17 février 2019

Depuis quelque temps je le vois bien : je n’ai plus goût aux mêmes choses. Avant, une fille passait dans la rue, un Chanel traînait derrière elle comme une promesse, et mes narines faisaient le travail toutes seules ; aujourd’hui c’est l’inverse, je préfère ce qui n’a pas été arrangé, le brut, l’aisselle, la peau quand elle ne cherche pas à plaire. On était à l’heure de l’apéro, j’allais faire le malin là-dessus, et la bande s’est dissipée en deux minutes, comme si j’avais parlé trop tôt ou trop vrai. Le bon goût, on dit que c’est la chose la mieux partagée du monde, comme le bon sens ; en réalité c’est un sens commun qu’on porte sur le visage, une manière de rester dans la pièce sans qu’on vous demande ce que vous faites là. Dès que tu bifurques, que tu prends les tilleuls, que tu vas voir du côté où l’air est plus épais, tu deviens suspect. Rimbaud l’a dit mieux que personne : il suffirait de quelques arbres sur une promenade pour qu’on perde le sérieux. Je le crois. Les soirs d’été, l’odeur des tilleuls donne envie de s’écarter de la table, de marcher seul, de regarder autrement, et c’est là que tu sens le prix à payer : la solitude change le goût de l’eau, elle change le goût du vin. J’ai fini par ne plus boire seul, pas par vertu, par dégoût : après tant d’années à tenir l’ascèse comme une poutre au-dessus de ma tête, replonger sans témoin me ferait l’effet d’un sabotage. C’est pareil partout : on s’accroche à ce qu’on a construit, à un couple, à une entreprise, à une Église, à n’importe quoi, parce que casser ce qu’on a tenu debout revient à se casser soi-même. On appelle ça “aller jusqu’au bout” comme si le bout avait un nom ; en réalité on s’y pend surtout pour rester dans le goût de tout le monde. Ma mère tenait ça à merveille. Quand je lui demandais quelque chose, elle pouvait dire non et c’était net, la douleur passait vite. Mais le “on verra” était une autre affaire : une laisse molle, une promesse sans promesse. Je m’y accrochais, je la harcelais, et ça finissait presque toujours par une déception poisseuse. Le “on verra” a le même mauvais goût que ces anesthésies de dentiste où l’on attend, où l’on ronge, où ça revient par vagues ; alors qu’un non, la dent arrachée d’un coup, c’est propre, ça ne traîne pas. Jadis le bon goût, c’était une façon de se tenir, de voir, de vivre, peut-être même de mourir ; on tranchait simple : beau ou vulgaire, digne ou pas. Je me souviens d’un dimanche au musée d’Orsay, j’avais vingt ans à peine, je m’étais arrêté longtemps devant un Courbet, une toile sombre, lourde, qui sentait presque la terre humide, et un type derrière moi avait soufflé à son amie : “c’est quand même assez brut, hein… on voit bien que c’est avant l’esthétique.” J’avais eu honte sans savoir de quoi, honte d’aimer ça d’un bloc, sans les mots, et j’avais reculé d’un pas comme si j’avais été surpris à mal faire. Plus tard j’ai compris que ce n’était pas le tableau qui était “brut”, c’était moi qui n’étais pas encore autorisé à l’aimer. Ensuite on a appelé ça “esthétique”, on a compliqué les mots, on a remplacé le beau par le “intéressant”, et, à la fin, on a pris l’habitude de demander à des vitrines ce qu’il fallait penser. On a même fait un Salon des Refusés, comme on fait une réserve pour ceux qui dérangent, et aujourd’hui ce sont souvent eux qui tiennent les murs des musées : la preuve que le goût obéit toujours à quelqu’un, et que le mauvais goût n’est qu’un bon goût en avance sur son époque ou en retard sur ses maîtres. Moi, j’en suis là : je ne sais plus très bien ce qui est “bon” ou “mauvais”, je sais seulement que ce qui vaut, pour moi, se reconnaît à la façon dont ça me décale, me met un peu de côté, comme une odeur de peau dans la rue, comme une vérité qu’on ne dit pas à l’heure de l’apéro parce qu’on sait déjà que les autres vont se lever.

illustration Portrait d’un âne d’après Chagall, travail d’élève

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Carnets | Atelier

28 février 2019

Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}

fictions brèves