# été 2023 #08 | et voilà le tableau
idée:consigne d’“expansion” à partir d’un fragment minuscule, en prenant pour boussole deux gestes : le pied nu du Chef-d’œuvre inconnu (un morceau vivant qui surgit d’un chaos) et l’acharnement exhaustif de Claude Simon dans Leçon de choses (partir d’un détail banal et le faire avaler tout le décor). Donc : tu choisis un détail minime (objet, image, morceau de matière, angle, surface, jointure, trace), tu l’empoignes physiquement par l’écriture (pas “décrire joli”, mais serrer, inventorier, faire apparaître), et une fois le mouvement lancé, tu le tiens : le détail devient moteur, puis il mange le lieu, la situation, puis les personnages, puis le temps, jusqu’à épuisement. L’objectif n’est pas dix lignes “effet”, mais une poussée longue, obstinée, qui peut prendre des pages et des jours : rester dans la rage d’exhaustivité, laisser le réel se recomposer par strates, comme si le fragment finissait par devenir la preuve vivante au milieu du brouillard.
Un portail couleur rouille se découpe sur fond sombre ; le contraste vient des deux morceaux de mur clairs, de part et d’autre, qui bordent côté route la propriété. Des tubulures, des tiges métalliques, une peinture verte pelée par endroits ; sur les tiges, agrafé, un grillage à losanges. Les anges et les losanges, peut-être. Les écailles de peinture explosent au ralenti, éclatent, se relèvent, mus par l’ennui ou le désir de s’essayer à la figure, virgules, vagues, une flore et une faune de l’usure qui se rebiffent, rebiquent, convulsent, et l’ensemble tient par cette harmonie subtile née de deux couleurs censées s’opposer : le rouge sombre des rouilles et le gris-vert du relief, de l’abrasion. Portail battant à deux vantaux, ajourés malgré le maillage ; jadis fixé à des montants épais, verticaux, carrés, désormais faussés en quelques points par des chocs dont les raisons restent inconnues ; montants encore solidement repris dans des piliers de parpaings, dont l’un n’a jamais été enduit, détail qui laisse sur l’ensemble une impression d’inachevé, comme si on s’était arrêté en cours de phrase. Sur le portail fermé, un cadre et ses traverses ; la battue n’est plus rectiligne : un jeu apparaît, au-dessus de la serrure, et ça baille davantage en montant. Quatre gros gonds, lourds comme des gonds de grange, rouillés eux aussi, tiennent encore tout ça, comme ils peuvent, et c’est presque attendrissant qu’ils tiennent. Au-delà du portail, la vue se floute : l’angle d’une bâtisse, et surtout le lierre, masse vert sombre un peu luisante, qui mange la façade ; si l’on tend l’oreille, on devine un monde invisible d’insectes dans cette épaisseur végétale, et plus haut, sous les gouttières, les nids d’hirondelles, constructions de paille, de terre et de bave ; sur les fils téléphoniques et électriques, jadis, la partition des hirondelles que les petits écoliers chantonnaient en déboulant du hameau. Au pied du lierre, des fleurs ; une allée sableuse qui s’assombrit sous l’ombre de grands arbres ; un seau vert pâle, une petite pelle, jouets abandonnés comme après un départ pressé ; plus loin, une brouette renversée, ombre bouchée sous son ventre de métal ; à l’est, un muret de pierres sèches, une cloison grillagée qui trace la limite jusqu’au champ, et, alignés le long de cette frontière, un poulailler, un hangar, un potager au cordeau, les gestes du jardin rendus visibles par l’ordre même qu’ils imposent ; au centre, un bassin circulaire, autrefois plein d’eau, maintenant plein de terre et de pensées, bordure de pierre tachée, déjà comme un cimetière miniature ; et au-delà, des clapiers, des restes de murs, puis le champ sombre qui recule vers le gris bleuté des collines, comme pour aller se blottir dans une ombre douce, histoire de se reposer de la violence du ciel. De la première ébauche, la structure est classique : trois plans, et un point de vue de cyclope qui ne bouge pas, planté là, comme on apprend à voir sur les bancs de l’école, comme on apprend à se raconter des histoires : un sujet, un point de vue, et la réalité qui s’organise autour. En 1964, il les voit débarquer de la ville ; il a quatre-vingts ans, il vit là depuis cinquante ans, c’est lui qui a fait poser le portail, creuser le bassin, fabriquer le poulailler, et c’est lui qui, des années durant, s’enfonçait la nuit au fond du jardin pour aller faire ses besoins, avant le confort et ses promesses ; il a concédé, tardivement, qu’on mette une porte dans la cloison, pour que la voisine ne fasse plus le tour entier quand elle venait lui servir la soupe et faire un brin de ménage. Ils arrivent au crépuscule, fin d’été : son petit-fils, sa bru, et le petit ; il écarte le rideau de la salle à manger, regarde la route au-delà du mur ; quelques hirondelles sont déjà posées sur les fils, il a fait plus froid ces derniers jours, et la maison du père Bory, en face, a les volets fermés depuis juillet, depuis qu’il est devenu veuf ; on ne le voit plus, mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas là, il le sait, lui qui avait fermé ses propres volets à la disparition de son épouse et s’était tenu reclus à lire le dictionnaire ; dans la guerre comme dans la paix, dans la douleur comme dans la solitude, l’homme n’a jamais d’autre recours valable que celui de revisiter les mots, et plus il lit le gros livre, plus il s’aperçoit qu’il ne sait rien. Une portière claque ; il voit une grande femme admirable sortir de la voiture, vêtue à la mode du jour, presque américaine, magazine ; son petit-fils a grossi, il a perdu ses cheveux, lui qui avait, sur la photo accrochée au mur, une toison bouclée ; le petit marche à peine, blondinet joufflu, timide et gauche ; qu’est-ce que tout ça va donner, pense-t-il, puis il referme le rideau, enfile ses sabots, et descend dans l’allée à leur rencontre. Quelques mois plus tard, ils vivent à l’étage ; ils se querellent à propos d’une douche, ils veulent une colonne sanitaire sur la façade sud, un plan, une salle de bains pour lui au rez-de-chaussée, une pour eux à l’étage, et des toilettes séparées, tout ce progrès soigneusement dessiné ; ça l’agace, ce changement, mais il ne dit rien, il laisse faire, il a déjà vu ce que ça donnait, et il sait qu’on ne gagne pas contre le progrès, pas sur la durée. Elle veut que le gamin prenne une douche matin et soir ; ils se chamaillent sur le perron ; il lâche : « Vous allez en faire une fillette si vous le lavez tout le temps », et aussitôt il regrette, pas digne de lui ; ce jour-là, il décide de se taire vraiment, non par hostilité, mais par pratique : une façon d’extraire de l’expérience quelque chose de tenable, et rien ne vaut l’expérience. La maison est animée ; le gamin court, explore, et lui, instituteur, soldat, secrétaire de mairie, observe à la lumière de ce qu’il sait des hommes ; il détecte la sournoiserie, puis le mensonge, presque comme on sent la pluie ; le gamin, pense-t-il, a déjà la lèpre du commerce, des affaires, et il chante, parce qu’il n’a trouvé que ça : « Menteur, voleur, picoteur, les grenouilles te trouveront ; menteur, voleur, picoteur, les crapauds te mangeront. » Des cinq années que l’enfant passe dans la maison, il amassera une provision de nostalgie pour toute une vie ; et pourtant, des années plus tard, en examinant calmement ce qui s’est vraiment passé là, il aura du mal à y trouver autre chose que du malheur, des humiliations, des coups, une violence brute, qu’il confondra longtemps avec la rudesse paysanne, alors même que les collines ont des courbes douces, que les sous-bois apaisent, et que le Cher s’écoule avec une indolence presque insolente ; paradoxe, voilà, et peut-être la nostalgie n’est-elle que la nostalgie de cette joie unique : découvrir la nature des paradoxes. Ils reviennent en pèlerinage, en sachant le résultat d’avance ; il rétrograde en arrivant d’Hérisson, roule au pas pour s’enfoncer dans la sensation, pour comprendre les rouages de cette nostalgie, et la maison apparaît comme un spectre, un squelette, quelque chose de dévitalisé ; une femme passe le portail, et il voudrait ne pas s’arrêter, enclencher la seconde, filer, mais son épouse dit : « Arrête-toi, on va demander à la dame. » C’est elle qui parle, lui n’y parvient pas, redevenu le gamin timide ; « Mon mari habitait là, on se demandait si on pouvait faire quelques photos. » La femme les regarde comme des ennemis ; ce regard, il le reconnaît, le même qu’on portait sur lui à l’école quand il entrait dans la cour ; elle le toise et lâche : « Votre père n’était pas un homme gentil, il nous en a bien fait voir chez le notaire, à l’achat de la maison. » Un homme arrive à vélo, encore plus mauvais, comme s’il avait su tout de suite qui ils étaient ; la visite est morte avant d’avoir commencé ; il imagine la scène chez le notaire, son vieux face à ces deux-là, le plaisir sec que ça a dû lui faire, et il se surprend à être d’accord avec lui, pour une fois : des sales cons, oui, et rien que pour ça, ce pèlerinage n’est pas tout à fait vain. En roulant, il se demande comment rendre compte de tout ça encore, comme si ce n’était pas épuisé, comme si le tableau manquait de tenue, de nerf, et même d’intérêt ; avant de tourner vers Épineuil, vers le cimetière, il dit : « Et voilà le tableau. Je t’avais bien dit que c’était inutile d’y aller. » « Évidemment, soupire-t-elle, tout est de ma faute comme d’habitude. » Ils se regardent, prêts à dire quelque chose, et c’est là qu’un fou rire les surprend, juste avant de se garer devant le mur du cimetière.
Pour continuer
Carnets | été 2023
# été2023 #15 | Lyrisme
La #15 (Julien Gracq, poétique du récit) te demande de tester, à des endroits précis d’un récit, un passage en “pur lyrique” : non pas pour faire joli, mais pour voir comment la langue peut chanter sans être portée par l’intrigue. L’idée vient de Gracq : une page-fragment sur Nantes (dans Lettrines II, 1974) devient plus tard un livre entier (La forme d’une ville, 1985). On observe donc une genèse : un noyau d’impressions et de trajets se met à enfler jusqu’à produire une ville “recréée” par la prose, très atmosphérique, peu narrative au sens classique. Consigne pratique : prendre un inducteur gracquien et écrire à partir de lui, en privilégiant l’atmosphère (perception, flux, mémoire, sensations, mouvements du regard) plutôt que l’action. Deux inducteurs proposés : “Les ponts” : partir d’un pont (réel ou imaginaire) et laisser la prose s’installer dans un lyrisme de lieu, de circulation, de seuils. “Une ville semi interdite” / l’interdit : partir d’une zone, d’un accès, d’un lieu ou d’une situation à demi interdite, et laisser cette contrainte devenir un moteur poétique (comment l’interdit fabrique désir, liberté, intensité). En arrière-plan, une question bonus : quel auteur/autrice incarne pour toi cet usage lyrique (tes propres appuis), et comment réinjecter ce “chant” dans tes textes déjà écrits (les reprendre, leur donner extension et corps). De ces régions du souvenir qui vous soufflent de rester sur leur seuil, une lecture revient, prise dans la même lumière d’automne que celle d’aujourd’hui : Herman Broch, sans doute La Mort de Virgile. Les bruits de la rue étaient étouffés, le dimanche matin avait cette lenteur presque paisible, et le rideau de tulle bon marché — à la fenêtre entrouverte — faisait juste ce tremblement sec qui fixe un décor mieux qu’une phrase. C’est là, sur ce seuil-là (je m’y tiens encore en y songeant), que l’idée m’était venue d’écrire, lyriquement, à propos de ma mère. Il y avait plus de dix ans, à cette époque, que nous ne nous étions pas vus ; et vingt ans ont passé depuis sa disparition au moment où j’écris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes revus quelques semaines : le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer. Quelques semaines avant de renouer, j’avais acheté un gros cahier d’écolier et j’avais noirci les pages d’un seul jet, emporté par un élan qui traversait le papier comme l’encre traverse un buvard épais. Mais je n’étais pas satisfait. Évidemment que non. Le lyrisme débordait, et sa fausseté me sautait aux yeux à peine le geste terminé. J’étais jeune, ignorant, et donc prétentieux. Cent cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit, avec pour seul fil ce regard gris-bleu qui m’échappait obstinément. Une mère comme une ville à demi interdite : on croit y entrer, on reste au bord. L’air frais de ce début d’automne ne tempéra pas mon entêtement. Je crois avoir passé trois jours à ne presque rien manger ni boire ni dormir, par peur de perdre en route cette énergie bizarre, cette vitesse d’écriture qui n’est pas du courage mais une panique tenue. Je me sentais pris par le rythme, par le souffle surtout de la syntaxe de Broch, par ses sonorités que je plagiais sans finesse, dans l’emportement : l’envoûtement, pour moi, a souvent été ça, un abandon à l’autre, et ce cahier en garde la trace matérielle, l’encre serrée, l’absence d’air, les lignes qui ne respirent pas. Cela a duré des années, presque toute une vie, cette façon de croire qu’on tient quelque chose quand on ne tient que l’élan. La mort de ma mère m’a libéré un temps de ce pli-là. L’incinération, en revanche, eut une brutalité nette : un fait, une procédure, un geste. Il paraît, d’après mon père, que c’était son souhait. Nous avons tout de même fait graver une petite plaque de marbre de quarante centimètres sur quarante, avec son prénom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres dorées — en était-ce vraiment ? le doute me revient, parce que déjà mon épouse et moi comptions. Cette plaque est devenue un point fixe, un lieu de pèlerinage presque rassurant pour la famille, même disloquée. Mon père s’y rendait chaque jour après avoir promené le chien et fait ses courses chez Lidl ; il déposait des fleurs, semaine après semaine, pendant des mois, puis les visites se sont espacées, puis tout s’est tassé : la vie fait ça, elle retire sa main. C’était l’automne. C’est presque toujours en ce début d’automne que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre ; la disparition, elle, c’était février. Je crois que la mémoire s’accroche davantage à la naissance qu’à la fin, ou peut-être que l’automne — par sa lumière, par son air — vous remet au seuil de ce que vous n’avez jamais su dire sans tricher. J’ai retrouvé, il n’y a pas si longtemps, ce gros cahier écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un seul bloc d’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche le nez des pages, je sens quelque chose — papier, poussière, vieux stylo — et je n’ai aucune envie de baptiser cette odeur. Le cahier ressemble au souvenir que je garde de ma mère : un demi-mystère, un seuil qu’on tourne autour en faisant semblant d’avancer. Et l’ouvrir vraiment, ce serait recevoir en plein visage, non pas “la réalité” comme on dit pour se donner une contenance, mais l’effet très simple du temps sur les phrases qu’on croyait nécessaires : l’encre qui a tenu, et ce qu’elle ne tient pas.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été2023 #14 | Depuis la cuisine traversante
Immersion visuelle (Joy Sorman reste en gare) Tu prends un point précis de ton récit (scène / bifurcation / moment dense, déjà écrit ou à écrire). Mais au lieu de le raconter “de l’intérieur” (pensées, dialogue, action), tu le traites de l’extérieur, par un dispositif optique. La chatte entre dans la cuisine au moment où j’appuie sur le bouton du volet électrique. La grande pièce s’ouvre d’un coup : cuisine et salle à manger abattues, même volume, même lumière, une traversée nette de fenêtres à fenêtres. Le sol est neuf, le plafond aussi, et ça se voit dans l’aplomb des angles, dans le blanc qui accroche. Dans un panier sous l’escalier : des courgettes intactes, des carottes déjà rabougries, des poivrons ridés, peau verte devenue molle. La chatte fait deux allers-retours, s’arrête devant le panier, repart. Je reste planté entre le riz et les pâtes, immobile assez longtemps pour que la chatte me dépasse encore. Je prends la tablette, l’écran s’allume, une influenceuse mexicaine remplit la cuisine avec ses ongles violets et un oignon qu’elle tranche en boucle. Sur le plan de travail, une casserole reçoit du riz, puis de l’eau froide. Le frigo s’ouvre, cinq hauts de cuisse de poulet apparaissent, alignés dans leur barquette. Le plat passe au four : 180°, quarante-cinq minutes. La télévision s’allume, Stargate SG-1 apparaît, et la pendule ronde, au mur, tourne dans le champ depuis le canapé. Quarante-cinq minutes plus tard, la sonnerie du four coupe l’épisode. Dans la casserole, il n’y a presque plus d’eau. Je la remplis à nouveau, sans cérémonie. Le poulet sort, les pâtes suivent, le plan de travail se couvre d’assiettes et de couverts, et je reste debout à regarder tout ça sans attaquer. La lumière glisse dans le salon, elle ravive la patine des meubles, elle dessine des rectangles clairs sur le sol. À 18 h, le canapé me garde, la télé aussi. À 20 h, la même position, le même écran, les mêmes épisodes qui se suivent ou pas. À 20 h 30, le téléphone : quelques phrases, puis plus rien que le bruit de la maison et le ronronnement électrique des appareils en veille. Une page de carnet s’ouvre, un stylo gratte deux lignes, et le carnet se referme. À 21 h, passage aux toilettes : au retour, j’appuie sur le volet côté rue et sur l’interrupteur du plafonnier. La cuisine s’éclaire trop fort, brutalement, et je plisse les yeux. La télécommande tente l’avance rapide ; elle saute trop loin, puis pas assez, puis bloque ; l’objet insiste, l’image résiste, les piles faiblissent. À 21 h 45, la tablette revient, Jean-Philippe Toussaint s’ouvre sur “La salle de bain”, et l’iPad impose sa mise à jour iOS : barre de chargement, roue qui tourne, élan coupé net. La chatte sort par la porte sur la cour, queue haute, sans se retourner. La faim finit par me tirer du canapé. Dans la cuisine, je découpe un morceau de poulet, je le pose dans la gamelle de fer-blanc ; la chatte ronronne, renifle, attaque. Je mange debout, près du micro-ondes, un haut de cuisse et quelques pâtes réchauffées trop vite. Stargate repart. La saison 8 commence. Le dimanche s’assoit en moi comme une poussière fine, et la maison reste là, éclairée, traversante, avec la chatte qui circule et les épisodes qui défilent.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire
rendre l’espace visible en même temps que tu racontes, en t’appuyant sur un dispositif très simple emprunté à Cendrars. Tu prends un point sensible de ton récit (un lieu, une situation, un nœud narratif : “c’est où, exactement ?”), puis tu écris quatre blocs distincts : Nord / Sud / Est / Ouest. Dans chaque bloc, tu pars du même point et tu explores ce que tu trouves en allant dans cette direction : atmosphère, lignes, obstacles, bruits, usages, types de gens, rythme, heure, lumière, relief, architecture… L’idée n’est pas la description décorative : c’est de faire que le texte fabrique sa scénographie, que le lecteur sente où il est et comment ça s’organise autour. À l’Est, depuis le quai de Stari Grad, ce qui saute d’abord aux yeux ce n’est pas « l’Orient » en grand, c’est le petit Orient pratique : les panneaux en alphabet latin qui disent des choses qu’on ne comprend pas, les horaires collés derrière une vitre, les stickers de compagnies maritimes, et cette façon qu’ont les voix de se heurter aux coques comme des balles molles. L’Est, ici, c’est la direction des terres, du maquis sec, des murs de pierres empilées à la main, des oliviers qui ont l’air de n’avoir jamais demandé l’avis de personne. C’est aussi, à certaines heures, le vent qui descend des collines et vous ramène dans le nez une odeur de poussière chaude, de figuier, de gasoil léger (celui des petits bateaux), et de café trop tôt. À l’Est, on voit la route qui s’éloigne du port, la promenade qui devient rue, puis la rue qui devient une suite de tournants ; on imagine la Dacia quittant le quai, montant doucement, et tout de suite les maisons avalent le décor : il ne reste plus que des balcons, des linges, des paraboles, des chats. Et l’Est, au fond, c’est ça : la sortie du cadre. Ce qui, en deux minutes, se retire du regard. On pourrait s’y tromper : on croirait que l’Est promet des horizons, mais l’Est commence par la disparition. Au Sud, il y a l’eau, et il y a le travail de l’eau sur les choses. Le quai de Stari Grad, au Sud, est une ligne très simple : bord franc, pierres claires, anneaux d’amarrage, pneus usés accrochés à la paroi pour que ça ne casse pas trop quand ça tape. Tout le monde fait semblant de ne pas regarder, mais tout le monde regarde : l’angle du ferry quand il arrive, la manœuvre lente, le moment où la rampe va tomber, le moment où l’air change (un souffle de cale, de métal humide, de cuisine industrielle). Le Sud, c’est le large, mais ce n’est pas romantique : c’est une mécanique. Ça fume un peu, ça claque, ça grince, ça fait vibrer le quai sous les semelles. Et au-dessus de cette mécanique, il y a l’autre chose : la couleur de l’eau, qui n’a pas d’intention, qui varie selon l’heure et selon l’humeur du ciel, et qui, malgré tout, vous donne l’impression qu’on pourrait repartir à zéro, comme si le simple fait d’embarquer effaçait ce qui précède. Mensonge utile. Le Sud, ici, c’est aussi le petit piège des vacances : on se met à croire que parce que l’eau est belle, la vie est belle. Alors on pense aux tomates, au goût des choses « qui ont un vrai goût », à cette phrase qu’on lâche et qu’on regrette aussitôt parce qu’elle sonne comme une réclame. Et pendant qu’on pense, une famille passe avec des sacs de plage, un gamin traîne une serviette, une vieille dame porte un sachet de boulangerie, et la vérité revient : le Sud n’est pas un décor, c’est juste un quai où des gens vont et viennent, avec leurs corps, leurs courses, leurs histoires non dites. Au Nord, depuis Stari Grad, on tombe sur ce que les ports ont tous en commun : l’attente, donc le froid possible. Pas le froid de carte postale (neige, grand blanc), non : le froid très concret de l’aube qui vous attrape parce que vous êtes debout trop tôt, parce que vous avez dormi dans une voiture ou pas dormi du tout, parce que votre corps, lui, n’a pas signé pour ces horaires. Le Nord, c’est le moment où les cafés ouvrent en traînant les pieds : chaises qu’on déplie, métal qui couine, serveur qui ne parle pas encore, tasses qui s’entrechoquent, première machine qui souffle. C’est aussi la file des voitures qui se met en place, au cordeau, sans qu’on se parle : plaques de partout, conducteurs dans leur bulle, visages gris d’insomnie, et cette façon étrange d’être nombreux et seuls en même temps. Le Nord, c’est la logistique : billets, contrôles, gestes répétitifs, et la tentation de compter pour se rassurer (combien de kilomètres, combien d’heures, combien de pauses, combien d’essence). Et c’est précisément là que les pensées se mettent à déraper, parce que compter n’a jamais empêché le réel d’arriver : panne, retard, embrouille, erreur de sortie, ou, pire, le souvenir qui vous tombe dessus sans prévenir, comme un courant d’air dans une pièce fermée. Le Nord du quai, ce n’est pas une direction sur une carte : c’est l’axe du retour, l’axe des « il faut », l’axe des listes, l’axe de la fatigue qui dit son nom sans le dire. Et pourtant, au même moment, un chat traverse entre deux pare-chocs, très calme, comme s’il connaissait la combine depuis toujours : ne jamais se presser, laisser les humains s’agiter, et passer quand ils regardent ailleurs. À l’Ouest, on ne va pas chercher l’Amérique ni des grands mythes, on reste sur le quai : l’Ouest, c’est le soleil qui tombe derrière la masse des bateaux et qui rase tout, révélant les détails que la pleine lumière écrase. Les bosses sur la tôle, les traces de sel séché, la peinture refaite par endroits, les cordages rêches, les mains qui se posent sur les rambardes et laissent un film de sueur. L’Ouest, c’est aussi la sortie de journée : les gens qui ont l’air de flotter, la bière qui commence à compter comme un argument, les enfants qui n’en peuvent plus et deviennent soit mous soit agressifs, les couples qui s’énervent à voix basse en portant des sacs trop lourds (et c’est là qu’on voit que l’amour est aussi une manutention). L’Ouest, c’est le moment où le port devient presque une scène : les voitures avancent au pas, la rampe remonte, le ferry se détache, et pendant deux minutes on regarde tous la même chose sans se parler, comme si on avait besoin d’une image commune pour tenir. Puis chacun reprend son fil : il faut garer la Dacia, il faut trouver de l’eau, il faut uriner, il faut réveiller quelqu’un, il faut penser à demain. Et à l’Ouest, exactement à cet endroit-là, je reviens toujours au même point : le quai n’est pas un symbole, c’est un pivot. On y passe, on s’y accroche, on y projette, puis on disparaît. Le quai de Stari Grad reste. Nous, on file.|couper{180}