La désobéissance
Aussi loin que je remonte, obéir m’a toujours paru une reddition. Je ne parle pas d’une théorie de la révolte, je parle d’un réflexe : dès qu’on me disait “fais ça”, quelque chose se crispait, comme une main posée sur ma nuque. J’obéissais seulement quand la menace devenait plus lourde que la désobéissance, et encore je pesais la nature du coup : une gifle, ça passe ; l’argent de poche supprimé, ça change la semaine. Je crois que c’est un jour comme ça que j’ai volé pour la première fois. J’étais au carrefour du Lichou, dans le quartier de la Grave, chez la vieille dame de l’épicerie ; elle me parlait doucement, elle me regardait avec une bonté obstinée, et je m’étais promis d’être sage, puis elle s’est tournée vers l’étagère du fond, et ma main est partie, rapide et honteuse, une poignée de bonbons attrapée comme si elle ne m’appartenait plus. Je suis sorti dans la rue avec ça dans la poche, le sucre collé au papier et la gorge sèche, comme si j’avais franchi une frontière minuscule mais irréversible. L’école, dans mon souvenir, c’est surtout un long couloir d’ennui, des après-midis où le temps s’étire au point de faire mal ; il y a eu parfois une voix qui trouait ça, un prof de philo qui marchait devant le tableau noir, craie aux doigts, parlant comme si la pensée le brûlait, avec cette poussière blanche qui lui restait sur la veste, et, sans le savoir, il me montrait qu’on pouvait tenir droit sans crier. Le reste tenait par la peur de rentrer avec un carnet trop mauvais : peur des coups, peur de l’humiliation, et cette peur suffisait à me ramener à la moyenne, pas tous les mois, pas toujours, mais assez pour éviter les pires tempêtes à la maison. C’est par désobéissance chronique qu’on m’avait mis en pension. Le premier matin, le recteur nous a réunis dans la pénombre, a sorti un transparent et l’a posé sur le rétroprojecteur : la carte du parc est apparue sur le mur, verte et nette, avec une ligne autour, une frontière tracée au feutre. Il a expliqué les limites comme on explique une évidence. Je ne sais plus les mots, je me souviens seulement de la ligne, et du désir immédiat d’aller voir ce qu’il y avait derrière. Très vite j’ai trouvé deux comparses, on se faisait la courte échelle au pied des murs, on passait au-delà du calvaire, et chaque fois que je franchissais ce haut mur je sentais une seconde d’air neuf me rentrer dans le corps. De l’autre côté, l’herbe avait vraiment un goût différent, ou alors c’était moi qui la goûtais autrement ; on a construit des cabanes où l’on fumait des brindilles de sureau comme si c’étaient des cigares, on a traîné des troncs jusqu’à la Viosne, on a récupéré des bidons qui flottaient et, très sérieusement, on préparait un radeau pour partir. Un peu avant l’heure de la chapelle, un gardien nous a surpris. Il portait un fusil de chasse ; on n’a pas discuté. On a couru jusqu’au mur et je l’ai franchi avec une aisance qui m’a étonné moi-même, la peur vous allège. On a remis vite nos pulls, nos chemises, on s’est rangés avant la chapelle comme si on revenait des toilettes. Le recteur nous attendait à l’entrée, grand, sec, lunettes rondes, yeux bleus durs. Il m’a fait signe d’avancer. “Où étais-tu ?” J’ai dit : “Dans le parc, Monsieur l’abbé.” La gifle est partie sans avertir, un claquement net sur la joue, plus douloureux dans l’orgueil que dans la peau. “Avec qui ?” “Tout seul.” La seconde est arrivée comme prévu, et je l’ai tenue. On a pris plusieurs week-ends de colle. La semaine suivante, on a trouvé une autre brèche, puis une autre, et un samedi de pluie fine on était sur le trottoir de Pontoise, devant un café qui sentait le tabac froid, nos vestes encore humides, à regarder les filles passer en riant, avec dans la poche l’argent volé à nos limites.
illustration peinture d’enfant acrylique et stylo 2019
Pour continuer
Carnets | Atelier
28 février 2019
Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | Atelier
27 février 2019
Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}
Carnets | Atelier
27 février 2019
Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}