La chaise a dû heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l’évier, deux tasses, marc collé au fond. Courbevoie, cinquième, fenêtre entrouverte, rideau qui remue à peine. Je dis “fait divers” pour me protéger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu’ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu “arrêter de parler”. Ou qu’elle se taise. Formule pratique. Ce serait plutôt se taire lui-même, mais je retire ce “plutôt”. Ce matin-là, la télévision chuchotait. Sur la table, un couteau à manche de bois, détail inutile, donc important. On aime ces détails quand on n’a plus accès au reste. On dira qu’il a eu peur. On dira qu’elle l’a poussé. On dira tout et son contraire. Est-ce qu’on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c’est souvent la même manie, deux faces du même couteau : clore la scène, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien régler. On croit qu’une phrase finale mettra de l’ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fenêtre. L’air passe. Rien ne conclut.
fait divers
Pour continuer
fictions
bouffées de clarté
Toujours en éveil, le mot bouffée revient tout à coup, probablement accroché encore à la journée d'hier où sortant dans la cour je levai les yeux au ciel qui venait d'être comme nettoyé de neuf par le vent. Une bouffée de clarté, j'ai alors pensé, comme un éclair de lucidité. Et tout de suite se sont enchaînés les instants semblables où j'avais ainsi levé la tête, éprouvé une sensation semblable. Il ne saurait y avoir de classement chronologique. ce n'est pas ça, c'est plus une idée de fil conducteur de l'éblouissement, un éblouissement du à un trop plein de clarté. Il serait sans doute utile de retrouver les contextes, les lieux, les êtres, les phrases prononcées et qui je n'en doute pas participent tous de la convergence d'un tel moment taxé de spectaculaire par la limpidité que j'y retrouve. Mais cela non plus serait probablement stérile, ce serait raconter des histoires. Une bien meilleure hypothèse serait celle d'un narrateur, un personnage renonçant systématiquement à décrire ou à vouloir expliquer ces infimes moments de grâce. Une forme d'avarice se mélangeant avec une pudeur augmentant au fil des années.|couper{180}
fictions
La lisière
La forêt tient lieu de repli : odeur d’humus, écorce humide, lisière où la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d’écoute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le vélo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas héroïsme, l’allongement de la distance jusqu’à épuiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pièce. Ce qui serre revient, mais autrement : la colère n’est pas un cri, c’est un dépôt, une densité ; non pas un choc, une nappe qui monte, régulière, exacte. On voudrait disparaître, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : pédaler jusqu’à n’être plus que jambes, souffle, goudron, et que la tête décroche, à peine tenue par la visière. L’envie de fuir et l’envie d’être là se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d’une même plaie ; le paysage accepte tout et ne répond de rien : les troncs se succèdent, la chaîne claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour détruire : pour écarter, pour tenir l’aveu à distance ; on croit à la réparation, on reconduit ; on croit à la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l’on apprend que les nombres n’ouvrent pas. L’amour n’est pas cela ; ce n’est pas l’effort, ni l’excuse, ni la dette payée de plus ; ce n’est pas comprendre — c’est laisser être sans redresser. Alors on s’arrête au bord du lac : le vent plisse à peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure privé de centre.|couper{180}
fictions
tenir l’aveu à distance
La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse où les cuivres reposent propres ; l’automne entre avec l’humidité des manteaux. On parle des résultats, non pas pour comprendre, pour tenir l’aveu à distance ; il revient de la route — parkings, chambres impersonnelles, odeur d’essence — et la solitude des kilomètres a déjà serré la main avant qu’elle ne se referme. Non pas l’enfant qu’il ne comprend pas, plutôt celui qu’il comprend trop : même inflexion, même dérobade, et l’obligation tacite de réparer ce qui a manqué. Ce qui arrive n’arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait été là, et l’on reste à la même place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d’aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pièce relâche. La violence, la rage, l’amour — ensemble et pourtant séparés : on croit choisir, on reconduit ; non pas une première fois, la répétition comme loi domestique, saisonnière, exacte. La peinture verte garde la lumière basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l’automne se replie dans l’odeur du café tiède, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fraîcheur persiste — rien d’autre.|couper{180}