Erreur Système
Tout s’était lentement délité dans la douceur anesthésiante des écrans. La matière, jugée encombrante, s’était évaporée derrière la surface lisse des interfaces, la parole s’était aplatie en un murmure filtré par des correcteurs automatiques, et les gestes s’étaient réduits à une chorégraphie d’index effleurant des surfaces tactiles. Une mécanique irréprochable dictait tout : le matin, l’algorithme recommandait un bleu pétrole pour harmoniser la tenue à l’humeur du jour, ajustait la luminosité selon l’amplitude des cernes et proposait un petit-déjeuner optimisé à la courbe glycémique.
Les réseaux sociaux ne se contentaient plus d’exister, ils formaient la structure osseuse du monde, une sorte de squelette invisible qui dictait la marche à suivre. Il n’était plus question de vivre, seulement de publier. On s’interpellait en messages filtrés, on s’échangeait des émotions sous forme de pictogrammes, on mesurait l’amitié en flux d’engagement.
Les gouvernements, las de leurs propres discours, avaient migré vers des instances virtuelles où les lois s’adoptaient à coups d’emojis. Quant aux professions, elles avaient suivi le mouvement : les médecins dispensaient des recommandations sous sponsoring, les enseignants maximisaient leur taux de viralité au détriment des notions essentielles.
Elias, lui, faisait ce qu’il pouvait. Graphiste, il travaillait au service des caprices des algorithmes, réglant des contrastes avec la ferveur d’un peintre en bâtiment scrutant une façade défraîchie. Pourtant, un léger malaise subsistait en lui, quelque chose de diffus, un soupçon d’inadéquation qu’il ne parvenait pas à évacuer, comme un pied qui dépasse d’une couverture trop courte.
Un soir, il observa la valse ininterrompue des icônes sur son écran et, pris d’un moment d’égarement, eut une pensée saugrenue : et si tout cela s’arrêtait ?
Il haussa les épaules, ouvrit une nouvelle fenêtre et retourna à ses contrastes. Ce genre de pensées était improductif.
Tout commença par une légère lenteur, un hoquet technologique à peine digne d’intérêt : un message qui ne s’envoyait pas, une vidéo suspendue dans un éternel chargement. On rafraîchissait, on soupirait, on pestait. Rien d’alarmant, pensa-t-on, jusqu’à ce que les fils d’actualité se fassent muets, les notifications s’évanouissent, et que l’immense toile du monde numérique se dissolve en une vacuité déconcertante.
Dans la rue, on vit des passants relever la tête, d’abord perplexes, puis franchement inquiets, comme des oiseaux de mer privés de boussole. La situation prit rapidement une tournure plus embêtante : plus de paiements en ligne, plus de transactions bancaires. Devant les distributeurs de billets, de longues files se formèrent, comme si le simple fait d’attendre allait suffire à ressusciter le monde d’avant.
Bientôt, la panique prit le relais. Privés de boussoles numériques, les citadins s’entre-regardaient, circonspects, découvrant que leurs voisins possédaient des visages. Certaines initiatives tentèrent de ramener le calme : quelques drones survolèrent la ville, débitant des injonctions vagues sur un retour imminent à la normale. Mais au bout de trois jours, la normale s’était envolée.
L’attente, d’abord impatiente, se mua en fébrilité nerveuse, puis en une angoisse plus consistante. Les commerces s’aperçurent que sans interfaces de gestion, ils ne savaient plus vraiment ce qu’ils possédaient en stock. Les cartes bancaires n’étant plus que de fins rectangles en plastique sans utilité, on fouilla dans les tiroirs, exhumant d’anciens billets froissés, reliques d’une époque où l’on se passait encore du numérique.
Dès le troisième jour, la tension devint palpable. Les magasins, d’abord ouverts avec un pragmatisme tranquille, commencèrent à baisser leur rideau sous l’assaut des clients trop entreprenants. Elias observait le spectacle d’un monde qui tentait de fonctionner sans son fil conducteur, une pantomime absurde où chacun jouait un rôle qu’il ne maîtrisait plus.
Il nota aussi un détail troublant : privés de filtres et de retouches, les visages apparaissaient plus creusés, plus réels, moins photogéniques.
Les premiers jours furent remplis d’attentes absurdes, de tentatives infructueuses pour rallumer l’ancien monde. Mais bientôt, des solutions de fortune émergèrent : trocs improvisés dans des arrière-cours, échanges de renseignements griffonnés sur des carnets. Elias observait ce monde bricolé avec une curiosité nouvelle, comme si l’on redécouvrait un vieux meuble oublié sous une bâche.
Il croisa une femme assise sur le trottoir, inscrivant des adresses dans un carnet écorné. Lorsqu’elle leva les yeux, elle lui tendit un crayon :
-- Écris quelque chose.
Il la regarda, pris au dépourvu. Depuis combien de temps n’avait-il pas écrit autrement qu’en tapotant sur un clavier ? Il hésita, puis traça quelques mots hésitants. Ce fut maladroit, presque laborieux, mais indéniablement réel.
Elias avait tranché. Tandis que d’autres attendaient le grand retour des serveurs et des interfaces bienveillantes, lui se mit à écrire. À écrire pour occuper le vide, à écrire pour retrouver une forme de présence dans ce monde soudain trop tangible.
Peut-être qu’il y avait là une chance. Une chance fragile, incertaine, mais réelle. Et surtout, pour la première fois, aucun algorithme ne viendrait corriger ses phrases.
illustration : Pieter Brueghel l’Ancien La tour de Babel Musique Vangelis , Blade runner blues
Pour continuer
fictions
L’Inventaire des débris
I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}
fictions
L’asile
Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}
fictions
oscar
Reprise décembre 2025 Au début, elle riait quand je lui lisais mes phrases à voix haute. Pas par moquerie. Elle riait parce qu'elle trouvait ça drôle, la manière dont je tournais autour d'une idée pendant trois pages pour finalement dire quelque chose de très simple. « Tu compliques tout », elle disait. Elle avait raison, bien sûr. Mais à l'époque, ça me semblait une qualité. C'était il y a six mois. Une éternité, dans une histoire comme la nôtre. Maintenant je ne dormais plus. Le matin, elle partait travailler vers huit heures et je faisais semblant de dormir encore. Quand elle rentrait le soir, j'étais devant l'ordinateur avec trois lignes d'écrites et vingt pages de notes qui ne menaient nulle part. « Tu as avancé ? » elle demandait. « Un peu. » Elle hochait la tête. Elle ne demandait jamais à lire. Nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines. L'âge de notre relation — six mois — aurait dû nous rendre insatiables. Mais je me couchais tard, très tard, après qu'elle s'était endormie. Je cherchais des mots. Je trouvais d'autres mots qui me cachaient les premiers. Des mots parasites, des mots brillants, des mots qui formaient des phrases que je notais dans un carnet : « Le ridicule, c'est le nom poli qu'on donne à l'impuissance. » J'avais trouvé ça lumineux. Je l'avais même recopié au propre. Le problème, c'est que je collectionnais les formules sur l'impuissance au lieu d'affronter l'impuissance réelle. Mais ça, je ne le comprendrais que plus tard. Un soir, elle est rentrée avec un sac de courses et elle a dit : « J'ai croisé ton éditeur. Il m'a demandé comment avançait le roman. » J'ai fermé l'ordinateur. « Qu'est-ce que tu lui as dit ? » « Que tu travaillais beaucoup. » Elle a posé les courses sur la table de la cuisine et elle est allée dans la chambre. J'ai entendu la porte de l'armoire. Le bruit des cintres. Puis plus rien. Quand je suis entré, elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux. Elle regardait le mur. « Il faut qu'on parle », elle a dit. Mais nous n'avons pas parlé. J'ai dit que j'étais fatigué, qu'on en reparlerait demain, et je suis retourné devant l'écran blanc. J'ai entendu l'eau couler dans la salle de bain. Puis j'ai entendu autre chose, un bruit étouffé que j'ai fait semblant de ne pas reconnaître. Le lendemain matin, quand je me suis levé, il y avait un mot sur la table : « Rendez-vous 18h, atelier. Apporte l'appareil. » L'atelier, c'était son studio de photo au sous-sol de l'immeuble. Elle y allait parfois pour des projets personnels. Je n'y étais descendu que deux ou trois fois. Un espace blanc, trop éclairé, avec des toiles au fond et des projecteurs sur pied. Et Oscar, bien sûr. Le squelette pédagogique qu'elle avait récupéré je ne sais où. « Tous les squelettes s'appellent Oscar », elle m'avait expliqué un jour. « C'est la règle. » À dix-huit heures, je suis descendu avec le Nikon. Elle était déjà là. Elle avait disposé les lumières différemment, plus rasantes, presque théâtrales. Oscar était décroché de sa potence, allongé sur le fond blanc. « Je vais faire une série », elle a dit sans me regarder. « Tu photographies. » « Une série sur quoi ? » « La mort. La proximité. Je sais pas. » Elle portait une robe légère. Elle a commencé à se déshabiller. J'ai détourné les yeux, ce qui était absurde puisque nous avions vécu ensemble pendant six mois, puisque j'avais vu ce corps des dizaines de fois. Mais quelque chose avait changé. Ce corps nu n'était plus le même. Il était devenu une proposition, un langage que je ne savais plus lire. Elle s'est allongée contre le squelette. Sa peau contre les os. Sa tête près du crâne. Sa main gauche sur les côtes, comme une caresse. « Vas-y », elle a dit. J'ai regardé dans le viseur. J'ai fait la mise au point. C'était beau, d'une beauté dérangeante. La courbe de son dos, la ligne de sa hanche, et puis cette chose morte, blanche, articulée. On aurait dit qu'elle baisait avec Oscar. Ou plutôt : qu'elle baisait avec l'absence, avec le manque, avec tout ce que je n'étais plus capable de lui donner. Ça aurait pu être moi, j'ai pensé. Le squelette. Ce qui reste quand on a tout brûlé. L'idée est revenue plusieurs fois, par bouffées. Je l'ai chassée. J'ai continué à photographier. Des gestes techniques, anodins. Cadrer, régler, déclencher. Le bruit du déclencheur couvrait autre chose, un bruit sourd que je refusais d'entendre. Elle a changé de position. Elle s'est mise sur le côté, face à Oscar, son visage près du sien. Les yeux fermés. Sa main pendait vers moi, paume ouverte. J'ai pris plusieurs clichés. La lumière était bonne. Ensuite elle s'est relevée sans un mot. Elle a remis Oscar à sa place, l'a raccroché à la potence avec des gestes méticuleux. Elle a enfilé un pull — pas la robe, juste un pull gris trop grand qui lui descendait à mi-cuisses. « Tu pars quand ? » elle a demandé. Je n'avais rien dit. Je n'avais rien décidé. Mais elle savait. « Je ne sais pas. » « Tu y penses depuis combien de temps ? » « Quelques semaines. » Elle a hoché la tête. Elle a éteint les projecteurs un par un. Dans la pénombre, je ne voyais plus son visage. « Ce que tu veux, c'est écrire sur l'amour », elle a dit doucement. « Pas aimer. » Elle a ramassé la robe par terre. « Moi je te demande juste d'être là. En face de moi. C'est tout. » Elle avait raison. Mais je ne l'ai pas dit. J'ai serré l'appareil contre moi et je suis remonté. Cette nuit-là, j'ai regardé les photos sur l'écran de l'ordinateur. Elles étaient magnifiques. Troublantes. Je me suis dit que je pourrais écrire quelque chose là-dessus. Une nouvelle, peut-être. Sur un photographe et son modèle. Sur l'intimité et la distance. Sur les gestes techniques qui nous protègent de nos émotions. J'ai ouvert un nouveau document. J'ai tapé quelques phrases. Puis je les ai effacées. Je suis parti trois jours plus tard. Elle n'était pas là. J'ai laissé les clés sur la table de la cuisine, à côté du carnet où j'avais noté toutes mes belles formules sur le ridicule et l'impuissance. Les photos, je ne les ai jamais regardées à nouveau. Elle ne me les a jamais réclamées. Elles sont quelque part dans un disque dur, dans un dossier que je n'ouvre pas. Un silence partagé. Une scène figée entre deux personnes qui avaient oublié comment se parler. Vingt ans plus tard, je sais ce qui s'est brisé ce jour-là. Ce n'était pas l'amour. C'était plus simple et plus grave : elle m'avait tendu la main, paume ouverte, et j'avais choisi de regarder la lumière à la place. J'ai fini par écrire des livres. Plusieurs. Certains ont même eu du succès. Mais aucun ne parlait de cette scène dans l'atelier, d'Oscar, de cette main tendue que j'avais cadrée si parfaitement avant de l'ignorer. Ridicule. Grotesque. Les mots que j'avais trouvés à l'époque. Maintenant j'en ai un autre : lâcheté.|couper{180}
