Essai sur la fatigue

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Carnets | août 2024

12 août 2024

Au 39 avenue Bertrand Barère — juriste, politicien sachant habilement barrer sa carrière en se barrant au bon moment, 1024 interventions lors de la Convention, rendu célèbre par ses Carmagnoles, sans précision s’il s’agit de vestes, de chansons, ou de charrettes poussées vers la guillotine — puis évasion vers l’Empire. La Force, son côté sombre, ou la force l’ayant quitté ou la foi, l’intérêt toujours primant, il fait bien 39 degrés. Mais il y a la clim. Ne pas utiliser celle de la chambre, c’est écrit en rouge sur crème, seul document d’accueil. Mais peu nous chaut, ce n’est pas un château, juste un appart. Une étape.On laissera les portes ouvertes en grand. N’en mourrons pas. Lever du bon pied, vers 5 h, fais les cent pas en quête d’un café. Ici trône une super cafetière de marque L’Or Barista, mais que des capsules de thé. Donc, un verre d’eau glacée à la place, et visite de la terrasse, charmante., m’assois, écris, jouissant de me livrer en toute impunité au vice. Puis nous marchons, il est à cette heure sept heures, pour trouver une boulangerie, un jus. Ce qui nous mène aux halles Brauhauban . Une plaque indique que riche industriel, aurait fait cadeau du terrain et de la construction de l’édifice à la fin du XIXe siècle. On reconnaît encore (un peu, car très rénové) le style Eiffel, avec ses poutres métalliques et ses verrières. Les croissants sont mous comme de la chique. Si tu avais bien voulu attendre huit heures, mais tu es toujours si impatient… Pour adoucir, j’offre mon petit gâteau servi avec mon double expresso. Bien tenté, la discussion dérive vers le programme de la journée. Il faut faire quelque chose, même le dimanche. Ce sera le musée Massey. Mais cet après-midi, flânons, paressons, au moins jusqu’à 10 h. Tu as vu, on a de la chance, il y a même l’Intermarché d’ouvert. En digérant mon croissant mou, des pensées me viennent sur l’époque actuelle. Hier soir, arrivant, cette sensation étrange d’une ville fantôme : personne dans les rues, presque aucun trafic, et puis la place de Verdun (qui se situe tout au bout de l’avenue Barère). Aperçu de ces commerces de bouche en vogue : tacos et tapas, sans oublier les sempiternelles pizzerias. Mais où donc aller pour ne serait-ce que lire sur un menu “poule & porc de Bigorre” ? Pas ici en tout cas. Ce n’est même pas pour en manger, je ne m’attache qu’à la verdure, aux salades, mais même ça, s’il n’y a pas dedans un je-ne-sais-quoi de japonisant, des ingrédients exotiques, ça ne va pas. Ce qui fait que le goût d’hier n’est plus du goût d’aujourd’hui, même dans l’étendue d’une vie, drôle de mystère. C’est comme pour dire que le monde, le temps lui-même, subissent ce genre de fatigues : de la langue, du palais, des yeux et de l’ouïe. Il leur faut toujours en changer, parfois en bien, souvent en pis. L’impérialisme américain, avec sa fast-food, nous déglingue peu à peu l’appétit pour le Bigorre, et pas seulement. On finira par la pilule au goût unique, comme la pensée unique, l’odeur unique, le spectacle unique, la position unique pour faire l’amour. Plus de vie privée, y en a-t-il même jamais eu vraiment ? Il faut tant que tout se sache, se décrypte, se classe, s’enregistre… ce tout qui ne durera qu’un déjeuner de soleil dans l’histoire générale du silex et des comètes. Même gros doute soudain sur la culture, on s’y aggrippe tant que ça en devient suspect. Et pourtant comme j’aimerais ne faire que cela de mes journées, de mes nuits, lire et écrire, écrire et lire. Flâner encore, rêvasser, lire et écrire à partir de ces rêveries de ces flâneries. Si n’etais obligé de traverser autant d’âneries d’épuisantes noirceurs encore pour y parvenir. Pas déçu puisque je n’espère rien quand poussant la porte du musée Massey la petite dame derrière le comptoir éplorée nous informe que niet, vous pourrez pas voir l’exposition d’Antonio Saura ( prononcer ça aura, en roulant légèrement le r ) et comme pas envie de voir des hussards vêtus de pieds en cape sans oublier leurs grosses toques de toqués du sabre, on ressort. Profitons pour visiter le grand parc peuplé de paons. On y découvre des essences aussi fabuleuses qu’insolites avec des fûts démesurées ( notamment un magnolia gigantesque ) et des écorces jamais vues jusque là. Un bien beau parc avec une statue de Jules Laforgue, né à Tarbes. Et puis des années vraiment que pas gouté une glace caramel beurre salé, ( artisanale le mot est précisé ) ce qui clôture agréablement la ballade. Reste de la journée passé à relire autobiographie des objets, et drôle comme marchant mieux lis mieux, enfin, plus fluide. Demain nous partirons de bonne heure, la valise déjà bouclée près de l’entrée. La météo annonce des nuages, un temps gris sur Bilbao, ça tombe bien car fatigué de tout ce ciel bleu et soleil. Clin d’oeil du monde invisible, ce petit arbre orangé mis en lumière, et cette sensation qu’on y retrouve comme à la reconnaissance d’ un visage|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

11 août 2024

Coûte que coûte, tout coûte chez les tontons Macoute, pas à pas, Frank Zappa, chaque pas compte. Lever du jour. 6 h pétantes. La petite musique du travail, invariable, pathétique, ici et là : clefs, portes, contact, moteur, action. Non, ça ne va pas, tu dors debout Coco, refais-la moi, avec le sourire cette fois. Ricanement des mouettes. On est allés à la mer, hier, comme la vache au taureau. Elle n’était pas froide, ou si l’on en avait la sensation, c’est qu’on était bien chaud, trop chaud, George Bernard Shaw. C’est fou comme ici à Sète, fais risette, le jour se lève vite, bleu-bite, connais-tu cet apocope de bitau mon frèrot. 1840 encore et toujours dans les parages décidément, tout converge, Serge. Moins marché, nous nous sommes rendus, sans résistance, au Miam et aux Halles, qu’en dire Candy, que je n’ai encore pas pu manger d’huître tellement sept fois tout le monde en reprenait, pas de table accueillante, coelacanthe. Parlons du Miam, évitons de baver. Pas bien apprécié, toute cette nostalgie du dernier étage m’a bien dégoûté. Écoeurant. Soldats de plomb, vieille vaisselle, vieux ustensiles, boîtes en pagaille, tout ça en gros du siècle passé, comme le temps passe vite, sybarite. Suis réticent, récalcitrant, la fatigue m’empêche de disperser l’énergie, par exemple en éloges funèbres ou autres. Parfois me le dis en douce, oh la pauvre vieille, oh le pauvre vieux, mais c’est comme bien des choses, ne partage pas ces admirations concernant le miroir de l’armoire à glace même cassé Cassy, et bien que le délai de sept ans soit largement périmé, me dis toujours persiste à voir de biais, à ne plus… et ainsi ni rétrospectivement pas plus que réflexivement. L’affaire est pliée, bien rangée, impeccable, sur l’étagère de l’armoire – toutes et tous dans le même sac, moi itou, moi surtout, moi avant tout ; et si par bol l’engeance a pu avoir parfois son p’tit quart d’heure de gloire, non non non ! mais trop de sottises, regarde, encore, encore plus près, plisse les yeux, beaucoup trop de sottises. Qu’on meure ou qu’on vive ne change pas grand-chose. L’espèce ahurie, holoturie tant pis si c’est pas comme ça que ça s’écrit, celle qui se targue de penser, je pense j’essuie, pense comme un pied oui, pas plus loin que le bout de son intérêt, autrement dit, comme moi. Moi, Moi, Moi… Mais quand je surprends tout ce qui se dit, s’écrit sur un mort, alors là saleté d’Horla zut, chair de poule. Le pompon étant spontanément atteint quand il s’agit d’un mort connu, une ex-célébrité. La concurrence joue des coudes, à qui mieux mieux. Alors que si l’on prenait le temps d’interroger les proches, de fouiller dans le passé, tout serait bien loin d’être aussi noble que le proclament les folliculaires, les speakers et speakerines, Jacqueline Langeais quoi , Yves Mourousi. Grande, immense fatigue de cette répétition sous le soleil – celle des nécrologies, comme des ovations, des médailles, médaillons, des satisfecit, noli me tangere, emballez-moi donc tout ça, oui, et ce poisson crevé dans ces feuilles de choux, en toute actualité, et surtout l’oubli, n’oublions pas l’oubli, et de rafraîchir le présent, si caniculaire en ce moment. Sinon, au total, sommes arrivé à Tarbes, ça ressemble à Pau, il y fait tout aussi chaud.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

10 août 2024

Un peu de tenue. J’essaie. En marchant, en boitillant, par les quais et les rues. Depuis le parking public du Mas-Coullet (anciennement Cayenne Sud) vers la rue Mario Roustan. Pourquoi S. a-t-elle tant besoin d’une si grosse valise ? Les GPS, comme souvent, hallucinent, indiquant un coup vers la gauche, non, vers la droite. Fureurs. C’est un ancien député, Mario ou Marius ; il vaut mieux faire une pause. La chaleur ou l’agacement proche de l’incandescence se fait sentir. Connu pour avoir promulgué la loi sur la mutation par paire chez les fonctionnaires. Bon, encore un effort, ça monte légèrement. Bientôt au 45, pourvu qu’on ne soit pas tout en haut, mais peu de risque ici de trouver sept niveaux. Relu ce matin quelques pages d’Autobiographie des objets de F.B. Obligé de relire certaines phrases plusieurs fois. Comme si une relation se créait entre la marche douloureuse et la lecture, une opacité. Juste à droite du 45, aperçu des peintures très moches au premier regard : grises, boueuses, sans contraste. La jeune femme était en train d’arranger sa vitrine, avec de petites pierres et des panneaux de bois que plus tard je compris qu’ils avaient été peints en Grèce, très moches aussi. Puis N., la jeune femme en question, nous invite à entrer et je me perds en félicitations sur l’aspect brut de ses créations. Je fais mon prof. Quel est donc le vrai et le faux entre ce qui surgit dans l’esprit et ce qui sort de la bouche en toute spontanéité ? C’est à croire… ni l’un ni l’autre, certainement. Visite de Bouzigues, étang de Thau. Longue marche mais bien tenue, moins claudiquant. J’aurais pu prendre des huîtres s’il y avait eu des moules-frites, mais comme non, nous sommes repartis vers Sète sans déjeuner. Descendre enfin depuis la Croix Saint-Clair, par le chemin du pèlerin, un véritable calvaire. J’ai serré les dents, n’en pensais pas moins. La chapelle tout en haut, visitée, ne date que de 1870, mais les peintures, les fresques, sont dans un tel état de délabrement, ça serre le cœur. Et penser aussi à la « va-vite », celle de De Vinci, procédé révolutionnaire qui fit long feu quelques années après. Alors qu’une fresque, comme un livre, au départ, n’est-ce pas fait pour durer des siècles, au minimum ? Pour passer le temps, réécouté un podcast sur Beckett en descendant toutes ces marches dans la douleur. Étrange surtout la sensation désagréable que distillent les diverses biographies, à vous dégoûter des biographies totalement, si ce n’était déjà accompli, bien profondément dans l’inconscient.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

9 août 2024

Lecture de l’Apollinaire de Daniel Oster. « Ce nom qu’on lui a donné, il le ressent comme un NON. Ne se reconnaît pas dans ce tracé étrange qui le désigne tout à fait. S’éprouve comment restant à faire. N’accepte pas les caractères acquis, codes de l’hérédité, empreinte familiale, griffe sociale : tout cela qui ne comble pas sa béance. L’écrivain est toujours le prématuré par excellence, celui qui vient au monde par défaut, gros d’un manqe inconciliable avec la pseudoplénitude de l’establishment qui dit j’existe avant de ( pour ne pas ) se poser la question QUI SUIS-JE ? » On ne parle pas assez de la fatigue quasi immédiate d’avoir à porter un nom dans quoi on ne se reconnaît pas. Aussitôt la pensée du mot affublé surgit. Et, avant la notion d’agrafe de fibule celle d’une fable, une affabulation, un mensonge. La fatigue de ce mensonge, de tout ce qu’implique la convention sociale, le fait d’avoir à porter un nom que l’on ne s’est pas choisi soi-même ou encore un nom donné quasiment par la force des choses, le hasard, même si le hasard fait bien la plupart des choses. Quel verbe convient, recevoir, hériter, être affublé, nommé, c’est un poids contre quoi on ne fait pas pièce consciemment, c’est plutôt une sensation, un léger malaise, un vertige, qui nous entraîne vers la chûte. Comment ne pas être un fantôme si déjà l’éreintement naît d’un patronyme à porter. Le problème est de taille se familiariser avec le son qui nous désigne. Déchirante la déchirure d’un son d’un cri, se scinde en deux, la mère, l’enfant. Se vider d’un côté, remplir un espace de l’autre, la béance se propageant des deux côtés de l’infini. Vite un nom pour la combler. Combler comme boucher, combler comme rendre heureuse, heureux. Chou blanc car la béance ne se comble pas ainsi, l’extase dont on ne sait si elle provient du plaisir ou du déplaisir reste une énigme logée dans chaque portail, chaque squelette, chaque chair. Reste la preuve, l’acte civil, le bulletin de naissance, le livret de famille, preuve d’amour ou de haine qu’importe, preuve ne valant qu’au regard d’un monde dont la préoccupation principale est de combler les décombres, de colmater les fuites, les égarements, d’être un monde décidé par une poignée imposant sa règle au plus grand nombre. C’est par la fatigue, l’éreintement, que voici les rivages de l’insupportable, les sommets du pire, et les envisageant enfin qu’ils nous en délivrent, voici donc l’alchimie. La fatigue trouvant ainsi à terme -sans doute, sans doute possible, sans qu’il ne réside plus le moindre doute, la plus solide de ses raisons ou de ses causes. J’ai pensé que je pourrais faire un livre assez honnête de tous les fragments écrits à propos du seul prologue de ll’atelier anthologie. C’est comme dans cette histoire, cet homme qui s’en va pour réciter le Notre Père et qui s’arrète soudain pour méditer sur le mot notre et père, qui ne peut se rendre plus loin avant d’avoir résolu l’énigme du commencement, du balbutiement, d’une prière. Poétique, sans doute un peu trop. La poésie n’est pas requise, elle ne fait pas sérieux. S’enfoncer dans les livres sur la trace du Roi, par la phrase, le son des mots, recouvrer ainsi non pas un nom digne de ce Non, mais ce fantôme bien plus présent soudain que toute présence tout autre corps palpable ou chair. Une familiarté peu à peu quand on pénètre l’énigme à tâtons qu’on s’y enfonce ensuite, découvrant un lieu, un espace, un habitat, un foyer. Pierre Michon, l’année dernière encore me paraissait si artificiel, mais c’était sans compter l’exploration de ses phrases dans lesquels je m’engage à nouveau comme si toute une année de solitude acharnée m’avait débarasser d’entraves, d’un moi gênant, ce moi affublé du nom de l’état civil.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

8 août 2024

Je reprends le cours du journal au jour le jour. Ce qui, en l’écrivant, n’a pas de sens, je m’en rends compte. D’abord parce que cela n’a sans doute rien à voir avec un journal. Ensuite parce que je n’ai pas envie de m’interroger sur ce que c’est, ce que ça pourrait être. Il y a encore un effondrement après plusieurs autres. Comme ce jeu de poupées russes. En arrosant les plantes, je reste fasciné par un surgissement de jeunes pousses d’une couleur prune au sommet du rosier, celui qui nous a offert ces magnifiques fleurs jaunes cette semaine. J’arrosais donc tout en pensant certainement à ma vie, puis le flux s’est brusquement interrompu devant ces toutes petites pousses, cet effort de la plante à se perpétuer. Je dis effort, mais ce n’en est probablement pas un. Peut-être n’y a-t-il même pas une sensation, un mot qui pourrait décrire cette production de nouveautés, du point de vue de ce rosier. Dans une immanence, la plante se perpétue, se dilate ou se contracte, se dessèche et meurt ; cette idée de la mort et de la renaissance, encore une fois, m’appartient. J’aimerais m’en défaire. Être une plante parfois, un arbre, ça m’aurait énormément plu. Mais je n’ai pas choisi cela ; à l’origine, j’ai voulu expérimenter l’être humain. Pas déçu. Enfin si, souvent, mais cette déception appartient à l’humain, pas à cette chose capable de choisir en quoi elle désire s’aventurer. Sans doute, voici ce à quoi je pense sitôt l’ayant écrit, ai-je parfois honte de ce genre de phrase, de propos, de rêverie, de pensée, et les tais, n’en parle jamais. Sans doute cette honte s’accompagne-t-elle, naît-elle d’une fatigue – toujours la même, ai-je la sensation – de constater à quel point le monde de mes contemporains semble hermétique à de telles pensées. C’est une fatigue devenue familière avec le temps, une récurrence, autant que ces gens que l’on a l’habitude de croiser dans la rue d’une ville, toujours les mêmes étrangement quand on emprunte le même trajet, quand on s’aperçoit des rythmes, des rituels, des habitudes qui font tenir ensemble la ville, les gens, la rue, les magasins devant quoi l’on passe – non sans éprouver l’espoir ou l’inquiétude que tout puisse d’une seconde à l’autre changer, ne plus être pareil, se métamorphoser – sans que rien justement ne change. Et cet étonnement qui nous traverse comme une sensation fuyante, tellement subtile, que rien n’a changé, que tout pourrait se maintenir ainsi autant qu’on le veut, ou pas. Et pourquoi voudrions-nous que quoi que ce soit se métamorphose, que quoi que ce soit ne change pas ? Est-ce vraiment un désir nous appartenant ? Car il apparaît soudain que c’est le désir seul le plus important et peu importe nos choix, les siens, le cheminement dans lequel nous le conduisons, l’accompagnons, changement ou fixité, tout lui va dirait-on. Et comme tout lui va, le sentant, nous voici soudain en marge de celui-ci, spectateur ou badaud. Et il semblerait alors que s’explique quasiment tout ce que nous nommons la nature ainsi ; aussi bien la pierre, l’arbre, les animaux et les hommes, des fréquences visibles où s’est arrêté pour on ne sait quel motif, le désir. Et l’on n’imagine même pas qu’il puisse y avoir des fréquences auxquelles nos yeux, nos sens, n’ont pas accès, pas plus qu’à la nature fondamentale de ce désir. Enfant, il me semble qu’on est d’autant plus proche de ce désir qu’on ne sache l’exprimer. Plus nous pénétrons ensuite dans le labyrinthe du langage, dans le monde ne se réduisant plus qu’à des concepts, des sentiments balisés, des choses, plus nous nous éloignons de ce désir brut et celui-ci s’entoure d’une violence, enfin d’une sensation douloureuse quand on y songe encore. La douleur provenant d’une séparation en train, en ce moment même où l’on se souvient, de naître à nouveau, de se répéter infiniment, et nous revivons aussi la fin, la mort de s’en découvrir à terme séparé. Hier nous avons appris avec une grande tristesse la disparition de S. C’est F. qui nous a envoyé un SMS pour nous l’apprendre. Voici ce monde. On entend une notification, on touche l’écran du smartphone de l’index, on compose un code, l’écran de veille servant aussi de gardien s’évanouit et la mort s’affiche dans un laconisme effrayant, un nombre limité de caractères. L’occasion de vérifier encore à quel point un événement si réel, voire même l’événement le plus réel de tous, notre mort ou celle d’un proche, traverse l’espace devant nos yeux ébahis sans que nous n’ayons accès à sa solidité, sans qu’elle ne soit presque aussitôt rangée dans la catégorie des faits divers qui nous assaillent de toute part, et que nous désirions nous en préserver surtout de la même façon que nous avons appris à nous protéger de l’information en général, en la banalisant aussitôt, en nous engouffrant dans le réflexe du zapping, comme s’il suffisait d’appuyer sur le bouton d’une télécommande imaginaire désormais pour surfer – c’est le terme adéquat – sur la vague constituant l’ensemble des événements de nos vies. Avec au final une sensation de médiocrité qui serait l’unique résidu d’une bonne conscience rongée jusqu’à son trognon. Car ce qui nous empêche à cet instant de penser à D., le compagnon de S., et non seulement d’y penser mais d’empoigner le téléphone, de composer son numéro, de lui dire de vive voix « j’ai appris la nouvelle, nous sommes de tout cœur avec toi », nous ne le savons pas. Une gêne, ce sentiment qui surgit presque immédiatement comme prétexte nous attire, nous nous enfonçons à l’intérieur de cette gêne comme en quête d’une habitude confortable dont rien, absolument rien, ne saurait à cet instant précis pouvoir nous déloger. Et c’est de nouveau la honte, cette découverte de ce manque d’élan, de naturel, d’empathie, de communion, qui nous transporte à nouveau vers la fatigue, ce lieu qui s’approche de l’idée même de néant, où le désir, quel qu’il soit, nous a abandonné.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

7 août 2024

Bientôt 365 jours, dans vingt-cinq jours, une petite révolution parmi tant d’autres. En toute discrétion. Durant toute cette année, je n’ai pas cherché à me lier, à partager, à échanger. J’ai écrit jour après jour ici et parfois aussi dans le blog du TL, n’ai pas fait de commentaires, n’ai pas répondu la plupart du temps à ceux reçus, sauf par mail, et tout à fait ponctuellement. Je me suis enfoui très profondément vers quelque chose que je ne peux plus nommer « moi ». Ça dépasse la frontière exiguë de cela, le soi, le ça, tous ces petits mots qu’on a l’habitude d’user jusqu’à la corde, pour un rien. Qu’est-ce qui se modifie alors dans cette descente ? Pas moi, pas ça, l’écriture seule. En revenant en arrière sur ce dernier atelier « anthologie », ce qui est étonnant, c’est la rapidité avec laquelle la proposition de départ s’efface pour ne plus laisser que les textes. En revenant en arrière, en réécrivant les premières propositions, j’ai un mal de chien à me souvenir, même en revisionnant la vidéo, en relisant les documents d’appui. C’est perturbant. Comme si la mémoire ne suivait pas, ou plutôt suivait un cheminement parallèle. Ces propositions sont des impacts sur le réel, celui de l’instant où l’on s’y trouve confronté, puis les ondes s’agrandissent, se dissipent et il ne reste que fort peu sinon rien de cette sensation pourtant d’apparence si réelle qu’on éprouvait à cet instant de la rencontre. C’est même pire que ça, à la relecture, on s’arcboute pour ne pas revivre le même instant, on éprouve la nécessité de ne pas entrer dans une répétition, de chercher une autre issue. Ici, toute la difficulté encore une fois à se relire, à se trouver confronté à l’insupportable, à une notion où l’étrangeté et la familiarité se confondent avec l’insoutenable. Car passée la naïveté de l’autoflagellation, du manque d’affection envers soi ou les autres, la présence est là, indéniable. Une phrase qui cherche son équilibre avant de devenir texte, un brouillon où tout se trouve jeté pêle-mêle, et déjà l’audace d’avoir jeté pêle-mêle nous aura épuisés. Déjà, on pensera tenir quelque chose en évaluant ainsi la fatigue que ce brouillon aura produite. Or ici, la fatigue ne sert qu’à se rassurer, à rester sur un seuil. On sent tout à fait bien avec la répétition qu’elle n’est qu’un prétexte, un réflexe. Sauf que l’amour manque, on se fatigue d’autant plus que cette absence devient de plus en plus tangible. Et il ne suffit pas d’empiler les mantras, les mots d’ordre, pas plus que les remords, les regrets. Dans cette voie si commune, tant de fois empruntée – les prières – pas plus. Non, quelque chose de plus proche encore, un arbre mort, sec à cœur, proche d’être réduit en poudre, cette image-là. Et soudain, le contact d’un oiseau sur une branche et tout repart. Je veux dire c’est d’un autre amour qu’il est question, une autre aspiration, que seul le presque rien peut produire, et qui rend soudain toute manifestation autre que ce presque rien immédiatement ostentatoire, fausse, haïssable. Et bien entendu, rien de tout cela ne saurait exister à l’extérieur de soi avant d’exister d’abord en soi. Deux quêtes se confondent donc à la fin : l’amour et l’humilité, et qu’on ne peut réaliser qu’en suivant des sentiers haineux, désespérants, vaniteux, jusqu’à les épuiser entièrement. Tant qu’il y a de la fatigue, c’est le signe que l’épuisement n’est pas encore totalement atteint, le désert n’est pas traversé, la forêt reste touffue. S’il n’y a au bout la joie, une respiration profonde, le sentiment du libre, c’est qu’on n’a pas encore atteint le but. Bien sûr, encore faut-il accepter l’enfance toujours vive, refuser l’image fausse de l’adulte, celle-là même que l’enfant d’hier aura extraite de sa propre incompréhension, de sa douleur, de son désespoir pour être en mesure de survivre à celles-ci. « J’ai cherché, » dit l’homme fatigué, « moi je trouve, » dit l’enfance retrouvée. Au-delà de ça, le monde reste ce qu’il est : effroi et merveille en perpétuelles métamorphoses. J’en suis comme je n’en suis pas, particule bénéficiant des qualités des ondes, apparaître ou disparaître selon l’observateur. Il y a bien un observateur, parfois c’est moi, parfois c’est toi, il, nous, vous, ils. Tout le monde et personne se confondent dans observer et ne rien voir. Sans doute parce que nous confondons. Parce que la confusion est tout ce qu’il nous reste de notre désir d’unité, comme la fatigue est le résidu de toutes nos joies rêvées. Plisse les yeux, gomme les détails, le superflu, trouve l’équilibre. Le leitmotiv. La structure. Le corps. Fatigués, les yeux mi-clos du corps ne construisent pas un corps, ils le trouvent en réalité. L’expression le roi est mort vive le roi exprime la double nature du corps du roi, terrestre et souveraine. Cette expression date de 1515 lors de l’enterrement de Louis XII. Pierre Michon a écrit un essai portant comme titre « le corps du roi », inspiré d’une étude sur Beckett et qui consise en une méditation sur une photographie de celui-ci. D’autres textes suivent sur Flaubert, Faulkner, Dante, Shakespeare, Hugo, et débouchent sur la théorie du double corps du roi : d’une part l’écrivain idéal et comme intemporel, d’autre part le corps tel qu’il apparaît. En un mot, il s’agit de mettre en avant « l’idée que les écrivains appartiennent, au-delà du temps terrestre, à un même corps : celui de la littérature. Cette idée est, dans le même temps, contestée » Rien à voir avec ce que nous offre le pouvoir politique aujourd’hui où la devise serait plutôt après moi le déluge. Donc en un seul et même temps cette observation , l’extraordinaire de voir toute la putréfaction la décomposition à l’oeuvre d’un corps terrestre ou politique ou social et de percevoir via la lecture et l’écriture un autre corps se survivant à lui-même, une continuité presque un horizon, un infini produit par l’accumulation successive des fatigues. Dans sa méditation sur la photographie de Samuel Beckett, P.M évoque le fameux noli me tangere ( Ne me touche pas – Phrase que prononça le Christ ( curieux qu’elle soit transmutée en latin) à Marie-Madeleine lors de la Résurrection) Lu dans Corps du roi de P.M ce passage sur les boiteux « Les boiteux, les bancals, les banban, scandent souvent de leur rythme sommaire les œuvres parfaites, l’Achab de Melville, le Long John Silver de Stevenson, la mère du narrateur de Mort à crédit. Il me semble qu’il y a aussi une patte folle dans La Recherche, peut-être Charlus. On entend ce rythme risible, mais qui serre le cœur, on l’entend énoncé en phrases parfaites, on l’entend bousiller en douce la phrase parfaite : dans les vaticinations d’Achab, dans les grands imparfaits de Flaubert, les grands ternaires, la ronflette où le style tourne comme sur un tour, on entend soudain cette castagnette à deux temps qui est un bout de chair humaine greffé sur du bois mort. On éclate de rire. Le pas du banban scande Madame Bovary. Dans ce pas le style fuit, le corps apparaît.« Illustration : Représentation d’Othon II dans une mandorle, miniature de l’école de Reichenau, Aix-la-Chapelle, vers 975. Cette miniature de l’Évangile est commentée par Kantorowicz dans Les Deux Corps du roi, chap. III, §2 « Le frontispice des évangiles d’Aix-la-Chapelle ».|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

6 août 2024

Je suis un corps, un corps qui m’habite autant que je l’habite. Il n’y a pas de frontière entre ce corps tangible et l’illusion de ce « je » qui croit l’habiter. Nous ne faisons qu’un, mais savons-nous réellement ce que nous sommes ? Mon corps est lourd, pesant, pataud, chaque mouvement une épreuve. Parfois, une nostalgie sourde m’envahit, rappelant un temps où ce corps était plus léger, moins douloureux. Une nostalgie apparemment vaine, ne servant qu’à des comparaisons inutiles. Puis-je vraiment m’évader du corps présent pour m’abandonner au fantasme d’un corps ancien ? Ce n’est plus le même corps, cela ne signifie rien. Pourtant, le fantasme et la nostalgie persistent. Dans ce souvenir imaginaire, c’est lui qui envahit tout le présent, tentant d’effacer une difficulté passagère, tel un baume apaisant. Elle se lève, sans craindre le ridicule, et me montre comment détendre les fascias. Il faut joindre les mains, se contorsionner, et cela est censé soulager. J’hésite entre le rire, réflexe pavlovien, et les larmes, signe de mon incapacité à m’unifier. Depuis, je la surveille d’un œil, craignant qu’elle ne se lève à tout moment, fasse un geste étrange, bouleversant toute ma conception du monde, m’enfermant entre le rire et les sanglots, tel un insecte épinglé sous verre. Je doutais de ses motivations. J’aurais préféré qu’elles soient claires, limpides, qu’il s’agisse d’un acte gratuit, mais je ne crois plus à la gratuité des actes. Elle me donnait pour recevoir en retour, et cette idée m’a obsédé tout l’après-midi. Que pouvais-je bien lui offrir en échange ? Puis, je me suis rappelé qu’elle était là pour un stage de peinture, qu’elle m’avait payé dès le début de la séance. Je n’aime pas recevoir de l’argent au début, cela me donne l’impression qu’on se débarrasse d’un fardeau. Je préfère être payé à la fin, presque sur le seuil, comme un dernier échange. L’argent sert probablement à cela : je te paie et nous sommes quittes. Mais payer d’avance me semble suspect : je te donne de l’argent, à toi de jouer maintenant. Et que penser si elle se lève pour me montrer comment détendre mes fascias ? Elle en aurait pour son argent, non ? Je suis toujours étonné de voir des gens croire que je sais quelque chose en peinture, une croyance désormais bien ancrée. Plus je les vois y adhérer, par un étrange phénomène de vases communicants, moins j’ai la sensation de savoir quoique ce soit. C’est peut-être pour cela que j’échoue toujours à atteindre mes objectifs. Échouer ouvre une porte dans l’illusion, le rêve ou le cauchemar, une porte par laquelle je peux m’évader. Mais qui s’évade, je l’ignore. Cette image du ressort me hante, un ressort que l’on compresse sans fin, attendant qu’il se détende enfin pour m’expédier hors champ. [Ajout du 2 août, 6:16] L’utilisation de l’intelligence artificielle pour créer des images, au final, grande déception, mais dont on peut tout de même se féliciter tant il fut facile de songer qu’une machine puisse, d’une simple commande, faire les choses à notre place, aussi humainement, c’est-à-dire avec toute la maladresse, l’imperfection qui nous caractérisent justement. Ce qui ici est risible, c’est cet espoir surtout qu’on puisse se débarrasser de cette maladresse, de ces imperfections aussi facilement, c’est-à-dire sans en avoir pris la véritable mesure, celle de notre humanité, ou de ce qu’il en reste. Ce que l’on peut voir, c’est à quel point il existe désormais une uniformité de ces images artificielles. Elles ont toutes ceci en commun de se ressembler, c’est bien cela qui saute aux yeux, leur aspect artificiel, pour ne pas dire superficiel. Mais pas beaucoup de différence avec tout le reste, c’est-à-dire il suffit d’ouvrir les réseaux sociaux, de lire les fils d’actualité, on verra que les mêmes nouvelles, les mêmes pensées, se propagent exactement avec autant de superficialité, dans une uniformité algorithmique, mathématique exténuante. Ce qui fait surgir presque aussitôt au bout de cette série de pensées l’image d’un personnage étrange venant du plus profond du folklore, une sorte de chaman clown portant un étrange costume bigarré, un être dont la fonction est de réactiver l’insolite dans ce monde qui ne tient que par une croyance à l’uniformité, à la norme, au standard. [Me vient encore quelque chose à l’esprit. Jusqu’ici, je relis les textes à venir, mais il ne me vient pas à l’esprit de vouloir réintervenir sur les textes déjà publiés. Encore que ce ne soit pas totalement vrai. Par exemple, j’ai créé à partir des articles de mes deux blogs un énorme fichier texte qui les compile. Sauf que je ne sais rien faire encore de cette énormité. Parfois, il m’arrive de l’ouvrir, de relire, et les bras m’en tombent ; je suis face à un objet insolite, comme si je n’en étais pas l’auteur, quelque chose qui m’est au final totalement étranger, et je me dis alors, de quel droit t’approprierais-tu cela et, pire encore, de quel droit le modifierais-tu, le corrigerais-tu ? C’est aussi une forme de fatigue de comprendre que ce que nous pensons faire en toute conscience au moment où nous le faisons, s’éloigne de nous, devient à ce point étranger quelques semaines, mois, années plus tard. Cette fatigue provient du fait que nous rêverions de maintenir une sorte de cohérence, d’unité vis-à-vis de nous-même, que cette unité ou cohérence, nous en avons à l’origine une sorte d’a priori, une image mentale rêvée et que celle qui surgit au final, à la relecture, n’a rien à voir avec ce que nous en espérions. Mais sommes-nous si clairs avec nos espérances ? Est-ce que ce sont vraiment les nôtres ou bien ne sont-ce que des clichés, des mots d’ordre, des injonctions provenant d’un extérieur ?|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

5 août 2024

…Souvent, le mercredi soir, lorsque je rentre fourbu à la maison, je n’allume pas le plafonnier de la cuisine. Je préfère traverser la pièce pour parvenir jusqu’au piano et appuyer sur le bouton de l’éclairage de la hotte. À cet instant précis, une sensation de bien-être m’envahit. Cette lumière, tombant doucement sur les fourneaux, semble bien plus chaleureuse que celle du plafonnier. Peut-on à bon droit nommer chaleureuse une lumière ? Si elle est nommée ainsi, c’est qu’elle en évoque d’autres, en d’autres temps. Aussi loin que je puisse me rappeler, je n’ai jamais eu de goût pour les éclairages trop crus, trop violents. Je leur ai toujours préféré ce que l’on nomme les éclairages tamisés. Une petite lampe posée dans un coin de pièce, installée sur un guéridon ou une commode, et tout de suite, on peut se croire dans une intimité avec soi-même et les lieux. J’aurais certainement apprécié vivre à une époque sans électricité, toute emplie de pénombre avec des îlots de lumière rassurants. Je l’ai fait d’ailleurs. Parfois, il m’arrive de me dire que je n’en ai pas suffisamment profité. Je n’ai pris aucune note de ces moments si particuliers qui préparent l’écriture, lorsque l’agitation du monde et de la famille reflue pour laisser place à une forme d’inquiétude, la seule véritable quiétude que je connaisse. À ces moments, l’attention flotte et se pose sur les lumières, sur une ambiance, sans vraiment rien distinguer ou analyser. On se sent glisser peu à peu, entraîné vers un non-lieu regroupant toute une foule de lieux dans lesquels on a vécu, en rêve, probablement autant qu’en réalité. En outre n’est-il pas pertinent de penser que l’on regarde tout cela et soi-même à travers un prisme. Je ne savais pas du tout comment aborder la proposition d’écriture de ce jour. Je reviens tout juste de Lyon où j’ai assisté à un spectacle de chansons à texte dans l’amphithéâtre des Trois Gaules. Ce fut une bien étrange soirée, un spectacle en plein air, en premier lieu parce que nous nous apprêtions à essuyer la pluie qui n’est finalement pas venue. En voyant les amis chanter, je ne les reconnaissais plus. Leur son si bien posé et sans micro m’étonne encore. Ainsi, on connaît les gens depuis des années et il suffit d’une sorte d’entre-deux atmosphérique pour les redécouvrir dans une éclaircie. L’orgue de Barbarie débitait sa musique de jazz et eux chantaient, clamaient, déclamaient, et nous, spectateurs, battions très sincèrement des mains. Cela me fait penser à ces cérémonies où les danseurs s’affublent de costumes et de masques, incarnent un personnage mythique et, au bout du compte, le deviennent. Ils le deviennent parce qu’à cet instant précis, nous ne disposons d’aucune preuve tangible pour nous assurer qu’ils ne le sont pas. La lumière déclina doucement, d’autres lueurs artificielles prirent le relais, le spectacle battait son plein quand un ange tendit une plume à un de mes amis qui semblait passer par là par hasard. « Si tu trouves quelqu’un qui croit à ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste », disait le texte, et aussi bien sûr si l’on accepte le fait qu’il s’agisse d’une plume d’ange. J’avais prêté mon sweat à P qui était venue ici bras nus. Je l’ai vue repartir seule un peu plus tard, elle avait une bonne avance, peut-être deux ou trois cents mètres et, en la voyant marcher dans les rues en pente, elle ne se réduirait bientôt plus qu’à une petite tâche claire, sautillante, et j’ai eu comme un flash, une poupée cabossée, presque désarticulée. Le bleu de la nuit l’avala vers la rue Sainte-Catherine, tandis que nous obliquions vers les quais. Le fleuve flamboyait, Fourvière, ocre, blanche, dorée, en imposait sur la colline de l’autre côté de la rive. Des types passaient avec des bagnoles hors de prix toutes vitres ouvertes musique à fond, agressifs. Au volant, j’ai mis les écouteurs pour ne rien louper de la proposition.d’écriture de ce jour. Je m’aperçois que j’échange machinalement des messages avec les autres automobilistes. Pleins phares, feux de croisement, pleins phares, certains jouent le jeu, d’autres non. J’ai ouvert la porte-fenêtre qui donne sur la cour, je cherche la chatte. Il a dû bien pleuvoir car le carrelage est bien mouillé. Pas de chatte. J’ai éteint la lumière de la hotte, j’ai attendu que mes yeux s’habituent à l’obscurité puis je suis monté. Je suis resté assis sur mon fauteuil quelques instants. La maison était silencieuse. J’ai encore attendu un peu pour voir si je n’entendais pas la chatte miauler dans la cour ou sur un toit. Comme il ne se passait rien, j’ai appuyé sur la touche Entrée du clavier, l’écran de connexion est apparu avec son fond sombre, j’ai entré mon mot de passe et la luminosité de l’écran m’a jailli au visage comme quand on sort du ventre de sa mère, cette solitude-là… …le mercredi soir on rentrait fourbu. Les autres jours aussi mais on aurait pu lui faire avouer sans difficulté qu’aucun n’était de taille avec le mercredi soir. Le mercredi soir était un gros diamant brut. Il fallait se dire pour se sentir de taille, que l’on était suffisamment fort, il fallait ajouter souvent les mots grand, invincible, en pleine possession de la totalité de ses moyens, sinon ça n’aurait jamais pu suffire. On se serait effrité, on n’aurait pas tenu, le mercredi soir aurait très bien pu nous laisser sur le carreau, nous anéantir, il suffisait d’y penser le jeudi, à rebours, ou bien le mardi d’avance pour que l’on sente tous les pores de l’épiderme frémir. Les pores de l’épiderme sont trés réactifs à l’imagination, comme au souvenir. …Il aurait voulu certainement dire » quelque chose de cette fatigue inouïe s’il n’avait pas été fourbu. Il se serait dit à lui même de nombreuses choses pour lutter contre cette puissante fatigue. Il aurait fait comme shérazade face au sultan, il se serait raconté pas mal de petites histoires à dormir debout pour pas que la fatigue l’annule, le biffe, le balance à la décharge, le piétine, l’étouffe, le tue. Il résistait assez bien les autres jours, le mardi un peu moins en prévision du lendemain, et le surlendemain en raison des terreurs de la veille. … Il se demandait si cette maison était à lui, il en possédait une clef mais ça ne voulait rien dire. On pouvait tout à fait avoir une clef et avec cette clef ouvrir une porte, rien ne stipulait qu’au delà de cette porte on pouvait être tranquille, s’imaginer des pénates, être enfin tranquille. Enfin on lui avait fourni une clef et aussi l’illusion d’un chez soi. Presque tous jours de la semaine il pouvait s’en donner à coeur joie, seule la fatigue du mercredi soir le faisait douter. ..il se racontait des histoires pour ne pas pénétrer de plain-pied dans l’effroi ou la désespérance. Ce soir là il aurait assisté à un spectacle, ce n’était pas un mercredi soir, c’est ce dont il se souvenait soudain en traversant la cuisine dans l’obscurité. On aurait pu dire quelque chose du spectacle pour passer le temps, passer un cap, temporiser un peu. Mais on s’était abstenu. On s’était contraint. Bien que fatigué il restait encore en soi un peu de ce côté bravache. Tu es un bonhomme ou quoi ? …la musique de l’orgue de Barbarie continuait à jouer dans son sang, mais il ne dansait pas pour autant. Il s’accrocha un instant à l’idée d’une tranche de jambon qui le lâcha sans crier gare. … il ne voulait pas trop rapidement céder à la fatigue, d’accord on était mercredi soi, d’accord c’était le pli qu’il avait pris, il en était froissé un peu de s’en apercevoir. A quel point on subit les habitudes que l’on s’invente, a quel point la bave sort des babines sitôt prononcé le mot tranche, le mot jambon, à grand flot quand c’est toute la locution. Il résolu d’attraper un tabouret et de s’assoir pour observer sa fatigue, laissant la porte du frigo close, il tenta même de changer la chronologie de la semaine, après tout on aurait très bien pu être dimanche soir. ça changerait quoi. … les autres habitants ne l’accepteraient pas. Ils insisteraient. Le mercredi n’est pas un dimanche. Les autres habitants avaient des règles strictes. C’était comme ça, on avait du mal à imaginer qu’on puisse les changer. C’était aussi difficile de penser qu’on puisse changer les règles ici que d’imaginer que les riches paient plus d’impôts pour une meilleure justice sociale. C’était difficile mais si on voulait se laisser une petite chance que les choses changent, il fallait s’asseoir posément sur ce tabouret. Et ne pas lacher la fatigue du mercredi soir de l’oeil. … Que les grandes entreprises versent 25 % de leurs revenus à la collectivité était-ce si saugrenu tout autant. On pouvait rester encore un peu assit là en pleine fatigue à se le demander. Et à peser le pour et le contre sur tous les mensonges que l’on n’avait cessé de nous raconter sur le sujet. … s’ils partent, on les fera payer pareil. Vous savez les américains, s’ils sont nés aux Amériques, et qu’ils partent une semaine après, c’est toute leur vie qu’ils paient le fait d’être américains au fisc américain. … et l’on cherchait à résiter, spécialement le mercredi soir, c’était une sorte de jeu, comme d’autres vont le soir au théâtre au cinéma, au bordel, se pendre, on pouvait passer le reste de la soirée le cul sur ce tabouret, à se demander, à résister. Jusqu’au moment ou non on ne pouvait plus rien faire, plus rien dire. Jusqu’au moment où l’on se disait demain est un autre jour, il faut aller se coucher.|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | août 2024

04 août 2024

Chaque jour un petit ébranlement, quelque chose s’érode. Au début on accueille la nouvelle avec chagrin, on cherche à s’accrocher. Fabrique de la nostalgie. On s’embourbe. Une distance se creuse. Un écart. Cela peut prendre un certain temps avant qu’on ne change de point de vue. Est-ce du temps perdu ? Y a t’il vraiment du temps à perdre, du temps à gagner ?Le grand effroi provoqué par la nouvelle que le saint-homme put-être dans le même temps un satyre pourrait bien avoir quelque chose de risible.Ce rire là est terrible, il appartient encore à l’écart. Et en même temps sans l’écart comment voir ?Ceux qui manipulent la pensée ont tout avantage de nos tristesses, de nos découragements, mais il ne peuvent rien contre ce rire. Ce rire dans lequel nous perdons toutes nos illusions comme nos chaines. Le 31 juillet je relis ça, comment le raccrocher à la fatigue, à la continuité de cette fatigue, au flux incessant de toute fatigue. C’est que le sentiment de culpabilité, de honte, de regret, de remord, encore bien présent m’empèche. Un sentiment m’empèche toujours. Peut-être est-ce une cause possible de vouloir rester sans coeur. En même temps qu’on ne le peut. On voudrait d’un côté et de l’autre ça résiste. Il y a donc bien une ou plusieurs formes antagonistes ici, une figure. Une gueule cassée. Ce qui me ramène en 14. A la fréquentation de tous ces vieillards qui vivent autour de moi, partis cette année là fleur au fusil. Les boches feraient pas long feu, on reviendrait vite, à temps pour les récoltes. Dans quel état ils sont revenus, il fallait voir, et encore à mon âge je ne voyais pas tout, seulement l’absence de bras, de jambes, les difficultés respiratoires, la fatigue écrite en lettres grasses sur leurs visages. Ils en avaient eu pour leur fatigue. Ils avaient épuisé les vieux concepts de vaillance d’héroïsme, d’endurance, de répétition, ils en étaient revenus secs comme des coups de trique, déssechés jusqu’à la moelle, avec des regards vitreux. Ce qui n’a pas empêché que quelques vingt-ans après ça recommence, ainsi la der des der n’aura pas été la dernière, il leur en fallait toujours d’autres, toujours plus, et c’est encore loin de se terminer au jour d’aujourd’hui. Quelle honte pour l’humanité. Ce sont des guerres que l’on devrait résoudre à l’intérieur qui sont ainsi projeté vers l’extérieur. A cause de la fatigue, c’est forcément encore elle la responsable, ça se voit maintenant comme un nez au milieu de la figure. La fatigue du capitalisme quand il n’a plus d’autre issue que la guerre. Parce qu’il se refuse à toute autre possibilité, il sent qu’il risque de trop y perdre, de ne plus se reconnaître. En revanche la répétition fait qu’on les reconnaît bien ceux qui tirent les ficelles, on les voit avec une éblouissante clarté. Sauf que je me suis entraîné de longue date, je sais voir le soleil en face sans être perturbé, sans me laisser intimider, sans me soumettre. Tu essaies de te donner un peu de coeur à l’ouvrage mais dans le fond est-ce que tu y crois vraiment, n’as tu pas déjà dépasser les bornes de ta fatigue, tu essaies encore de te débattre dans quelque chose, regardez tout le remblai que j’en sors, regardez-moi ça, comme j’ai creusé profond la terre, comme j’en ai une paire, comme… C’est possible, tu as peut-être raison, j’ai peut-être encore besoin d’une bougie de préchauffe, je suis du genre diesel, finalement il faut bien que je l’admette. j’aurais cette tendance très 19 ème à tenter de flanquer des pelletées de charbon dans la chaudière, de faire chauffer la locomotive. Alors que l’ère du feu est révolue l’ardeur est révolue. Nous voici parvenus dans d’autres fatigues, dans l’ère du bug, du fps, de la ram, la fatigue liée à l’obsolescence des cdroms et des ordinateurs, autre manière de classer les fatigues, si tu n’es pas riches tu n’as pas assez de puissance de calcul, pas assez de mémoire vive, pas de Mac, pas de keyboard gamer. Tu es encore en retrait par rapport à cette modernité de la fatigue, celle aussi des fils d’actualité des reseaux sociaux. Tu t’es laissé entraîner par le mouvement c’est vrai, mais jusqu’à un certain point, est-ce l’âge, une certaine forme de sagesse, de lucidité, la fatigue qui t’a fait te déconnecter de ce monde si fatiguant à force de bavardages, à force d’être résolument virtuel et factice. Est-ce que parfois tu ne regrettes pas un peu de participer au mouvement général. Oui cela m’arrive, comme il m’arrive aussi parfois d’avoir envie de fumer encore une cigarette ; Mais je me suis inventé une stratégie pour lutter contre cette hypnose de l’envie. Le mot TAXE surgit presque aussitôt et le dégoût qui l’accompagne. Il faudrait encore ralentir. Je le sens, ça va encore bien trop vite. Peut-être que le fait de relire chaque phrase, d’étudier les mots de chaque phrase et d’attendre un peu avant la suivante, pourrait m’aider, s’enfoncer dans ce lieu encore plus que représente la phrase où son recoin, le mot. D’où une compréhension plus claire de ce dont ne cesse de parler F. Comment une fiction peut dépasser la réalité à force de précision, de détails, non pas pour décrire mais pour submerger quelque chose en soi, chez le lecteur, pour lui faire toucher du doigt toute l’ambiguité qui ne cesse de résider entre la chose en soi, la chose vue depuis le dehors, depuis le dedans, et au bout du compte sa disparition presque quasi totale à la fin. Comme lorsqu’on on pense avoir aperçu un éclair dans le lointain, la nuit, alors qu’au dessus de soi, aucun nuage n’est visible. 2 aout 5:51. Je relis et il faut encore que j’en rajoute. Pour aller jusqu’au bout d’un autre genre de fatigue, la fatigue du don. Je me souviens, déjà enfant, ce n’était déjà jamais assez, même après avoir donné ma chemise, je crois que la pensée de donner ma peau, ma chair, mes os continuait à me hanter ainsi que cet obstacle, l’impossibilité de le faire, comme si ce n’était jamais assez, jamais suffisant, comme un défaut d’accomodement de ce que signifient vraiment les mots échange, valeur, prix à payer, marchandise, amitié, amour. Comme si tout était finalement déjà perçu comme marchandise, très tôt, précocement. Si j’avais pu alors me débarrasser de moi dans le prix d’un échange, si j’en avais eu la moindre possibilité, je n’aurais alors pas hésité à le faire. En contrepartie qu’on m’aime un tout petit peu, pas grand chose, une parole vraie, que je sentirais au moment où elle serait prononcée indubitable, irrévocable, ou un geste. Or tout n’était jamais empreint que de fausseté, quelque chose m’en avertissait presque simultanément, malgré tout mon désir, tout mon allant, toute ma volonté de m’illusionner, à inventer des merveilles. L’horrible, l’effrayant, le décevant arrivait ventre à terre dans cette simultanéité de l’échange. Peut-être parce que justement ce n’était jamais autre chose que de l’échange. De là est-il honnête de penser que, soixante ans plus tard je sois aussi crévé par toute notion d’échange, bien possible. Et surtout interesse toi à la manière dont tu règle le problème de cette fatigue là, par le don, par tout le déversement d’encre ( virtuel puisqu’il ne s’agit plus que d’une sorte de bruit numérique) chaque matin. Illustration recto verso carte postale appartenant à la famille ( 1910)|couper{180}

Essai sur la fatigue

Carnets | juin 2024

13 juin 2024

Je perds de la distance. L’emploi du temps, peut-être parce qu’il n’est qu’employé, pèse sur les nerfs. En notant les dates de réception des classes à la médiathèque sur l’agenda, j’ai peur de me tromper. Je déteste écrire ces événements, je fais souvent des erreurs : orthographe des mots, horaires, ou même le mauvais jour. J’ai toujours été ainsi. Mon cahier de textes, de la maternelle au collège, était toujours en désordre. Une résistance futile à tout calendrier, tout emploi du temps. Les marges étaient criblées de gribouillis, envahissant la page et les tâches à faire. Ces gribouillis, ce désordre, cette maladresse, étaient mes armes de résistance enfantine, mais si vaines face à l’Organisation scolaire. J’explique encore trop, beaucoup trop. Hier, lors du discours, je parvins à ne dire presque rien en public, laissant la place au maire et à mes deux collègues peintres. Le ridicule de tout discours se répand dans ma cervelle, comme une gangrène. Sans doute parce que je ne cesse de discourir avec moi-même, en prenant tout le dérisoire de plein fouet. C’est bien de ma faute. Pourquoi chercher toujours au-delà des limites ? Dimanche tout entier consacré au stage sur le monotype, je n’ai pas préparé grand chose. Tant de faire le point avant qu’ils n’arrivent … me dépêche d’aller voter avant que ce ne soit l’heure. Encore un peu de temps. Ce gâchis de papier. Pas voulu y participer. Pris mon bulletin et l’ai fourré dans l’enveloppe avant même d’atteindre l’isoloir. A voté. Belle journée. Je crois que c’est Louise Bourgeois qui aura donné le top de départ. Ses monotypes ont séduit le groupe. Pour le reste le hasard, les morceaux de plastique que j’avais découpés à la hâte, les ardoises que j’ai retrouvées soudain sur une étagère de la remise, et le bloc de papier aquarelle aura fait tout le reste. Nous avons fini les restes du vernissage de la veille. La dernière heure le prétexte d’un goûter parachève la journée. Tout le monde est épuisé. Découverte de M. que G. a conviée. P. quant à lui allait partir encore sans payer, mais je l’ai gentiment retenu par l’épaule. Je n’ai fait aucune photographie des œuvres réalisées, je pense au mot résistance.|couper{180}

Essai sur la fatigue peinture photographie réflexions sur l’art

Carnets | novembre 2023

05 novembre 2023

Je résiste. À m’intéresser à l’actualité. Un événement survient — tragique, obscène, délirant — et soudain, il n’y a plus que lui. Pendant quelques jours. Puis il disparaît. Évaporé. Remplacé aussitôt par un autre, tout aussi tragique, tout aussi insensé. On parle de "flux", mais c’est un viol. Un viol d’attention. Brutal. Il nous dépouille. Il crée un vide factice, qu’il s’empresse de remplir. Encore. Encore. Tonneau des Danaïdes. En focalisant ainsi sur tel ou tel drame — souvent réel, terrible, insoutenable — rend-on le reste, le quotidien, encore plus insignifiant ? Faut-il donc l’actualité pour ne pas mourir d’ennui ? Peut-être est-ce cela, son vrai moteur : conjurer l’ennui. Mais si l’on ne sait plus s’ennuyer, alors plus rien ne tient. Nous devenons esclaves. Drogués. À la dose d’images, de tweets, d’alertes. Il faudrait des écoles d’ennui. Le réhabiliter. En faire un rite. Une discipline. Un art. Une prière. Et l’actualité reprendrait sa vraie place : celle d’un bruit. D’une branche qui craque. D’une pluie sur le toit. Du rire d’un merle. D’un souffle sans cible. Se former à l’ennui pour être réformé par lui. Apprendre à durer dans le changement. À tenir. Illustration : Derrière les poubelles, l’apparition de la Vierge. (Croatie, août 2023.) sous-conversation … encore un… encore un autre… toujours plus… mais où vont-ils tous ?… les drames… les morts… le sang… il sèche… déjà remplacé… mais moi… moi je veux pas… pas encore… pas ce bruit… pas cette violence… et si c’était ça… juste ça… la peur de s’ennuyer… la panique… le vide… alors on saute… sur n’importe quoi… l’ennui… oui… l’ennui… et si c’était là… la clé… l’ennui comme ancrage… comme silence… écouter… vraiment… la branche… le merle… le vent… et là… oui… là peut-être… derrière les poubelles… quelque chose… quelque chose d’autre… de plus vaste… de plus calme… note de travail Il s’attaque ici à un symptôme majeur de notre époque : l’épuisement de l’attention. Non par fatigue, mais par saturation. Trop de faits. Trop de drames. Trop de vitesse. Il nomme cela un viol. Le mot est fort. Il dit la violence invisible de la répétition, du remplissage. Il dit aussi la dépossession. Le sujet n’est plus sujet : il est occupé. Colonisé par le flux. Puis il propose un retournement : faire l’éloge de l’ennui. C’est audacieux. Contre-culturel. L’ennui comme antidote. L’ennui comme forme d’attention lente. Il ose même le mot : prière. Il me touche profondément là où il évoque ces petits signes du monde — branche, pluie, merle. Il recentre l’écoute. Il nous redonne une oreille. Et la fin — cette Vierge surgie derrière les poubelles — est une trouvaille. Elle ne juge pas. Elle apparaît. Comme un miracle discret. Elle dit : l’inattendu est là, dans le rebut, dans l’écart. Ce texte ne nous exhorte pas à fuir l’actualité. Il nous rappelle juste ceci : notre regard est précieux. Il mérite mieux que l’urgence.|couper{180}

Autofiction et Introspection Essai sur la fatigue

Carnets | octobre 2023

07 octobre 2023

Quand je me sens vulnérable, je prends la voiture. Je roule loin, à plusieurs centaines de kilomètres des lieux familiers. Là, je descends dans un motel banal, un peu triste, et je me réjouis de ne connaître personne dans l’annuaire local. Mon téléphone ne sonne pas. Sauf en cas de catastrophe. Mon épouse sait : j’ai besoin de ces chambres anonymes. Là, je me dénude de mes systèmes de survie. Et parfois, au bout d’un jour ou deux, je comprends ce qui me ronge. Parfois, rien. Juste ce besoin de m’éloigner un peu. Faire un pas de côté. Marcher ailleurs. À l’aube, carte en poche, je pars dans les bois, les canyons, les champs. Toujours près d’une rivière. J’aime son bruit. Depuis l’enfance. L’eau vive est toujours présente. Elle n’évite pas le temps. Nous, si. Je choisis des lieux sans qualité. Pour l’anonymat. Parce que l’inconnu — même modeste — aiguise l’attention. Qui viendrait ici ? Personne. C’est ainsi que viennent les idées, les images, la poésie, les romans. C’est ainsi qu’on revient à soi. J’ai aussi fait des voyages sans but. Des semaines entières. Sur la route. Là, vous voyez passer votre vie dans un décor vierge. Vous refusez les pensées anciennes. Vous rafraîchissez le mental. Et des images neuves surgissent — du passé, ou de ce qui fut avant vous. C’est un jeu. Presque dangereux. Votre vie est votre vérité. Elle vous aveugle, sauf si vous la retravaillez, lourdement. Vous éliminez les routines. Ce qu’elles offrent de réconfort est à la hauteur de leur banalité. Une carte de vœux. Cette soustraction vous libère. Snyder disait : nos vies se ressemblent. Mais nos visions, nos rêves, eux, sont parfois uniques. Et le mien — écrire un bon poème, un bon roman, un bon film — m’a dévoré. sous-conversation — Partir. Juste partir. — Pour te perdre ? — Pour me retrouver. Peut-être. — Le motel… ce n’est pas un refuge. C’est une mise à nu. — Et l’eau ? Toujours l’eau ? — Elle ne ment pas. Elle ne pense pas. Elle coule. — Tu veux quoi, là-bas ? — Qu’on ne me cherche pas. Qu’on ne me parle pas. — Et l’écriture ? — Elle attend. Elle surgit. Elle dévore. — Et toi, tu t’éloignes, pour mieux la nourrir. — Exactement ça. note de travail Ce texte est une confession sans drame. L’auteur ne fuit pas. Il se déplace. Il s’éloigne sans fuir. Il choisit l’anonymat, non pour s’oublier, mais pour **redevenir sensible à ce qui vit encore en lui**. Ce qu’il dit, c’est une fatigue. Une saturation. Une nécessité de **désaturation sensorielle et émotionnelle**. L’hôtel triste devient un sas. La rivière, une mémoire sonore. La route, une zone de déprogrammation. Il parle de vulnérabilité avec pudeur. De la création comme une bête tapie qui attend qu’on soit à genoux. Il y a chez lui une conscience aiguë que **la vie quotidienne est une distraction**, une anesthésie douce. Et que la vraie vie, celle qu’on écrit, celle qu’on rêve, est ailleurs — dans le silence, dans le détour, dans l’étrangeté retrouvée. Le rêve de créer un bon poème est une forme de foi. Mais une foi dévorante. Ce texte est une prière. Une offrande. Un pas de côté salutaire.|couper{180}

Essai sur la fatigue rêves