05 juillet 2019

C’était l’époque où la télé était en noir et blanc, pas encore dans tous les foyers, mais déjà, en 62, des images de massacres défilaient sur l’écran. Corée, Algérie, Vietnam, je ne sais plus : c’était surtout l’impression floue d’une guerre qui se répétait ailleurs, assez loin pour qu’on puisse continuer à se croire tranquilles ici. Dans le fond de ma campagne bourbonnaise, pourtant, impossible d’oublier que la guerre était partout, simplement sous d’autres formes. Dans un village, tout se sait, tout se commente, et l’étranger, quand ce n’est pas l’ennemi, n’est pas souvent accueilli avec douceur. Les ragots valent bien une rafale : ça ne tue pas sur le coup le “bon à rien” ou la femme adultère, mais ça suffit à rendre les sourires forcés à la boulangerie. Pour comprendre comment tourne la haine, inutile de lire des traités, il suffisait d’aller boire un petit blanc limé et d’écouter, au comptoir, ce qui se disait à demi-mots : les frustrations, les jalousies, les petites vengeances servies sous couvert de “on dit que…”. J’ai longtemps cru que les grandes guerres partaient de causes lointaines, de dates apprises par cœur et de noms propres. Avec le temps, j’ai surtout vu que la matière première était la même : ennui, ressentiment, peur de soi, besoin de désigner quelqu’un à abattre, au loin ou juste en face. Pris tôt dans ce climat-là, la télé en bruit de fond et les oreilles ouvertes, j’ai abandonné assez vite l’idée d’une innocence durable. Il me semblait qu’elle servait surtout d’alibi pour ne pas regarder en face notre bêtise, la mienne comprise. Ce qui m’a tenu, ce n’est pas une sagesse, c’est un doute qui refusait de se taire, une petite flamme qui empêchait d’adhérer complètement à ce qu’on me servait comme certitude. Hier, cette vieille histoire m’est revenue pour une broutille. J’avais laissé la porte de l’atelier des métiers d’art entrouverte. Des gamins du coin sont entrés en douce. Un peu plus tard, on s’aperçoit qu’un objet manque sur un présentoir. Panique. On ne sait même pas exactement ce qui a disparu, mais déjà on soupçonne les “petits morveux”. La commissaire de l’expo penche pour l’accident, l’innocence : ils ont dû toucher, déplacer, sans malice. Moi, aussitôt, j’imagine le coup fourré, le vol. Nous discutons, chacun accroché à son idée de l’enfance, à ce qu’il a besoin d’y voir. Au fond, nous n’avons aucune preuve, seulement notre manière de remplir le vide autour d’un objet absent. En me regardant faire, je me suis dit que beaucoup de conflits plus sérieux devaient démarrer exactement là : deux personnes, deux groupes qui n’acceptent pas le doute, qui veulent à tout prix le transformer en certitude, et qui s’y prennent comme nous, de travers.

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Télé noir et blanc, début des années 60 : des guerres lointaines défilent sur l’écran, assez floues pour qu’on continue de se croire à l’abri dans ma campagne bourbonnaise. Au village, la guerre prend une autre forme : ragots, jalousies, phrases lâchées au comptoir autour d’un blanc limé, “on dit que…”. Cancaner vaut tir de rafale, ça ne tue pas net, mais ça ronge. J’ai vite senti que l’innocence servait surtout de paravent pour ne pas voir notre part de bêtise et de haine. Ce qui retient de devenir plus dur, ce n’est pas la vertu, c’est le doute tenace, cette petite résistance intérieure aux certitudes grimées en évidences. Hier, dans l’atelier des métiers d’art, la scène s’est rejouée en miniature. Porte laissée entrouverte, quelques gamins entrent. Plus tard, un présentoir vide : un objet manque, sans qu’on sache dire lequel. La commissaire penche pour la maladresse enfantine, j’imagine tout de suite un larcin. Aucun de nous n’a de preuve, seulement ses réflexes, son idée personnelle de l’innocence. À nous deux, nous fabriquons une histoire pour combler ce vide. Je me suis dit alors que beaucoup de grandes guerres commencent peut-être comme ça : un objet manquant, un doute, et deux façons incompatibles de le supporter.

Pour continuer

Carnets | Atelier

20 juillet 2019

Depuis l'enfance, nous sommes conditionnés à accepter l'insupportable, qu'il s'agisse de la rigidité de l'école ou de l'aliénation du travail. Cette résignation finit par s'ancrer profondément en nous, et ce n'est souvent qu'à travers des événements catastrophiques que nous en sortons temporairement. Pourtant, il est possible de mener un combat constant contre ce qui nous déshumanise, une lutte quotidienne qui nécessite une attention et une vigilance que nous avons oubliées.|couper{180}

Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation

Carnets | Atelier

25 juillet 2019

la sainteté dont il est question n’est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, préfère la lucidité un peu crasse du café : le désir, la clope, le demi, les gens tels qu’ils sont. À quoi ressemble la sainteté dans la tête de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un catéchisme et sourit sans jamais relâcher les joues ? Raymond l’écoute d’une oreille, à la table d’à côté. Le garçon parle d’engagement, de pureté, de “ne pas se compromettre”, le menton légèrement levé. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau à la main, jupe qui balance juste ce qu’il faut. Il se surprend à penser que, plus jeune, il lui aurait bien proposé un dernier verre après le service. Quand il remarque que le regard du gamin a dévié exactement au même endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, pressé d’aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, à fumer en regardant la rue défiler. Il repère les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son téléphone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui préfèrent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, penchée légèrement en arrière par le poids du plateau, lui demande s’il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu’au bar. En portant le verre à ses lèvres, il remercie vaguement le ciel d’avoir échappé à l’idée de devenir saint. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais ce soir, ça lui suffit. compression Raymond écoute d’un bout d’oreille un jeune qui parle de pureté, toujours souriant. Son regard, à lui, suit la serveuse qui passe, plateau à la main. Quand il voit le gamin lorgner au même endroit, il se marre, s’allume une clope. Le jeune s’en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires penchés vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s’éloigner, il se dit qu’il a eu de la chance de rater la sainteté.|couper{180}

Carnets | Atelier

21 juillet 2019

Angle : tu pars de la télé comme machine à apocalypse permanente pour basculer vers une idée qui est intéressante : cette “fin du monde” vendue en boucle nous renvoie à nos petites morts à nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plutôt que comme motif de panique. Tu veux casser le réflexe dépressif pour aller vers quelque chose comme : “ok, la fin arrive, qu’est-ce qu’on en fait ? Il suffit d’allumer la télé pour se prendre une bonne déprime. Entre les guerres recyclées en images de synthèse, les pays sans pluie où les enfants ont le ventre et le regard gonflés de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l’art contemporain, on a vite l’impression qu’on nous sert la fin du monde à chaque journal. Ce n’est pas qu’il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou à la marge. Le gros du programme vise surtout à installer chez le spectateur l’idée que le danger ou la misère peuvent surgir au coin de sa rue, et qu’il doit se préparer, s’équiper, se protéger. Cette peur-là fait tourner les usines, les assurances, et entretient l’illusion qu’il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Français grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s’arrêtent à la frontière, que la raison cartésienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant à commenter le moindre potin comme au comptoir d’un bistrot de campagne. C’est peut-être ça, la France : un gigantesque bar où l’on parle de tout et de rien en attendant la prochaine polémique. Ajoutez par-dessus le dérèglement climatique, la canicule, la presse qui soulève des lièvres plus gros qu’elle, la lumière du soleil qui semble blanchir d’année en année, et vous obtenez un climat mental où il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d’arriver, doucement mais sûrement. Le vernis des promesses politiques n’y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie à nos propres échéances, à nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, même vaguement, n’est pas toujours paralysant. Parfois, ça fait tourner le cerveau et la créativité à plein régime, ça donne envie de vivre plus franchement, d’abord dans la colère, le dégoût, la rage, puis, une fois l’orage passé, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins “comment éviter la catastrophe ?” que “comment vivre, sachant que tout va finir ?”. Rester là, sidérés, devant l’écran ? Se noyer dans le sexe, l’alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son égoïsme ? Ou bien accepter, tant qu’on peut, que la vie reste un phénomène improbable qu’on a la chance de traverser quelques années ? Cette dernière position ne promet pas le salut, juste une manière de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, à chaque forme de vie qu’on croise, en attendant soit l’effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait déjà beaucoup, si on s’en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention à nous et aux autres, sans bruit. compression Allumer la télé, c’est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu’on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d’art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de sécurité, et nous conforte dans notre rôle de Français qui râlent au comptoir. À force, on finit par croire que tout va s’écrouler, et ce n’est pas entièrement faux. Mais cette ambiance d’apocalypse en continu a un effet collatéral : elle renvoie chacun à sa propre échéance. Sentir que tout est limité peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s’anesthésier. Reste alors un choix assez simple : continuer à se consumer en boucle devant l’écran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation à traiter la vie — la sienne, celle des autres — avec un peu plus d’attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre à traverser nos jours en se rappelant qu’ils sont comptés, et se conduire en conséquence. illustration : voyage de l'eau huile sur toile pb 2019|couper{180}