11 juillet 2019
tu es en train de dire que notre époque est saturée de ressentiment, que tu le vois en toi comme chez les autres, et que seules quelques expériences d’oubli de soi (amour réel, pas sentimental) permettent d’en sortir un peu.
Il me semble que Nietzsche avait vu assez juste en faisant du ressentiment une des grandes forces de l’avenir, et pas seulement de l’avenir d’ailleurs. On peut sortir les gros exemples historiques pour s’en convaincre, mais il suffit de regarder plus près : le ressentiment brouille la vue, fausse l’échelle des valeurs et pousse chacun à se croire lésé, plus digne, plus méritant que l’autre. Son moteur, c’est souvent une immodestie vexée, qui n’a pas obtenu ce qu’elle estimait dû. J’ai souvent éclaté de rire en lisant Dostoïevski, non pas parce que ses personnages sont joyeux, mais parce qu’il met à nu ce monologue intérieur qui tourne en boucle, ce commentaire permanent que nous partageons désormais presque tous. Quand des milliards d’individus ressassent en silence leurs manques, leurs humiliations, leurs regrets, il y aurait parfois de quoi rire plutôt que de pleurnicher, ne serait-ce que pour casser un peu la solennité de leurs “grands drames”. Je me vois dans ce tableau autant que les autres. La tentation est grande de faire du voisin, du collègue, du proche un monstre de médiocrité ou de malveillance, alors qu’il ne fait souvent que refléter nos propres travers. L’autre nous devient insupportable parce qu’il nous renvoie notre enfer personnel, nos petites jalousies, notre orgueil froissé. On se cogne alors dans un jeu de miroirs : de soi vers l’extérieur, de l’extérieur vers soi, jusqu’au vertige. Je ne crois pas qu’un concept nous “sauvera” de ça. Les rares fois où quelque chose se desserre, c’est quand, pour quelques minutes, on parvient à s’oublier un peu, à oublier aussi ce que l’on croit savoir de l’autre, pour le laisser exister sans lui coller notre scénario sur le dos. Ça n’a rien de spectaculaire, ça ne ressemble pas à une grande réconciliation mondiale. C’est juste une façon d’aimer, très simple, très quotidienne, qu’on oublie tout le temps. Tant qu’on préfère caresser nos monologues rancuniers, il est possible que la fin du monde prenne encore un certain temps.
compression
Nietzsche avait vu juste : le ressentiment est une énergie bon marché. Il brouille la vue, fausse l’échelle des valeurs, persuade chacun qu’il méritait mieux que ce qu’il a. En lisant Dostoïevski, je ris souvent de ce monologue intérieur qu’il montre chez ses personnages, parce que je reconnais le mien : regrets, humiliations, petites rancunes ruminées en silence. L’autre devient vite un enfer parce qu’il renvoie notre propre laideur, notre orgueil blessé. On se renvoie l’image, chacun persuadé d’avoir raison. Il n’y a pas de recette pour en sortir, seulement ces instants où l’on arrive à s’oublier un peu, à cesser de coller un rôle sur le dos de l’autre. Ça ne ressemble pas à une grande théorie, juste à une façon d’aimer sans commentaire. Tant qu’on préfère écouter nos voix rancunières, la fin du monde peut encore patienter.
illustration : le ressentiment de Dou-e
Pour continuer
Carnets | Atelier
20 juillet 2019
Depuis l'enfance, nous sommes conditionnés à accepter l'insupportable, qu'il s'agisse de la rigidité de l'école ou de l'aliénation du travail. Cette résignation finit par s'ancrer profondément en nous, et ce n'est souvent qu'à travers des événements catastrophiques que nous en sortons temporairement. Pourtant, il est possible de mener un combat constant contre ce qui nous déshumanise, une lutte quotidienne qui nécessite une attention et une vigilance que nous avons oubliées.|couper{180}
Carnets | Atelier
25 juillet 2019
la sainteté dont il est question n’est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, préfère la lucidité un peu crasse du café : le désir, la clope, le demi, les gens tels qu’ils sont. À quoi ressemble la sainteté dans la tête de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un catéchisme et sourit sans jamais relâcher les joues ? Raymond l’écoute d’une oreille, à la table d’à côté. Le garçon parle d’engagement, de pureté, de “ne pas se compromettre”, le menton légèrement levé. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau à la main, jupe qui balance juste ce qu’il faut. Il se surprend à penser que, plus jeune, il lui aurait bien proposé un dernier verre après le service. Quand il remarque que le regard du gamin a dévié exactement au même endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, pressé d’aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, à fumer en regardant la rue défiler. Il repère les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son téléphone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui préfèrent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, penchée légèrement en arrière par le poids du plateau, lui demande s’il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu’au bar. En portant le verre à ses lèvres, il remercie vaguement le ciel d’avoir échappé à l’idée de devenir saint. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais ce soir, ça lui suffit. compression Raymond écoute d’un bout d’oreille un jeune qui parle de pureté, toujours souriant. Son regard, à lui, suit la serveuse qui passe, plateau à la main. Quand il voit le gamin lorgner au même endroit, il se marre, s’allume une clope. Le jeune s’en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires penchés vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s’éloigner, il se dit qu’il a eu de la chance de rater la sainteté.|couper{180}
Carnets | Atelier
21 juillet 2019
Angle : tu pars de la télé comme machine à apocalypse permanente pour basculer vers une idée qui est intéressante : cette “fin du monde” vendue en boucle nous renvoie à nos petites morts à nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plutôt que comme motif de panique. Tu veux casser le réflexe dépressif pour aller vers quelque chose comme : “ok, la fin arrive, qu’est-ce qu’on en fait ? Il suffit d’allumer la télé pour se prendre une bonne déprime. Entre les guerres recyclées en images de synthèse, les pays sans pluie où les enfants ont le ventre et le regard gonflés de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l’art contemporain, on a vite l’impression qu’on nous sert la fin du monde à chaque journal. Ce n’est pas qu’il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou à la marge. Le gros du programme vise surtout à installer chez le spectateur l’idée que le danger ou la misère peuvent surgir au coin de sa rue, et qu’il doit se préparer, s’équiper, se protéger. Cette peur-là fait tourner les usines, les assurances, et entretient l’illusion qu’il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Français grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière, que la raison cartésienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant à commenter le moindre potin comme au comptoir d’un bistrot de campagne. C’est peut-être ça, la France : un gigantesque bar où l’on parle de tout et de rien en attendant la prochaine polémique. Ajoutez par-dessus le dérèglement climatique, la canicule, la presse qui soulève des lièvres plus gros qu’elle, la lumière du soleil qui semble blanchir d’année en année, et vous obtenez un climat mental où il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d’arriver, doucement mais sûrement. Le vernis des promesses politiques n’y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie à nos propres échéances, à nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, même vaguement, n’est pas toujours paralysant. Parfois, ça fait tourner le cerveau et la créativité à plein régime, ça donne envie de vivre plus franchement, d’abord dans la colère, le dégoût, la rage, puis, une fois l’orage passé, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins “comment éviter la catastrophe ?” que “comment vivre, sachant que tout va finir ?”. Rester là, sidérés, devant l’écran ? Se noyer dans le sexe, l’alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son égoïsme ? Ou bien accepter, tant qu’on peut, que la vie reste un phénomène improbable qu’on a la chance de traverser quelques années ? Cette dernière position ne promet pas le salut, juste une manière de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, à chaque forme de vie qu’on croise, en attendant soit l’effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait déjà beaucoup, si on s’en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention à nous et aux autres, sans bruit. compression Allumer la télé, c’est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu’on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d’art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de sécurité, et nous conforte dans notre rôle de Français qui râlent au comptoir. À force, on finit par croire que tout va s’écrouler, et ce n’est pas entièrement faux. Mais cette ambiance d’apocalypse en continu a un effet collatéral : elle renvoie chacun à sa propre échéance. Sentir que tout est limité peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s’anesthésier. Reste alors un choix assez simple : continuer à se consumer en boucle devant l’écran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation à traiter la vie — la sienne, celle des autres — avec un peu plus d’attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre à traverser nos jours en se rappelant qu’ils sont comptés, et se conduire en conséquence. illustration : voyage de l'eau huile sur toile pb 2019|couper{180}