14 juillet 2019

tant qu’on répète selon les catégories des autres (morale, marché de l’art, idée reçue de l’artiste “authentique”), on reste prisonnier du même couple plaisir/douleur. Le vrai travail commence quand on assume de définir pour soi ce qui est ordre, désordre, utile, gâchis. À partir de là, la répétition cesse d’être une prison pour devenir une pratique choisie.

Face aux événements, on n’a pas de prise sur grand-chose, mais on a au moins celle-là : la façon dont on réagit. Sur le moment, ça ne se voit pas. Les réflexes prennent la main : habitudes, morale du jour, politiquement correct, peur de déplaire ou de souffrir. On se croit libre et on rejoue toujours le même couple “plaisir-douleur” : chercher ce qui rassure, fuir ce qui blesse. C’est de là que naît la répétition, celle qui nous enferme. À force, on s’empêtre dans les mêmes scénarios, et quand on s’en aperçoit, il faut un effort considérable pour se fabriquer d’autres réflexes, d’autres façons d’encaisser. En art, on valorise au contraire une certaine forme de répétition. On appelle ça cohérence, fidélité à une voie, “écriture” personnelle. Le public reconnaît un peintre ou un sculpteur à ce qu’il retrouve d’une exposition à l’autre : les mêmes motifs, les mêmes obsessions, les mêmes couleurs. La répétition devient alors un signe de focalisation, une manière de lutter contre la dispersion qui guette tous les gens un peu créatifs. La dispersion, elle, produit un sentiment plus ambigu : on peut la trouver merveilleuse, ouverte, mais aussi effrayante, parce qu’elle donne l’impression de perdre toute forme, tout repère. Il est tentant de la ranger du côté du désordre, du chaos, contre tout ce qu’on nous a appris à appeler “harmonie” depuis l’enfance. Il y a là quelque chose qui ressemble à ce qui se passe en analyse. Revenir sans cesse sur le même événement, le raconter encore et encore, ce n’est pas seulement tourner en rond : à force de le revoir sous différents angles, on finit par devenir un peu plus lucide sur son poids réel, sur ce qu’il déclenche en nous. L’événement ne change pas, mais la façon de le regarder, oui. En peinture, c’est pareil : ce n’est pas tant le “thème” qui compte que la manière dont on continue à se présenter devant lui, à accepter qu’il nous travaille. Philosophie et atelier inventent chacun leurs catégories, leurs séries, pour se justifier. On s’en sert pour distinguer le “dilettante” de l’artiste sérieux, l’œuvre “aboutie” du simple essai. Cette grille repose pourtant sur les mêmes oppositions usées : utile / gâchis, ordre / désordre, sérieux / jeu, plaisir / douleur. Plus on s’acharne à aller vers l’utile, plus l’inutile trouve des chemins pour s’imposer ; plus on cherche l’ordre, plus le désordre se rappelle à nous. On veut être irréprochable, et c’est là que nos démons se mettent à parler le plus fort. Tant qu’on ne s’est pas coltiné ces mots avec sa propre expérience — ce qui est vraiment ordre ou chaos pour moi, ce que je trouve beau ou laid, là où je vois du bien ou du mal — on ne fait que manipuler des clichés. Le travail commence quand on cesse de prendre ces catégories au pied de la lettre, quand on accepte que la répétition ne soit ni un vice ni une vertu en soi, mais un outil entre nos mains. À partir de là, ce n’est plus le couple plaisir-douleur qui commande, c’est autre chose, plus calme, qui ressemble peut-être à une joie discrète : celle de voir qu’on n’est plus obligé de répéter sans savoir pourquoi.

compression

Nous réagissons le plus souvent en pilote automatique : chercher le confort, éviter la douleur. De là naît la répétition qui nous enferme. En art, on encense une autre répétition : celle des motifs, des séries, des obsessions qui font “signature” et rassurent le public. Entre ces deux pôles, dispersion et focalisation se répondent : la première fait peur, la seconde peut tourner à la manie. Comme en analyse, ce n’est pas l’événement qui change mais la façon d’y revenir. Tant qu’on pense avec les catégories des autres — ordre / désordre, utile / gâchis, sérieux / dilettante — on ne fait que rejouer le même scénario plaisir-douleur sous un autre nom. Le vrai travail commence quand on se forge ses propres définitions et qu’on utilise la répétition comme un choix, pas comme une contrainte. Alors, au lieu de chercher à tout prix à éviter la souffrance ou à accumuler le plaisir, on commence simplement à voir plus clair dans ce qu’on fait.

Pour continuer

Carnets | Atelier

20 juillet 2019

Depuis l'enfance, nous sommes conditionnés à accepter l'insupportable, qu'il s'agisse de la rigidité de l'école ou de l'aliénation du travail. Cette résignation finit par s'ancrer profondément en nous, et ce n'est souvent qu'à travers des événements catastrophiques que nous en sortons temporairement. Pourtant, il est possible de mener un combat constant contre ce qui nous déshumanise, une lutte quotidienne qui nécessite une attention et une vigilance que nous avons oubliées.|couper{180}

Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation

Carnets | Atelier

25 juillet 2019

la sainteté dont il est question n’est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, préfère la lucidité un peu crasse du café : le désir, la clope, le demi, les gens tels qu’ils sont. À quoi ressemble la sainteté dans la tête de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un catéchisme et sourit sans jamais relâcher les joues ? Raymond l’écoute d’une oreille, à la table d’à côté. Le garçon parle d’engagement, de pureté, de “ne pas se compromettre”, le menton légèrement levé. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau à la main, jupe qui balance juste ce qu’il faut. Il se surprend à penser que, plus jeune, il lui aurait bien proposé un dernier verre après le service. Quand il remarque que le regard du gamin a dévié exactement au même endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, pressé d’aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, à fumer en regardant la rue défiler. Il repère les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son téléphone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui préfèrent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, penchée légèrement en arrière par le poids du plateau, lui demande s’il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu’au bar. En portant le verre à ses lèvres, il remercie vaguement le ciel d’avoir échappé à l’idée de devenir saint. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais ce soir, ça lui suffit. compression Raymond écoute d’un bout d’oreille un jeune qui parle de pureté, toujours souriant. Son regard, à lui, suit la serveuse qui passe, plateau à la main. Quand il voit le gamin lorgner au même endroit, il se marre, s’allume une clope. Le jeune s’en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires penchés vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s’éloigner, il se dit qu’il a eu de la chance de rater la sainteté.|couper{180}

Carnets | Atelier

21 juillet 2019

Angle : tu pars de la télé comme machine à apocalypse permanente pour basculer vers une idée qui est intéressante : cette “fin du monde” vendue en boucle nous renvoie à nos petites morts à nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plutôt que comme motif de panique. Tu veux casser le réflexe dépressif pour aller vers quelque chose comme : “ok, la fin arrive, qu’est-ce qu’on en fait ? Il suffit d’allumer la télé pour se prendre une bonne déprime. Entre les guerres recyclées en images de synthèse, les pays sans pluie où les enfants ont le ventre et le regard gonflés de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l’art contemporain, on a vite l’impression qu’on nous sert la fin du monde à chaque journal. Ce n’est pas qu’il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou à la marge. Le gros du programme vise surtout à installer chez le spectateur l’idée que le danger ou la misère peuvent surgir au coin de sa rue, et qu’il doit se préparer, s’équiper, se protéger. Cette peur-là fait tourner les usines, les assurances, et entretient l’illusion qu’il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Français grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière, que la raison cartésienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant à commenter le moindre potin comme au comptoir d’un bistrot de campagne. C’est peut-être ça, la France : un gigantesque bar où l’on parle de tout et de rien en attendant la prochaine polémique. Ajoutez par-dessus le dérèglement climatique, la canicule, la presse qui soulève des lièvres plus gros qu’elle, la lumière du soleil qui semble blanchir d’année en année, et vous obtenez un climat mental où il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d’arriver, doucement mais sûrement. Le vernis des promesses politiques n’y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie à nos propres échéances, à nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, même vaguement, n’est pas toujours paralysant. Parfois, ça fait tourner le cerveau et la créativité à plein régime, ça donne envie de vivre plus franchement, d’abord dans la colère, le dégoût, la rage, puis, une fois l’orage passé, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins “comment éviter la catastrophe ?” que “comment vivre, sachant que tout va finir ?”. Rester là, sidérés, devant l’écran ? Se noyer dans le sexe, l’alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son égoïsme ? Ou bien accepter, tant qu’on peut, que la vie reste un phénomène improbable qu’on a la chance de traverser quelques années ? Cette dernière position ne promet pas le salut, juste une manière de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, à chaque forme de vie qu’on croise, en attendant soit l’effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait déjà beaucoup, si on s’en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention à nous et aux autres, sans bruit. compression Allumer la télé, c’est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu’on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d’art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de sécurité, et nous conforte dans notre rôle de Français qui râlent au comptoir. À force, on finit par croire que tout va s’écrouler, et ce n’est pas entièrement faux. Mais cette ambiance d’apocalypse en continu a un effet collatéral : elle renvoie chacun à sa propre échéance. Sentir que tout est limité peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s’anesthésier. Reste alors un choix assez simple : continuer à se consumer en boucle devant l’écran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation à traiter la vie — la sienne, celle des autres — avec un peu plus d’attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre à traverser nos jours en se rappelant qu’ils sont comptés, et se conduire en conséquence. illustration : voyage de l'eau huile sur toile pb 2019|couper{180}