02 mars 2019
Tout ce qu’il regardait passait par un verre faussé, il le voyait maintenant sans détour. Alors il a fermé les yeux. Pas pour tenter une expérience, pas pour se prouver quoi que ce soit : il n’en pouvait plus de regarder et de corriger avant même d’avoir posé le moindre trait. Dans l’atelier, plusieurs toiles attendaient, déjà enduites de gesso noir, mates, sèches. Sur la palette, il n’a mis qu’une noix de blanc, écrasée au couteau, tirée au solvant jusqu’à devenir souple. Il voulait que la main travaille sans l’œil qui surveille, sans l’œil qui invente une solution à la place du geste. Une fois, il avait vu une petite chauve-souris tourner sous les poutres, vite, trop vite, battre l’air et se cogner au noir sans trouver l’issue. Il s’était reconnu là, dans cette panique de ne pas savoir où aller. Il a posé le pinceau au bord de la toile, assez chargé, et il l’a laissé partir. Il appuyait puis relâchait, suivant la résistance du lin, la manière dont le poignet tient ou lâche. La sensation dictait. Des stries ont traversé la surface, certaines nettes, d’autres à peine visibles, des arrêts, des reprises. Il s’est arrêté quand le corps a dit stop, pas quand l’idée a dit “ça suffit”. Il a ouvert les yeux : un champ noir coupé de lignes. Il n’a rien ajouté sur la palette. Il a frotté presque à sec pour tirer des gris, un peu de lumière ici, une zone plus lourde là, de quoi donner de l’air sans faire apparaître un motif. Et déjà il sentait l’ancien réflexe : chercher une image, projeter, se rassurer. Fausse route, encore. Il a cherché d’où venait ce besoin. Un soir d’été lui est revenu, une terrasse, un ami perdu de vue. La journée avait été simple, bonne. Puis il avait basculé dans le rôle. Il parlait trop, il montait sur une caisse invisible pour entraîner l’autre. « Écoute. Le volet qui claque. Le bonbon qu’un gosse déballe trop vite. Le vent dans les platanes. La femme qui parle au loin, l’homme qui se tait. Regarde maintenant : les gens qui passent, les regards qui se frôlent, les pas sur le trottoir. » Il levait la main, il voulait ouvrir l’espace, il voulait ouvrir l’abondance. Un billet de cent francs est tombé dedans. Sec, lourd, déplacé. Ils ont ri, puis le rire est retombé. Eux deux, à court de tout depuis des mois, recevant ça comme un cadeau qui pique. Il a senti une chaleur monter au visage, quelque chose de mêlé : gratitude, honte, colère. Pendant une seconde il a eu envie d’y voir un signe, de faire de l’histoire avec ça, et c’est cette envie-là qui l’a glacé. Ils sont partis du café vite, loin, comme si on pouvait faire disparaître le malaise en changeant de rue. Plus tard, dans l’atelier, il a fermé les yeux encore une fois. La charpente craquait, une souris faisait des allers-retours à l’étage, la chatte dormait sur la banquette, respiration large, régulière. Il a pris le chiffon. Effacer, cette fois, ce n’était pas corriger : c’était renoncer à la scène qu’il allait coller sur la toile pour se distraire du réel. Il a tout nettoyé, il a repris le pinceau, et il s’est remis au travail sans chercher d’autre abondance que celle d’un trait qui ne ment pas.
illustration « Only gold does not disappear » Huile sur toile, 2019 pb
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Carnets | Atelier
31/03/2019
Dans l’atelier, il tient le pinceau quelques secondes au-dessus de la toile et il attend, comme s’il devait d’abord laisser revenir un temps d’avant. Ce moment suspendu l’obsède depuis des années : tant que la pointe ne touche pas encore la surface, il a l’impression que tout est là en même temps, ce qu’il est, ce qu’il regarde, ses souvenirs, ce qu’il ignore, un monde entier compacté dans ce geste à venir. Quand enfin il pose le pinceau, il n’a plus vraiment l’impression d’être “lui” en train de peindre quelque chose ; pendant quelques instants, il y a juste le mouvement, la main, la toile, la couleur, tout mêlé. Pour lui, la peinture commence là : dans ce temps bref où la séparation entre sujet et objet ne s’est pas encore reformée. Il se rend compte après coup qu’il a travaillé longtemps sur ce postulat sans le nommer, en avançant presque à l’aveugle, guidé par une intuition plus que par une méthode. Ce qu’il cherche en peignant lui rappelle ce que les physiciens prétendent chercher dans leurs machines : de quoi est faite la matière, comment circule l’énergie, comment l’information se transmet. Il est persuadé que ce qui l’informe vraiment quand il peint — ce qui oriente sa main, ses choix, ses refus — vient de très loin et, en même temps, est intact en lui : une sorte de réserve sourde qui existe aussi bien dans une feuille, un caillou ou un visage. Cette idée le met dans un état proche de l’ivresse. Il se sent encore ivre de peindre, ivre de comprendre, ivre même de vivre, alors que la société le classe désormais dans la catégorie des “seniors”. Dans un autre temps, pense-t-il, il serait juste un bon apprenti ; aujourd’hui des gens l’appellent “maître” dans les ateliers, ce qui le met mal à l’aise. Il voit bien ce qu’ils projettent sur ce mot-là : quelqu’un qui sait, qui a trouvé, qui peut transmettre un savoir stable. Lui ne reconnaît là ni son travail ni sa position intérieure. Il a l’impression au contraire de devoir défendre chaque jour cet esprit de débutant dont il sent qu’il dépend : la capacité à s’étonner encore, à ne pas savoir ce qu’il fait avant de le faire. Dès que le “connu” revient — un motif qu’il a déjà traité, une solution de composition qui marche à tous les coups, un geste de pinceau qu’on attend de lui — il sent monter l’ennui. C’est le “déjà vu” qui le fait fuir : l’impression de refaire une carte postale de sa propre peinture. Il comprend bien, pourtant, que la plupart des gens n’ont ni le temps ni l’envie d’entrer dans ces détails. Quand ils viennent voir une exposition, ils cherchent surtout un tableau à accrocher au-dessus d’un canapé, quelque chose qui “ira bien avec le mur”. Cet écart entre ce qu’il vit devant la toile et ce que beaucoup attendent d’un tableau le remet à sa place : cela force une certaine humilité. Il continue pourtant à parler de peinture, à écrire là-dessus, non parce qu’il espère convaincre, mais parce que ces phrases l’aident à voir clair dans ce qu’il fait, à retrouver son fil quand il se perd. Il pose ces textes comme des petites pierres sur le chemin, sachant à quelle vitesse l’égarement revient et à quel point il est aussi nécessaire pour chercher autrement. Ce qui le met en route reste d’une simplicité presque enfantine : le plaisir de jouer avec la couleur, la surprise d’une forme qui apparaît sans avoir été prévue, la joie très simple d’un accord soudain entre ce qu’il sent et ce qui se voit. Il imagine qu’Einstein a dû ressentir quelque chose de cette sorte en rêvant qu’il chevauche un rayon de lumière, avant que tout cela ne se transforme en équations. Il pense à Spinoza qui polit ses verres le matin et écrit l’Éthique l’après-midi, en suivant une intuition obstinée plus qu’un plan de carrière. Il se demande si quelque chose de vraiment vivant n’est pas toujours né d’un mouvement de ce genre, d’une intuition tenue assez longtemps pour prendre forme. À l’inverse, chaque fois qu’il a vu des projets guidés d’abord par l’argent, la revanche ou le besoin d’écraser les autres, il a aussi vu, tôt ou tard, ce que cela produit : des œuvres bien faites mais mortes, des systèmes qui tiennent par la peur, des vies qui se rétrécissent. C’est contre cette réduction-là qu’il peint, même si personne ne le voit vraiment. Quand il reprend le pinceau, il essaie simplement de revenir à ce point de départ, à ce temps minuscule d’avant la séparation, et de rester assez longtemps dans cette attention-là pour que quelque chose, sur la toile, témoigne que ce moment a existé.|couper{180}
Carnets | Atelier
30 mars 2019
Il y a des soirs où il comprend très bien pourquoi certains finissent par haïr l’espèce entière. L’écran est allumé, les images défilent : un plateau où l’on commente la dernière bavure comme un match de foot, un micro-trottoir sur le thème “les Français sont-ils…”, une publicité pour des SUV qui escaladent des montagnes imaginaires entre deux reportages sur la sécheresse. Il coupe le son, il garde les gestes : bouches qui s’ouvrent, sourires de façade, haussements d’épaules bien huilés. Par la fenêtre, un sanglier et deux marcassins fouillent les bacs à ordures au pied des résidences, renversent un sac, piétinent des barquettes de salade, se roulent presque dans les restes de pizzas. Ils ont l’air bête, oui, mais ce n’est pas la même bêtise : ils n’ont pas construit eux-mêmes les piscines turquoises qu’ils dévastent. Dans ces moments-là, une voix en lui prend le dessus et se met à parler très fort : l’humanité est un amas de stupidité qu’aucun animal n’égalera jamais, un troupeau qui se croit malin parce qu’il invente des applications pour mesurer ses pas pendant qu’il marche vers le mur. Tout paraît tellement faux, tellement prévisible, qu’il imagine sans effort la minorité qui doit se frotter les mains derrière le rideau, ceux qui vivent de cette idiotie, qui lui vendent des candidats, des guerres propres, des prophètes clés en main. C’est la sensation d’être pris dans une machinerie où chacun s’occupe surtout de maintenir la roue qui l’écrase, en râlant juste assez pour croire qu’il résiste. Il repense à ces gamins partis rejoindre Daesh, à leurs visages dans les journaux, aux voisins qui disent “on n’a rien vu venir”, et il se dit que c’est encore la même faille qui a servi : besoin désespéré de croire à quelque chose de net, de tranché, de pur, besoin d’un extérieur à conspuer pour ne pas se dissoudre dans la mollesse. Les fauves en costard qui écrivent les slogans ont bien compris ça : que ce soit au nom de Dieu, de la Nation, du Marché ou de la Démocratie, ils savent parler à cette crédulité-là. Il pourrait passer la nuit à empiler les preuves, à faire la liste de tous les endroits où l’humanité fuit sa responsabilité en se réfugiant dans la plainte. C’est facile, d’ailleurs c’est ce qu’il fait quand il est trop fatigué pour autre chose : il maudit “les gens”, “les politiciens”, “les masses”, comme s’il n’en faisait pas partie. C’est confortable, le mépris : on peut s’y lover comme dans une couette froide, on n’a plus rien à attendre de personne, on se fabrique une lucidité atroce qui a réponse à tout. Et puis, quand il regarde d’un peu plus près, il voit que ce mécanisme est exactement celui qu’il accuse : la plainte mille fois plus simple que la responsabilité. L’humanité irresponsable, c’est un constat qui commence à la première personne. Que fait-il, lui, de sa rage devant l’écran ? Il zappe, il peste, il envoie deux phrases assassines sur un réseau, puis il retourne à sa vie en espérant vaguement que demain sera mieux, exactement comme ceux qu’il traite de moutons. On dit que l’école produit du mouton alors que le monde aurait besoin de loups, mais quand il pousse cette image un peu plus loin, il voit qu’il ne veut ni de l’un ni de l’autre : le loup glorieux qui déchire tout n’est qu’un autre rêve de domination, un fantasme de force pure qui finit en meute hystérique. Ce qui manque, ce n’est pas un prédateur de plus, c’est la capacité à tenir debout sans se raconter d’histoires. Là, les mots “peur” et “espoir” commencent à se mettre en place. La peur est facile à repérer : peur de manquer, de perdre son statut, d’être seul, d’être malade, d’être humilié. L’espoir est plus traître : espoir d’un grand soir, d’un sauveur, d’un changement venu d’en haut, d’une technologie qui arrangerait tout ça. Ce sont les deux extrémités de la même laisse. Tant qu’il tire ce joug-là, il reste dans le sillon qu’on a tracé pour lui, avec l’impression de faire quelque chose en plus, de “penser contre”. C’est là que ses moments les plus sombres basculent parfois : quand, au lieu de regarder dehors, il sent à quel point il a peur, à quel point il espère encore, et qu’il voit que la source de son mépris est aussi sa lâcheté. Ce qui lui reste alors, ce ne sont ni les grands discours sur les maîtres du monde ni les fantasmes d’insurrection, mais quelque chose de plus dérisoire et de plus solide : ses fragilités. Celles qu’il passe son temps à maquiller pour ne pas avoir l’air vulnérable, celles qu’il cache en société avec des blagues, celles qu’il enfouit sous la colère. Quand il arrive à ne plus les fuir, à les regarder comme elles sont, elles deviennent autre chose qu’une honte : une base. C’est à partir d’elles qu’il peut, parfois, ne pas céder à la peur ni à l’espoir, répondre autrement que par la plainte, rester un peu digne devant la bêtise collective sans se hisser au-dessus. Elles ne le rendent pas meilleur que les autres, mais elles lui rappellent qu’il est du même matériau, exposé aux mêmes paniques, aux mêmes illusions. Là, dans cette reconnaissance inconfortable, se joue pour lui une forme de responsabilité : continuer à voir la bêtise du monde sans oublier qu’elle commence chez lui, et faire de cette lucidité non pas une arme contre les autres, mais un pont fragile vers ceux qui n’ont pas encore la force de la regarder. illustration barbouillage huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | Atelier
30 mars 2019_3
Il vit depuis des années dans un de ces immeubles parisiens où les chambres de bonne sont empilées comme des boîtes d’allumettes sous les toits. Au-dessus de lui, un apprenti pianiste répète toujours la même suite de notes, jour après jour, avec la régularité d’une machine. D’abord il a compté les intervalles, cherché à comprendre ce qu’il jouait, puis il a cessé d’écouter. Maintenant, il alterne entre deux réflexes : tempêter en silence contre ce martèlement ou acheter des boules Quies à la pharmacie du coin. L’ennui, il le voit fonctionner comme ça : une répétition obstinée qui finit par produire soit la colère, soit la surdité. Il se dit que les systèmes ne sont pas différents de son voisin pianiste. On invente un cadre, des règles, un rythme, tout le monde s’y plie, et au bout d’un moment la monotonie devient insupportable. Alors, pour que ça tienne, ceux qui conçoivent ces cadres introduisent du hasard comme on glisse une dissonance dans une mélodie : un imprévu calculé, une alerte, un danger, de quoi effrayer un peu, déplacer l’attention, puis revenir en expliquant à quel point il est précieux que le système soit là. “Vous avez vu pourquoi il faut des fenêtres ? Pour éviter les courants d’air et les fermer en cas de coup de vent.” On ne rappelle pas que sans fenêtre on étouffe, on vit dans le noir ; on insiste sur la menace, pas sur l’air ou la lumière. À force, les gens finissent par répéter ces phrases bancales comme des vérités, et lui-même se surprend parfois à penser en ces termes sans savoir d’où ça vient. La voiture rouge lui revient souvent comme exemple. Un matin, sans raison claire, l’idée s’est imposée : il lui “faudrait” ce modèle précis, cette marque, cette couleur. Il n’avait jamais prêté attention à ce type de véhicule, le flot d’automobiles lui arrivait en masse anonyme. À partir de ce jour-là, il ne voit plus qu’elle : la voiture rouge partout, en bas de chez lui, dans les rues adjacentes, sur le périphérique, dans les publicités. Ce n’est pas le monde qui a changé, c’est son regard qui s’est refermé sur un objet devenu soudain indispensable. Il se voit très bien, au bord de passer commande, persuadé qu’il fait un choix libre, alors que quelque chose — une campagne, une conversation, un panneau, un algorithme — a glissé cette envie dans son champ de vision. L’impression d’étrangeté surgit au dernier moment, comme dans ces rêves où un détail brise d’un coup la cohérence apparente du décor. C’est cette même impression qui le réveille, le matin, quand il se rend compte que tout ce qu’il prenait pour “son” désir ne tient qu’à un léger réglage du cadre. Depuis, elle ne le quitte plus tout à fait. Dès qu’il sent ce malaise monter, ce sentiment d’être un rat qui tourne dans un labyrinthe conçu par d’autres, il essaie de casser la trajectoire. Il sort acheter quatre pains au chocolat qu’il mange en marchant, sans raison de fête ni d’occasion, juste pour contrarier la logique des bonnes résolutions. Ou bien il prend sa voiture, pas rouge, et roule jusqu’à un coin de campagne qu’il ne connaît pas, gare le véhicule au hasard et marche une heure, deux heures, sans objectif précis. D’autres fois, il s’assoit et écrit un texte comme celui-ci au lieu de faire ce qu’il “devrait” faire à cette heure-là. Ce ne sont pas des actes héroïques, il le sait, mais c’est sa manière de construire des contrepoids à l’intérieur même des contrepoids qu’on lui a préparés. Quand le piano recommence au-dessus de sa tête et que la séquence de notes redémarre, il ferme les yeux et se demande si c’est lui ou le système qui déraille en premier.|couper{180}