15 juillet 2019
le texte ne parle pas du film d’horreur mais de la scène familiale comme film d’horreur discret : mère double, tableau “authentique” qui masque, enfant qui ne peut ni parler ni hurler et qui trouve une seule action possible — attaquer l’image qu’elle a fabriquée. La BD finale, c’est son propre montage, à lui.
Quand la mère rentra, elle posa la main sur les cheveux de l’enfant et lui demanda s’il avait bien appris ses leçons pour le lendemain. Elle ajouta qu’il fallait travailler sérieusement à l’école, et lui, au lieu de répondre, regarda l’horloge au mur de la cuisine : la grande aiguille rejoignait la petite, il était exactement 19 h. Le père ne reviendrait pas, il était “dans le Nord, en tournée”, et par la fenêtre la nuit avalait déjà les collines, les champs de luzerne, le vieux cerisier au fond du jardin. L’enfant se réjouit en silence : pas de marche jusqu’à la ferme, pas de pot à lait à porter dans le noir. Après la soupe aux pâtes, trop fade, il débarrassa la table, empila les assiettes et les verres dans l’évier de porcelaine, puis glissa vers le salon où la mère s’était allongée sur le canapé. À la télé, un générique tournait ; il s’attarda près d’elle, se fit câlin, pour gagner quelques minutes. Quand le père n’était pas là, il arrivait qu’on le laisse veiller un peu. Sinon, c’était la lampe de poche sous le drap et les bandes dessinées lues en cachette. Les premiers zombies apparurent derrière les vitres de la maison du film. Un visage gris, mangé, un regard vide collé à la fenêtre. L’enfant sentit son ventre se contracter, sa gorge se bloquer. Il aurait voulu crier mais rien ne vint. Il chercha la mère du regard. Elle tenait une cigarette au coin des lèvres et étalait du vernis rouge sur ses ongles de pied, concentrée sur la courbe du pinceau. En remarquant sa pâleur, elle souffla que ce n’était que du cinéma et qu’il était l’heure d’aller se coucher. Dans sa chambre, au-dessus du lit, un sous-bois en automne occupait tout un pan de mur. C’était une huile que la mère avait peinte quelques mois plus tôt et reléguée là faute de place dans le salon ou la chambre conjugale. Pour lui donner l’air ancien, elle avait passé un vernis à craquelé qui dessinait une toile d’araignée fine à la surface. L’enfant resta un moment à fixer cette forêt immobile. Sans trop savoir ce qu’il faisait, il prit la grande paire de ciseaux posée sur le bureau, tira une chaise près du mur et se hissa dessus. Avec un soin appliqué, il fendit la toile en longues entailles horizontales, puis verticales, jusqu’à ce que le sous-bois se transforme en quadrillage de chair pendante. Quand il eut fini, il reposa les ciseaux, descendit de la chaise, attrapa son album de bandes dessinées préféré, construisit une petite tente avec le polochon et l’oreiller, alluma la lampe de poche et se glissa dessous. Le bruit de la télé, au loin, devenait sourd. Entre les cases en noir et blanc, il retrouva enfin une histoire qu’il pouvait supporter.
compression
La mère revient, parle d’école, l’horloge marque 19 h, le père est loin, la nuit tombe sur le cerisier et les champs. L’enfant mange sa soupe, débarrasse, rejoint le salon. À la télé, un film de zombies commence ; un visage pourri sur une vitre le tétanise. À côté, la mère fume et se peint les ongles de pied, lui assure que “ce n’est que du cinéma” et l’envoie se coucher. Dans sa chambre, un grand tableau de sous-bois peint par elle occupe le mur. Il prend les ciseaux, grimpe sur une chaise et lacère la toile en croix, patiemment. Puis il se fait une tente avec les oreillers, allume la lampe de poche, ouvre sa bande dessinée : une autre histoire prend la place de celle de la télé.
Pour continuer
Carnets | Atelier
20 juillet 2019
Depuis l'enfance, nous sommes conditionnés à accepter l'insupportable, qu'il s'agisse de la rigidité de l'école ou de l'aliénation du travail. Cette résignation finit par s'ancrer profondément en nous, et ce n'est souvent qu'à travers des événements catastrophiques que nous en sortons temporairement. Pourtant, il est possible de mener un combat constant contre ce qui nous déshumanise, une lutte quotidienne qui nécessite une attention et une vigilance que nous avons oubliées.|couper{180}
Carnets | Atelier
25 juillet 2019
la sainteté dont il est question n’est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, préfère la lucidité un peu crasse du café : le désir, la clope, le demi, les gens tels qu’ils sont. À quoi ressemble la sainteté dans la tête de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un catéchisme et sourit sans jamais relâcher les joues ? Raymond l’écoute d’une oreille, à la table d’à côté. Le garçon parle d’engagement, de pureté, de “ne pas se compromettre”, le menton légèrement levé. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau à la main, jupe qui balance juste ce qu’il faut. Il se surprend à penser que, plus jeune, il lui aurait bien proposé un dernier verre après le service. Quand il remarque que le regard du gamin a dévié exactement au même endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, pressé d’aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, à fumer en regardant la rue défiler. Il repère les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son téléphone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui préfèrent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, penchée légèrement en arrière par le poids du plateau, lui demande s’il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu’au bar. En portant le verre à ses lèvres, il remercie vaguement le ciel d’avoir échappé à l’idée de devenir saint. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais ce soir, ça lui suffit. compression Raymond écoute d’un bout d’oreille un jeune qui parle de pureté, toujours souriant. Son regard, à lui, suit la serveuse qui passe, plateau à la main. Quand il voit le gamin lorgner au même endroit, il se marre, s’allume une clope. Le jeune s’en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires penchés vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s’éloigner, il se dit qu’il a eu de la chance de rater la sainteté.|couper{180}
Carnets | Atelier
21 juillet 2019
Angle : tu pars de la télé comme machine à apocalypse permanente pour basculer vers une idée qui est intéressante : cette “fin du monde” vendue en boucle nous renvoie à nos petites morts à nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plutôt que comme motif de panique. Tu veux casser le réflexe dépressif pour aller vers quelque chose comme : “ok, la fin arrive, qu’est-ce qu’on en fait ? Il suffit d’allumer la télé pour se prendre une bonne déprime. Entre les guerres recyclées en images de synthèse, les pays sans pluie où les enfants ont le ventre et le regard gonflés de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l’art contemporain, on a vite l’impression qu’on nous sert la fin du monde à chaque journal. Ce n’est pas qu’il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou à la marge. Le gros du programme vise surtout à installer chez le spectateur l’idée que le danger ou la misère peuvent surgir au coin de sa rue, et qu’il doit se préparer, s’équiper, se protéger. Cette peur-là fait tourner les usines, les assurances, et entretient l’illusion qu’il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Français grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière, que la raison cartésienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant à commenter le moindre potin comme au comptoir d’un bistrot de campagne. C’est peut-être ça, la France : un gigantesque bar où l’on parle de tout et de rien en attendant la prochaine polémique. Ajoutez par-dessus le dérèglement climatique, la canicule, la presse qui soulève des lièvres plus gros qu’elle, la lumière du soleil qui semble blanchir d’année en année, et vous obtenez un climat mental où il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d’arriver, doucement mais sûrement. Le vernis des promesses politiques n’y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie à nos propres échéances, à nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, même vaguement, n’est pas toujours paralysant. Parfois, ça fait tourner le cerveau et la créativité à plein régime, ça donne envie de vivre plus franchement, d’abord dans la colère, le dégoût, la rage, puis, une fois l’orage passé, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins “comment éviter la catastrophe ?” que “comment vivre, sachant que tout va finir ?”. Rester là, sidérés, devant l’écran ? Se noyer dans le sexe, l’alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son égoïsme ? Ou bien accepter, tant qu’on peut, que la vie reste un phénomène improbable qu’on a la chance de traverser quelques années ? Cette dernière position ne promet pas le salut, juste une manière de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, à chaque forme de vie qu’on croise, en attendant soit l’effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait déjà beaucoup, si on s’en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention à nous et aux autres, sans bruit. compression Allumer la télé, c’est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu’on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d’art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de sécurité, et nous conforte dans notre rôle de Français qui râlent au comptoir. À force, on finit par croire que tout va s’écrouler, et ce n’est pas entièrement faux. Mais cette ambiance d’apocalypse en continu a un effet collatéral : elle renvoie chacun à sa propre échéance. Sentir que tout est limité peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s’anesthésier. Reste alors un choix assez simple : continuer à se consumer en boucle devant l’écran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation à traiter la vie — la sienne, celle des autres — avec un peu plus d’attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre à traverser nos jours en se rappelant qu’ils sont comptés, et se conduire en conséquence. illustration : voyage de l'eau huile sur toile pb 2019|couper{180}