Décembre

Prologue

La cuisine est froide. Le chauffage ne s’est pas enclenché cette nuit, ou alors trop tard. Je ne sais plus. La lumière du matin arrive en biais par la fenêtre, grise, sans relief. La tasse de café est là depuis combien de temps, une heure peut-être. Le café a refroidi. Une pellicule sombre à la surface.

Et donc te voici en décembre.

Il dit ça. Je ne sais pas si c’est une question. Je ne réponds rien.

  • Tu dirais que tu es triste.

Silence. Un silence facile. Pas arraché, pas boudeur. Le trou.

  • Où sont passés tes rêves ?
  • Qu’est-ce que ça peut bien te foutre ?

Ça sort trop vite. Un peu sec.

Il sourit.

  • Trop facile.

Je vois une pièce vide. Plus rien, ni meubles, ni rideaux. Juste le carrelage, les murs blancs. J’apporte un tabouret en bois, je le pose au milieu, je m’assois. Je reste là.

  • Est-ce qu’un jour tu vas arrêter avec ça ?
  • Avec quoi ?
  • La plainte.

Je ne réponds rien. Je pose les mains à plat sur la table. Le formica est froid, collant par endroits. Des miettes de pain séchées près du bord.

  • Tu avais commencé à écrire là-dessus. C’était pas mal. Et puis tu as tout lâché. Fulgurance et chute. Dès que tu vois poindre quelque chose en toi, tu sautes.

Je regarde la fenêtre. Le ciel reste gris. Aucune variation.

  • L’impression de radoter, c’est normal. Tu ne peux pas t’arrêter à ce seuil et faire demi-tour à chaque fois.
  • Tu ne voudrais pas la fermer pendant que je prends le café ?

Silence.

  • Tu vois ? Tu préfères m’insulter plutôt que d’écouter ce que tu viens de dire.

Nouveau silence. Plus long. Puis :

  • Tu ne peux pas t’empêcher de te jeter dans le passé.
  • Le passé est rouge, le passé est un chiffon rouge…

Je m’arrête.

  • Continue. Rouge comment ?

Je ferme les yeux. Une image remonte : le portail vert de la maison de mes grands-parents, la peinture qui craquelle. L’odeur de fer rouillé et de gasoil, les bidons stockés derrière. Le soir d’hiver, la buée qui sort de la bouche.

  • Voilà. C’est ça que je t’ai demandé. Reviens aux sens. Arrête de t’enfuir.
  • Ça me fatigue.
  • Plus la fatigue augmente, plus tu devras lâcher du lest.
  • Tais-toi.

Il ne dit rien. J’attends. Le silence dure. J’entends le frigo qui ronronne, un claquement dans les tuyaux. La maison vieillit, tout se dégrade lentement.

  • Tu sais parfaitement que tu maquilles. C’est pratique. Ça passe pour de la profondeur. Mais en dessous, c’est toujours la même scène.
  • Laquelle ?
  • Tu restes dans le couloir, devant la porte. Tu refuses d’entrer. Tu passes ton temps à commenter la couleur du bois.

Je souris malgré moi.

  • Tu n’as pas honte un peu ?
  • Non.

Je le dis calmement. Mais je pense : je n’ai pas honte. Je suis la honte.

S. entre dans la cuisine.

Elle s’arrête sur le seuil, regarde la tasse, puis moi.

  • Tu parles tout seul ?

J’hésite.

  • Je réfléchissais.

Elle fait un pas vers la table, prend la tasse, la vide dans l’évier. L’eau coule. Elle rince, essuie ses mains sur le torchon.

  • Tu réfléchissais à voix haute.

Ce n’est pas une question.

  • Oui.

Elle plie le torchon, le repose sur le bord de l’évier. Lentement. Sans me regarder.

  • Tu es où, là ?

Quelque chose se contracte. Une phrase simple, qu’elle a dû me dire cent fois, mille fois. Qui ouvre toujours le même vide.

  • Je suis là.

Elle hoche la tête. Pas convaincue. Pas en colère non plus. Fatiguée.

  • Le rendez-vous est à onze heures. On devrait partir dans vingt minutes.

Elle sort. Ses pas dans le couloir, puis le bruit de la porte de la salle de bain qui se ferme.

Je reste seul avec le silence. Avec le frigo qui ronronne. Avec le froid qui monte du carrelage.

Il ne dit rien, cette fois. Mais je sais qu’il est encore là, qu’il attend, qu’il ne me lâchera pas.

1

On devait partir à onze heures. Je ne sais plus exactement quand je me suis retrouvé sur cette route.

Je me dirigeais vers Tarjuman. Quelques lieues après le hameau de Hayra, sur une portion de route sans maison, l’attelage s’arrête net. Les chevaux disparaissent.

Pas de bruit. Pas de galop qui s’éloigne. Ils ne sont plus là.

Je descends. Je fais le tour de l’attelage. Les traits pendent, vides. L’herbe haute de chaque côté de la route, pas de trace visible. Le ciel blanc, sans nuage, sans relief. La chaleur sèche.

Je reste debout à côté de l’attelage vide pendant un moment que je ne peux pas mesurer. Une minute, dix minutes. Le temps ne passe pas de la même manière ici.

L’embarras surgit. Une violence telle que je reste sur le bord de la route à faire semblant de réfléchir, alors que je rumine. Ce dialogue interne qui ne sert à rien. Ce bouclier vain contre les événements.

La gêne de ne pas pouvoir me rendre à Tarjuman se mêle aux conséquences que j’imagine désastreuses.

Pour lutter contre le désarroi, je sors le petit carnet qui ne me quitte jamais. Je commence à lister, en phrases brèves, comme je le fais toujours dans ces circonstances, tout ce que j’estime terrifiant dans cette situation.

  1. Je suis bloqué sur la route, au milieu de nulle part.
  2. Je ne peux bénéficier, en l’état, d’aucune aide.
  3. Les chevaux se sont détachés et sont partis dans la nature.
  4. Je ne sais à quelle distance je me trouve de mon lieu d’arrivée.
  5. Personne ne passe sur cette route, ou pas grand monde.
  6. J’ai faim et soif et je n’ai pas pris la précaution de réserver des provisions.
  7. Je pourrais partir à pied et tenter de rejoindre Tarjuman.
  8. Je suis vieux et fatigué ; je doute de pouvoir atteindre mon but à pied.
  9. Qu’ai-je fait au Bon Dieu pour en être arrivé là ?
  10. Que se passerait-il si j’arrive trois jours après la date de mon rendez-vous ?
  11. Rien n’est grave, car tout est illusion.
  12. En attendant, je suis bloqué là, et je reste disponible à tout ce qui peut advenir.

Je relis la liste. Elle ne change rien. Les mots sont là, bien alignés, mais ils ne font que tourner autour du problème sans le toucher.

Tout le reste parle de moi. Les chevaux parlent du monde.

Je range le carnet. Je pars vers la lisière. Il doit y avoir des traces. Il doit y avoir quelque chose.

Je marche dans l’herbe haute. Elle est sèche, elle crisse sous les pas. La chaleur augmente. Je cherche des empreintes, des directions possibles. Je m’ordonne d’utiliser mes sens, d’écouter, de respirer, de rester au présent.

Mais très vite je vois que je suis en train de fabriquer un plan pour ne pas entendre ce qui monte.

Les chevaux ne sont qu’un fait. Ce que je ne supporte pas, c’est le fait qu’un fait puisse s’imposer à moi, nu, sans recours immédiat.

Je m’enfonce dans la lisière avec l’idée que je vais les retrouver. Je sens en même temps que ce n’est pas seulement eux que je cherche. Je cherche à rétablir l’ordre, à me prouver que rien ne m’échappe, que je ne dépends pas du hasard, que je ne suis pas celui qui reste sur le bord de la route à attendre.

La digression arrive comme une protection. Une phrase, une théorie, un détour. N’importe quoi pour ne pas regarder la peur en face.

Alors je la regarde. Elle n’est pas immense. Elle est précise. Elle a un but unique : me rendre la maîtrise, ou, à défaut, m’éviter la honte.

Je continue à avancer, à scruter, à m’arrêter. Mais ce qui me déroute n’est plus l’absence des chevaux. C’est cette perplexité active où je me vois faire tout ce que je fais pour ne pas laisser le réel gagner, et où je comprends que le réel gagne quand même.

Je comprends enfin ce que je fuyais depuis le début. Ce n’est pas la route, ni le retard, ni même la disparition des chevaux.

C’est la honte.

La honte comme point d’arrivée, comme lieu prévu d’avance, comme endroit où tout ce qui m’arrive finit par vouloir me conduire.

Tout ce que j’ai mis en liste, toutes mes précautions, mes calculs, mon plan d’action, ma disponibilité affichée — tout converge vers elle, comme si l’événement n’avait qu’un but : me faire revenir à Hayra et m’y laisser.

Alors je m’enfonce. Je m’enfonce dans la lisière et je m’enfonce dans la honte. Je vois que je marche moins pour retrouver des chevaux que pour retarder ce moment où je serai simplement celui qui n’a pas su, celui qui n’a pas tenu, celui qui a été pris de court par le réel.

Je m’arrête. Je rouvre le carnet. Je constate que mes doigts tremblent légèrement au-dessus de la page, comme si le corps, lui, écrivait déjà la suite.

Quand j’ouvre les yeux, je suis dans la voiture. S. conduit. On roule sur la nationale, les arbres défilent de chaque côté. Presque plus de feuilles. On doit être en hiver. Je ne sais jamais quand ça bascule.

  • Tu es où, là ?

Sa voix me ramène. Je regarde par la vitre. Le ciel est gris, bas.

  • Je suis là.
  • Tu dormais ?
  • Non. Je réfléchissais.

Elle ne dit rien. Elle connaît la différence.

On arrive au cabinet médical dix minutes plus tard. Le parking est presque vide. Elle coupe le moteur, reste un moment les mains sur le volant.

  • Ça va aller ?
  • Oui.

Elle hoche la tête. Pas convaincue.

On sort de la voiture. Le vent est froid, sec. On traverse le parking. Mes doigts tremblent encore un peu quand je pousse la porte.

2

Cette nuit je rêve que je suis nu au milieu d’une pièce blanche.

Je suis en position fœtale, plaqué au sol. Une posture humiliante. Je subis une longue série d’accusations qui viennent d’une coursive en surplomb.

Les voix sont asexuées. Pour ne pas me laisser prendre par ce qu’elles disent, je me fixe sur leur tessiture, sur le grain, sur la hauteur, sur le souffle. Mon premier réflexe est de croire que ce sont des voix de femmes, puis ça se mélange : des femmes, des hommes, des enfants. Ce mélange enlève les visages.

Elles parlent par salves. Entre les salves, des pauses nettes. Dans ces pauses quelque chose se retient encore, hésite.

Je me ligote à la curiosité. Je relève la hauteur d’une voix, la pause, la reprise. Ce relevé me tient au bord.

Elles s’approchent autrement. Elles ne se jettent pas. Elles tournent. Elles avancent par petites touches, hésitent. Des rapaces autour d’une proie.

D’abord le banal, un détail, une petite phrase sans éclat. Puis le retrait, l’attente, le retour. Ce va-et-vient use la curiosité. Au lieu d’ouvrir, elle tourne sur place, prise dans le même cercle.

Au début je tiens à distance. Le contenu reste au-dessus, une pluie qui ne touche pas le sol. Je n’attrape que la musique des voix.

Puis certaines changent. Elles deviennent des corbeaux. Pas d’oiseaux visibles, des coups de bec dans l’air. Ça vient par à-coups, ça pique, ça arrache. Chaque accusation devient un impact, bref et précis. Je sens qu’on me prend.

Je ne vois presque rien, mais je sens une méthode, une attaque qui revient, qui cherche une prise.

Alors je me raccroche à la douleur. À chaque fois qu’une voix revient, elle m’arrache un lambeau de peau. Pas un arrachement vague : ça tombe toujours au même endroit. Je sens la nuque, le flanc, la gorge. La peau cède, un tissu qu’on tire. Je ne saigne pas. Je sens seulement que ça se détache. Je sens des morceaux qui partent.

Et c’est là que surgit l’idée la plus simple, la plus indécente aussi : que tout s’arrête.

Plus de voix, plus de pauses, plus de reprise. Une fin nette. La mort comme une sortie de secours, une extinction. Je la veux une seconde, pas pour mourir, pour que ça cesse enfin.

Puis les voix reviennent, et l’idée se replie, elle aussi, sous la peau.

Les voix reviennent. Elles ne crient pas. Elles ne s’emportent pas. Elles énoncent. Elles martèlent. Elles reprennent.

Par moments, je sens l’approche avant l’impact, une montée légère dans l’air, puis le coup. Et mon corps réagit avant moi : je me crispe, je me replie plus fort, et l’arrachement suivant est plus profond. La crispation offre une prise.

La pièce n’a plus l’air blanche. Le blanc devient une matière. Le sol a un grain. L’air a une odeur sèche, presque sanitaire, de produit d’entretien.

Je reste au sol, nu, de plus en plus léger. Je sens qu’on me retire quelque chose à chaque passage, pas seulement la peau : la capacité de tenir, de faire écran, de détourner. Il reste moins de surface.

Puis une voix, plus proche que les autres sans être plus forte, ne lance pas une accusation. Elle demande, avec une neutralité administrative :

  • Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?

La question tombe dans une pause, et la pause se referme sur moi. La douleur ne suffit plus. Il faut répondre.

J’ouvre la bouche, l’air est glacial. Je veux sortir un mot, mais ma langue est gelée. Je force, je sens le froid dans la gorge, un froid qui bloque, qui blanchit tout.

Je dis : « Je… »

Et le son qui sort n’a pas de corps. Ce n’est pas ma voix. C’est la leur : la même diction, la même neutralité, la même voix sans sexe.

La phrase se forme toute seule, nette, prête : « Je suis là. »

Puis, sans transition, dans cette même voix, la question revient, mais elle sort de moi :

  • Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?

La coursive s’efface. Il n’y a que la pièce blanche, et ma bouche qui parle avec leur voix, qui reprend leurs phrases, qui relance la procédure.

Mes lèvres continuent de bouger. Les mots sortent au bon rythme, comme appris.

Je me réveille dans le noir.

La phrase continue encore. Je l’entends dans ma bouche, la même diction, le même ton. Puis elle s’arrête.

Silence.

Je reste immobile dans le lit. Le noir est complet. Je ne sais pas quelle heure il est.

La rage de dents me saisit. Brutale. Elle avait disparu pendant des heures, je l’avais oubliée. Elle revient d’un coup, comme si elle attendait ce moment précis.

Je me lève sans allumer. Je descends l’escalier en tâtonnant. La cuisine. J’ouvre le placard, je cherche la boîte de cachets. Mes mains tremblent.

J’avale le cachet avec un verre d’eau du robinet. L’eau est froide, elle fait mal aux dents.

Je reste debout dans la cuisine, dans le noir. Le frigo ronronne. La maison craque, un claquement dans les tuyaux.

Je ne veux pas remonter tout de suite.

Je vais dans le salon. J’allume la petite lampe. Je prends le livre sur la table basse. Notes du souterrain. Je l’ai commencé il y a trois jours.

Je m’assois dans le fauteuil. Le velours râpé accroche sous les doigts. Je lis.

Cette traduction de Markowicz est vraiment bonne. Grand plaisir de lire Dostoïevski dans « sa vraie voix », si je peux dire. Je lis une dizaine de pages en m’arrêtant sur chaque phrase pour les retourner.

La douleur se réveille pour de bon. Les idées tournent trop. Cette histoire de traduction me trotte. Et voilà que je repars sur cette manière de ruminer, de toujours contredire, propre à ce narrateur dostoïevskien.

Cette façon de ne jamais laisser une affirmation tranquille, de l’épuiser par le commentaire, ça me mène droit à l’exégèse de la Torah. Et au bout du compte, dans cette fièvre, je me demande si Dostoïevski n’était pas juif lui aussi, au fond, sans le savoir. Juif par cette syntaxe qui bégaye, par ce refus de conclure, par ce génie du sous-sol qui préfère la plaie ouverte à la belle sentence.

Tout comme moi.

Puis je repense à ma mère face à mon père. À la difficulté que peut avoir un esprit slave à pénétrer dans un crâne gaulois. Et surtout ce que ça fait à la langue personnelle, ce « hachis » face à la contrainte de devenir lisse, claire, efficace, élégante.

Cette élégance, j’ai dû la payer cher. Je me souviens du jour où nous avons dû quitter la campagne pour la banlieue. J’avais alors un accent que j’ai dû dissimuler, puis effacer le plus rapidement possible pour simplement oser ouvrir la porte du collège. Un camouflage, un premier lissage pour survivre.

Puis je me dis encore cette idée récurrente : il serait temps que tu en finisses avec ça.

Ma rage de dents, malgré le médicament, me porte vers le matin. C’est à cet instant où je retrouve ce mot, série. Ce mot qui coïncide avec l’un de mes leitmotivs, mais qui résonne surtout de plus loin.

C’était l’accent lamentable de ma grand-mère estonienne quand elle disait « mon chéri ». « Ma séri », disait-elle.

C’est sur ce mot, à la fois méthode et caresse lointaine d’une langue hachée, que je trouve enfin le sommeil.

3

On sort de chez E. vers minuit et demi. Le réveillon de Noël s’est terminé tard. La nuit est déjà tombée. Quand j’ouvre la porte, je vois la neige.

De gros flocons qui tombent dru, qui recouvrent déjà les arbres, la rue, les voitures, la ville. Tout devient blanc en quelques minutes.

S. s’arrête sur le seuil.

  • Merde. On aurait dû partir plus tôt.
  • Ça va aller.

Elle me regarde.

  • Tu conduis ou c’est moi ?
  • Moi.

Elle hoche la tête. Elle savait déjà la réponse.

On traverse le parking. La neige crisse sous les pas. Le froid pique les mains, le visage. On monte dans la voiture. Je démarre, j’attends que le pare-brise se dégivre. Les essuie-glaces raclent la neige.

Je roule lentement. La nationale est blanche. Quelques voitures devant nous, feux rouges dans la neige. Je me penche vers le volant.

  • Tu vois quelque chose ? demande S.
  • Pas grand-chose. Je suis les feux devant.

Heureusement les déneigeuses sont devant nous, elles ouvrent la voie. Je suis leurs traces.

La neige tombe sans bruit. Elle recouvre tout. Les arbres, les panneaux, les bords de route. Tout devient pareil, sans relief, sans repère.

Je conduis, mais je regarde la neige. Elle m’impose sa trêve. Elle recouvre tout, et ce silence visuel me fait un bien immense. C’est comme une parenthèse, un apaisement du regard qui met enfin le crâne au repos.

Tant que je reste dans ce blanc, les mains sur le volant, en suivant les feux devant, la neige tient à distance le reste. Elle efface les contours. Elle éteint le bruit.

  • Tu es où, là ?

La voix de S. me ramène.

  • Je suis là. Je conduis.
  • Tu regardes quoi ?
  • La route. La neige.

Elle me jette un coup d’œil.

  • On était seize finalement. Avec J. et sa nouvelle copine.

Je ne réponds rien. Je fixe les feux devant.

  • Tu n’as presque rien mangé.
  • Je sais.
  • C’est à cause de tes dents ?
  • Oui.

Silence. Je ralentis dans un virage. La voiture glisse légèrement. Je redresse.

  • Tu veux toujours aller en Grèce ?
  • Je ne sais pas.
  • Parce que moi, je pense toujours à l’appartement à V. L’ascenseur, la terrasse. Ce serait bien pour nous. On serait plus près des enfants.
  • Oui.
  • Tu dis oui mais tu ne penses pas à ça.

Elle a raison. Je ne pense pas à ça.

Je pense à Dostoïevski, à Notes du souterrain, à cette manière de ruminer, de toujours contredire. Cette façon de ne jamais laisser une affirmation tranquille, de l’épuiser par le commentaire.

Ça me mène droit à l’exégèse de la Torah. Et au bout du compte, je me demande si Dostoïevski n’était pas juif lui aussi, au fond, sans le savoir. Juif par cette syntaxe qui bégaye, par ce refus de conclure.

Tout comme moi.

Je repense à ma mère face à mon père. À la difficulté que peut avoir un esprit slave à pénétrer dans un crâne gaulois. Et surtout ce que ça fait à la langue personnelle, ce « hachis » face à la contrainte de devenir lisse, claire, efficace, élégante, qui distingue le français.

Cette élégance, j’ai dû la payer cher. Le jour où nous avons dû quitter la campagne, la chère forêt, le cher pays de Tronçais, pour la banlieue de ce Val d’Oise. J’avais alors un accent que j’ai dû dissimuler, puis effacer le plus rapidement possible pour simplement oser ouvrir la porte du collège. Un camouflage, un premier lissage pour survivre.

Puis je me dis encore cette idée récurrente : il serait temps que tu en finisses avec ça.

Ma rage de dents, malgré le répit des dernières heures, me porte vers ce mot : série. Ce mot qui coïncide avec l’un de mes leitmotivs, mais qui résonne surtout de plus loin.

C’était l’accent de ma grand-mère estonienne quand elle disait « mon chéri ».

« Ma séri », disait-elle. « Je ne comprends pas pourquoi t’acharnes, c’est un enfant il ne comprend rien. »

C’est sur ce mot, à la fois méthode et caresse lointaine d’une langue hachée, que je reste dans la neige.

  • Tu es où, là ?

S. répète la phrase. Plus fort cette fois.

  • Je suis là. Je conduis.

Elle soupire.

  • Non. Tu n’es pas là.

Je ne réponds rien. Elle a raison.

  • Ralentis un peu.

Je ralentis.

On arrive à la maison vingt minutes plus tard. Le parking est blanc. Je me gare prudemment. Je coupe le moteur. On reste un moment sans bouger, sans parler. La neige continue de tomber, silencieuse.

  • Ça va ?
  • Oui.

Elle me regarde. Pas convaincue.

  • Allez, on rentre. Tu vas avoir froid.

On sort de la voiture. On traverse le parking. La neige crisse. Le froid pique.

Quand on franchit le seuil de la maison, la trêve vole en éclats. Comme si le corps attendait le calme pour hurler, ma rage de dents se déclare.

Brutale. Immédiate.

Je reste debout dans l’entrée, la main sur la mâchoire.

S. enlève son manteau, voit ma tête.

  • Ça recommence ?

Je hoche la tête.

Elle va dans la cuisine, ouvre le placard, revient avec la boîte de cachets et un verre d’eau.

Elle ne dit rien. Elle me tend le cachet, puis le verre.

Geste conjugal, usé. Mais tendre.

J’avale le cachet. L’eau est froide, elle fait mal aux dents.

  • Va t’allonger, dit-elle. Je monte dans cinq minutes.

Je monte l’escalier. Je me couche sans me déshabiller. Je reste dans le noir, les yeux ouverts.

La douleur pulse. Le cachet n’a pas encore fait effet.

J’attends.

Le silence dure.

Puis, très doucement, une voix.

Pas celle de S. en bas. Une autre.

Il ne dit rien, cette fois. Mais je sais qu’il est encore là, qu’il attend, qu’il ne me lâchera pas.

Pour continuer

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Ma séri-Récit

Ma Séri — Récit I. La cuisine sent le tabac froid, la soupe de chou. Valentine, debout, dos à la fenêtre, une Disque Bleue calée au coin des lèvres. La fumée monte, volute grise qui se tord. Dehors, l'avenue des Piliers, les peupliers qui tremblent, bruissent dans le vent de novembre. Ma mère crie depuis le couloir. Sa voix claque, craque contre les murs. Des mots que je ne saisis pas encore mais qui me font reculer, dos au buffet. Ma grand-mère se retourne, pose sa cigarette dans le cendrier, tend la main vers moi. Ma séri, elle dit. Sa voix racle, râpe. Le r n'est pas à la bonne place. Le ch de chéri s'est cassé en s. C'est une langue hachée, une langue qui a dû tout lâcher pour arriver jusqu'ici. Estonie, Saint-Pétersbourg, Épinay-sur-Seine. Chaque départ a emporté un morceau de syntaxe. Tais-toi, elle dit à ma mère. Il ne comprend rien. C'est un enfant. Mais le pire, c'est que je comprends. Je comprends que je suis celui à cause de qui on crie. Je comprends que la bouche de ma mère fait un accent circonflexe quand elle gronde. Je comprends que Valentine me protège avec sa voix abîmée, son ma séri qui n'est pas du vrai français. Plus tard, dans la chambre froide où l'on m'a mis au lit, j'entends encore le bruit de leurs voix. Le volume baisse. Ma grand-mère fume une autre cigarette. L'odeur passe sous la porte. Je m'endors sur ce mot. Ma séri. Méthode et caresse. Une langue qui vient d'ailleurs et qui me berce mieux que toutes les formules correctes. II. Septembre. Le collège du Val d'Oise. Les couloirs sentent le désinfectant et la craie. Je viens de quitter la forêt de Tronçais, les collines du Bourbonnais, la maison avec le jardin. On m'a arraché à la terre pour me planter dans le béton. Je parle comme un paysan. L'accent traîne sur les voyelles, roule sur les r. Le premier jour, j'ouvre la bouche en classe de français pour répondre à une question. Les rires démarrent avant que j'aie fini ma phrase. Péquenot. Bouseux. Plouc. Je ferme la bouche. Je rentre à la maison avec le goût du sang dans la gorge à force de serrer les dents. Mon père dit bouge-toi quand je traîne dans le couloir. Ma mère dit tu pourrais faire un effort. Alors je fais l'effort. Je surveille chaque mot. J'écoute comment parlent les autres, ceux de la banlieue, ceux qui ont l'air de savoir. Je gomme. J'efface. Je lisse. Ça prend des semaines. Des mois. Une année entière à guetter ma propre voix comme un ennemi. À traquer le moindre dérapage, la moindre trace de campagne dans ma prononciation. Je perds l'accent. Je perds quelque chose d'autre avec, mais je ne sais pas encore quoi. Quand je retourne chez Valentine, elle me regarde bizarrement. Elle allume une Disque Bleue, tire une longue bouffée, me dit : Maintenant tu parles comme eux. Je ne sais pas si c'est un reproche ou une constatation. Je baisse les yeux. Je sais juste que j'ai trahi quelque chose. Que son ma séri et mon accent gommé, c'est la même opération à l'envers. Elle, elle a refusé de perdre sa trace. Moi, j'ai tout effacé pour survivre. Première trahison. Premier lissage. III. Beaucoup plus tard. Une chambre. Une table. Des feuilles blanches. Je suis fatigué. Pas la fatigue qui casse, la fatigue qui nettoie. Celle qui débarrasse de tout ce qui ne convient pas. La vigilance s'est usée à force. Je n'ai plus la force de faire semblant, de surveiller ma voix, de gommer les traces. Je me couche dans le lit. Je ferme les yeux. Je me concentre sur mon souffle. L'outil le plus dérisoire. Inspirer. Expirer. Ralentir le rythme. Creuser les murs avec cette technique ridicule : la respiration. Et dans ce silence habité, quelque chose remonte. Pas un souvenir. Une texture. La voix éraillée de Valentine. Son ma séri qui n'a jamais voulu se corriger. Son obstination à garder la fissure. Je comprends soudain que ce n'était pas du français raté. C'était une langue autre. Une langue qui pointait vers l'origine, vers un lieu où tout était tassé avant l'explosion. Estonie. Exil. Pogroms. Tout ça dans deux syllabes mal prononcées. Et je comprends autre chose aussi : que je ne peux pas écrire en faisant semblant d'avoir une voix impeccable. Que si j'écris, il faut que ce soit avec la fissure, pas malgré elle. Avec l'accent gommé qui revient quand la fatigue dissout les postures. Avec le ma séri qui résonne comme une formule de réparation. Je me relève. Je m'assieds à la table. Je prends une feuille. Je ne sais pas ce que je vais écrire. Je sais juste que ça va respirer d'une certaine manière. Avec des pauses. Avec des hachures. Avec un rythme qui vient de la gorge abîmée de Valentine, du souffle court du survivant, du silence d'avant le Big Bang. L'écriture ne répare rien. Elle transforme. Elle fait de la cicatrice une forme. Du défaut une signature. De ma séri une langue possible. Alors j'écris.|couper{180}

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L’Inventaire des débris

I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}

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L’asile

Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}

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