Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | décembre 2021
Point de vue
Le soleil est déjà haut, comme dans un roman de Christian Jacq, sauf que je n’irai sans doute jamais en Égypte et, de toute façon, qu’irais-je y faire. Pour l’instant je vois surtout la route, sans lunettes de soleil, et ça tape. Je roule à 60 sur la petite départementale vers Saint-Donat. On est invités chez des amis pour un déjeuner du dimanche. Le pare-soleil de la Dacia d’occasion — 244 000 kilomètres au compteur — me gêne encore plus que la lumière. J’allume la radio par réflexe, pour m’accrocher à un bruit, et ma chérie coupe aussitôt. « C’est incroyable que tu fasses ça quand je suis à côté de toi. Tu deviens comme ton père : personnel, égoïste. Tu t’en fiches des autres. » Elle est nerveuse ces jours-ci, problèmes familiaux. Je tente une blague, mauvaise idée : « Un égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. » Elle se ferme. On roule. Déviation à l’entrée du bourg, on tourne un peu en rond. Ces villages de la Drôme ont un talent pour inventer des fêtes de rien : kermesse à la saucisse, concours de choux farcis, bugnes et pralines au vin chaud. Gaston nous ouvre la porte, bras écartés. Il est content de nous voir. On s’est croisés à une expo il y a quinze jours, après les confinements. Ça faisait deux ans. Son travail a bougé, je lui ai réservé une petite pièce que je dois payer. Michèle, sa femme, et la mienne se connaissent depuis longtemps ; moi je suis le second mari, donc l’ajout. À l’apéro je refuse le vin blanc, j’ai peur de l’acidité en fin d’année, et je prends un martini blanc. On y passe tous, sauf Michèle qui reste au pastis. On parle, on rigole, on évite les sujets qui plombent. Gaston tente déjà, en passant, deux ou trois allusions à son estomac ; personne ne les ramasse. Je sors fumer. Michèle m’accompagne. Leur mâtin espagnol vient vers nous. J’avais oublié sa taille. Michèle dit qu’il est doux mais craintif : l’ancien maître le battait, et lui a coupé la queue. Le chien a un pompon ridicule au bout de ce corps énorme. Je fais ce que je fais toujours : grimaces, voix débile, main tendue. Il garde ses distances. « J’ai fait des cailles, j’espère que vous aimez ça, cailles aux marrons avec gratin de cardons. » Je dis que j’adore, que je salive déjà. À table on repart sur les sujets habituels : le vaccin, ceux qui n’en veulent pas, le petit resto du village où les serveurs ne portent plus le masque. Un peu de politique, du flou. Je lâche un « je ne voterai pas Macron » et je me prends le bilan dans la figure ; je garde le reste pour moi. Les cailles arrivent, on passe aux histoires de subventions du club de seniors de Michèle, supprimées parce qu’en 2020 ils n’ont rien dépensé. Ma femme annonce qu’on ira en Grèce cet été. Et là Gaston s’engouffre : « Moi je ne peux plus prendre l’avion. » Dernier vol pour la Tunisie, trou d’air, impression de mourir, bip bip dans la cabine, “on ne nous dit rien”, stage à 800 euros pour apprendre à ne plus avoir peur. Ma femme ajoute que c’est surtout une simulation. Gaston repart, se palpe, détaille, saute de l’avion à ses cancers, à la mort qui tourne dans sa tête. Il fait de l’art-thérapie, dit-il. Il a une méthode : quand l’angoisse monte, il ventile. « Je ventile et ça se calme, c’est génial. » Ma femme me donne sa caille sans demander si j’en veux ; elle garde les cardons. J’essaie de ramener la conversation ailleurs en parlant du vin, mais Gaston est lancé. Les plats en sauce au vin rouge, terminés, trop de turbulences gastriques. Le médecin lui a dit de ne pas se retenir. Quand il doit roter, il rote. Il mime un rot, théâtral. Je regarde Michèle deux secondes, elle serre les lèvres. Gaston a vécu plusieurs cancers, ça râpe la table dès qu’il s’y met. Il vous fixe, il vous embarque, il ne supporte pas qu’on décroche. Autrefois ça m’énervait ; aujourd’hui je le vois venir et ça glisse un peu. J’ai même une tendresse sèche pour ce numéro. Je lui dis qu’il devrait écrire tout ça. Il rit : il ne sait pas écrire, mais il fait du qigong. La boule d’énergie entre les mains, il a fini par la sentir, et avec la ventilation il est “totalement zen”. Les deux femmes ont le visage grave, mais je vois leurs épaules trembler. Il reste du repas : fromage, dessert, café. Je tente une sortie. « Dessine-le, alors. Une BD. Gaston prend l’avion. Gaston et la boule d’énergie. Gaston et la libération des flatulences. » Les femmes éclatent. Gaston me regarde noir. Je ris, je dis que je plaisante, pas méchamment. « Ventile, ventile. » On finit dans le jardin au soleil. Le chien vient se coller à ma jambe après avoir récupéré des bouts de caille et de fromage. On se revoit bientôt, on se dit ça comme on se serre la main. Sur le retour, le soleil est dans le dos. On roule sans radio, sans se piquer. Je reparle du stage à 800 euros, incrédule. On rigole un coup. Et je me demande si ma blague était de la cruauté ou de la peur. Je n’ai pas envie de trancher. On se prend la main et on rentre comme ça, sans rien ajouter. illustration huile sur toile ( détail) pb 2021|couper{180}
Carnets | mars
10 mars 2021
En travaillant avec les enfants, le narrateur a découvert que la confiance ne se met pas en place par des actions forcées, mais qu’elle émane naturellement d’un état d’esprit paisible et bienveillant. Dans cet espace de liberté, chacun peut s’exprimer et créer en toute sérénité.|couper{180}
Carnets | janvier
16 janvier 2021
Le narrateur semble être une personne introspective, qui privilégie l’instinct à la réflexion excessive. Il se détache des conventions et des obligations, cherchant à se laisser guider par les sensations et les expériences immédiates. Il paraît à la fois lucide sur son incapacité à échapper aux incertitudes et à l’introspection, mais résolu à vivre intensément malgré tout. Son attitude vis-à-vis du « tu » suggère une recherche d’une connexion authentique avec autrui, sans pression ni jugement.|couper{180}
Carnets | janvier
5 janvier 2021
J’habitais une chambre de bonne au septième étage d’un immeuble place de la Bastille. Au troisième vivait la famille Laraison, le père directeur de la Banque de France. Le tapis rouge s’arrêtait à leur étage. Quand je dévalais les escaliers, je les croisais parfois. Monsieur Laraison, vêtu de gris. Sa femme, son ombre. Leurs marmots, joufflus, regard en biais. Le mardi, ils recevaient. À 20h, je remontais. Dans l’escalier : parfums inconnus. J’écoutais à la porte : rires bourgeois. J’en parlais à Pauline après l’amour. Nous riions. Cela nous rassurait. Le jour où j’ai perdu Pauline, j’ai quitté la piaule. Je me suis barré. Je ne les ai jamais revus. Parfois, ça me revient. Je colle mon oreille à la porte des souvenirs. Je revois Pauline. Puis un pet sonore fend l’air du troisième. Et je me mets à rire. Je pensais à tout ça en voyant une œuvre de Chen Wenling : Le taureau qui pète. En fait : Ce que vous voyez pourrait ne pas être réel. Un taureau propulsé par un pet, écrasant Madoff. La critique de la crise financière. Ou autre chose.|couper{180}
Carnets | Atelier
24 novembre 2019
Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.|couper{180}
Carnets | Atelier
15 novembre 2019
J’ai pris l’habitude d’écrire chaque jour, et souvent chaque nuit. Le jour et la nuit se confondent dans l’acte d’écrire. Je me creuse moins la tête qu’avant. Maintenant, il me suffit d’ouvrir une page blanche, de poser un mot en guise de titre, et tout s’écoule. Parfois trouble, parfois vif. Écrire m’aide à tenir. Cela me resserre un peu avant de m’éparpiller. Parfois utile. Parfois inutile. Selon. Je ne sais pas pourquoi je passe par l’écriture plutôt que par la peinture. Je pourrais faire la même chose avec le dessin. Me dire : « Allez, à table. » Mais je n’y arrive pas. Je me dis que je ne suis ni dessinateur, ni peintre. Que j’ai encore emprunté un personnage. Que ce personnage n’est pas moi. Ces jours-ci, je me pose la question : quoi dessiner ? quoi peindre ? Un vide encore. Que je tente de combler maladroitement, en remplissant d’autres trous autour. L’écriture est sans doute une pelle. Une pelle ou une pioche. Qui creuse, et qui comble. Un aveu. Et quand je me demande à qui cela est adressé, je préfère m’extraire d’un coup de la chaise et me retrouver dehors, dans la cour, à fumer, en regardant les paquets de neige fondre,sans tenir.|couper{180}
Carnets | Atelier
9 novembre 2019
Dans cet entre-deux fragile, où l’amour vacille entre aujourd’hui et demain, le poème évoque le mystère de la présence et de l’absence, tout en questionnant la nature des liens qui unissent deux êtres.|couper{180}
Carnets | Atelier
11 octobre 2019
Ses yeux, grands ouverts sous la morphine, étaient d’une beauté saisissante et je lui ai murmuré « tu peux y aller maintenant », la main de mon père posée sur la sienne parce que je le lui avais ordonné, lui si souvent absent dans sa propre présence ; c’est alors, dans ce silence dense, que m’est revenue sa phrase de toujours, nette, sans fioritures : « Tu prends tout par-dessus la jambe. » Longtemps, ce « tout » m’a paru désigner le même détail ridicule et encombrant, ce petit sexe qui pend ; j’y avais réduit mon désir, mon esprit, mes ambitions, jusqu’à la caricature, sans comprendre l’absurdité du cadre ; bien plus tard, j’ai compris que cela pouvait tout aussi bien désigner le tissu d’un pantalon, un pan de short, un simple passage par-dessus le genou, et que ce redressement trivial aurait peut-être changé ma trajectoire ; mais nous avions scellé, elle et moi, un pacte tacite où le sexe occupait le centre, un je-m’en-foutisme à deux voix ; je revois les retours d’aube après les nuits à traîner pour rien, elle à la cuisine, cigarette au filtre doré, le rire nerveux avant la flèche : « Mon putain de garçon ! » ; je devinais, derrière l’injure tendre, un fantasme de liberté pour elle-même, et l’aveu plus tard d’un désir de fille, avec ces histoires d’avortements manqués dont elle parlait en haussant les épaules ; « à quelques centimètres près, tu n’étais qu’une crotte », disait-elle, non pour m’écraser, mais pour dire sa rage d’être enfermée dans un rôle qu’on lui avait assigné ; elle aurait pu être une artiste, je ne l’énonce pas en fils dévoué mais en témoin : dans le buffet, un carnet à spirale couvert de fusains, portraits retournés, gestes sûrs interrompus ; un soir, je l’ai surprise à mesurer la lumière sur le mur avec sa main, index tendu, comme on cadre avant la toile ; un matin, la valise était à moitié pleine sous le lit, les horaires des cars pour Paris pliés en deux sur la table, puis la valise a disparu et nous sommes restés ; j’ai longtemps pensé qu’elle aurait dû suivre son instinct de fauve et nous laisser là, pour se sauver elle-même, et je lui en ai voulu de ne pas avoir eu cette force ; à Créteil, dans la chambre blanche, j’ai fait ce que je pouvais : imposer le geste à mon père, tenir la scène jusqu’au bout, donner la permission de partir ; quand ce fut fait, je l’ai emmené dehors avant qu’il s’effondre, et, devant le restaurant marocain de Limeil-Brévannes, j’ai lâché la phrase la plus idiote et la plus juste de la journée : « Et si on allait se faire un couscous ? Ça nous remonterait le moral » ; il a pleuré pour de bon, enfin, et j’ai pensé, peut-être à haute voix, que toute ma vie s’était écrite sur ce malentendu : prendre les choses comme elles viennent, les porter « par-dessus la jambe », pas par désinvolture mais pour survivre ; il pleurait encore quand nous avons tourné sur le parking désert, et je n’ai rien ajouté.|couper{180}
Carnets | Atelier
15 septembre 2019
En tant que peintre, je me suis engagé dans une voie que je n’ai pas choisie. L’envie de créer ne m’a apporté que des problèmes, et longtemps j’ai lutté contre cette envie. Je culpabilisais quand ce que je considérais comme une « perte de temps » — écrire, peindre — me procurait plaisir et paix, alors que je pensais devoir être à l’usine ou au bureau, dans ce que tout le monde appelle « la vie active ». Il m’a fallu des années pour me défaire de cette culpabilité. C’est sans doute l’un de mes travaux les plus importants. Je serais bien en peine de dire exactement ce qui m’a permis d’assumer mon rôle de peintre, tant les facteurs de convergence sont multiples. C’est un peu comme un rat dans un labyrinthe : au début je me cogne à chaque impasse, puis, peu à peu, je comprends qu’une seule mène à l’assiette. J’ai exploré quantité de sentiers : la philosophie, le mysticisme, la magie blanche et noire, les jeux vidéo, les amours. Je suis curieux de tout. Aucune de ces voies ne mène directement à soi, mais l’ensemble de ces expériences m’a aidé à découvrir qui je suis. J’ai pourtant résisté à cette idée. Pour qui me prenais-je ? Quelle prétention ! Quand je pensais à ces parcours, une petite voix murmurait : « Ne te berne pas toi-même. » En chemin, j’ai fini par sympathiser avec elle. Je l’ai appelée « l’impeccabilité », en souvenir de mes lectures de Carlos Castaneda et de Luis Ansa. Qu’est-ce que j’entends par impeccabilité ? J’essaie de le clarifier. Peut-être que chacun peut reconnaître en lui cette même petite voix et se dire : « Oui, c’est exactement cela. » Ne nous pressons pas : lisons attentivement. L’impeccabilité n’est pas la perfection. Elle est trop insaisissable pour se confondre avec la solidité rigide de la perfection. L’impeccabilité n’est pas quelque chose qu’on atteint : on ne peut que vouloir être impeccable. La nuance est subtile, mais essentielle. Pour cela, je crois que nous disposons de deux outils : devenir excellents et maîtriser notre art. Je parle de peinture, mais je pourrais tout aussi bien parler d’un tout autre domaine : dans la quête d’impeccabilité, l’objet compte moins que la rigueur. Une fois ces compétences acquises, on devient apte à suivre les recommandations de la petite voix et à délaisser celles dictées par nos peurs. Il me paraît crucial de cesser d’être compétent seulement pour répondre aux injonctions de la peur, aux attentes de la société ou de la famille. Il faut aussi cesser d’obéir à la fidélité aveugle que l’on porte à ses propres convictions : elles finissent souvent par nous emprisonner. Plus je me déleste de tout cela, plus j’entends clairement la petite voix, et plus j’avance sur mon chemin — le seul qui soit fait pour moi. Chacun peut l’appeler comme il veut, mais l’emphase brouille la vue et l’ouïe. Mieux vaut rester simple : « la petite voix » suffit amplement. Être impeccable ne signifie ni vivre en ermite, ni se croire au-dessus du bien et du mal. Pas du tout. Il s’agit d’être soi, pleinement engagé dans la relation que l’on entretient avec le monde. On peut vivre tout à fait normalement dans la société en conservant le son de cette petite voix. On peut percevoir la permanence de l’être tout en demeurant plongé dans l’impermanence du changement et du temps, et vivre ces deux réalités comme une seule et même chose : son chemin. J’ajoute qu’on peut chercher à se faire initier par qui l’on veut, et peut-être trouver quelqu’un de sérieux, d’intention juste. Le problème est de reconnaître ces qualités chez un maître… On peut aussi se tromper et tomber sur des charlatans. J’en ris : cela fait aussi partie de la quête d’impeccabilité. Les choses sont plus simples qu’on ne l’imagine. Si elles paraissent compliquées, c’est précisément parce qu’on pense trop. Une chose m’est certaine : cette petite voix a un grand sens de l’humour, comme la vie elle-même. On l’accepte mal au début, surtout quand on a été aussi orgueilleux que je l’ai été. L’orgueil blesse facilement. Avec le temps, j’ai appris à savourer ces conjonctions spirituelles, ces moments drôles où la petite voix et la vie frappent juste. Je suis persuadé qu’il y a un combat à mener pour ne pas sombrer dans le néant moderne, dépourvu de magie et de rêve, ce « à quoi bon » désespéré qui envahit notre époque. Mais je crois qu’il faut garder courage : traverser ce néant pour en ressortir plus fort. « Beaucoup d’appelés, peu d’élus », dis-je. Cela fait partie du chemin. Je vois des gens bien plus forts que moi et, parfois, je me sens ridicule. Cette expérience m’enseigne l’humilité, la vraie. Je conclus : il faut serrer les dents, avaler des couleuvres, des cafards, parfois. Que faire d’autre ? Si je tente de m’éloigner de ce que mon être et la vie ont choisi pour moi, inutile de m’inquiéter : la vie me remettra toujours sur mon chemin, que cela me plaise ou non. Mais mieux vaut ne pas jouer les cancres trop longtemps : il y a un but à tout cela. Une fois l’impeccabilité approchée, il ne reste qu’à s’engager pour les autres, pour ceux qui ne la connaissent pas et qui, sans doute, ne la connaîtront jamais, parce qu’ils ignorent ce qu’elle signifie.|couper{180}
Carnets | Atelier
1 septembre 2019-2
Depuis quelques jours, la lumière a changé. Au-dessus du Pilat, des nuages se forment et se défont, imprévisibles. Je roule dans la Twingo de mon épouse, vitre baissée. L’air frais entre à flots. Pas de radio. Juste le bruit du moteur qui peine dans les montées vers Saint-Julien-Molin-Molette. Les champs sont nus, la moisson faite. Seules ondulent, sur les bas-côtés, quelques herbes folles. C’est mon dernier jour. L’atelier m’attend, vide depuis une semaine. J’ai rangé les petites toiles, plié les emballages. Quand le couple est apparu sur le seuil, vers trois heures, j’ai vu tout de suite la différence : lui, droit, le regard calme ; elle, en retrait, presque transparente. Ils ont demandé s’il était trop tard. Je les ai laissés entrer, faisant mine de m’occuper. Le silence, dans la pièce, était épais. La plupart des visiteurs le percent d’un « c’est beau » poli et repartent. Lui, regardait. Il a mis longtemps avant de parler. Nous avons parlé de ce qui ne se voit pas. De la peinture comme passage, pas comme image. Je ne sais plus comment le mot « silence » est venu — ce que je cherche, peut-être, c’est de le partager. Ses yeux se sont mis à briller, d’un coup. « Ce que vous appelez le silence, c’est la vie et l’amour, en fait. » Il a marqué une pause. La voix plus basse : « Le véritable amour est sans émotion. Comme l’univers. Il répond, c’est tout. Peu importe la demande. » Nous sommes restés un moment sans rien dire. Le tableau entre nous — une toile sur le premier départ, la nigredo — semblait vibrer d’une autre fréquence. Avant de partir, il a demandé le prix. Nous avons échangé nos cartes. Une promesse de se revoir, quelque part, un jour. En redescendant, le ciel était toujours aussi changeant. Mon appareil photo était sur le siège à côté. J’avais repéré des angles, des lumières, ces derniers jours. Je l’ai laissé là. J’ai roulé lentement, les fenêtres ouvertes, pour garder en moi la couleur de l’air, la forme des nuages, le goût de cet été finissant, et cette parole qui résonnait encore : Le silence, c’est la vie et l’amour.|couper{180}
Carnets | Atelier
20 juillet 2019
Depuis l'enfance, nous sommes conditionnés à accepter l'insupportable, qu'il s'agisse de la rigidité de l'école ou de l'aliénation du travail. Cette résignation finit par s'ancrer profondément en nous, et ce n'est souvent qu'à travers des événements catastrophiques que nous en sortons temporairement. Pourtant, il est possible de mener un combat constant contre ce qui nous déshumanise, une lutte quotidienne qui nécessite une attention et une vigilance que nous avons oubliées.|couper{180}
Carnets | Atelier
8 mai 2019
Il y a des nuits où tout se passe dans un gris sale, comme si quelqu’un avait baissé la saturation. Je marche dans des couloirs sans fenêtres, je rate des trains qui ne partent jamais, les annonces défilent sans qu’aucun départ n’ait lieu. Au réveil, je ne me souviens de rien de précis, seulement de cette lourdeur au fond du ventre, d’un message que j’aurais reçu mais que je ne parviens pas à relire, mal remis, mal ficelé. La journée démarre là-dessus : le café renversé sur la table, un rendez-vous oublié, le corps qui traîne d’une tâche à l’autre avec une petite résistance sourde, sans vraie raison apparente. Ces rêves semblent juste distiller ce que la veille a accumulé de petits agacements, de frustrations, d’espoirs tombés à plat. Et puis, une fois de temps en temps, au milieu de ce brouillard, il y a la couleur. Je me souviens d’un rêve où tout restait aussi monotone que d’habitude jusqu’au moment où une porte s’est ouverte sur un champ de colza en plein éclat. Un jaune violent, presque douloureux, si net que j’ai eu l’impression de respirer dedans. Rien d’autre ne se passait : pas de dialogues, pas d’histoire, seulement cette couleur qui remplissait tout. C’est elle qui m’a réveillé, comme un sursaut. J’avais encore dans les yeux le jaune et, déjà, il commençait à se dissoudre. La première pensée a été de refermer les paupières, de retourner le chercher, comme on replonge la main dans une poche pour vérifier qu’on n’a pas perdu ses clés. En vain : le rêve s’était refermé comme un rideau. On ne commande pas ces choses-là, on les prend comme elles viennent, gris ou éclatantes, avec ce qu’elles laissent dans le corps. Il reste alors cette impression que nos humeurs obéissent à une sorte de météo souterraine dont les rêves seraient les éclairs fugitifs. Je n’ai aucune théorie sur la mécanique en jeu ; je vois seulement qu’un matin de colza jaune ne sonne pas pareil qu’un matin de couloirs gris, même si, dehors, le ciel a exactement la même couleur.|couper{180}