Boost 2 # 07 | Il voit la Champagne, les Dardanelles et s’en revient

Ce texte est né dans le sillage d’une proposition d’écriture de François Bon, au sein du cycle «  Histoire, Boost 2  » La consigne s’inspirait de la structure de L’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr – un livre construit comme une mosaïque de fragments, où chaque chapitre s’ouvre sur une image mémorielle fixe («  Je vis…  ») avant de déployer le paysage mental et géographique qui l’entoure. Je me suis emparé de ce dispositif en le détournant. Là où Ransmayr explore son propre parcours à la première personne, j’ai choisi de construire un personnage fictif à la troisième personne, un instituteur rescapé de la Grande Guerre. Le présent de l’indicatif – «  Il voit  » – est devenu la clé de voûte narrative, remplaçant le «  Je vis  » originel. L’enjeu n’était pas l’autobiographie, mais la construction d’une intériorité par la somme d’images géographiques qui forment la carte mentale d’un homme : la Champagne dévastée, la gare de Châlons, les Dardanelles, l’hôpital, le village de Saint-Bonnet-le-Désert. Cet exercice m’a permis d’explorer une question centrale : comment raconter l’Histoire à hauteur d’homme, par la sensation pure, lorsque le langage se dérobe face à l’horreur ? Le texte qui en résulte est donc à la fois un hommage discret au cadre proposé et le fruit d’un travail d’écriture personnel, ( l’instituteur) une tentative de saisir l’indicible par le prisme d’une conscience fragmentée.


Il est là. Et il voit. Mais les mots, dans sa tête, ce ne sont pas des phrases. C’est un matériau lourd et sourd qui refuse de prendre forme. La terre. Ce n’est plus de la terre. C’est une croûte. Une chose grise, brisée, qui a séché en formes tordues. Comme si un géant avait malaxé de la cendre et de la boue, et l’avait laissée durcir en grimaçant. Fracturée. Le mot vient, mais il est trop propre, trop chirurgical. Ça ne rend pas le craquement sous la semelle, cette impression de marcher sur des os. Le ciel. Il est bas. Il pèse. Ce n’est pas un ciel, c’est un couvercle. Un couvercle de plomb sale, qui ne s’ouvre jamais, qui écrase le regard. Parfois, une déchirure blafarde, une lumière qui ne réchauffe rien, qui souligne seulement l’immense blessure en dessous. Les arbres. Le mot « arbre » est un mensonge. Ce qu’il voit, ce sont des poteaux. Des poteaux noircis, calcinés, qui tendent vers le couvercle des bras suppliants qui n’existent plus. Moignons. Oui. Des moignons. Comme des membres amputés à la hache. La sève, la vie, tout a été brûlé, aspiré. Il reste ça : une forêt de morts debout. Le silence. Ce n’est pas une absence. C’est une présence. Une oreille géante collée contre le paysage. Un son à l’envers, si lourd qu’il en devient étouffant. Ce silence-là, il n’a pas de nom. Il est l’attente. L’attente de la déchirure. L’odeur. Elle entre par le nez, mais elle colle à la gorge. Une odeur douceâtre et putride. De la viande oubliée au fond d’un garde-manger pourri. De la terre qui digère mal les morts. L’« odeur de la mort », les autres disent ça. Mais les mots sont usés. Lui, il la sent. C’est une nausée qui ne descend pas, qui remonte, toujours. Il voudrait dire « paysage », mais le mot est trop beau. Il voudrait dire « champ de bataille », mais c’est un terme de général, ça sent l’encre et la carte. Lui, il est dedans. Il n’a pas de mot pour « être dedans ». Pour cette chose qui est à la fois dehors, partout, et qui est en train de lui emplir le crâne, de lui ronger les poumons. Il voit. Et ce qu’il voit, c’est un monde qui a cessé d’être nommable. C’est ça, l’indicible. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de mots. C’est que tous les mots qui existent mentent. Ils appartiennent à l’avant. Ils décrivent un monde qui n’est plus. Ici, il n’y a que la matière brute de l’horreur, et le silence qui la contient.


Il voit la gare de Châlons. Un hall immense, sombre, qui sent la suie et l’huile. La verrière poussiéreuse laisse filtrer une lumière jaunâtre, éclairant des grappes de soldats qui attendent, adossés à leurs sacs. Des officiers hurlent des numéros de régiment, des destinations incompréhensibles. C’est un chaos organisé, un fourmillement d’hommes en gris-bleu qui se font avaler par les trains. Il voit le train. Une locomotive noire, suante, qui crache de la vapeur avec un sifflement rauque. Elle est accouplée à des wagons à bestiaux, les fameux « 40 hommes, 8 chevaux ». Les portes sont grandes ouvertes, révélant un intérieur sombre et nu. On dirait des cercueils sur roues attendant leur cargaison vivante. Il voit la ville, ou ce qu’il en reste, depuis son wagon. Une fois entassé, le regard coincé entre les planches : Des rues trop larges, trop vides. Quelques civils, des visages fermés, qui les regardent passer sans un sourire. Des femmes en noir. La vie a été évacuée d’ici, ne laissant qu’une coquille vide. Des blessés. Sur un quai adjacent, un train sanitaire est arrêté. On fait monter des hommes aux visages pâles, aux membres emmaillotés de bandages sales. Certains sont sur des civières, les yeux vides fixant le ciel de fer. C’est un spectacle qui leur est destiné, un avant-goût. La cathédrale. Au loin, il l’aperçoit. Notre-Dame de Châlons. Ses pierres sont noircies, mais elle est encore debout. Un seul vitrail est resté intact ; il capte la lumière faible et la renvoie comme un dernier signal, un adieu. C’est la dernière image belle qu’il emporte. Le triage. Puis le train s’ébranle, quitte la gare et longe des voies de triage. Un enchevêtrement de rails, de wagons vides, de montagnes de caisses et de sacs de sable. C’est la machine de guerre, la logistique monstrueuse qui broie les hommes avant même qu’ils n’arrivent au front. L’arrière, ce n’est pas le repos. C’est la gueule de l’ogre.


Le train s’engouffre dans la campagne. Il voit une dernière fois des champs, des vaches. Il voit le crépuscule tomber et détourne les yeux. Il voudrait dire, mais tous les mots, il les voit là-bas, loin, très loin, « au nord de l’avenir ». Puis il baisse la tête. Il n’a plus rien à voir avec ce monde-là. La ville n’a été qu’une antichambre, un sas entre deux enfers. Le voyage vers l’inconnu a commencé.


L’étrave fend une eau d’un bleu dur, métallique. La terre qui grandit n’est pas verte. Elle est ocre, brûlée, striée de ravins secs. Une ligne d’arêtes vives qui déchire le ciel. La chaleur déjà, une lourdeur qui tombe du ciel blanc et se relève du rocher comme une haleine de fournaise. Le navire glisse dans un détroit. Des collines basses de chaque côté. Une terre asiatique à bâbord, une européenne à tribord. Les Dardanelles. Le nom est dans sa tête, mais la chose est là, silencieuse et minérale. Il voit les autres bateaux, une forêt de mâts et de cheminées, immobiles dans l’eau calme. Une attente. Puis la côte se précise. Ce n’est pas une plage de sable fin. C’est un chaos. Une langue de galets, de sable gris, surmontée de falaises crayeuses, creusées de ravines. Il voit la tache blanchâtre des tentes, minuscules, accrochées à la pente. Les cicatrices brunes des tranchées zébrant le flanc des collines. Les fils de fer barbelés qui accrochent le soleil, brillant comme des toiles géantes. Le lourd navire s’arrête, vibrant encore de l’arrêt des machines. L’ancre grince dans un bruit déchirant. On est là. On ne va pas plus loin. Il voit les péniches. Ce ne sont pas des barges plates et passives, mais des coques à moteur, basses sur l’eau, sales de fumée et de rouille, leur bois éclaboussé par des milliers de voyages. Elles dansent sur la houle légère, s’approchant du flanc du paquebot comme des insectes voraces. On leur hurle de descendre. Pas d’escalier, pas de passerelle. Il faut se hisser sur le bastingage, saisir les filets de cordage jetés sur la coque, et descendre à reculons, le sac qui vous tire en arrière, les pieds qui cherchent une prise dans les mailles. Le vide, l’eau verte en dessous. L’homme au-dessus de lui glisse, un juron étouffé, le bruit sourd de son corps heurtant la péniche. On le tire vite de côté. Il saute à son tour. Le choc du bois sous ses pieds. La péniche est déjà pleine d’hommes, tassés comme du bétail, silencieux. Le moteur pétarade, crache une fumée âcre, et l’embarcation s’ébranle, lourde, lente, vers la terre. La traversée est courte, interminable. L’eau est d’un vert laiteux, huileuse. Elle charrie des choses : des débris de caisses, des morceaux d’uniformes, des excréments. L’odeur est pire que tout. Elle lui prend à la gorge : la puanteur douceâtre de la gangrène et de la chair qui pourrit au soleil, mêlée à une note âcre de poudre et de poussière brûlée. Il voit la plage qui grandit. Ce n’est pas du sable. C’est un talus de galets gris, une pente raide qui crisse et roule sous les boots. Des tas de caisses, des sacs de sable, des files d’hommes courbés qui montent un sentier tracé dans la falaise crayeuse. Le choc final. L’étrave de la péniche racle les galets. La rampe s’abat. C’est le dernier pas. Il pose le pied sur les cailloux. Le sol de Gallipoli. Un coup de sifflet aigu. Des hommes leur crient de se disperser, de monter. Le ronflement des mouches est assourdissant. Il lève les yeux vers les ravines poussiéreuses, les tranchées qui griffent les pentes. L’enfer n’est plus une boue grasse et froide. C’est une fournaise de poussière, de pierre et de pourriture.


Il voit le blanc. Un blanc qui fait mal aux yeux. Un plafond de chaux, éclatant, cru. Pas le blanc pur des draps de la ferme, mais un blanc qui sent le chlore et la mort propre. Les murs suintent une lumière froide, sans ombre. Il voit les barreaux de fer du lit. Froid, lisse, industriel. Sa main, posée sur la couverture grise, est devenue une chose pâle, étrangère. Les doigts ressemblent à des racines lavées. Ils tremblent, toujours. Un tremblement de machine détraquée. Il voit les fenêtres hautes, barrées. Des rectangles de ciel trop bleu, découpés comme dans un tableau. Des barreaux noirs qui grillagent le monde. Des arbres, là-bas, mais leurs feuilles ne bougent pas. Comme peintes. Il voit les autres lits. Des formes allongées, silencieuses, sous des draps qui épousent des absences. Un bras pend, inerte, couleur de cire. Plus loin, un homme assis, la poitrine entourée de bandes, fixe le mur devant lui. Il ne cligne pas des yeux. Il voit les sœurs. Des cornettes blanches, immaculées, qui glissent sans bruit sur le carrelage. Des visages lisses, sans âge, qui sourient d’un sourire qui ne touche pas les yeux. Des mains froides qui changent les pansements, touchent sa peau brûlée sans la sentir. Il voit son reflet dans le pot de chambre émaillé, posé près du lit. Une face creusée, des yeux trop grands, des lèvres gercées. Ce n’est pas lui. C’est un masque de terre cuite, fragile, qui pourrait se fendre. Il voit, la nuit, la lanterne du gardien qui passe. Un rond de lumière jaune qui balaie les allées, caresse les fronts, vérifie les présences. La lumière touche le crucifix au mur, accroché là-haut. Le corps du Christ est pâle, propre, sans blessures visibles. Une souffrance aseptisée, muette. Il voit tout cela. Les mots comme « hôpital », « lit », « infirmière » sont des coquilles vides, des sons qui ne collent plus à la réalité. Ce qu’il voit, c’est un lieu de silence et de blancheur où l’on range les hommes cassés, où l’on attend que la machine se remette à tourner ou s’arrête définitivement. L’odeur de propre ne parvient pas à couvrir celle, tenace, de la pourriture qui reste au fond de ses poumons. C’est un autre enfer. Un enfer blanc.


Il pousse la grille. Le fer grinçait déjà ainsi avant, un son aigre et familier. Rien n’a changé. Et pourtant, tout est devenu étranger. Il voit le fronton de la mairie-école. Les lettres gravées dans la pierre : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Avant, c’était un credo, une évidence. Maintenant, ce sont des mots qui sonnent creux. Liberté. Celle de pourrir dans la boue ? Égalité. Celle de la mort, offerte à tous, du lieutenant au simple troufion ? Fraternité. Celle qui lui a arraché le cœur à chaque fois qu’un gosse de vingt ans rendait son dernier souffle dans ses bras ? La pierre est froide, propre. Les mots sont intacts. Lui ne l’est plus. Il voit le monument aux morts, tout neuf. La pierre est encore pâle, elle n’a pas pris la patine des siècles. Il s’approche. Ses doigts effleurent les noms. Il les connaissait à peine, ces garçons d’un autre canton, et pourtant, il a vu mourir leurs doubles par milliers. Ce monument, c’est un mensonge de ciment . Une tentative désespérée de mettre de l’ordre dans le chaos, de donner un sens à l’indicible. La République enterre ses morts et grave ses valeurs, mais elle ne peut pas graver l’odeur de la gangrène.

Il voit la cour de l’école. Les marronniers, la marelle effacée sur le sol. Le portemanteau où s’aligneront les blouses. Le tableau noir, vide, attendant les leçons de morale. « Aimez-vous les uns les autres. » Comment peut-il écrire cela, lui qui a vu des hommes s’entretuer pour dix mètres de terre gorgée de sang ? Il voit son reflet dans la vitre de la classe. Un homme en costume sombre, trop grand, trop raide. Le « hussard noir ». Son uniforme d’avant était bleu horizon, taché de sang et de boue. Maintenant, il porte l’uniforme du savoir, de la raison. Un déguisement. Ses mains veulent trembler. Il les tient croisées dans son dos. Il entre dans la classe. L’odeur de la craie et de l’encre. Un sanctuaire. Un mensonge nécessaire. Demain, il devra ouvrir le livre d’Histoire. Parler de la patrie, du droit, des Lumières. Il devra regarder en face les visages innocents des enfants et leur transmettre ce feu sacré qui a brûlé jusqu’à consumer toute une génération. Il voit sa mission, maintenant. Ce n’est plus une foi naïve. C’est un acte de résistance. Un rempart contre la barbarie. Si ces murs ont tenu, si ces mots sur le fronton sont encore debout, c’est peut-être pour cela : pour qu’un homme brisé vienne, chaque matin, témoigner malgré lui que le savoir doit survivre à la folie. Il n’enseignera pas la glorification de la guerre. Il enseignera la grammaire, la logique, la géographie. Il leur apprendra à penser, pour que plus jamais des hommes ne se fassent aussi bêtement massacrer au nom de mots qu’on leur a appris sans leur en donner le sens. Il pose sa sacoche sur l’estrade. Un geste d’une infinie lassitude. Le silence de la classe est plus lourd que celui des champs de bataille. C’est le silence d’avant la tempête, le silence de l’attente. Les enfants arriveront demain. Il leur devra la vérité, mais pas toute la vérité. Juste les armes pour la construire, eux-mêmes. Il monte l’escalier de bois. Les marches gémissent, un bruit de fatigue ancienne. La porte de son logement de fonction claque doucement derrière lui. Le silence. Il pose les mains sur la table de chêne, froide. La pièce sent la cire et le papier, le renfermé des lieux sans présence. Un lit étroit, une armoire. Le mur est nu. Pas de crucifix. Seule une pâle trace rectangulaire dans la chaux, plus claire, où l’ancien occupant avait accroché sa foi. Lui n’y a rien mis. Le crépi brut, la république laïque dans sa nudité.

Il s’approche de la fenêtre. La nuit tombe sur Saint-Bonnet-le-Désert. Une à une, les lumières des maisons s’éteignent. Les toits de tuiles s’effacent, noyés dans l’indigo. Puis il ne reste plus que la ligne des toits, dentelée et pâle, contre l’obscurité plus profonde qui commence au-delà.

La forêt.

Elle est là, massive, silencieuse. Une étendue d’encre qui boit la lumière résiduelle du ciel. Ce n’est pas l’horreur minérale des Dardanelles, ni la boue labourée de Champagne. C’est une obscurité vivante, respirante. Elle ne sent pas la poudre et la mort. Elle exhale une odeur humide de mousse, de terre et de feuilles pourries. Une odeur ancienne, qui était là avant les hommes, avant la République, avant les noms sur le monument. Il voit le mystère. L’épaisseur impénétrable des futaies. L’absence totale de chemin, de repère. La forêt n’a pas de front, pas de tranchée. Elle est un tout, sauvage et entier. Quelque chose en lui, d’instinctif, se tend. L’œil qui cherche un mouvement, une silhouette, le réflexe de la sentinelle. Rien. Seul le vent, un souffle à peine audible qui fait frémir la cime des chênes. C’est une paix qui ressemble à une menace. Un monde qui continue sans lui, sans ses leçons, sans ses mots. Une France bien plus ancienne que celle des hussards noirs. Une France sauvage qui se moque des frontons et des devises, et qui n’a jamais entendu parler de Dieu. Il reste là, longtemps, le front contre la vitre froide. Il ne prie pas. Il n’attend rien. Il écoute ce silence-là, si différent de celui des salles d’hôpital ou des champs de bataille. Un silence qui n’est pas vide, mais plein. Plein de nuit, de racines, de bêtes invisibles et d’une indifférence absolue. Pour la première fois depuis longtemps, face à cette forêt noire et primordiale, il se sent étrangement à sa place. Dans ce monde sans dieu, sans croix, sans promesse, il n’a de compte à rendre à personne. Seulement à lui-même. Et peut-être, dans cette obscurité familière et oubliée, retrouver l’ombre de l’homme qu’il était avant que le monde ne se mette à brûler et à prier des dieux sourds.

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Boost 02 #12 | Construire un autel

La fenêtre de la chambre d’hôtel a longtemps été ce que je cherchais en premier. J’allais vers elle comme si c’était pour ça que j’étais venu, voir la ville à travers ce cadre-là plutôt qu’un autre. Je ne sais plus ce que je regardais exactement : les façades d’en face, un bout de ciel, une enseigne, peu importe, c’était la ville vue depuis cette vitre qui comptait. Je ne me souviens plus vraiment quand j’ai arrêté de regarder par la fenêtre. À un moment, cela s’est inversé. Lorsque j’avais la possibilité de l’occulter, je le faisais. Je repérais le rideau et je le tirais sans même vérifier ce qu’il y avait dehors. Je me souviens de rideaux surtout, de leurs plis, de leur épaisseur, pas des vues qu’ils masquaient. Je ne me rappelle pas avoir jamais fermé les volets d’une chambre d’hôtel. La fenêtre restait là, quelque part derrière, disponible, mais déjà écartée. La perception du bruit dans une chambre d’hôtel, qu’il vienne des chambres d’à côté, de plus loin dans l’immeuble ou de l’extérieur, a longtemps tout recouvert. Je me souviens d’un été brûlant où j’ai ouvert la fenêtre en grand. Le bruit et la lumière sont entrés d’un seul bloc. Je suis resté là, sans la refermer. Première fois que je pense avec un peu plus d’acuité que d’habitude au mot première et au mot fois posés côte à côte. Le mot côte — aussi saugrenu soit le rapprochement — me ramène à agneau et à autel et débouche sur une ruelle grise dans le quartier du Marais. Quelques marches raides à grimper, une rambarde de fer mouillée, et puis la porte sombre de cet hôtel. Première fois que je me retrouve seul dans un hôtel. Et c’est maintenant que ça me revient : l’étreinte exagérée, la toute dernière fois que nous fîmes l’amour, P. et moi. Mais c’était près de quinze ans plus tard. La ville était devenue une étrangère, et nous faisions semblant de l’être aussi. Nous vivions séparés déjà, en périphérie. Ce qui aurait dû être arraché d’un coup, comme une écharde, nous avons traîné à le faire. La nuit est tombée. On ne savait pas où aller et c’est par hasard que nous nous retrouvâmes à l’angle de la ruelle, à gravir les marches, à passer par la même porte sombre. Entre les deux, d’autres nuits s’accrochent, moins nettes. D’autres rues de la ville, d’autres jeux de clés, et au bout une porte sombre qui se dresse. À chaque fois, je me retrouve à redessiner la même figure : un sac, quelques affaires, un numéro de chambre, l’habitude de passer par un hôtel. Pour moi, une chambre d’hôtel au mois n’a rien d’une chambre de passage. On y reste, on y revient tous les soirs, on s’y réveille plusieurs fois de suite au même endroit. Le confort affiché, avec gaz à tous les étages, veut dire qu’on peut cuisiner, se laver, faire ses besoins sans quitter la chambre. C’est un logement posé dans un couloir, derrière une porte identique à toutes les autres. Dans une chambre d’hôtel au mois, personne ne vient faire le ménage. Le locataire fait le nécessaire lui-même. Derrière la cloison de la chambre dont je me souviens vivait une vieille femme. Elle chantonnait toute la journée, et c’est ainsi que j’ai su que quelqu’un habitait là. Une fois ou deux, j’ai vu sa chambre : des montagnes de sacs-poubelles, de linge, d’emballages vides, un amoncellement où on ne voyait plus le sol. À l’étage au-dessus vivait un maçon qui écoutait du reggae. Il m’invitait souvent à partager un repas. Chez lui, tout était organisé, chaque chose avait sa place, et une sorte de confort tranquille régnait dans la pièce. L’hôtel est l’autel et l’établi où, sans le savoir, j’ai commencé d’apprendre à mourir. Illustration La chambre que Vincent van Gogh a occupée pendant deux mois à l’auberge Ravoux , Auvers-sur-Oise.|couper{180}

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Boost 02 #11 | Tranches de vie par les mains

Ce texte est né d’une proposition d’atelier de François Bon, à partir d’un fragment de Gertrude Stein sur les mains et la façon de les lire. La consigne, telle que je l’ai comprise, consistait à ne pas prendre la main comme simple détail anatomique mais comme lieu de passage entre le corps, l’histoire et la langue. La main tremble. Elle tremble parce qu'elle a tenu d'autres choses avant le crayon. Des choses dont on ne parle pas dans les lettres. La boue sèche encore dans les plis, les entailles ne se sont pas refermées. La main descend vers la feuille, hésite. Ce n'est pas la peur d'écrire. C'est que la main se souvient. Elle se souvient de ce qu'elle a poussé dans un trou il y a quelques heures. Elle trace un prénom. Les doigts tremblent. Puis l'encre recouvre le blanc et quelque chose se calme. Ou fait semblant de se calmer. Les pleins et les déliés reviennent, le geste s'applique, la ligne se fait ferme. Comme si rien. Comme si on pouvait faire comme si. L'autre main ne sait pas où se mettre. Elle bat un rythme sur le bois, à plat, du bout des phalanges. Pour vérifier. Que le sol tient. Qu'on est encore là. Elle lisse la feuille, suit les lignes, accompagne. Les mêmes doigts qui fouillaient tracent maintenant « ma chérie » avec une lenteur appliquée. Et au-dessus, invisible, il y a cette autre main qui ne tremble jamais, celle qui rayera les noms, qui comptera les corps qui ne répondront plus. À l'hôpital, les mains disparaissent sous les bandages. On ne voit qu'un bout de doigt, un ongle cassé. Parfois une main tient une cigarette. Elle la tient longtemps avant de la porter aux lèvres. Le poignet se plie, les lèvres aspirent, la braise rougit. La main retombe aussitôt. Trop lourde. Paume ouverte. Les mains des infirmières ne tremblent pas. Elles saisissent, soulèvent, retournent, frottent jusqu'à faire blanchir les jointures. Ce ne sont pas des caresses. Ce sont des gestes qui laissent la peau rouge et propre. Des doigts frais se posent au front, restent quelques secondes. Non, vous n'avez plus de fièvre, vous sortirez bientôt. La main retombe, se range le long du corps. Mais le tremblement continue, discret, au bout des doigts. Les mots sont moins sûrs que le tremblement. Quand la main descend du train, elle porte ce qui reste d'une valise. Un cube de toile, de carton fatigué. Les doigts se crispent sur la poignée, les phalanges blanchissent. L'autre main s'agrippe à la barre de métal. Paume collée au froid. Le corps ne tient que par là. Une main qui retient, une main qui emporte. Le train freine, la secousse remonte jusqu'à l'épaule. La main sur la barre serre plus fort. Sur le quai, d'autres mains se tendent. Mais la sienne ne les cherche pas. Elle doit lâcher seule, elle le sait. Elle hésite, quitte la barre froide, se retrouve ouverte dans le vide. Alors elle se replie, se referme, disparaît dans une poche. Comme si le plus sûr était de ne toucher à rien. La valise reste dehors, suspendue, tirant sur l'autre main qui ne peut pas se cacher. La main de l'homme revenu qu'il va falloir faire passer pour un homme ordinaire. La main de l'instituteur farfouille dans la boîte, choisit la craie blanche, se tourne vers le tableau noir. Elle hésite. Le poignet suspendu. Comme si écrire quelques mots demandait plus d'effort que de tirer une gâchette. Elle trace : 15 septembre 1919. La craie crisse, blanchit la pulpe des doigts. Chaque lettre se pose avec une application trop appliquée. Les enfants sentent qu'il se passe autre chose. Au même moment, loin, dans la province d'Alexandrie, au Piémont, une toute petite main se ferme et se rouvre pour la première fois sur rien. La main d'un nouveau-né qu'on appellera Fausto Coppi. Cette main ne porte encore aucune trace. L'autre main de l'instituteur ne sait pas quoi faire. Elle s'ouvre, se ferme, finit par se glisser dans la poche de la veste, paume serrée. C'est là qu'il faut tenir en réserve ce que la main qui écrit ne dira pas. Il ne le sait pas encore.|couper{180}

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Boost 02 # 10 | non, voilà comme elle est

Ce texte est né d’un exercice d’atelier autour d’Henri Michaux, Face aux verrous, et de la formule : « Non, voilà comme elle est / voilà ce qu’elle n’est pas ». La première version (que j’appelle ici “09”) déroule le récit de façon linéaire : Suresnes, la chambre, la cité-jardin, le travail, le bistrot. Dans le cadre de la proposition #10, il s’agissait de repartir de ce texte déjà écrit et de lui opposer une série de “Non” : non pas pour l’illustrer ni l’expliquer, mais pour refuser ses facilités, ses arrangements, ses angles morts. La “version atelier” reprend ce geste sous forme de liste : un “Voilà ce qu’elle est” suivi de “Non, voilà ce qu’elle n’est pas”, à partir des trois premiers paragraphes, dans l’esprit de l’exercice. La seconde version pousse plus loin le dispositif : entre chaque paragraphe du récit, un bloc de phrases au présent vient dire “Non” à ce qui vient d’être raconté, comme si une autre voix, plus sèche, plus rétive, refusait de laisser le texte se contenter de sa propre narration. Il ne s’agit pas d’un commentaire ni d’une correction, mais d’un contre-chant : une façon de laisser coexister la version racontable et la version qui résiste. 1 Voilà ce qu’elle est : arrivant à trente-cinq ans dans une petite chambre de Suresnes, habitant sans le savoir un fragment de cité-jardin, traversant chaque jour la cour, levant les yeux vers les immeubles, laissant le regard chercher Rueil-Malmaison sans la trouver, passant devant le cerisier japonais planté là pour offrir un peu de beauté, un peu d’air, admirant deux fois déjà sa floraison, ses pétales au sol, sentant parfois monter aux yeux une émotion qu’on ne sait pas nommer. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : un simple “quelques années auparavant” qui amortit le choc, un rappel vague de trentaine comme on feuillette un album, une petite chambre sans confort interchangeable avec toutes les autres, un décor neutre pour illustrer la galère. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : se contentant d’un “il a beau scruter” de narrateur posé à la fenêtre, regardant gentiment l’horizon, attendant de voir surgir un château au loin comme dans un livre pour enfants. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : accueillant, logeant proprement, organisant rationnellement la vie des gens comme lui, réalisant la promesse d’urbanistes bien intentionnés ; adoucissant les angles, distribuant la communauté, offrant un sens lisible aux plaques de rues et aux pavillons au cordeau. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : réduite à un tableau noir, à un cercueil tout trouvé, à un cliché de misère confortable pour lecteur compatissant, exhibant complaisamment la “nullité”, la “grande misère”, le “rien” comme motif décoratif. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : simple jolie touche de couleur qu’on “aurait tort d’oublier d’évoquer”, cerisier ajouté pour faire cadre, arbre japonais de catalogue adoucissant la scène, consolant proprement les ouvriers de retour de l’usine. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : expliquant clairement pourquoi les larmes montent, justifiant l’émotion par de beaux mots, fournissant une raison nette au serrement de gorge devant les pétales roses au sol. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : laissant intacte la possibilité de croire encore à un horizon disponible, à un ailleurs de château ou de ville voisine, à un futur qu’on pourrait rejoindre en plissant un peu les yeux. Tu la vois et tu ne la connais pas. 2 On aurait pu rester là longtemps. Des années peut-être. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitté Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a passé comme il passe : sans prévenir, par paquets. Non, on n’aurait pas pu rester là longtemps, on ne tenait déjà pas debout. Non, on n’a pas « quitté » Suresnes, on a été expulsé par le salaire, par la lassitude, par le bail, par la honte, par tout ce qui pousse dehors sans qu’on décide. Non, ce n’est pas « un autre travail, un autre lieu » comme une série de cartes postales, c’est la même fatigue déplacée, la même angoisse empaquetée, juste changée de décor. Non, le temps ne « passe » pas, il ronge, il ponce, il enlève des options une par une. Quelques années auparavant, mettons trente. Il a désormais trente-cinq ans, il est à Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu’il habite là un fragment de cité-jardin construite dans les années 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employés comme lui, censés former une communauté. L’unique fenêtre donne sur une cour et, au-delà, des immeubles. Peut-être un avant-goût de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n’est pas curieux. Non, ce n’est pas « quelques années auparavant », c’est maintenant, encore maintenant, ça ne s’est jamais vraiment refermé. Non, ce n’est pas « une petite chambre sans confort », c’est la preuve qu’on accepte n’importe quoi tant qu’il y a une serrure et un matelas. Non, il ne « sait pas » pour la cité-jardin parce qu’il n’a pas le droit de savoir : toute l’architecture sociale est faite pour qu’il traverse sans lire, sans relier, sans comprendre qu’on l’a rangé là avec d’autres. Non, ce n’est pas qu’on n’est « pas curieux », c’est qu’on est trop épuisé pour se permettre la curiosité, qu’on a appris à ne plus lever la tête vers Courbevoie ou Nanterre de peur de voir ce qu’on n’aura jamais. Ce serait dommage de ne pas évoquer le cerisier japonais juste là, devant la porte. On l’a déjà vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé là. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d’origine : offrir un peu de beauté, un peu d’air, à ceux qui rentraient de l’usine au pied du Mont-Valérien. On l’a admiré, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c’était beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces pétales roses au sol déclenche ce type d’émotion. On ne cherche pas trop non plus à le savoir, on n’a pas vraiment le temps. Non, ce ne serait pas dommage de ne pas l’évoquer, le cerisier ; c’est même lui qui sert d’alibi, de petit sucre poétique posé sur la langue du récit pour le faire passer. Non, il ne « se contente pas » de perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé, il rappelle chaque année qu’on est resté, coincé, planté là comme lui, sans projet d’origine. Non, ce n’est pas « offrir un peu de beauté, un peu d’air » qui tient : la beauté ici est prévue, programmée, distribuée comme un calmant, et c’est précisément ce qui donne la nausée. Non, les larmes ne viennent pas « tellement c’est beau », elles montent parce que c’est trop beau pour l’endroit, parce que ça ne colle pas, parce que ce rose au sol met en lumière tout le reste qui ne l’est pas. Non, ce n’est pas qu’on « ne peut pas vraiment dire en quoi » : on pourrait le dire, mais il faudrait pour ça soulever la chape entière, ce qu’on ne se permet pas. Non, ce n’est pas qu’on « n’a pas vraiment le temps », c’est qu’on n’a pas le droit de s’y attarder sans que tout le reste s’effondre avec. Pour payer cette turne, il s’est inscrit dans une boîte d’intérim et a dégoté un emploi de chauffeur-livreur à deux rues de là. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de réformateurs sociaux qui avaient juré de sortir les ouvriers des taudis : des destins effacés derrière de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, ça tombe bien, il n’en possède pas trop. À part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n’existe pas encore. On n’imagine même pas que ça puisse exister un jour. Non, ce n’est pas « pour payer cette turne » comme si tout se résumait à une combine provisoire, c’est pour continuer d’accepter qu’il n’y ait pas mieux qu’une turne à payer. Non, ce n’est pas « sans y penser » qu’il traverse ces rues : c’est en pensant à autre chose pour ne pas devenir fou devant ces noms de bienfaiteurs cloués sur les façades, en détournant le regard pour ne pas voir ce qu’on a fait de leurs promesses. Non, ce n’est pas qu’« il ne possède pas trop de jugeote », c’est qu’on lui a appris à la retourner contre lui : à se croire un peu idiot plutôt que de voir l’intelligence qu’il faudrait pour démonter la machine où il sert. Non, ce n’est pas un détail attendrissant d’époque que ce plan papier sans GPS : c’est la preuve qu’on lui confie la ville uniquement comme labyrinthe à livrer, pas comme espace à habiter. Nulle nécessité de se déguiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson éventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la précaution d’une écharpe. Le vent remonte de la Seine, s’engouffre entre les barres récentes et les vieux immeubles de la cité-jardin, mélangeant les générations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid bêtement. Non, ce n’est pas « nul besoin de se déguiser en clown », ce n’est pas une liberté vestimentaire, c’est simplement qu’on ne possède rien d’autre à mettre sur le dos. Non, ce n’est pas une « précaution » de prendre une écharpe, c’est la peur de perdre un jour de salaire pour une bronchite, la peur de glisser encore un peu plus loin dans la pente. Non, ce vent de Seine ne « mélange » pas les générations comme une jolie métaphore, il les use pareil, il passe à travers toutes les couches de peinture sociale, et lui n’a juste pas les mots pour le dire. Non, ce n’est pas qu’il « ne voudrait pas attraper froid bêtement », c’est qu’il sait très bien que le moindre rhume, ici, n’est jamais bête : il coûte. Encore que, si l’on tombe malade, ça n’est pas un drame. L’arrêt de travail nous permet de traîner au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tirés toute la journée. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de réhabilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s’obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers à des morts célèbres qu’aux voisins de palier. Un bon livre, de préférence, un bien difficile qu’on prendra la peine d’annoter à chaque page. Non, ce n’est pas « pas un drame » de tomber malade, c’est juste l’unique manière d’obtenir une trêve sans avoir à la demander. Non, ce n’est pas « traîner au lit », c’est s’effondrer enfin, les rideaux tirés pour ne pas voir la lumière insistante de ce dehors qui continue sans lui. Non, la « petite histoire de réhabilitations et de plans sociaux » n’est pas une toile de fond : c’est la manière officielle de renommer la violence qui le traverse, pendant que lui s’accroche à un livre pour rester vivant dans sa tête. Non, ce n’est pas une anecdote romantique d’ouvrier qui lit un « bon livre difficile », c’est une coupure supplémentaire : choisir les morts célèbres parce que les vivants autour sont trop proches, trop visibles, trop douloureux à regarder en face. On pourrait, de temps en temps, au début en tout cas, passer toute la journée au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le désire, cela nous changera un peu les idées de retrouver ce N., poète brésilien exilé, pour causer philosophie, poésie, littérature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, réfugiés, rapatriés, immigrés, il ne voit en lui qu’un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d’une longue chaîne d’exils. Mais surtout boire et reboire à tomber par terre devant le regard inquisiteur du tôlier maghrébin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d’une autre vague d’ouvriers logés jadis dans ces mêmes HBM, mais cette continuité sociale, on ne la voit pas, on se contente d’encaisser la vue. On a l’habitude. Derrière lui, il n’est pas rare qu’on aperçoive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais ça y ressemble. Toute une population interlope qui vient échouer là, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin. Non, ce n’est pas « pour se changer un peu les idées » qu’on peut passer la journée au bistro, c’est pour ne plus en avoir du tout, d’idées, au moins jusqu’à la fermeture. Non, N. n’est pas « une sorte de camarade », c’est un miroir qu’on refuse de regarder trop longtemps : un autre exilé, plus lisible parce qu’il a un accent et un pays clair, alors que lui n’a qu’un RER et une adresse provisoire. Non, ce n’est pas un simple « bled qui a vu passer » des vagues d’ouvriers et de réfugiés, c’est un entonnoir ; on ne voit pas la chaîne d’exils parce qu’on est en train d’en devenir un maillon sans légende. Non, le tôlier ne fait pas que « compter sa thune », il compte aussi les corps qui tombent, les additions qui explosent, les dettes qui se nouent ; son regard n’est pas qu’inquisiteur, il est comptable de la misère. Non, ces silhouettes du fond ne sont pas un décor interlope : ce sont des vies entières rabattues à l’aube sur un coin de bar, qu’on préfère flouter en « on ne sait pas si ce sont vraiment des femmes » pour ne pas affronter ce qu’on voit très bien. On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner là avec sa danseuse serbe ou croate — on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Brésil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent à portée de tram — Qu’ils l’ont plus ou moins pris en sympathie, à moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l’appât du gain, car évidemment ces deux là, la piaule qu’ils lui céderaient ne serait pas gratuite. Mais tout de même moins chère que celle de l’hôtel. Non, ce n’est pas un simple « souvenir » parmi d’autres, c’est la scène qu’on se repasse pour se convaincre qu’on a appartenu un peu à ce décor. Non, le boxeur ne « se pavane » pas seulement : il montre ses muscles comme on exhibe un capital de survie, une manière de ne pas finir complètement dans le fossé. Non, ce n’est pas une jolie carte possible à dessiner, Nantes, Belgrade, Maghreb, Brésil, banlieue ouest : c’est un enchevêtrement de déracinements où personne n’est vraiment chez soi, à commencer par lui. Non, ce n’est pas vraiment de la sympathie, ni seulement de la compassion ; c’est du calcul, de chaque côté, pour savoir qui va tirer quoi de qui. Non, cette piaule « moins chère que l’hôtel » n’est pas une bonne affaire : c’est une cage de secours, une marche de plus vers la dépendance, avec juste assez de remise sur le prix pour pouvoir appeler ça une chance. 3 Après l’exercice autour de Michaux, le “je” du premier récit ne tenait plus tout seul. Le travail du « non, voilà comme elle est » l’avait déjà déplacé, comme si le narrateur ne pouvait plus se parler à lui-même sans se soupçonner de mensonge. La version 3 raconte donc la même situation, mais à la troisième personne : ce “il” n’est pas un personnage de fiction, c’est le même homme tenu à distance, regardé comme on regarderait un autre, pour que le texte assume enfin ce qu’il montre sans chercher à se justifier. Il a trente-cinq ans, il vit à Suresnes dans une petite chambre au bout d’un couloir, une fenêtre sur une cour, des immeubles qui ferment le ciel, un lit, une table, une chaise, ça suffit, et pourtant chaque soir, en refermant la porte, il a la sensation obscure d’entrer un peu plus avant dans une cellule qui n’est pas seulement de briques et de plâtre mais de résignation et de peur. Il traverse la cité-jardin sans lire les noms de rues, il connaît le nombre de marches, le bruit des portes, l’écho dans l’escalier quand quelqu’un rentre trop tard, ces petits signes infimes qui lui disent qu’il y a encore des vies autour de la sienne et qu’il vit pourtant comme un disparu. Devant la porte il y a un cerisier japonais, planté là bien avant lui ; deux printemps déjà, les pétales roses ont recouvert les dalles, il a regardé ça debout, sans bouger, comme si on avait renversé quelque chose que personne ne viendrait ramasser, et il se surprend à penser que ce luxe inutile d’une beauté offerte aux pauvres a quelque chose d’accusateur, comme si cet arbre se souvenait mieux que nous de ce qu’on avait promis aux hommes qui rentraient jadis de l’usine. Le matin il part travailler comme chauffeur-livreur à deux rues de là, intérim, badge, hangar, clés du camion ; il plie le plan, il retient les virages, les sens interdits, les places possibles pour se garer en travers, les codes d’immeubles, et il laisse filer les noms gravés sur les plaques bleues, ces noms d’anciens bienfaiteurs qu’il ne peut pas prendre au sérieux sans sentir monter en lui une colère inutile, une de ces colères muettes qui abîment l’âme parce qu’elles ne trouvent jamais de parole. L’hiver, le vent remonte de la Seine, il siffle entre les barres et les vieux immeubles, il traverse les vêtements, il vous prend aux poignets, à la nuque ; il remonte son col, parfois une écharpe, il ne faut pas tomber malade, il ne faut pas laisser un jour de paye au fond du lit, et il s’entend raisonner comme ces vieux curés de campagne qui sermonnaient les enfants sur le froid et la prudence, sauf que son dieu à lui, c’est la paie de la fin du mois, ce chiffre dérisoire auquel se trouve suspendue toute sa docilité. Quand ça arrive quand même, la maladie, il reste couché, rideaux tirés, la lumière filtrée par le tissu, la ville continue derrière comme un bruit d’appareil qu’on n’éteint jamais ; il ouvre un livre trop difficile, il souligne, il écrit dans les marges, les noms des morts tiennent mieux compagnie que les voisins qu’on croise sans se parler dans l’escalier, et il sent avec une sorte de honte tranquille qu’il préfère encore ces voix lointaines à la main qu’il n’ose pas tendre à celui qui vit derrière la cloison. Parfois il descend au bistrot en bas de la rue. Le patron est assis dans un coin, il compte, il regarde, il dit peu de choses ; au comptoir il finit par parler avec N., Brésilien, poète, exilé, c’est comme ça que l’autre se présente, et dans sa manière de prononcer certains noms de philosophes ou de villes il perçoit tout de suite qu’il s’accroche à ces mots comme lui à ses livres, de peur de disparaître entièrement dans la boue du quotidien ; ils échangent des titres, des fragments, des bouts de mémoire, ils boivent verre après verre, il remonte en zigzag, il sent que le trottoir n’est pas droit, il se dit que ce n’est pas le trottoir, que c’est lui, que c’est sa faiblesse, et cette pensée soudain lui arrache presque un rire, un rire amer qu’il ravale parce qu’il sait trop bien de quoi il se moque. Au fond du bar, à l’aube, il y a des silhouettes qui viennent du bois de Boulogne, manteaux trop courts, sacs plastiques, perruques qui glissent un peu, on fait semblant de ne pas trop regarder, puis on regarde quand même, on détourne la tête trop tard, et chaque fois il se dit que nous avons là, devant nous, la parabole la plus simple de notre temps : des corps usés, vendus, déplacés, que personne n’a le courage de nommer autrement qu’avec ces mots vagues, « interlopes », « femmes peut-être », comme si nommer plus juste nous obligeait à répondre de quelque chose. Un boxeur nantais passe de temps en temps avec une danseuse venue de l’Est, large d’épaules, sûr de lui, il occupe l’espace comme si le bar était à lui ; c’est par lui, par eux, qu’il entend parler d’une piaule à louer, une autre chambre, plus petite, un peu moins chère que l’hôtel où il descendait avant d’arriver ici, il dit oui presque tout de suite, et en disant oui il sent confusément que ce n’est pas seulement à une chambre qu’il acquiesce mais à toute cette logique qui le tient, qui le réduit, et qu’il préfère encore ce consentement obscur à la panique de n’avoir plus de toit. Les jours se ressemblent : livrer, rentrer, lire, redescendre parfois au bar, laisser le temps s’user sur les mêmes trajets ; il passe devant le cerisier sans y penser, puis un soir, un matin, il s’arrête, il voit les branches nues, les bourgeons, les feuilles à venir, il se rappelle les pétales au sol comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre, et il se surprend à chercher, sans y croire vraiment, si dans cette obstination muette de l’arbre il n’y aurait pas, malgré tout, une espèce de promesse pour les hommes que nous sommes devenus, fatigués, lâches, mais pas entièrement perdus. Il sait que ça ne durera pas, il ne sait pas ce qui vient après ; pour l’instant il habite là, dans cette chambre, avec cet arbre devant la porte et ce bistrot au coin, et toute une ville autour qu’il traverse chaque jour sans être sûr d’y avoir vraiment place, mais avec la sensation tenace, presque douloureuse, que quelqu’un, quelque part, continue de compter ses pas comme on compte les fautes d’un enfant qu’on aime trop pour le laisser s’endurcir tout à fait.|couper{180}

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