? D’ailleurs, n’est-ce pas devenu difficile d’identifier ce qui est grec, turc, en général ? Je m’étais déjà posé la question à Istanbul en 1985. On pourrait même étendre l’interrogation à l’ensemble des Balkans. Longue descente vers le port, enfin. Heureusement, le vent atténue la chaleur. S. veut vérifier que tout est en ordre en allant montrer nos billets commandés sur internet. Les agences de Fast Ferries, l’enseigne inscrite en en-tête de nos documents, pullulent. Étonnement amusé de l’employée qui lit rapidement les papiers que lui tend S. « Bien sûr que tout va bien, ne vous inquiétez pas. » Le mot juste : l’inquiétude. Il en faut toujours un peu, sinon l’ennui menace, n’est-ce pas. « Oh, mais toi, tu te laisses porter par les événements. Tu t’en fous. » Et pourquoi protesterais-je ? C’est exact. Comment aborder le voyage, l’aventure, autrement ? Métaphore de nos vies, de nos différences et divergences. Aller d’un point A vers un point B. Non merci. Encore qu’aujourd’hui, pourquoi pas. La courbe et la ligne droite ne m’offrent, pas plus l’une que l’autre, de distraction, de divertissement. Il n’y a guère qu’écrire, écrire en marchant, en observant tout ce qui se déroule au fur et à mesure de la progression, qui m’intéresse vraiment, je crois. Je suis là et en même temps pas vraiment. La salade grecque est probablement, en ce moment, l’une des inventions humaines que j’apprécie le plus. La simplicité de la recette, la joie lorsqu’on découvre soudain à quel point le plat est copieux, son prix entrant comme un pied dans la bonne chaussure du budget journalier, tout cela crée un contentement proche de la sérénité. Se remplir l’estomac de tomates qui ont du goût, de concombres qui ont du goût, de poivrons qui ont du goût, d’oignons, d’olives noires, d’huile d’olive au goût délicieux, rejette au loin toute velléité de se remplir la panse autrement. Parvenir à la satiété grâce à des crudités, n’est-ce pas une petite victoire sur l’avidité naturelle, sur la faim perpétuelle ? Il faut tout de même attendre un peu, faire un tour, longer la mer, parvenir à ces antiques et magnifiques tamaris dont les troncs noueux semblent aussi proches du bavardage que les autochtones, passer un pont au-dessus d’un cours d’eau asséché, visiter une galerie — belles aquarelles d’une sobriété remarquable —, longer un cimetière, « tu ne veux pas qu’on aille le visiter ? » Non. Tant pis. Admirer d’énormes agaves à moitié flinguées par la sécheresse, revenir à notre point de départ et, ouf, enfin s’installer à une table. Parce qu’ici on ne mange pas à midi. On prend le temps. Il n’est ni rare ni déplacé de déjeuner à 16 heures. Et donc, une salade grecque. Efcharistó !|couper{180}

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Carnets | juillet 2022

L’horrible et le merveilleux Reprise

L’horrible, ce vieux mot, veut dire beaucoup plus que terrible. Un affreux accident comme celui-là émeut, bouleverse, effare : il n’affole pas. Pour qu’on éprouve l’horreur il faut plus que l’émotion de l’âme et plus que le spectacle d’un mort affreux, il faut, soit un frisson de mystère, soit une sensation d’épouvante anormale, hors nature. Un homme qui meurt, même dans les conditions les plus dramatiques, ne fait pas horreur ; un champ de bataille n’est pas horrible ; le sang n’est pas horrible ; les crimes les plus vils sont rarement horribles. Guy de Maupassant, l’horrible Texte publié dans Le Gaulois du 18 mai 1884, puis publié dans le recueil posthume Le colporteur (pp. 181-196). ------------------------------------------------– Étymologiquement, le merveilleux est un effet littéraire provoquant chez le lecteur (ou le spectateur) une impression mêlée de surprise et d’admiration. Dans la pratique, on ne peut pas en rester là. La rhétorique classique limitait le merveilleux à l’intervention du surnaturel dans le récit et le décrivait comme un ensemble de procédés, ce qui a contribué à le rejeter hors du crédible et finalement hors de l’écriture. Une tendance plus récente l’identifie à cet éclair de ferveur qui est au cœur de toute expérience humaine : il en vient à désigner une qualité de présence de l’homme au monde et du monde à l’homme. Ou bien on finit par tout lui refuser, ou bien on finit par tout lui accorder. Il lui manque apparemment cette propriété essentielle des concepts : occuper un champ déterminé. Mais le problème est sans doute moins la contradiction dans les termes que le gouffre qui sépare deux stratégies définitionnelles : d’un côté, un discours scolaire ; de l’autre, une parole de l’ineffable. Ces postures intellectuelles désignent implicitement le même point aveugle de nos constructions mentales : là où la poièsis impuissante à décrire se réfugie dans le montrer et au bout du compte montre seulement qu’il y a du caché, de l’obscur. Le merveilleux nous fait acquiescer à l’impensable : c’est peut-être le point commun entre Aristote – qui présente le thaumaston comme une récupération de l’irrationnel par le vraisemblable –, les théoriciens de la Renaissance – qui cherchent un terrain d’équilibre entre le surnaturel et l’ornement – et les modernes – qui, dans nos sociétés de simulation, réactualisent le merveilleux comme rayonnement des possibles et clairière ouverte par l’art dans le retrait de Dieu, de la vérité et du monde. Encyclopédie Universalis Tout serait arrivé progressivement, par petites touches, comme un tableau élaboré patiemment, jusqu’à ce jour d’aout 1988, en fin d’après-midi, où je redescendais la rue Custine après une longue promenade sans but. Je me mis à penser soudain à la Grèce et particulièrement aux iles Cyclades et peu à peu je fomentais le projet de me tirer de toute urgence si possible là bas. Parvenu dans mon gourbi, une piaule de 3 par 3 crasseuse, au 4ème étage d’un hôtel borgne, rue des poissonniers, je m’allongeais sur ma paillasse et fermais les yeux pour me calmer, compter mes respirations tant l’excitation m’avait gagné. Partir en Grèce, aller vers le soleil et la mer et les monts chauves ponctués ça et là de petits buissons et d’oliviers représentait plus qu’un simple voyage d’agrément. Et à bien y réfléchir aujourd’hui, je crois que j’aurais aimé me rendre là bas par tous les moyens possibles et en finir en beauté. Soit en me jetant du haut d’une falaise pour m’éteindre dans la mer vineuse, de façon tout à fait théâtrale, soit en me retirant sur je ne sais quel ersatz d’un Olympe imaginaire et me vider de toute substance, peu à peu en jeunant, afin de rejoindre, sec comme un coup de trique, l’ineffable. J’avais à coté de moi ma bible, « Les mythes grecs » de l’excellent Robert Graves dans laquelle je piochais en cas de disette, ou quand la solitude s’avançait dans un état de décomposition un peu trop avancée. Et là je relu le mythe d’Eurynomée la déesse qui danse sur les flots dans une lascivité agaçante et un désœuvrement quasi absolu et qui résout son problème en se laissant féconder par le vent Borée. De cette union naît un œuf sans que l’on s’interroge sur un tel résultat de trop à la lecture. Et comme les deux amants viennent de se rencontrer, qu’ils veulent profiter tout leurs saoul de ce bonheur, ils confient l’œuf au serpent Ophion, qui par hasard évidemment passe dans le coin au bon moment. Ce dernier pas bien malin finit par se vanter par ci par là d’être le géniteur si bien qu’il agace un peu tout le monde et qu’il reçoit un coup de talon dans les gencives, lancé par la déesse en question qui récupère son bien dans la foulée. C’est exactement ainsi que sont nées les iles Cyclades, ce sont les dents perdues un peu partout dans la mer d’un hurluberlu reptilien qui la ramenait un peu trop selon le gout des dieux et des déesses. Evidemment il y a comme pour toute bonne histoire divers niveaux de lecture et des questions surtout à n’en plus finir. Qui donc était cette Eurynomée et pourquoi dansait t’elle sur l’eau et non au bal des pompiers comme il se doit ? Qui était ce vent Borée et comment le vent peut il féconder quoi que ce soit ? Et pourquoi donc un œuf ? Un œuf que l’on remet à un serpent de surcroit pour qu’il le couve. Soudain allez savoir pourquoi je me suis souvenu de vieux textes lus dans Lovecraft et dans lesquels un narrateur relate toujours une découverte qu’il vient de faire de lettres, ou d’un vieux manuscrit trouvé par une de ses connaissances évaporée la plupart du temps. Cela parle de mondes obscurs, d’un savoir perdu, de monstrueuses structures architecturales qui ne sont pas bâties par la main humaine, bref : de mythes totalement absconses pour nous autres contemporains et il résulte à chaque fois une sensation bizarre qui se situe entre l’effroi et le merveilleux. C’était aussi cette sensation qui me tenaillait tandis que les yeux encore fermés je songeais à ce voyage en Grèce, je songeais au merveilleux dans lequel mon imaginaire enveloppait ce périple tout en tenant en joue dans un recoin de mon esprit mon but véritable qui était de crever purement et simplement, autant que ce soit possible. Ce paradoxe me fit ouvrir les yeux et apercevoir les dizaines de cafards qui cavalaient allègrement sur le papier peint des murs de la chambre. Une frénésie affolante envers laquelle j’étais peu à peu par habitude et par lassitude devenu presque totalement indifférent. D’un bond je me suis levé et muni de ma petite pelle en plastique j’entrepris soudain de les écrabouiller les uns après les autres dans une chorégraphie certainement totalement ridicule. Mais le cafard n’est pas bête, il progresse d’autant plus vite que l’information du danger vient se loger entre ses deux antennes. Soudain j’aperçus ma tête dans le petit miroir au dessus du lavabo et je vis que je m’étais égaré. Comment peut on ainsi passer des iles Cyclades au ridicule achevé me demandais je… Accablé j’eus une envie de pleurer, totalement démuni vis à vis de ce choc qui continuait à se propager en moi, je veux parler de cette façon qu’à le merveilleux de sauter du coq à l’âne chez moi pour arriver à l’horrible, à ce degré supplémentaire de l’effroi. Je pleurais donc autant qu’il me l’était encore possible tout en continuant étrangement à observer la scène. Comme si nous étions deux finalement. L’un qui vit comme il peut ce qu’il doit vivre, et l’autre qui l’observe. Cette clarté soudaine concernant mon propre dédoublement m’en boucha un coin. J’attrapais un mouchoir, séchait mes larmes, puis comme si j’avais accompli une chose prodigieuse, j’eus faim. Je me fis des pates et assis sur le lit avalais la gamelle entière tout en réfléchissant. Le ventre plein et l’esprit vide je pus enfin m’allonger de nouveau et dormir quelques heures. Evidemment je me réveillai en pleine nuit, quelque chose grattait le mur et ce devait être ce bruit qui m’avait extrait peu à peu de mon sommeil. Je pensais naturellement aux armées de cafards arpentant, cavalant, galopant sur les murs de la cambuse, mais c’était trop fort pour que je retienne cette hypothèse. Soudain il y eu des coups sourds qui provenaient de derrière le mur. Comme ceux d’une horloge étouffée. Machinalement je me mis à les compter, il y en eu 13. C’était ma voisine de palier, insomniaque et totalement cinglée qui était revenue de sa virée quotidienne. C’était aussi le code entre nous pour m’avertir qu’elle était rentrée et que nous pouvions nous retrouver pour boire un thé. Je me levais donc, enfilais quelques vêtements à la hâte et j’allais traverser l’espace dans le couloir entre nos deux portes lorsque je restais bouche bée. Tout avait disparu, je surplombais un gouffre immense qui s’ouvrait à l’infini de tous côtés, et une fois de plus je pus observer très attentivement comment l’inquiétude comme un ruisseau se rend vers l’abime océanique de l’effroi. C’est exactement à ce moment là que j’entendis une mélopée, sans doute celle du vent, et que je devins soudain Eurynomée la désœuvrée magistrale, des ailes me poussèrent presque aussitôt et d’un léger coup de talon je quittais le seuil de la raison pour m’envoler vers la plus merveilleuse des sensations, celle de pondre un œuf. Lost in the horizon 80x80 cm huile sur toile Patrick Blanchon|couper{180}

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