import
import
Un moment en suspens
Le fléau de la balance oscille encore un peu, mais la tare semble juste, peut-être s'agit-il de patienter quelques instants de plus pour que la pesée soit enfin lisible. C'est dans ce moment que tu regardes autour de toi les toiles accrochées aux murs de l'atelier. Elles sont dans une même attente de dénouement que toi. Parfois une impatience t'envahît et tu serait prêt à faire n'importe quoi pour t'en deliver. Prendre le plus gros de tes pinceaux et tout biffer, ou tout recouvrir de Gesso, tout recommencer encore et encore jusqu'à ce qu'une configuration magique achève enfin toute chose. Mais tu ne le fais pas, tu restes immobile au sein de l'impatience, tu fixes l'envahisseuse , la questionne sans relâche, comme un vieux sphinx mi grognon mi triste d'avoir laissé filer Oedipe. Tu pourrais aussi bien être une sirène après le passage d'Ulysse. Un dieu, une créature légendaire dépossédé de tout pouvoir. Comme si c'était cette voie exactement que tu avais voulu. suivre coûte que coûte pour voir, sentir, vivre, ce moment de suspens. Tu te souviens de Bernard Palissy, de son impatience, de ses meubles et tableaux brûlés, tu éprouves la sensation d'une petite victoire tout à coup, puis tu la répudies aussitôt.|couper{180}
import
un son pour faire tomber les murailles
Tu t'approches en effectuant des contorsions, des spirales vers un centre, et ce afin qu'il ne t'écarte pas brutalement. Que tu aies la possibilité même minime de l'entrevoir. Tu ruses ainsi pour t'approcher d'un tel centre, ou tu crois ruser, car ce mouvement n'est sans doute dû qu'aux mauvaises expériences engrangées, une conséquence naturelle suite à la fréquentation excessive de la ligne droite. Bientôt tu vas relire, c'est encore ce cran supplémentaire nécessaire à la disparition définitive qui peu à peu s'impose également comme naturel. Et c'est ce que tu attendais. Tu t'es bouché les oreilles jusqu'à ce jour pour patienter plus qu'humainement dans l'impatience. Pour entrer mort ou vif dans ton naturel. Et désormais tu tends l'oreille, tu attends le son, celui capable de faire s'écrouler toutes les murailles qui pourraient encore subsister autour de cette ville inconnue, de ce corps inconnu, de ce cœur inconnu, de cette âme inconnue, autant de sons qui feront souffler Moby Dick, et toi face au monstre les mains nues, sans harpon, tu noueras une nouvelle alliance, et bien sûr tout cela se fera sans effort, tout cela sera naturel. C'est ainsi que le voyage et l'écriture finissent par se confondre dans un mot, comme dans un espoir, celui de s'approcher de ce centre où tu seras naturel.|couper{180}
import
Vers qui marche-tu vraiment
Cet autre, ces autres, c'est sans doute plus facile de dire ces autres que l'on ne connaît pas, vers qui l'on marche, vers qui on se dit que l'on marche, vers qui le prétexte d'un voyage. Mais était-ce bien un prétexte, en toute honnêteté tu n'y avais guère songé. Le voyage, l'idée de celui-ci était abstraite, des formes des masses des couleurs floues avant tout, un élan vers une autre possibilité de chaos que celle que tu connaissais déjà, à laquelle tu étais habitué, et dont tu étais déjà fatigué sans doute. Le voyage romprait l'ennui pour faire soudre de sa coquille brisée un espoir de renouveau. La jeunesse se fabrique de telles illusions et la vie ensuite l'entraîne à les pousser à leurs extrêmes, peut-être en raison d'un but tout à fait obscur au début mais qui devient clair avec le temps et les kilomètres effectués. En définitive la vérification d'une intuition fugace, de l'ordre de celles qu'on repousse le plus longtemps possible avant de pénétrer dans l'âge dit adulte. Et ces autres rencontrés en voyage au bout du compte qui sont-ils en auras- tu vraiment pris conscience, hormis ta propre définition posée sur ces autres, des possibilités différentes toujours de toi-même traversant l'ennui d'être la plupart du temps, c'est à dire cette relation figée avec le monde, un point de vue fixe, une même cause entraînant les mêmes conséquences. Et l'agacement surgit presque aussitôt que quelqu'un te relate ses rencontres, ses voyages car tu ne peux jamais être complètement dupe que ce ne sera toujours que de lui-même qu'il ou elle parleront, parfois bien mieux que toi tu ne seras désormais capable encore d'en parler, de t'enivrer naïvement à parler de toi de cette façon. Ce ne sont pas les voyages qui t'auront mené à ce silence, mais l'écriture qui, par son chemin souvent tortueux, t'aura conduit à cette évidence, des milliers de mots, des kilomètres de lignes ajoutées aux lignes, des pages et des pages, une masse, un corps vivant issu du tien de plus en plus mort. A un tel point mort que parfois tu imagines écrire depuis le fond de ton cercueil, depuis une tombe, comme pour passer l'éternité que continue à produire l'ennui sur tes os blancs.|couper{180}
import
Le corps, la première fois
J'espérais qu'en tapant le mot clef première fois sur ce moteur de recherche, je tomberais sur autre chose que des expériences sexuelles, mais non, c'est ce qui revient en priorité, des pages et des pages de première fois où il, elle, m'a ... etc. Pourtant il y a une multitude de premières fois dans une vie, des premières fois pour tout - et ce serait juste celle-ci que l'on retiendrait, aux dépens de toutes les autres. Alors je me suis mis à penser au corps, à ce qui l'anime désormais pour qu'il ne soit pas seulement ce corps dont l'expérience la plus importante, celle que l'on voudrait retenir avec cette étiquette, une expérience sexuelle. En même temps que la phrase de Kafka continue à effectuer sa progression, creuse de plus en plus de strates, met à jour des zones inconscientes. Je regarde par la fenêtre. il y a une autre phrase qui se superpose à la précédente : l'homme, animal à fenêtres Et naturellement la notion d'orifice surgit comme synonyme de cette fameuse fenêtre. Si le corps humain possède des orifices c'est pour que s'effectue un échange entre le monde et lui, ce de façon reflexive ; et ces échanges ne sont pas tous d'ordre sexuel. A moins que l'on ne veuille tout voir que par un prisme freudien, ce qui réduit les pistes de réflexion à une peau de chagrin. Qu'est ce que le corps sinon de la poussière et de l'eau, car c'est ainsi qu'historiquement son origine se raconte depuis la nuit des temps. On peut évidemment en rire tant la définition paraît à première vue archaïque. Mais probable que ce rire est une façon d'éluder quelque chose que l'on désire ne pas vouloir comprendre surtout en raison de l'importance de l'esprit qui règne aujourd'hui. L'esprit confondu avec le cerveau, avec une conscience se logeant dans ce dernier , ce qui est loin d'être une certitude. Ce qui est probable c'est que le corps, cervelle inclue, ne soit pas seulement une mécanique biochimique animée uniquement par une volonté personnelle et encore moins une volonté sexuelle. C'est bien plus un lieu situé dans l'espace et le temps, un lieu d'échanges et à ce titre il semble qu'il ne soit pas si different de cet autre lieu d'échanges qu'est la ville. L'esprit d'une ville, comme l'esprit d'une entreprise humaine quelconque, se loge t'il dans un cerveau, et où se situerait dans ce cas cet organe ? Il semble que tout corps se meuve se déploie avec d'une part une volonté consciente des entités qui l'habitent, mais aussi un certain nombre de buts inconscients sans doute bien supérieurs en nombre que l'on imagine. Et de plus au delà du conscient et de l'inconscient ne pourrait-on pas imaginer quelque chose d'autre, de plus supérieur encore qui serait l'âme. Encore un mot qui n'a pas une réputation favorable dans les milieux intellectuels contemporains. Mais peu importe d'être à la mode, il me semble qu'on ne saurait renier des millénaires d'expérience humaine à propos d'un tel mot, ce serait faire preuve d'une prétention, d'un orgueil, d'une ignorance, d'une solitude incommensurables. Maintenant j'y vois un peu plus clair grâce à toute cette obscurité perçue. Et coïncidence qui n'en est une qu'avant d'être saisie comme donnée logique d'un raisonnement qui se construit, ce chant du coq au matin que j'entend en écrivant ces lignes. Ce chant du coq toujours tellement le même, qu'il ébranle par l'ouïe tout l'espace et le temps. Il suffit juste de tendre l'oreille, cet orifice pour que ce chant pénètre à l'intérieur du corps, secoue toutes les molécules de poussière et d'eau mêlées et le ramène à un chant du coq primordial, à une origine. Et l'intuition soudain jaillit que ce ne soit pas la seule origine, c'est à dire la mienne, la toute première fois que mon oreille a surpris ce chant, mais elle fait référence à une mémoire bien plus profonde. Maintenant puis-je dire qu'il s'agit d'une mémoire de la poussière, d'une mémoire de l'eau, des deux éléments conjoints, ou encore d'une âme éternelle qui, par l'entremise de cette fenêtre de cet orifice qu'est l'oreille se souvient ? je crois que c'est encore plus fort ou fabuleux encore, un coq chante dans l'aujourd'hui et son chant me ramène en même temps au passé qu'il m'entraîne dans l'avenir. Donc par une simple connection attentive, peut-être une attention qui provient d'autre chose que seulement la volonté, conscience ou inconscience, il est possible de percer des murailles, d'accéder à une origine qui n'est pas un point perdu dans le temps, l'espace, mais une origine qui n'a ni commencement ni fin.|couper{180}
import
le voyage du corps
Quetta 1986 À quel moment le corps se dédouble t'il durant un voyage ; à quel instant précis passe t'il du corps rêvé au corps haï, ou pire à cette indifférence que le voyageur entretiendra désormais avec son propre corps. Comme si désormais le corps n'avait plus la moindre importance, qu'une nécessité de cohérence était révolue, se fut enfuie soudain en même temps que toute soif. Et qu'est-ce que la soif, l'eau, la femme, sinon des symboles dont le désir s'empare pour créer une image de soi, une ressemblance. Le désir de soi et le désir du monde dilués dans une même soupe, une même soif. Peut-être est-ce à Quetta, au moment exact où le voyageur marcha de la nouvelle ville vers l'ancienne, dans cet étrange no man's land qu'il traversa, que le voyageur perdit toute envie de maintenir une image trop mensongère de lui même, qu'il renia toute ressemblance éventuelle avec son Créateur. Alors qu'il marchait sous le soleil brûlant, il sentit soudain que ses épaules se débarrassaient d'un fardeau lourd et encombrant ; son pas se modifia soudain, il ne fut plus si régulier qu'auparavant, mais celui d'un homme ivre cherchant en vain à créer non sans dérision. un nouveau corps, une nouvelle cohésion, un nouvel équilibre,et bien sûr échouant à chaque fois. Un désir vague de pluie s'empara de lui, chose étonnante dans ce pays où jamais il ne pleut. Le voyageur n'était plus qu'un amas de poussière ambulant qui avait rejeté l'eau que pour mieux la désirer autrement. Ce jour là, il gravit la colline menant à l'hôtel luxueux où il avait découvert que l'on pouvait commander du café lyophilisé, il but sa tasse à toutes petites gorgées en faisant une moue de dégoût. A un moment la nostalgie de la France ne se réduit plus qu'à la nostalgie du goût d'un bon café songea t'il. Puis il reposa sa tasse, paya et jura qu'on ne le reprendrait plus à payer si cher pour une boisson si médiocre.|couper{180}
import
Rien et quelque chose
Quetta aujourd'hui. A force de remonter à la même origine d'une rencontre, d'une ville, d'une parole entendue, d'une image, il se pourrait que tu découvres qu'il n'y ait rien. Rien du tout. Tout à fait le genre des grosses pochettes surprises, où si peu. Du même ordre que ce presque rien dont tu t'es toujours évertué à vouloir créer quelque chosede spécial... en bien ou en mal ça n'a guère d'importance. Mais tu peux saluer cette obstination au même titre que ta peur. Oui tu peux saluer les deux comme deux mains se rejoignent : ce rien qui laisse apparaître quelque chose.|couper{180}
import
L’arrivée à Sonora
illustration Georgio De Chirico (ébauche d'un second texte pour l'exercice l'arrivée de l'atelier d'écriture) Il n'y a pas d'indication pour parvenir à Sonora, et son homonymie avec des villes existantes laisse le voyageur dans une indécision qui peut durer longtemps, parfois même des années. Aucune carte n'en fait mention, aucune image satellite ne permet de l'explorer assit derrière un écran. Les Google cars seraient dit-on- déroutées presque tout de suite vers d'autres villes du même nom sitôt qu'elles auraient comme mission de la photographier. Le voyageur qui voudrait se rendre à Sonora ne peut compter sur les méthodes habituelles, les atlas géographiques, voire les récits d'autres voyageurs qui l'auraient visitée, car nulle preuve indiscutable ne subsiste pour s'appuyer sur le fait que cette ville ait un jour réellement existé, qu'elle existe toujours. Cependant qu'elle demeure à l'instar des légendes, comme un récit que s'échangent les voyageurs quand vient la nuit et qu'ils cherchent à se réunir dans l'espoir de trouver un peu de chaleur humaine. Encore que ces récits sont peu fiables ; et l'art de mentir, d'inventer des villes, de vouloir se distinguer les uns par rapport aux autres, incurable tare de nombreux voyageurs, s'il ne nuit pas à la réputation légendaire de Sonora ne saurait en aucun cas en rendre compte fidèlement. Aussi je ne peux fournir que ma propre version de ma visite à Sonora, qui ne sera pas plus fiable que toutes les autres. C'est simplement la mienne telle que je crois l'avoir vécue et voilà tout. En tant que voyageur rompu au voyages je me suis souvent rendu compte que la ligne droite n'était jamais le meilleur moyen de se rendre d'un point à un autre, qu'il valait bien mieux oublier celle-ci et faire confiance aux oiseaux, aux vents, aux mille signes que l'environnement produit sur soi pour trouver son chemin, souvent semblable à une spirale, celle du jeu de l'oie par exemple. L'errance et la sensation de tourner en rond, bien qu'assez désagréables pour la plupart des voyageurs débutants, souvent bien trop pressés de parvenir à leurs destinations, finissent par devenir des alliés de confiance. Aussi, c'est après avoir voyagé ainsi, à pied, à cheval, en prenant de nombreux autobus, des trains, et mêmes parfois des aéroplanes que le hasard de la route me déposa à l'orée de cette ville à la tombée de la nuit. Bien qu'il fasse presque noir complètement lorsque je j'arrivais, je sentis que je parvenais enfin au terme d'une longue traversée (essentiellement constituée d'immenses étendues désertiques) Une fragrance provenant de la végétation qui entoure la ville m'indiqua sa présence presque immédiatement. Bien que je ne puisse rien voir de celle-ci, j'en éprouvai déjà jusqu'au fond du cœur une joie étrange, comme lorsqu'on retrouve un vieil ami au détour d'une rue. Chose étonnante, car de mémoire je n'avais jamais mis un pied dans Sonora. L'odeur qui me monta au nez remua des souvenirs enfouis si profondément que je me mis à repenser à ces contes à dormir debout dans lesquels il est question de vies antérieures et de souvenirs qui s'obstinent à vouloir transiter d'une vie l'autre dans le périple de l'âme et toutes ses réincarnations. Cependant que je réfléchissais je marchais d'un pas assuré vers le point où je sentais battre le pouls de la ville. Ce fut d'ailleurs à cet instant précis où j'affermissais mon pas, que j'aperçus les premières silhouettes des habitants qui, chose encore plus étonnante semblaient venir à ma rencontre.|couper{180}
import
le jour où éclatera la vérité
Toujours ce programme, un très vieux, le jour où tu oseras dire la vérité, tu seras seul complètement, Non parce que plus personne ne t'adressera la parole, mais parce que toi tu seras muet totalement. Qu'une fois cette terrible vérité lâchée il ne te restera plus suffisamment de force, de désir, d'illusion pour tenter de communiquer avec qui que ce soit. Et dans le fond n'est-ce pas ce que tu fais régulièrement, mais jamais complètement. Toujours ce louvoiement agaçant. Mais un louvoiement dont tu tires l'illusion salutaire d'une survie. Sauf que le but était de vivre ce qui est bien sûr devenu un cliché sur lequel tu ne reviens pas, tu ne reviens plus. Exactement comme ces négatifs rangés dans des boites en carton. Tu entr'ouvres une boîte tu aperçois quelque chose qui brille encore faiblement à l'intérieur, tu refermes vite la boîte. Mais de temps en temps si le climat est favorable tu arrives à récupérer un tout petit peu d'audace. L'audace chez toi est une affaire d'hygrométrie et sans doute rien de plus.|couper{180}
import
Des livres lus au mauvais moment
Tu repenses à ce petit livre qui t'ébranla à l'adolescence, premier amour De Beckett qui se confond bizarrement encore avec celui du même titre de Tourgeniev. Pourtant tu n'as pas lu les deux livres dans la même période. En tous cas il te reste une sensation désagréable. Si désagréable qu'elle t'en rappelle une autre tout aussi désagréable à propos de la mort, une pensée fugace mais en même temps violente et douce paradoxalement, sur le néant. L'amour, la mort, le néant. Un néant affreux à première vue mais qui si on le fixe un tant soit peu se métamorphose en une étonnante consolation. Y a t'il des livres que l'on ne doit pas lire avant d'avoir atteint un âge certain, c'est à dire cet âge où les lire nous fera plus de bien que de mal... cette indécision qui surgit en même temps que cette pensée recèle sûrement un trésor. Le même que les autruches doivent chercher en enfouissant leurs têtes dans le sable. Ainsi cette sensation désagréable que l'on conserve d'un fait, ou de la lecture d'un livre il se peut qu'on ne la remette plus jamais par la suite en question. On continue sa trajectoire avec cette sensation - et elle pollue d'autres faits et ainsi de suite - et ensuite on plonge forcément dans l'erreur de dire oui oui je sais j'ai lu premier amour de Beckett, et de donner son opinion sur Tourgeniev ou autre chose encore à l'appui d'un simple mécanisme produit par la paresse et l'inquiétude. Parfois tu te demandes si tu n'as pas compris ce livre justement parfaitement au bon moment, seulement pour prolonger quelque chose, une sorte d'avarice, la jeunesse tu n'as pas fait exactement comme ces autruches.|couper{180}
import
Retrouver la première fois
Souvent cela te traverse l'esprit, cette pensée entêtante comme un parfum de fleur-du jasmin peut-être- retrouver la sensation procurée par la toute première fois que tu as vu ceci ou cela. Comme si naïvement retourner à cette source, revivre cet instant pourrait résoudre le problème d'une inattention farouche à toutes les autres fois qui suivirent. Et n'est-ce pas cette accumulation de couches de récits que l'on accumule ainsi peu à peu sur un même fait que l'on cherche aussi à détruire, comme un brouillon médiocre que l'on voudrait jeter à la corbeille. On rêve alors d'un tout autre récit plus avantageux pour soi, mais on se rend compte - et la difficulté vient du fait que ce sera plus ou moins long - que le mot avantageux deviendra dans l'effort renouvelé à produire, le mot à abattre. Donc à chaque fois que le récit tourne à ton avantage c'est que quelque chose en toi résiste, et c'est à partir de cette vigilance qu'il faudra arracher la page, la rouler en boule et d'un geste assuré, sans pitié, la jeter à la corbeille. La peur est le héros principal de toutes les premières fois, elle s'avance poussée par un désir qui ne parvient pas à trouver les mots, les gestes, le bon ton, c'est à dire le ton juste pour s'exprimer clairement. Quel désir retrouverais-tu encore intact la toute première fois que tu découvris le château, ce lieu à la fois mystérieux et merveilleux où N. te conduisit cette après-midi du mois de juillet, à quelques kilomètres de la ferme de tes grands parents. Et surtout quelle peur te noua le gosier soudain quand franchissant son enceinte vous vous retrouvâtes dans le grand parc au bout duquel l'immense bâtisse se dressait. La crainte d'avoir franchit des limites interdites ne suffit pas à expliquer cette peur. C'est bien plus cette intimité soudaine dont tu t'es rendu compte quand tout à coup, une fois les hauts murs escaladés, le parfum du corps de cette fille a envahit tout l'espace dans lequel tu te tenais comme un poulain qui vient de naitre. Ce parfum était un mélange de linge propre et d'autre chose sur quoi tu ne parvenais pas à poser de mots. Et aussi il y avait ce livre que tu avais lu à peine quelques jours auparavant, une histoire de château, de fêtes fabuleuses se déroulant la nuit dans un lieu semblable, le même soudain , une histoire dans laquelle le fantastique se mêlait à l'aventure, à l'inquiétude, ce merveilleux livre d'Alain Fournier, Le Grand Meaulnes. Tu te souviens de cette ambiguïté à la lecture de ne pas parvenir à savoir comment t'identifier, étais-tu le narrateur ou bien ce personnage extraordinaire qui y était décrit, à la fois l'un et l'autre. Et aujourd'hui que tu repenses à cette toute première fois où tu franchis des limites interdîtes, en prenant comme prétexte toi aussi un château et son parc, n'était-ce pas justement la même ambiguïté qui te scindait en deux personnes très distinctes tout à coup. C'est à dire le garçon qui prenait soudain N. par la taille et lui collait un baiser sur les lèvres, et l'autre qui minutieusement vous observait, celui qui , comme frappé par une malédiction, resta en retrait. Qui au final ruina presque complètement par cette froideur, cette absence presque totale d'empathie, cette toute première fois.|couper{180}
import
La première fois où l’on arrive quelque part.
une ébauche, des notes, une recherche en vue de produire deux textes pour cette fin de semaine. Un exercice sur l'arrivee, arriver dans un lieu lors d'un voyage. J'avance lentement, j'etablis une liste d'idees, et surtout je reste aux aguets de ce qui cherche a se dire derriere les mots.Quetta 1986 Si tu établissais la liste de tous les hameaux, villages, bourgs, villes où tu as rêvé de te rendre et qu'en même temps tu puisses retrouver toutes les idées, les images les sensations qui se formaient en toi avant la réalité d'y être parvenu , alors il est presque certain qu'une liste parallèle constituée par tes étonnements, merveilles et déceptions se constituerait d'elle-même. Et donc pourquoi établir une telle liste dans ce cas ? Ton père avait la formule exacte quant à ce genre de réflexion saugrenue il disait " Tu veux être arrivé avant même d'être parti" Et que ressent un fils face à telle ou telle sentence paternelle, avant d'être en mesure de la remettre en question. Il l'avale tout rond, voilà une réalité. Et donc la conséquence finit par devenir la cause de tout ce qui suivra jusqu'à ce qu'une prise de conscience surgisse, parfois tardive. Donc n'écoute pas ton père. De Paris, aucun souvenir d'une première fois d'y être entré puisque j'y suis né. Et j'ai beau chercher pas le souvenir non plus de cette première fois où nous dûmes quitter l'appartement des grand-parents paternels, le petit quartier au milieu du 15eme arrondissement délimité par un tout petit nombre de lieux dits, de rues. Un périmètre, j'aurais pu dire et pourquoi tu n'as pas dit ? cela aurait été plus court, mais le chemin le plus court ... autour du maître Père.... La convention, la rue Dantzig, La rue des Morillons et bien sûr la rue Jobbé-Duval où tu as passé les quatre premières années de ta vie. Une image cependant revient, persiste, l'angle de la rue Dantzig avec celle des Morillons, peut-être l'immeuble dans lequel se trouve "les objets trouvés " Ce serait si étonnant que ce soit vraiment lui, que c'est sûrement lui. Ce ne peut qu'être lui. En passant en voiture tu te penchais à la fenêtre pour apercevoir cette silhouette imposante constituée de briques rouges, un rouge tirant vers le marron, donc avec un peu de vert, fort semblable à un géant triste surplombant le quartier, vu en contre-plongée. Ensuite la toute première fois où tu es arrivé à la Grave, ce hameau périphérique - périphérique vient ici naturellement - du village de Vallon-En-Sully. Le seul repère que tu conserves du déplacement entre Paris et la Grave est la longueur, une durée désagréables qu'il faut endurer pour y parvenir, de nuit d'ailleurs la plupart des fois où des images t'en reviennent ; les phares de la 4CV lèchent des troncs d'arbres sur la portion de la nationale, peu après Saint-Amant, et encore Meaulnes - tiens d'un coup revoici la vieille auberge du cheval blanc éclairée aussi, et à nouveau ces arbres, ces troncs d'arbres , des platanes marqués de cents visages, tu parviens à conserver leur souvenir de voyage en voyage jusqu'à établir avec eux une sorte de familiarité ; ils sont toujours là, ils seront toujours là durant des années ; mais là, quand tu y repenses soudain, n'y a t'il pas de grandes chances que ce ne soit que dans ton souvenir, ou pire encore, qu'ils n'aient existé que dans le récit que tu te seras inventé pour on ne sait quelle raison à propos de ces arbres, croisés au terme de ces éreintants voyages. Et aussi parce que tu n'as conservé que la mémoire de ces objets éclairés par ces phares ; tout ce qu'il y avait autour se trouve toujours plus ou moins dans une obscurité. Sauf peut-être le garage du père Renard juste avant de tourner à gauche, ou encore la façade de l'hôtel restaurant "Le lichou", ou encore tiens on ne l'avait pas vu jusqu'ici : un chat qui traverse soudain la départementale et qui extirpe un juron de la gorge du père. Et puis l'arrivée devant cette nouvelle maison, elle se dresse sur le côté droit de la route, ses fenêtres sont éteintes, des rectangles d'obscurité encore plus denses que la nuit environnante. La première fois où l'on arrive quelque part, imprime peut-être dans l'esprit du voyageur et ce alors alors qu'il n'est encore qu'un enfant , un schéma, un genre de programme qui se répètera ensuite inconsciemment de lieu en lieu. Car tout bien pesé l'arrivée à Quetta ne fut guère différente de celle de Venise, de Belgrade, d'Istanbul, d'Erzurum , de Téhéran, et des dizaines d'autres encore - et si tu continues ainsi à réexaminer tous ces lieux dans lesquels tu parvins tout au long de tes voyages, tu retrouveras aisément la même sensation de confusion, ce point commun qui les relie tous. Aussi, n'es- tu pas étonné de découvrir Quetta de la même façon, lorsque une fois le désert du Baluchistan traversé, tu arrives au coucher du soleil à la gare routière de la ville nouvelle. La nuit tombe rapidement dans ces pays lointains, autour de 17h30, 18h, c'est sans doute ce qui te marque le plus en les découvrant. Le bus sort du désert et, en plissant les yeux, on aperçoit à peine les premières maisons, les toutes premières bâtisses que déjà c'est avant tout la redécouverte du crépuscule ; de la poussière nimbe le décor d'une aura chaude, des tons bistres et orangés tirant vers le roux ; à l'horizon barré de montagnes une noirceur s'amoncelle ; et élément étonnant, ces petits buissons, comme ceux que l'on voit dans les western, roulent devant le véhicule. Enfin lorsque tout enfin semble s'immobiliser, que le bus lâche un dernier souffle, un dernier crissement des freins, que le moteur s'éteint , on croit que ca va être dans un silence que le pied va se poser le sol sableux, mais non, on entend le vent qui mugit, et soudain en tendant encore un peu plus l'oreille cette surprise de découvrir se mêlant aux bourrasques, des voix de femmes qui chantent. Les passagers s'éparpillent et finissent par disparaître, tu te retrouves seul face à la grande place où sont rangés d'autres bus, ces vaisseaux insolites aux parois toutes martelées, bosselées, sculptées, décorées, les derniers raies de lumière animent leurs motifs, on dirait des êtres vivants, des animaux extraordinaires qui se sont rassemblés là pour ensemble passer la nuit. Alors naît le désir d'un refuge, d'un toit pour se sentir en sécurité, d'un lit pour s'étendre et se recroqueviller dans la solitude durant cette première nuit à passer dans une ville étrangère. Trouver un hôtel devient une priorité qui pousse l'attention uniquement vers ce but précis au détriment de tous les autres. Le voyageur plisse les yeux en quête d'un signe, une enseigne, mais ici tout est indiqué dans une langue étrange, chaque mot est un dessin et chaque groupe de mots un rébus à déchiffrer.|couper{180}
import
Le double voyage 02 ( notes et semis)
c'est dans la préface des Jardins Statuaires de Jacques Abeille que ton attention s'éveille au distinguo qu'effectue Bernard Noël entre fiction et roman. ( tu le fais exprès tous ces eille ou el ? ) Il écrit : "La fiction attend que poussent et se développent les images ; le roman les prélève, les façonne, les agence selon ses intérêts. Entre l’une et l’autre, il y a une inversion de l’origine, la fiction tirant son flux d’une vision intérieure qui s’écrit à mesure ; le roman réfléchissant la part du monde qui convient à ses ambitions. Pour aller vite, disons que la fiction « exprime » l’intérieur au sens très littéral d’extraire par pression. « C’est du fond ténébreux que s’élève le désir de fiction : il prend et fait venir au jour ce qu’il trouve sous la langue et il profite de cette ascension pour se métamorphoser en récit. Le roman, lui, a partie liée avec un ordre constitué, qu’il imite." Extrait de Les jardins statuaires T1 Jacques Abeille Il y a dans cette phrase comme un écho à cet exercice que propose François Bon et qui consiste à écrire double d'une part une réalité du voyage et de l'autre son *invention* . Partant de mes propres réflexions quant au fait que réalité et fiction sont indissociables, selon mon point de vue (et à moins qu'on ne parvienne à me prouver le contraire) je trouve soudain une piste quant aux formes que peut emprunter une même chose, appelons ça un récit, mais cela pourrait tout aussi bien être des embryons de statues, que l'on repiquera avec soin et en lieu et place afin qu'elles s'épanouissent. Un peu plus loin Noël parle de la ressemblance, lieu commun du roman et de la fiction : « Elle est le lieu fugitif dans lequel le lecteur identifie un objet ou une situation puis l’intériorise quitte à s’appuyer ensuite sur la solidité de cette référence pour fausser compagnie à la normalité. Le flux verbal et le flux du regard s’articulent à l’instant où l’un fait jaillir de la bouche – ou de la main qui écrit – tandis que l’autre fait pénétrer dans les yeux. Cette articulation est l’insaisissable point de convergence où s’élabore instantanément la ressemblance. Le visuel et le verbal tissent là un lien assez subtil pour que les mots procurent l’impression d’une visualité mentale. » Du coup tu décides de tenter une nouvelle approche de l'exercice à faire. Tu as une semaine, ne te presse pas, plante des graines de statues, ou des graines de mélodies, des ébauches. Quand arrivera le terme 5 ou 5 jours après tu te pencheras sur tes semis pour choisir ceux qui nécessitent l'isolement, l'espace, un arrosage méticuleux. Et puis tu pourrais pendant cette attente aussi lire Perec et Collobert, ne pas rester scotché à Abeille, même si des trois auteurs proposés, une affinité évidente avec celui-ci existe déjà depuis un bon petit moment . Mais bien sûr tu ne laisses pas Kafka de côté, il faut regarder tout cela d'un seul regard, dans son ensemble rester attentif. Donc le thème c'est l'arrivée dans un lieu, hameau, village, bourg, ville ... prends ton temps revisite. Mais donne toi la contrainte d'un petit embryon chaque jour, à partir de lundi. Un côté gauche, un côté droit.|couper{180}