Ce texte est né dans le sillage d’une proposition d’écriture de François Bon, au sein du cycle «  Histoire, Boost 2  » La consigne s’inspirait de la structure de L’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr – un livre construit comme une mosaïque de fragments, où chaque chapitre s’ouvre sur une image mémorielle fixe («  Je vis…  ») avant de déployer le paysage mental et géographique qui l’entoure. Je me suis emparé de ce dispositif en le détournant. Là où Ransmayr explore son propre parcours à la première personne, j’ai choisi de construire un personnage fictif à la troisième personne, un instituteur rescapé de la Grande Guerre. Le présent de l’indicatif – «  Il voit  » – est devenu la clé de voûte narrative, remplaçant le «  Je vis  » originel. L’enjeu n’était pas l’autobiographie, mais la construction d’une intériorité par la somme d’images géographiques qui forment la carte mentale d’un homme : la Champagne dévastée, la gare de Châlons, les Dardanelles, l’hôpital, le village de Saint-Bonnet-le-Désert. Cet exercice m’a permis d’explorer une question centrale : comment raconter l’Histoire à hauteur d’homme, par la sensation pure, lorsque le langage se dérobe face à l’horreur ? Le texte qui en résulte est donc à la fois un hommage discret au cadre proposé et le fruit d’un travail d’écriture personnel, ( l’instituteur) une tentative de saisir l’indicible par le prisme d’une conscience fragmentée.


Il est là. Et il voit. Mais les mots, dans sa tête, ce ne sont pas des phrases. C’est un matériau lourd et sourd qui refuse de prendre forme. La terre. Ce n’est plus de la terre. C’est une croûte. Une chose grise, brisée, qui a séché en formes tordues. Comme si un géant avait malaxé de la cendre et de la boue, et l’avait laissée durcir en grimaçant. Fracturée. Le mot vient, mais il est trop propre, trop chirurgical. Ça ne rend pas le craquement sous la semelle, cette impression de marcher sur des os. Le ciel. Il est bas. Il pèse. Ce n’est pas un ciel, c’est un couvercle. Un couvercle de plomb sale, qui ne s’ouvre jamais, qui écrase le regard. Parfois, une déchirure blafarde, une lumière qui ne réchauffe rien, qui souligne seulement l’immense blessure en dessous. Les arbres. Le mot « arbre » est un mensonge. Ce qu’il voit, ce sont des poteaux. Des poteaux noircis, calcinés, qui tendent vers le couvercle des bras suppliants qui n’existent plus. Moignons. Oui. Des moignons. Comme des membres amputés à la hache. La sève, la vie, tout a été brûlé, aspiré. Il reste ça : une forêt de morts debout.
Le silence. Ce n’est pas une absence. C’est une présence. Une oreille géante collée contre le paysage. Un son à l’envers, si lourd qu’il en devient étouffant. Ce silence-là, il n’a pas de nom. Il est l’attente. L’attente de la déchirure. L’odeur. Elle entre par le nez, mais elle colle à la gorge. Une odeur douceâtre et putride. De la viande oubliée au fond d’un garde-manger pourri. De la terre qui digère mal les morts. L’« odeur de la mort », les autres disent ça. Mais les mots sont usés. Lui, il la sent. C’est une nausée qui ne descend pas, qui remonte, toujours. Il voudrait dire « paysage », mais le mot est trop beau. Il voudrait dire « champ de bataille », mais c’est un terme de général, ça sent l’encre et la carte. Lui, il est dedans. Il n’a pas de mot pour « être dedans ». Pour cette chose qui est à la fois dehors, partout, et qui est en train de lui emplir le crâne, de lui ronger les poumons. Il voit. Et ce qu’il voit, c’est un monde qui a cessé d’être nommable. C’est ça, l’indicible. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de mots. C’est que tous les mots qui existent mentent. Ils appartiennent à l’avant. Ils décrivent un monde qui n’est plus. Ici, il n’y a que la matière brute de l’horreur, et le silence qui la contient.


Il voit la gare de Châlons. Un hall immense, sombre, qui sent la suie et l’huile. La verrière poussiéreuse laisse filtrer une lumière jaunâtre, éclairant des grappes de soldats qui attendent, adossés à leurs sacs. Des officiers hurlent des numéros de régiment, des destinations incompréhensibles. C’est un chaos organisé, un fourmillement d’hommes en gris-bleu qui se font avaler par les trains. Il voit le train. Une locomotive noire, suante, qui crache de la vapeur avec un sifflement rauque. Elle est accouplée à des wagons à bestiaux, les fameux « 40 hommes, 8 chevaux ». Les portes sont grandes ouvertes, révélant un intérieur sombre et nu. On dirait des cercueils sur roues attendant leur cargaison vivante. Il voit la ville, ou ce qu’il en reste, depuis son wagon. Une fois entassé, le regard coincé entre les planches :
Des rues trop larges, trop vides. Quelques civils, des visages fermés, qui les regardent passer sans un sourire. Des femmes en noir. La vie a été évacuée d’ici, ne laissant qu’une coquille vide.
Des blessés. Sur un quai adjacent, un train sanitaire est arrêté. On fait monter des hommes aux visages pâles, aux membres emmaillotés de bandages sales. Certains sont sur des civières, les yeux vides fixant le ciel de fer. C’est un spectacle qui leur est destiné, un avant-goût.
La cathédrale. Au loin, il l’aperçoit. Notre-Dame de Châlons. Ses pierres sont noircies, mais elle est encore debout. Un seul vitrail est resté intact ; il capte la lumière faible et la renvoie comme un dernier signal, un adieu. C’est la dernière image belle qu’il emporte.
Le triage. Puis le train s’ébranle, quitte la gare et longe des voies de triage. Un enchevêtrement de rails, de wagons vides, de montagnes de caisses et de sacs de sable. C’est la machine de guerre, la logistique monstrueuse qui broie les hommes avant même qu’ils n’arrivent au front. L’arrière, ce n’est pas le repos. C’est la gueule de l’ogre.


Le train s’engouffre dans la campagne. Il voit une dernière fois des champs, des vaches. Il voit le crépuscule tomber et détourne les yeux. Il voudrait dire, mais tous les mots, il les voit là-bas, loin, très loin, « au nord de l’avenir ». Puis il baisse la tête. Il n’a plus rien à voir avec ce monde-là. La ville n’a été qu’une antichambre, un sas entre deux enfers. Le voyage vers l’inconnu a commencé.


L’étrave fend une eau d’un bleu dur, métallique. La terre qui grandit n’est pas verte. Elle est ocre, brûlée, striée de ravins secs. Une ligne d’arêtes vives qui déchire le ciel. La chaleur déjà, une lourdeur qui tombe du ciel blanc et se relève du rocher comme une haleine de fournaise. Le navire glisse dans un détroit. Des collines basses de chaque côté. Une terre asiatique à bâbord, une européenne à tribord. Les Dardanelles. Le nom est dans sa tête, mais la chose est là, silencieuse et minérale. Il voit les autres bateaux, une forêt de mâts et de cheminées, immobiles dans l’eau calme. Une attente. Puis la côte se précise. Ce n’est pas une plage de sable fin. C’est un chaos. Une langue de galets, de sable gris, surmontée de falaises crayeuses, creusées de ravines. Il voit la tache blanchâtre des tentes, minuscules, accrochées à la pente. Les cicatrices brunes des tranchées zébrant le flanc des collines. Les fils de fer barbelés qui accrochent le soleil, brillant comme des toiles géantes. Le lourd navire s’arrête, vibrant encore de l’arrêt des machines. L’ancre grince dans un bruit déchirant. On est là. On ne va pas plus loin. Il voit les péniches. Ce ne sont pas des barges plates et passives, mais des coques à moteur, basses sur l’eau, sales de fumée et de rouille, leur bois éclaboussé par des milliers de voyages. Elles dansent sur la houle légère, s’approchant du flanc du paquebot comme des insectes voraces. On leur hurle de descendre. Pas d’escalier, pas de passerelle. Il faut se hisser sur le bastingage, saisir les filets de cordage jetés sur la coque, et descendre à reculons, le sac qui vous tire en arrière, les pieds qui cherchent une prise dans les mailles. Le vide, l’eau verte en dessous. L’homme au-dessus de lui glisse, un juron étouffé, le bruit sourd de son corps heurtant la péniche. On le tire vite de côté. Il saute à son tour. Le choc du bois sous ses pieds. La péniche est déjà pleine d’hommes, tassés comme du bétail, silencieux. Le moteur pétarade, crache une fumée âcre, et l’embarcation s’ébranle, lourde, lente, vers la terre. La traversée est courte, interminable. L’eau est d’un vert laiteux, huileuse. Elle charrie des choses : des débris de caisses, des morceaux d’uniformes, des excréments. L’odeur est pire que tout. Elle lui prend à la gorge : la puanteur douceâtre de la gangrène et de la chair qui pourrit au soleil, mêlée à une note âcre de poudre et de poussière brûlée. Il voit la plage qui grandit. Ce n’est pas du sable. C’est un talus de galets gris, une pente raide qui crisse et roule sous les boots. Des tas de caisses, des sacs de sable, des files d’hommes courbés qui montent un sentier tracé dans la falaise crayeuse. Le choc final. L’étrave de la péniche racle les galets. La rampe s’abat. C’est le dernier pas. Il pose le pied sur les cailloux. Le sol de Gallipoli. Un coup de sifflet aigu. Des hommes leur crient de se disperser, de monter. Le ronflement des mouches est assourdissant. Il lève les yeux vers les ravines poussiéreuses, les tranchées qui griffent les pentes. L’enfer n’est plus une boue grasse et froide. C’est une fournaise de poussière, de pierre et de pourriture.


Il voit le blanc. Un blanc qui fait mal aux yeux. Un plafond de chaux, éclatant, cru. Pas le blanc pur des draps de la ferme, mais un blanc qui sent le chlore et la mort propre. Les murs suintent une lumière froide, sans ombre. Il voit les barreaux de fer du lit. Froid, lisse, industriel. Sa main, posée sur la couverture grise, est devenue une chose pâle, étrangère. Les doigts ressemblent à des racines lavées. Ils tremblent, toujours. Un tremblement de machine détraquée. Il voit les fenêtres hautes, barrées. Des rectangles de ciel trop bleu, découpés comme dans un tableau. Des barreaux noirs qui grillagent le monde. Des arbres, là-bas, mais leurs feuilles ne bougent pas. Comme peintes. Il voit les autres lits. Des formes allongées, silencieuses, sous des draps qui épousent des absences. Un bras pend, inerte, couleur de cire. Plus loin, un homme assis, la poitrine entourée de bandes, fixe le mur devant lui. Il ne cligne pas des yeux. Il voit les sœurs. Des cornettes blanches, immaculées, qui glissent sans bruit sur le carrelage. Des visages lisses, sans âge, qui sourient d’un sourire qui ne touche pas les yeux. Des mains froides qui changent les pansements, touchent sa peau brûlée sans la sentir. Il voit son reflet dans le pot de chambre émaillé, posé près du lit. Une face creusée, des yeux trop grands, des lèvres gercées. Ce n’est pas lui. C’est un masque de terre cuite, fragile, qui pourrait se fendre.
Il voit, la nuit, la lanterne du gardien qui passe. Un rond de lumière jaune qui balaie les allées, caresse les fronts, vérifie les présences. La lumière touche le crucifix au mur, accroché là-haut. Le corps du Christ est pâle, propre, sans blessures visibles. Une souffrance aseptisée, muette. Il voit tout cela. Les mots comme « hôpital », « lit », « infirmière » sont des coquilles vides, des sons qui ne collent plus à la réalité. Ce qu’il voit, c’est un lieu de silence et de blancheur où l’on range les hommes cassés, où l’on attend que la machine se remette à tourner ou s’arrête définitivement. L’odeur de propre ne parvient pas à couvrir celle, tenace, de la pourriture qui reste au fond de ses poumons. C’est un autre enfer. Un enfer blanc.


Il pousse la grille. Le fer grinçait déjà ainsi avant, un son aigre et familier. Rien n’a changé. Et pourtant, tout est devenu étranger. Il voit le fronton de la mairie-école. Les lettres gravées dans la pierre : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Avant, c’était un credo, une évidence. Maintenant, ce sont des mots qui sonnent creux. Liberté. Celle de pourrir dans la boue ? Égalité. Celle de la mort, offerte à tous, du lieutenant au simple troufion ? Fraternité. Celle qui lui a arraché le cœur à chaque fois qu’un gosse de vingt ans rendait son dernier souffle dans ses bras ? La pierre est froide, propre. Les mots sont intacts. Lui ne l’est plus. Il voit le monument aux morts, tout neuf. La pierre est encore pâle, elle n’a pas pris la patine des siècles. Il s’approche. Ses doigts effleurent les noms. Il les connaissait à peine, ces garçons d’un autre canton, et pourtant, il a vu mourir leurs doubles par milliers. Ce monument, c’est un mensonge de ciment . Une tentative désespérée de mettre de l’ordre dans le chaos, de donner un sens à l’indicible. La République enterre ses morts et grave ses valeurs, mais elle ne peut pas graver l’odeur de la gangrène.

Il voit la cour de l’école.
Les marronniers, la marelle effacée sur le sol. Le portemanteau où s’aligneront les blouses. Le tableau noir, vide, attendant les leçons de morale. « Aimez-vous les uns les autres. » Comment peut-il écrire cela, lui qui a vu des hommes s’entretuer pour dix mètres de terre gorgée de sang ? Il voit son reflet dans la vitre de la classe. Un homme en costume sombre, trop grand, trop raide. Le « hussard noir ». Son uniforme d’avant était bleu horizon, taché de sang et de boue. Maintenant, il porte l’uniforme du savoir, de la raison. Un déguisement. Ses mains veulent trembler. Il les tient croisées dans son dos. Il entre dans la classe. L’odeur de la craie et de l’encre. Un sanctuaire. Un mensonge nécessaire. Demain, il devra ouvrir le livre d’Histoire. Parler de la patrie, du droit, des Lumières. Il devra regarder en face les visages innocents des enfants et leur transmettre ce feu sacré qui a brûlé jusqu’à consumer toute une génération. Il voit sa mission, maintenant.
Ce n’est plus une foi naïve. C’est un acte de résistance. Un rempart contre la barbarie. Si ces murs ont tenu, si ces mots sur le fronton sont encore debout, c’est peut-être pour cela : pour qu’un homme brisé vienne, chaque matin, témoigner malgré lui que le savoir doit survivre à la folie. Il n’enseignera pas la glorification de la guerre. Il enseignera la grammaire, la logique, la géographie. Il leur apprendra à penser, pour que plus jamais des hommes ne se fassent aussi bêtement massacrer au nom de mots qu’on leur a appris sans leur en donner le sens. Il pose sa sacoche sur l’estrade. Un geste d’une infinie lassitude. Le silence de la classe est plus lourd que celui des champs de bataille. C’est le silence d’avant la tempête, le silence de l’attente. Les enfants arriveront demain. Il leur devra la vérité, mais pas toute la vérité. Juste les armes pour la construire, eux-mêmes. Il monte l’escalier de bois. Les marches gémissent, un bruit de fatigue ancienne. La porte de son logement de fonction claque doucement derrière lui. Le silence. Il pose les mains sur la table de chêne, froide. La pièce sent la cire et le papier, le renfermé des lieux sans présence. Un lit étroit, une armoire. Le mur est nu. Pas de crucifix. Seule une pâle trace rectangulaire dans la chaux, plus claire, où l’ancien occupant avait accroché sa foi. Lui n’y a rien mis. Le crépi brut, la république laïque dans sa nudité.

Il s’approche de la fenêtre. La nuit tombe sur Saint-Bonnet-le-Désert. Une à une, les lumières des maisons s’éteignent. Les toits de tuiles s’effacent, noyés dans l’indigo. Puis il ne reste plus que la ligne des toits, dentelée et pâle, contre l’obscurité plus profonde qui commence au-delà.

La forêt.

Elle est là, massive, silencieuse. Une étendue d’encre qui boit la lumière résiduelle du ciel. Ce n’est pas l’horreur minérale des Dardanelles, ni la boue labourée de Champagne. C’est une obscurité vivante, respirante. Elle ne sent pas la poudre et la mort. Elle exhale une odeur humide de mousse, de terre et de feuilles pourries. Une odeur ancienne, qui était là avant les hommes, avant la République, avant les noms sur le monument. Il voit le mystère. L’épaisseur impénétrable des futaies. L’absence totale de chemin, de repère. La forêt n’a pas de front, pas de tranchée. Elle est un tout, sauvage et entier. Quelque chose en lui, d’instinctif, se tend. L’œil qui cherche un mouvement, une silhouette, le réflexe de la sentinelle. Rien. Seul le vent, un souffle à peine audible qui fait frémir la cime des chênes. C’est une paix qui ressemble à une menace. Un monde qui continue sans lui, sans ses leçons, sans ses mots. Une France bien plus ancienne que celle des hussards noirs. Une France sauvage qui se moque des frontons et des devises, et qui n’a jamais entendu parler de Dieu. Il reste là, longtemps, le front contre la vitre froide. Il ne prie pas. Il n’attend rien. Il écoute ce silence-là, si différent de celui des salles d’hôpital ou des champs de bataille. Un silence qui n’est pas vide, mais plein. Plein de nuit, de racines, de bêtes invisibles et d’une indifférence absolue. Pour la première fois depuis longtemps, face à cette forêt noire et primordiale, il se sent étrangement à sa place. Dans ce monde sans dieu, sans croix, sans promesse, il n’a de compte à rendre à personne. Seulement à lui-même. Et peut-être, dans cette obscurité familière et oubliée, retrouver l’ombre de l’homme qu’il était avant que le monde ne se mette à brûler et à prier des dieux sourds.