Le “cloud” avant l’informatique : comment Lovecraft et d’autres écrivains ont sauvé leurs archives
Introduction
Bien avant que nos vies ne soient stockées sur des serveurs invisibles, certains écrivains avaient déjà inventé leurs propres systèmes de sauvegarde et de classement.
H. P. Lovecraft (1890-1937), géant du fantastique et épistolier compulsif, en est un exemple fascinant : son réseau d’archivage reposait… sur ses tantes, à Providence.
À travers lui et quelques illustres prédécesseurs, on découvre que l’obsession de préserver ses écrits est presque aussi ancienne que l’écriture elle-même.
I. Lovecraft, l’archiviste malgré lui
On estime que Lovecraft a rédigé entre 60 000 et 100 000 lettres. Certaines étaient de courts billets, d’autres de véritables essais de vingt ou trente pages.
Pour ne rien perdre de ce matériau, il avait deux stratégies :
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Sur place (à Providence) :
- Copies au carbone pour les lettres importantes.
- Chemises cartonnées manille, parfois trois rabats, étiquetées par correspondant ou thème.
- Classement physique dans des boîtes ou tiroirs, souvent accompagné de coupures de presse ou notes liées au sujet.
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En déplacement (à New York, 1924-1926) :
- Version “nomade” du système : chemises fines, enveloppes kraft, valise comme armoire portative.
- Archives principales stockées chez ses tantes à Providence — un véritable “cloud familial”.
- Envoi régulier de paquets de documents à College Street, avec consigne implicite de ne rien jeter.
Ce dépôt familial n’était pas un hasard : ses tantes savaient que ces papiers étaient essentiels, et elles jouaient le rôle de gardiennes d’archives, assurant que tout lui reviendrait intact.
II. Correspondance = mémoire active
Pour Lovecraft, la lettre n’était pas seulement un moyen de communication : c’était une extension de sa mémoire.
Chaque lecture récente — un article scientifique, un livre d’histoire, un conte ancien — se retrouvait reformulée dans ses lettres.
Résultat :
- Fixation par la reformulation.
- Multiplication des associations : un même thème abordé avec un correspondant amateur de folklore et un autre passionné d’astronomie produisait des passerelles inattendues.
- Réemploi littéraire : certains passages de lettres réapparaissent, presque mot pour mot, dans des nouvelles comme The Shadow over Innsmouth.
III. Le “cloud” des écrivains
Lovecraft n’est pas un cas isolé. Bien avant lui, d’autres écrivains ont développé des systèmes ingénieux pour conserver leurs lettres, brouillons et notes.
| Auteur | Méthode d’archivage | Particularité |
|---|---|---|
| Voltaire (1694-1778) | Copies manuscrites ou secrétaires, classement par destinataire dans des chemises | Conservation quasi complète de 20 000 lettres |
| Charles Dickens (1812-1870) | Chemises étiquetées par année et sujet | Lettres traitées comme un fonds éditorial personnel |
| Henry James (1843-1916) | Secrétaire classant et reliant la correspondance par série | Envoi de lots à la famille pour archivage lors de ses voyages |
| Marcel Proust (1871-1922) | Boîtes à chapeaux, enveloppes kraft annotées | Mélange de brouillons, lettres reçues et notes |
| Mark Twain (1835-1910) | Usage massif du papier carbone, armoires à tiroirs étiquetées | Premier à traiter sa correspondance comme un manuscrit |
| H. P. Lovecraft (1890-1937) | Copies au carbone, chemises manille, “cloud familial” via ses tantes à Providence | Archives comme mémoire et atelier de création |
Ces systèmes varient dans la forme, mais partagent la même logique : créer une mémoire externe fiable et protéger ses écrits des pertes accidentelles.
IV. Une leçon pour aujourd’hui
À l’heure où nos archives sont dématérialisées, cette obstination matérielle a quelque chose de salutaire.
Lovecraft nous rappelle que :
- Classer, c’est se donner la possibilité de revenir, de réutiliser, de relire.
- Conserver, c’est aussi transmettre : ses tantes ne savaient pas qu’elles préservaient un futur monument littéraire, mais elles en avaient l’intuition.
- Écrire pour quelqu’un fixe mieux les idées que de simplement les penser.
Aujourd’hui, un site web personnel, un carnet numérique, ou même une correspondance par e-mail peuvent jouer le rôle de ces chemises manille. L’important est de donner à ses idées un lieu sûr où elles pourront être retrouvées.
Conclusion
Avant les disques durs et les clouds, il y avait des chemises cartonnées, des enveloppes kraft, des armoires à tiroirs.
Lovecraft, Voltaire, Proust, Twain… tous savaient que leur œuvre ne tenait pas seulement à ce qu’ils écrivaient, mais à la manière dont ils la conservaient.
Et derrière chaque système d’archivage, il y avait toujours une conviction : ce que l’on écrit mérite de durer.
📚 Références
- S. T. Joshi & David E. Schultz, Lovecraft’s Library, Hippocampus Press.
- S. T. Joshi (éd.), Collected Letters of H. P. Lovecraft, Hippocampus Press.
- August Derleth & Donald Wandrei (éd.), Selected Letters, Arkham House.
- R. H. Barlow, souvenirs dans Marginalia, Arkham House.
- Corres. et archives Voltaire, Proust, Twain — Bibliothèque nationale de France, Library of Congress.