04 février 2019

Je ne sais quelle valeur tu vas m’attribuer puisque tu ne me connais pas, tu vas regarder mes tableaux avec tes critères à toi, beauté, équilibre, humeur du jour, espoir de plus-value peut-être, de mon vivant ou après, ou juste parce que ce rouge-là te ferait du bien au mur du salon ; tu peux même vouloir une toile pour tes toilettes, je ne me moque pas, on a le droit de s’entourer d’art à hauteur de ventre, je te déconseille seulement la cuisine parce que la graisse y laisse une pellicule que rien ne rattrape. Alors voilà : combien es-tu prêt à mettre et qu’est-ce qui te ferait passer de la promenade au geste ? Pour l’instant tu scrolles, les toiles défilent, ma dernière période ou bien Artmajeur où tout se mélange, et tu t’étonnes de la variété, tu t’en méfies, tu cherches le “vrai peintre” derrière, tu te demandes si je ne suis pas un amateur, et je comprends que tu te poses la question. Je ne suis pas un amateur, je suis peintre, et je tiens à ce mot-là seul ; “artiste professionnel” me paraît une redite pompeuse, alors disons si tu veux : peintre libre, parce que je suis mon propre entrepreneur, parce que je travaille sans demander la permission, parce que je te parle sans te caresser, parce que je vends ce que je fais comme un produit mais pas à n’importe quel prix moral, pas à n’importe qui non plus, et que je peux très bien ne pas avoir envie de te vendre si quelque chose dans ta manière me gêne ; ça peut te sembler saugrenu sur Internet, mais c’est mon dernier pouvoir. Tu crois que c’est le hasard qui t’a arrêté sur une toile ; moi je n’y crois pas, et si tu as besoin de comprendre, tu vas regarder la légende, parfois tu ne trouveras que dimensions, technique, prix, pas d’histoire, et ce vide n’est pas un oubli : il est l’endroit où tu peux me parler, pas pour m’envoyer des “c’est trop beau” auxquels je ne réponds plus, mais pour demander ce que tu vois, ce que tu sens, ce que tu ne sais pas nommer. Il y a quelques semaines, par exemple, j’ai reçu un message : trois lignes, sans salamalecs. “J’ai regardé longtemps le tableau avec la tache sombre en bas. Je ne comprends pas pourquoi il me retient. Est-ce que vous pouvez me dire ce que c’est ?” Je lui ai répondu simplement : “Je ne sais pas ce que c’est pour vous. Pour moi c’était un coin de chambre où je n’arrivais pas à respirer. Si ça vous retient, c’est qu’il y a votre coin à vous dedans.” La personne a rappelé le lendemain. Elle n’a pas parlé de biographie, ni d’école, ni de parcours. Elle a demandé le prix, puis elle a dit : “Je vais réfléchir.” Trois jours plus tard elle a acheté. Voilà comment ça se passe quand ça se passe bien : pas par adhésion à une histoire, mais par reconnaissance d’un endroit. Tu viens lire ma biographie, et je te préviens tout de suite : on ne lit jamais une biographie pour ce qu’elle dit, on la lit pour ce qu’on veut y trouver. Tu voudrais savoir l’école, les diplômes, la souffrance, l’itinéraire, comme si ça garantissait la toile, tout ça tu peux le trouver ailleurs, j’en parle déjà trop sur les réseaux, sur YouTube, sur SoundCloud, et je sais bien que tu aimerais un pitch rapide pour décider si je suis du Nike ou du chinois, ça t’amuse moins que ça m’amuse, mais c’est ton réflexe et je ne te fais pas la morale : seulement je te demande si tu as vraiment besoin de ce petit roman d’étiquette pour regarder un tableau, pour l’acheter, pour me laisser continuer. Car vendre, pour moi, ce n’est rien d’autre que continuer à peindre et à écrire, je ne cherche plus la gloire, plus la célébrité, je travaille encore à ne pas mendier la reconnaissance, j’ai bientôt soixante ans, les illusions se sont décollées et je respire mieux depuis, la seule chose qui compte est de pouvoir revenir chaque jour à l’atelier ; si tu m’achètes une toile, tu ne m’achètes pas une statue, tu m’offres une journée de plus, une semaine de plus, et je préfère que ça reste à portée de main de quelqu’un qui fait un effort, qui renonce à deux restaurants, plutôt que dans la vitrine des riches qui jouent à la lune parce qu’on leur en montre le reflet, même si oui, je pourrais gonfler les prix et ça marcherait parfois, je le sais trop bien. Chaque toile que tu vois est un combat et une défaite, pas au sens où elle serait ratée, au sens où je ne sors jamais vainqueur de ce que je cherche, et c’est tant mieux : une victoire nette et j’arrête, je pose les pinceaux, je passe à autre chose, il faut que ça manque pour que ça bouge ; ce manque-là est aussi le tien, même si tu ne le sais pas encore, et c’est pour ça que je laisse toujours quelque chose d’inachevé, pas pour t’obliger à aimer, mais pour que tu entres à ton tour dans l’écart. Te voilà donc devant mes tableaux comme devant un bord : tu peux passer, tu peux t’arrêter, tu peux me parler, tu peux acheter, tu peux ne jamais acheter ; moi je reste là, du côté du travail, avec l’idée simple que si une toile te retient, ce n’est pas une marque qui te retient, c’est un endroit commun, fragile, entre l’inachevé et l’irréversible.


*illustration* huile sur toile pb 2019

Pour continuer

Carnets | Atelier

28 février 2019

Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}

fictions brèves

Carnets | Atelier

27 février 2019

Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}

fictions brèves