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L’arche

Bet, seconde lettre de l'alphabet hébreu. On partirait d'un livre, d'une histoire, connue, archi connue, puis on se demanderait ce que l'ennui veut nous dire de la relire ainsi en boucle. L'ennui ou bien cette sorte de divinité qui s'y trouve enfermée et qui sans cesse réclame qu'on l'effeuille page après page. Qui doit son existence à notre bonne volonté ou pas de l'effeuiller. Pour en découvrir l'hymen. Et bien sûr il faudrait seulement l'entrevoir et encore par hasard. Et rester calme et fort à regarder l'effroi bien en face. Le propre effroi de toi-même. l'effroi, l'ennui, la divinité, l'hymen. Tout ce que tu peux bien inventer pour ne jamais la voir qu'au travers de tes propres yeux. Peut-être parce que tu te trompes encore d'intention, ou encore, te seras-tu rendu, victime d'un défaut d'attention. L'envie de dépuceler qui ou quoi que ce soit ne t'es jamais venu où depuis longtemps t'as quitté, tu ne sais plus. Et l'ennui est devenu d'une telle facilité que tu en as créé une routine. Et donc c'est maintenant que tu es prêt ou mûr et même talé, n'est-ce pas. Tu peux donc changer de jambe, plisser les yeux pour voir la page différemment. Ne plus voir que des blocs de textes en premier lieu pourrait changer la donne. Constater leurs différences de taille et le vide entre chaque. Puis prendre un cache pour en masquer une partie de façon aléatoire si tant est que tu crois encore un peu à celui-ci. Isoler une phrase. Et en allant encore plus loin faire la même chose avec un seul mot de cette phrase. Pour parvenir à cette chose simple- t'intéresser à une lettre seulement. Et peut-être que quelque chose céderait enfin, tu pénétrerais enfin à l'intérieur de l'arche. Mais ne crois surtout pas être sauvé désormais, tout au contraire. Souviens-toi que la lettre c'est avant tout un vide un manque à interroger encore sans relâche chaque jour plus profondément. Tu pourrais même en rire de bon cœur de cette évidence . Tout à coup . Car le déluge n'est rien à côté de l'inconnue qui gît tout au fond de cette arche, de cette lettre. T'en voici bien informé à présent.|couper{180}

L'arche

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Le livre et la ville

plan ancien de Venise mise en page du Talmud de Babylone C'est à Venise en 1523 que le livre fut édité pour la première fois par un homme nommé Daniel Bomberg un non juif né à Anvers , un hollandais qui s'installa dans la ville Et cet homme était si éperdument amoureux de celle-ci qu'il choisit de mettre en forme l'ouvrage à la façon dont avait été ordonnée la Sérénissime. Toute une architecture de campos, de places de tailles diverses et de canaux. Coïncidence interessante car ce livre fut crée à dessein de suppléer la perte pour le peuple juif du cœur de sa religion-le Temple- et du lieu dans lequel il se dressait Jérusalem. Les deux eurent pu être sauvés lorsque le rabbin Yohanan Ben Zakkaï - paix à son âme - rencontra le général romain qui assiégeait alors la ville ( en 70 après JC) . La légende raconte qu'il fut le tout premier à le considérer tel un empereur et qu'en vertu du fait qu'il le fut véritablement quelques instants à peine plus tard, l'envahisseur lui offrit d'effectuer un vœu. La logique aurait voulu que le rabbin implore le nouvel empereur d'épargner le temple et la ville mais contre toute attente il formula un autre vœu. la création d'une école chargée de perpétrer l'enseignement de la Torah à Yabné. Et ainsi la continuité de l'exercice du Talmud qui n'est que le commentaire de cet enseignement oral. Ainsi plus que Temple et ville c'est cet étrange choix qui maintint l'unité d'Israël et dont il convient de comprendre la nature, l'essence spirituelle. On pourrait même dire à l'appui de cette simple observation que la littérature vaut mieux qu'une ville fut-elle Jérusalem. Aussi la littérature engendre t'elle sa continuité jusqu'à des siècles encore plus tard pour ressurgir soudain sous la forme d'une autre ville- et quelle ville- Venise et sous le titre de *Talmud de Babylone*. Une compilation de l'ensemble des commentaires effectués par les maîtres de chaque génération depuis l'origine de la Torah- reçue par Moise en personne des mains de Dieu. Quel est donc ce livre, mais rien qu'un jeu qui se joue au minimum à deux personnes et dont la règle est d'étudier et de commenter tout verset de la Torah de façon contradictoire autant que possible afin de mieux appréhender ainsi la réconciliation des opposés bien sûr. A l'origine l'intention de Bomberg était d'introduire les réponses aux objections des rabbins contre le christianisme rédigées par son ami juif Félix di Prato, mais ces notes furent perdues et ce dernier renonça à les réécrire. Bomberg investit la totalité de sa fortune -conséquente- dans la publication d'ouvrages religieux notamment juifs, Il mourut pauvre mais en ayant acquis la considération de tout le monde savant d'Europe dont faisait partie François Rabelais si ceci peut t' aider à t' expliquer cela. NB il existe un roman historique " La colline aux corbeaux" publié par Heliane Bernard et Christian-Alexandre Faure, en 2018, et dont le héros, jeune apprenti typographe est venu à Venise pour s’initier à l’hébreu classique et parfaire sa formation d’imprimeur. Un peu inquiet de le trouver puis de le lire car les romans historiques sont toujours plus ou moins décevants désormais. Mais si c'est pour approfondir quelques infos ou les recouper peut-être que ca vaut la peine de produire cet effort.|couper{180}

Le livre et la ville

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Tout est contraire et ne l’est pas.

travail d'élève. Tu n'as de cesse de te dire ralentis ralentis mais voilà aujourd'hui, cette salve de textes. C'est toujours comme cela que les choses se passent. Elles se passent sans toi. Ou alors quand tu dis ça y est j'y suis il ne se passe plus rien. Cela aussi tu te le dis souvent, trop souvent. Mais quel toi le dit... ah non ça suffit ! Et c'est moi qui te le dis cette fois : Tout est contraire et ne l'est pas. Mets ça dans ta poche et ton mouchoir par-dessus puis suis le rituel à la lettre. D'ailleurs c'est l'heure d'aller réchauffer la soupe, admet qu'il n'y a pas, pour l'instant, meilleure chose à faire. Sauf si la soupe te dégoûte à ce point de non retour de lui trouver encore toujours le même goût. Et quand bien même. Travaille ta langue afin de changer de point de vue.|couper{180}

Tout est contraire et ne l'est pas.

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question de temps

Garouste et Jabès La Rosée, extrait du Livre des Ressemblances Quand finiras-tu de te poser toutes ces questions. Question de temps, et quand il n'y en aura plus, c'est certainement un autre qui prendra le relais . L'homme est comme Dieu un petit mot de quatre lettres et les deux ne cessent de se répondre par une même question ce qui donne un quoi quoi comique parfois et sur la fin surtout. Imagine-tu un monde sans question, bien sûr que non. Sans question, personne pour les questionner, le monde, Dieu et la littérature s'en iraient voir ailleurs et tout recommencerait. Bien sûr tu pourrais te demander si ce serait différent. Ou bien pourquoi cela devrait-il faire une différence. Comment cela pourrait-il être différent.|couper{180}

question de temps

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En être ou ne pas en être

peinture Gérard Garouste Phrase de Shakespeare reprise et transformée par Proust. ni l'un ni l'autre ou et à la fois l'un et l'autre pourrait être la réponse presque obligée en tant qu'artiste. Position extrêmement difficile à tenir puisque elle implique de se tenir en même temps au cœur de la tragédie et à sa marge. Ou pour résumer plus encore , de trouver cet équilibre, souvent précaire, entre tragédie et humour. Et c'est de cette nécessité de simultanéité et de la quête perpétuelle qu'elle implique dans la définition talmudique d'être en chemin à l'intérieur de cette double contrainte qu'il se donne ou subit , qui l'entraînera dans l'expérience de l'œuvre. Ensuite en être ou ne pas en être à propos de qui ou de quoi ouvre un champs vaste de possibilités. Un questionnement omniprésent, une mise en abîme de la question elle-même. Et que l'on résumerait ou tenterait de résoudre trop simplement ou rapidement par le terme d'identité ou l'éclairage classique de la logique d'Aristote. En être et en même temps ne pas en être se trouve au delà du principe de contradiction habituel. Mais familier cependant pour tout étudiant du Talmud. Étrangement tu retrouves cette démarche chez le peintre Gérard Garouste dans la dernière partie de son œuvre, bien que les prémisses de celle-ci s'y devinent depuis longtemps en amont. D'ailleurs tu peux imaginer toute la souffrance traversée de s'extraire d'une famille antisémite avérée, ce sentiment de trahison que cela implique pour être ( toutes proportions gardées et plus modestement) passé par de tels affres autrefois. Et étonnamment de reconnaître cette souffrance tienne chez Proust comme chez Garouste t'inciterait presque d'en être, d'éprouver ce soulagement de constater que tu n'as pas été seul à traverser la tragédie. Sauf que ces deux là se sont enfoncés dans l'œuvre comme solution biffant toutes les autres ce qui pour toi est une déduction qui vient si tardivement. Le fait d'enseigner la peinture fut une échappatoire rassurante, parfois odieusement confortable ne servant souvent qu'à repousser le moment de te mettre vraiment au travail, à l'étude, de pénétrer de plain-pied sur le chemin d'être en chemin Ensuite évidemment tu peux encore trouver une sorte de soulagement douteux à te rappeler que tu n'es ni Proust pas plus que Garouste, que tu n'es qu'un pauvre type parmi tant d'autres qui a loupé le coche et de te marteler cent fois la journée que tu t'en fous, tu sais très bien que tu te mens effrontément désormais. Et alors quoi as-tu vraiment encore un choix ?|couper{180}

En être ou ne pas en être

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Ritournelle

peinture Gérard Garouste Aucune autorité n'eut jamais le pouvoir de fléchir cette autorité qui se dissimule tout au fond de toi. Au contraire chaque assaut fut repoussé la plupart du temps dans une inconscience quasi totale des enjeux de pouvoir que toutes les parties telles des chiennes briguaient. Ainsi tu crus longtemps ne trouver refuge véritable que dans l'idiotie, et une soumission dont tu ne te doutais même pas qu'elle ne soit que de façade à quelque autorité que ce fut- y compris ta secrète. Je suis un idiot chantas-tu longtemps comme on répète inlassablement la même excuse. Puis vint enfin ce jour où ta gorge se noua et tu ne chantas plus. Mais un crachat jaillit soudain, impromptu, de ta bouche comme se vide un ventre de ses eaux salées. C'est ainsi que l'autorité surgit, nue et radieuse, comme un poisson des profondeurs de ton cœur d'abruti.|couper{180}

Ritournelle

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sagacité

peinture Gérard Garouste. L'effroi provoqué par ta cruauté ne fut que l'unique obstacle à surmonter pour découvrir ta sagacité. Et celle-ci à l'instar des meilleures maîtresses sut entretenir sur le long terme vos désirs. La satisfaction facile n'était pas de mise, il fallait faire tapis de tout ce que tu fus pour enfin entrevoir encore un niveau supplémentaire, plus ardu, du jeu. Et ces plages de béatitude posées ça et là comme des flaques d'huile sur ta route ne furent qu'à bon escient destinées à tes glissades, tes chutes, pour apprendre à t'en relever et en rire. Et ce fut seulement enfin quand tu décidas de sortir du jeu, prêt à mourir pour être enfin soulagé vraiment qu'elle sortit de sa pénombre pour t'embrasser, te remettre au monde et dessiner sur tes lèvres ce doux sourire de reconnaissance.|couper{180}

sagacité

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humanisme

peinture Gérard Garouste. Ce qu'il faut de violence envers soi-même pour découvrir l'amour d'autrui, on ne saurait le dire. Car pour la plupart, cette multitude, cela reste inaudible. Et cette impossibilité participe du merveilleux. Sans doute que l'hermétisme, l'ésotérisme ne doivent leur raison d'être qu'à la vanité des discours, à l'inutile. Que seulement, par une meilleure fréquentation du symbole et l'acquisition d'un jeu de l'oie, tu en aurais appris autant sinon bien plus que dans tous les livres. Et qu'aujourd'hui les écailles te seront tombées des yeux, qu'une égalité de moyens devienne flagrante. Qu'un livre soit l'exact reflet de n'importe quel symbole et que ce ne soit que ton point de vue sur toute lecture qui ait changé. C'est une des raisons qui te pousse à réouvrir certains livres, hypnotisé, rendu dingue comme le phalène, par leur lumière dans cette nuit du monde que tu traverses. Même si certains furent déjà considérés hâtivement comme des amis de longue date, Rabelais, Cervantes, Dante, Montaigne, Pic de la Mirandole, Kafka-pour ne citer que ceux du premier cercle- tu t'aperçois soudain avec effroi que tu fus seul à leur parler durant tes lectures. Que jamais vraiment tu n' entendis leur vraies voix te répondre. Dans ton monologue permanent tu n'as jamais fait que ce que font la plupart des gens, tu auras fabriqué seul les réponses à tes questions. Ce qui te fait soudain relire aussi ta définition personnelle du mot humanisme Et tu saisis plus par intuition que par raison tout à coup une béance au delà de l'apparence du mot. C'est à dire ce qui se dissimule sous la surface de tous ces textes déjà lus et relus sans que jamais cette profondeur ne t'interpelle. Et tu comprends aussi pourquoi cet humanisme disparaît de la surface du monde comme le soleil se couche. Car c'est cette violence salutaire qui manque au monde désormais afin de se désembourber de sa propre apparence et surface. L'humanisme est désormais comme ces insectes prisonniers d'un bloc d'ambre et les milliers de tonnes de pression qu'exerce la masse d'eau d'une Baltique imaginaire. Un égrégore qui remonte à l'origine de notre humanité chassé par l'égrégore crée par les algorithmes , la peur l'ignorance entretenus par le pragmatique profit.|couper{180}

humanisme

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De l’ambition

peinture Gérard Garouste Le désir ardent d'obtenir des biens flattant l'amour propre ( pouvoir, honneurs, réussite, etc) t'inspire depuis toujours de l'indifférence voire du mépris et parfois du dégoût. L'ensemble des actions qu'il sera nécessaire de mobiliser pour atteindre à un but ambitieux, est, le penses-tu, du temps perdu au service de l'inutilité la plus crasse. Car toute ambition que tu as pu observer dans son déploiement, se meut au dépens d'une chose essentielle mais dont tu serais bien en peine de dire le vrai mot , le vrai nom. Et, sans doute ne parviens-tu pas à exprimer ce mot par manque d'ambition justement -paradoxe inquiétant qui ce matin te saute aux yeux. Encore que tu puisses te tromper ou te raconter une histoire, que ta prétendue absence d'ambition ne soit encore qu'un leurre, une ruse, une sorte de prétexte pour que l'on te fiche la paix, un bel os à ronger, une sorte de concession -un ici-gît factice que tu livres aux chiens comme à une partie obscure de toi-même. Enfin, en grattant la surface des apparences tu t'apercevrais horrifié que se dissimule en toi le plus ambitieux des hommes jamais croisé de visu. Peut-être es-tu comme ces ayatollah se réfugiant derrière un dogme qui t'arrange bien, te dispensant de lire ainsi toute Bible, Torah ou Coran dans toute leur profondeur, leur beauté, leur mystère. Te cantonnant ainsi tel un pleutre dans ta petite vérité de surface. Possible aussi que cette dureté envers toi-même, cette implacabilité permanente qui te sert de levier pour te hisser vers ce qu'il te faut nommer , faute de mieux, l'inconnu ne soit rien d'autre qu'un indice comme ces évidences qui crèvent les yeux et qui soudain nous sortent de notre propre aveuglement. Si tu récapitules, remonte à l'origine, avant la haine du monde et de toi-même confondus-disons vers l'âge de 4 ou 5 ans- tu retrouverais certainement ce désir ardent comme cette ambition authentique encore non polluée. Tu voulais aimer l'univers tout entier. et probable que ce n'était déjà qu'à seule fin qu'il t'apprécie de même en retour, c'est à dire qu'il t'invite à sa table, puis t'indique ta place pour participer au banquet. Et comment ensuite soit-disant dépourvu d'ambition, tellement déçu de ne pas trouver cette place, te seras tu livré à la la colère, à l'amertume ? Et donc ce saccage complet d'une existence, s'il te faut encore des preuves de cette présence immuable de l' ambition, participe de plain-pied au mystère de ce mot que tu cherches en vain sous la lueur exiguë d'un lampadaire|couper{180}

De l'ambition

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Connasse

Hier dure journée. Réveil à 4h du matin puis dernier préparatif pour l'exposition d'Amberieu. Une cinquantaine de tableaux exposés pour moitié à l'hôtel de ville l'autre à la,médiathèque. Retour à la nuit tombée par l'autoroute. Nous sommes éreintés, à peine quelques mots échangés avec mon épouse. Si l'on mettait la radio je dis. France Culture une émission littéraire, entretien avec une autrice. Mais dès le début du dialogue cette gêne... Le ton melliflu de cette femme qui inonde l'habitacle de la Dacia. Pour ne rien dire en fait. Et puis la,goutte d'eau qui fait déborder le vase quand elle déclare Ces écrivains qui veulent écrire sans tenir compte de leurs lecteurs, je ne les comprends pas. Car moi je ne pense toujours qu'à cela c'est même une sorte d'obsession quand j'ecris Et là la fatigue aidant, le mot a surgi tout naturellement de nos deux bouches en chœur. Puis on a coupé la radio.|couper{180}

Connasse

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Dormir dans un lit superposé

Zone industrielle de Tremblay en France. 1991. 7h30 le matin. Tu as dégotté un job de préparateur de commandes dans une boîte japonaise qui construit et vend des machines-outils, le genre de bécanes à découper le métal comme du beurre sans peine ni bavure. Un périple depuis la maison de L. qui t'héberge dans le quinzième. Une heure trente de trajet matin et soir. Il y a un grand parc à traverser lorsque le bus te dépose. On ne doit pas être très loin du printemps,car,déjà tu observes sur les arbres la présence de timides bourgeons. Mais surtout ce qui t'attire ce sont ces milliers de chenilles d'un vert céladon. Durant toute la mission d'intérim tu emprunteras le même parcours pour étudier le développement de celles-ci dans l'espoir d'apercevoir le terme de leur métamorphose. Cela fait bien un mois désormais que tu fait l'aller-retour soit trois heures passées dans les transports en communs. Un temps que tu emploies pour lire, écrire sur tes carnets, tenir. Le contremaître portugais t'as à la bonne. Il t'a mis au petit matériel, ce sont des pièces détachées, la plupart vis boulons écrous, mais il y en a des milliers. Donc le job consiste à savoir lire un bon de commande, aller ensuite dans les allées bordées d'immenses racks et de trouver les références demandées. Ensuite trouver le carton convenable, emballer, peser, et déposer sur la palette des expéditions le résultat final. Ce n'est pas un boulot compliqué, fatiguant à peine physiquement. Et puis avec une bonne mémoire, le sens de l'orientation, n'importe qui peut le faire. L'art ensuite consiste à développer des stratégies pour réduire l'effort, ne pas se fatiguer inutilement, comme dans n'importe quel job. De plus minimum d'échanges avec les autres collègues à part la pause repas si l'on veut, ce que tu ne préfères pas car tu vas t'asseoir dans le parc pour lire, écrire, et jeter un œil sur tes chenilles. Personne ne te dérange et tu ne déranges personne, on peut dire que c'est une ambiance sympathique dans un univers japonais. De temps en temps tu peux en observer deux ou trois qui débarquent dans l'entrepôt. Cheveux coupés court, raie sur le côté, rasés de près ou imberbes, impeccables dans leurs costumes sombres et cols immaculés, pompes luisantes sans excès, voix mesurées, sans gestuelle inutile. Le cadre japonais est tout entier voué à son rôle de cadre japonais et à son pays le Japon dont il se fait fort d'être un digne représentant ou ambassadeur. Il est généralement affable, voire souriant mais tout comme le cadre américain il ne vaut mieux pas le manquer. Ne pas se fier aux apparences est aussi utile dans n'importe quel job, cela s'apprend aussi. Thomas est venu vers toi un matin, c'est le type qui s'occupe de l'informatique et il avait besoin d'aide pour trouver l'emplacement d'une pièce afin d'en vérifier le nombre. Soucis de stock mal renseigné apparemment. Vous vous êtes vite mis à discuter et à sympathiser. Lui vient de se séparer de sa femme et de ses enfants et toi tu ne t'en sors pas avec cette relation bizarre, un coup je te veux un coup je ne te veux plus. Tout à fait le genre de difficulté qui, sitôt effleurée semble rapprocher, favoriser la rencontre entre semblables. Trois heures de transport par jour, Thomas n'y croit pas et aussitôt il t'invite à partager sa chambre dans le Formule 1 en bordure de la zone. Bien que gêné et surpris par une telle générosité qui te semble toujours suspecte, tu acceptes et commence alors une vie complètement déjantée. Il te cède le lit superposé. Désormais après le boulot, tu retraverses le parc mais tu ne regardes plus vraiment les chenilles, tu ne lis plus beaucoup et n'écris plus du tout. Même la pause déjeuner vous la passez ensemble Thomas et toi. Ce type a tellement besoin de vider son sac qu'il accapare tout ton temps sans même que tu ne résistes. Comme si tu voulais connaître le fin mot de cette histoire que le destin brandissait sous ton nez. Le soir vous allez au GRILL attenant l'hôtel. Thomas paie l'addition régulièrement, il fait passer ça en frais. Et bien sûr vous picolez comme des trous et à la fin vous rentrez à l'hôtel. Puis là, enfin tu grimpes sur le lit superposé. Thomas s'allonge en dessous et il met la télé, il coupe le son et la chambre est baignée de lueurs bleutées intermittentes. Dormir dans un lit superposé nécessite une forme d'abnégation conséquente. Primo il n'y a pas de lumière au chevet, prévue pour lire. De plus lorsqu'on a envie d'aller pisser les premières nuits on réorganise assez vite sa vie pour installer quelques précautions élémentaires. Apprendre à uriner sans en éprouver ni besoin ni envie participe de cette abnégation comme du renoncement à un confort qui empoisonne généralement la vie. Tu as dû dormir ainsi une semaine environ avant de peser le pour et le contre puis tu as remercié Thomas et tu as prétexté un truc bidon pour te tirer d'affaire. Dans la foulée tu as vite téléphoné à la boîte,d'intérim le jour même pour demander une autre mission plus proche de Paris. Le contremaître fut désolé de te voir partir, la poignée de main te l'appris, puis ce fut la toute dernière fois que tu traversas le grand parc. Et c'est justement à ce moment là, dans la lumière d'une fin d'après-midi, que tu les vis enfin, des milliers de papillons voltigeant, s'élevant au dessus des arbres de la zone industrielle de Tremblay en France pas très loin de l'aéroport.|couper{180}

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Dormir dans le lit d’un mort

Dans ta famille le lit d'un mort ne se jette pas plus qu'il ne se revend, un vivant finit tôt ou tard par le récupérer et à son tour de s'y allonger bon grès mal grès. Et, même si l'on mime l'indifférence, dormir dans le lit d'un mort provoque des rêves. Des rencontres oniriques qui même si on les oublie au matin, continueront à produire leur petit effet insidieux tout au long de la journée. Ainsi le lit de ton aïeul Charles Brunet fut-il placé dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et ainsi l'histoire recommença. La fumée des gitanes mal éteintes, les ronflements d'homme exténué. Dormir avec Robert, ce feuilleton. C'était un lit double en chêne massif, du bel ouvrage d'autrefois. Un meuble que l'on peut sans crainte démonter puis remonter, et ce d'un lieu l'autre, et même après des années d'usage. Un menuisier l'avait conçu puis fabriqué dans les règles de l'art. C'est à dire en utilisant tenons et mortaises. Il n'y avait, de mémoire, aucun clou, aucune vis, pas plus que de boulon ou d'écrou comme dans ces lits modernes dont la durée d'existence est bien moindre de nos jours. Il t'es aisé d'imaginer l'importance que l'on plaçait jadis dans cet événement familial, l'acquisition d'un lit. Comme d'imaginer aussi cette désinvolture avec laquelle on remplace un dormeur défunt par un autre vif. Une désinvolture provoquée par cette importance-nommée aussi respect- que l'on accorde, dans ta famille paternelle, d'origine rurale, aux objets, et qui la place en avant parce que : the show must go on, la vie doit continuer coûte que coûte, on n'a pas le choix. Donc, de 1972 à 1975 ou 76, tu as dormi dans le lit de Charles Brunet lorsque tu te rendais chez Robert et Andrée pour les vacances scolaires, l'été. C'était une période difficile où l'ennui te possédait d'autant plus férocement que tu ignorais le nom de ce démon. Un vide, une béance omniprésente qui t'entraînait dans ces longues marches à travers la campagne bourbonnaise. La plupart du temps entre Chazemais, Villevendret. Mais aussi parfois jusqu'à Vallon-en -Sully quelques cinq ou six kilomètres plus loin, lorsque le poids de ton néant devenait vraiment insoutenable. Tu imaginais déjà que la marche te permettrait de distancer ton propre vide, d'y échapper comme on cherche un ailleurs dans l'incapacité d'être ici. Puis le soleil terminait sa course et finissait toujours par choir comme un fruit mûr derrière les collines. Alors, tu rejoignais la ferme des grands-parents, ta place à la table de la salle à manger où ton couvert avait été mis. La télévision allumée diffusait le bulletin météo, les jingle s' enchaînaient, les spots publicitaires et puis soudain les corps se redressaient autour de toi, comme animés par un sursaut, un réflexe. Effet du générique dramatique -déjà- du JT c'était l'heure de la soupe et des informations. Que tu puisses effectuer un lien, plus de quarante années plus tard, entre ce souvenir d'avoir dormi dans le lit d'un mort- ce mort par qui tu as appris la mort- et ta perpétuelle mélancolie adolescente, ne peut être considéré comme une explication, une justification de quoique ce soit. Il ne peut s'agir que d'une association fortuite provoquée par la transe habituelle de l'écriture et qui associe soudain deux souvenirs. Ce genre de souvenirs dont tu pourrais te servir pour trouver un peu de sens au désastre qui ne tardera pas d'arriver par la suite. Tout en sachant pertinemment que le désastre, comme la violence ne nécessitent aucun sens.|couper{180}

Dormir dans le lit d'un mort