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De multiples réalités
Hier encore quelqu'un me parlait de la réalité, en mettant une majuscule au mot, ce dont je me dispense étant donné que je ne désire pas élever ce terme ni sur un piédestal, ni à la hauteur d'une sorte de divinité. Car après tout, à plus de 60 ans passés j'avoue ne pas savoir ce qu'est cette fameuse "Réalité" que d'aucuns révèrent. Pas plus que ne sache ce qu'est Dieu, le diable, la paradis et l'enfer. J'ai tout oublié des campagnes D'Austerlitz et de Waterloo D'Italie, de Prusse et d'Espagne De Pontoise et de Landernau Ainsi que le chante le poète, Et de plus et non sans une petite pointe de regret j'ai oublié à peu près tout de cette première fille qu'on prend dans les bras la première fois. Cette faillite de la mémoire je me retrouve nez à nez, avec elle, ce matin au petit déjeuner puisque nous avons invité la mère de mon épouse à venir passer quelques temps auprès de nous. Elle a tout oublié ou presque elle aussi, ce qui me fait éprouver encore plus que d'ordinaire de la tendresse pour mon épouse qui je le vois bien serre les dents, bout, trépigne lorsqu'elle s'aperçoit que tout ce qui a été convenu hier, comme par exemple le troisième rendez vous pour se faire vacciner, la liste des courses à faire, et je ne sais plus quoi d'autre, ne laisse plus la moindre trace le lendemain dans la mémoire de la vieille dame, accessoirement ma belle-mère. Face à cette dissipation intempestive des souvenirs on peut se trouver démuni car cela mine profondément à la fois le lien superficiel que l'on entretient avec les autres suivant les rôles que nous attribuons. Cela signifie qu'une réalité est en train d'en remplacer une autre, que cette mémoire commune qui s'évanouit chez l'un ou chez l'autre est quelque chose de l'ordre de l'irrémédiable et qui nous fait douter justement en tâche de fond de la "Réalité" toute entière. Car sans ces souvenirs communs, sans cette mémoire sur lesquels nous comptons tous pour nous rappeler qui nous sommes, qui sommes nous vraiment ? L'être tout au fond est comme un coquillage que les marées successives, la concaténation et la désagrégation des souvenirs fait rouler sur le sable doux des profondeurs océaniques. https://youtu.be/2NL02eCEuUs|couper{180}
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Fais donc un effort
Je crois, car je ne suis jamais vraiment sur de rien, qu'il prononçait cette locution comme un mantra, une prière. Plutôt que de pénétrer dans cette culpabilité perpétuelle encore une fois je préfère croire que pour mon père cette information qu'il désirait me transmettre à tout bout de champs, avec laquelle il me martelait, plusieurs fois par jour, notamment le dimanche, ce qui tombait comme un cheveu dans la soupe, il faut le préciser, cette information était précieuse d'autant que lui s'abstenait d'en produire dans les domaines qui me semblaient alors les plus importants. J'aurais admiré à l'époque qu'il fit un effort pour m'emmener avec lui à la pèche juste avant le lever du soleil. J'aurais apprécié qu'il me parle un peu plus franchement des filles, et aussi qu'il fasse lui, un effort pour être lui-même autrement qu'il ne le fit jamais vraiment devant nous. J'aurais apprécié qu'il cesse de s'acharner à vouloir incarner le bien, modelant en négatif tout ce mal que je me donnais, que nous nous donnions tous afin de tenter de lui plaire, où tout du moins qu'il nous foute un peu la paix. Il s'était donné beaucoup de mal pour parvenir à imiter le plus parfaitement possible tous les codes de la bonne personne à l'extérieur de chez nous surtout. Il insistait sur l'impeccabilité de ses costumes et de ses pompes, de sa voiture, et de nos toilettes à tous, notamment celle de ma mère qui ne pouvait pas sortir comme ça, maquillée comme une pute, avec sa jupe trop courte. Fais donc un effort lui disait-il aussi. L'effort était donc une sorte de culte autour duquel chaque goutte de sueur, chaque renoncement, chaque plaisir et chaque joie étaient passés au crible afin d'en diminuer l'intensité excessive, pour que toute scorie inutile reste sur le tamis puis soit jeté aux orties. On ne pouvait pas lui en vouloir uniquement pour cela. Mais disons que ça n'arrangeait certainement pas les choses. Evidemment aussitôt que je le pus je pris le contrepoint, je devins hérétique, je me posais des questions sur l'effort en général et sa nécessité dans ma vie. Jeune adulte j'allais emprunter comme quasiment tout le monde le schéma familial pour la bonne raison que je n'en imaginais pas d'autre, lorsque soudain je me retrouvais seul dans cette ville un soir d'hiver à contempler la fenêtre du petit appartement sous les toits que nous partagions alors ma première amoureuse sérieuse et moi-même. Etrange sensation que celle d'être en couple et d'éprouver cette solitude immense. Et pratiquement tout de suite je me suis mis à songer à mon père à nouveau. Lorsque il rentrait le week-end et qu'il garait son véhicule de fonction devant le mur de la maison. Il ne sortait jamais tout de suite, il prenait toujours un moment comme s'il avait besoin d'un sas. Classait-il des documents, finissait il une de ses sempiternelles cigarettes en attendant le final d'un air d'opéra, il adorait l'opéra, où bien un spot d'information avait-il attiré son attention ?Nul ne le sut jamais. D'en bas je voyais donc cette fenêtre allumée et de temps à autre une ombre qui passait au-delà. Je me souviens que cela m'est arrivé plus d'une fois de me retrouver face à cette étrangeté, je veux dire qu'à ce moment là je ne savais plus qui j'étais, où j'étais et pourquoi je contemplais cette fenêtre à cet instant précis. Il fallait que je fasse un effort pour me souvenir de cela aussi, de cette vie de couple, de ce quartier, de ces 7 étages à grimper sans ascenseur, d'effectuer les quelques pas ensuite qui m'amèneraient devant la porte de cet appartement, d'introduire la clef dans la serrure et d'entrer puis au final de constater que cette fille assise là à la table à manger en train d'étudier était celle avec qui je vivais alors. https://youtu.be/An2a1_Do_fc|couper{180}
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La plaie de vouloir plaire
Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l'embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu'il se trouvait seul il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C'était encore pire qu'un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n'avait pas daignée se pencher vu l'immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d'apporter. Car dans le fond cette affection ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout à chacun sans prévenir, et prendre des formes bénignes généralement, sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d'un cancer, par pure négligence, où plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches en cas de peur soudaine à se plonger la tête dans le sable. C'est donc ainsi qu'il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l'on venait de tous les environs et même d'un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j'avais remisé mes prétentions, baissé les prix, et ouvert mes portes au tout venant. C'en était terminé des patientes sélections que j'effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidam de tout acabit qui affluait, qui parmi eux mériteraient de s'asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu'ils puissent en tirer du profit. J'éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquelles un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d'amusant susceptible de tromper leur ennui. Tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu'elle ne cherchait qu'à combler d'un tas d'objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus cherchant vaguement à s'exprimer tout en étant poussés par le dégout de s'inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle vainement dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s'accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire non ce ne sera pas pour vous désolé, ici c'est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c'est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c'est que plus je refusais de monde plus il se pressait à ma porte. Bref les temps avaient donc changé et j'avais du mettre de l'eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j'avais réduit le montant de mes émoluments, j'étais au bord de proposer des cartes cadeau d'abonnement. C'est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression j'avais oublié ce pauvre type devant la porte. bonjour c'est pour quoi je demande. C'est pour apprendre la peinture. Très bien et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait je l'imagine d'exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d'apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire je réponds. Vous vous êtes gourré d'adresse mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue comme dans les films de science fiction où on voit soudain un homme normal, ou une femme se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J'ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant merde mon vieux allez donc vous faire soigner avant qu'il ne m'explose au visage. Derrière la porte qui n'était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque je pu encore l'entendre geindre s'il vous plait je ne sais pas quoi faire pour vous plaire aidez moi il y eut quelques raclements de ce que j'imaginais être des griffes sur la panneau de bois puis sur le mur extérieur Enfin tout fut silencieux. J'allumais une clope en revenant vers l'atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s'étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi. Samsara acrylique et feutre format 30x30 cm Patrick Blanchon 2020|couper{180}
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La lesbiennitude
Comment vous dites ? Nous en étions à peine à l'apéro que déjà ça commençait sur les chapeaux de roues. Il déploya soudain sa théorie sur l'air du temps et de la mode, notamment ou spécifiquement parigote, alors que nous étions rue des Marronniers, attablés chez la Mère Jean, à Lyon un soir où le froid commençait à devenir mordant et que j'étais, comme toujours, affamé. Je n'avais pas trainé à accepter son invitation pour cette unique raison d'ailleurs car j'avais repéré immédiatement derrière le vernis bon marché, ses costards Armani, ses pompes trop bien cirées, et son agaçant sourire, le prototype de l'emmerdeur, catégorie faux cul, muni d'un premier accessit de connerie en barres. Sa générosité semblait sans limite, sa compassion bien pensante était dans les clous tout comme son apparente bienveillance. On sentait qu'il en avait avalé des heures de stages de management. Et c'était pas de bol vraiment d'avoir à le trainer ce soir là dans un "bouchon" lui le parisien venu nous aider à faire décoller le site provincial et éduquer un peu tous les pèquenauts qui le hantaient. Il y avait deux jeunes femmes à la table voisine qui se touchaient la main. Et soudain au moment de trinquer au Viognier voilà t'y pas qu'il me glisse comme une confidence : vous aussi ici à Lyon vous être touchés par la lesbiennitude ? C'était tellement con et inopiné, j'avoue ne pas savoir dans quel ordre mettre ces deux mots tout à coup,, que je fis mine de ne pas avoir entendu. Et puis c'est vrai il y a tellement de bruit de fond dans ces établissements surtout quand on commence à ne plus très bien entendre comme cela se produit passé la cinquantaine chez le blanc de type eurasien ordinaire un soir d'automne qui plus est, qu'on pourrait effectivement penser à un malentendu tout de go. Mais à la vérité j'avais tout à fait bien relevé le coup d'œil que la jolie rousse lui avait lancé à la fin de son prélude sur l'homosexualité féminine. Je voulais juste qu'il répète et un peu plus fort juste pour voir la suite. La lesbiennitude c'est le nouveau truc à la mode comme auparavant on a eu la négritude. Vous savez ce truc de blanc qui veut comprendre le noir. D'ailleurs Senghor est le pur produit de cette culture occidentale totalement soumise au culte du vide qu'il faut remplir d'un tas de conneries, et non seulement le remplir ce vide mais le propager dans le monde entier si possible. Le jeune serveur slalomait entre les tables et parvint jusqu'à nous pile poil au bon moment pour déposer la fameuse salade célèbre dans le monde entier sauf probablement au Bengladesh quand j'y réfléchis. Personnellement ce n'est pas dans cet établissement que je la dégusterais, mais plutôt chez Abel dans le quartier d'Anay. La salade de lentilles par contre ici est tout à fait acceptable et c'est pourquoi je remerciais le jeune homme qui la déposa devant moi tandis que mon interlocuteur n'eut pas même un regard envers lui. Ce qui acheva de confirmer qu'il n'était qu'un mufle. Senghor a fait ses études chez nous vous le saviez n'est ce pas ? Je hochais gravement la tête en avalant ma première bouchée et je plongeais en parallèle dans mes souvenirs. Ma mère n'était pas douée comme mère mais elle était excellente cuisinière et sa salade de lentilles était incomparable. Du moins je m'en aperçus aux abords de l'âge adulte parce qu'auparavant j'avoue que je n'accordais qu'un intérêt réduit à ce légume. Il aura fallu que je traverse quelques bonnes périodes de vaches maigres pour que soudain j'attribue une valeur nutritive indéniable à la lentille et surtout à son cout modique. Je me contentais donc jusqu'à la fin de l'entrée de quelques hum hum tout en mâchant consciencieusement et en regardant évidemment la jolie rousse à la table d'à coté en train de caresser la main d'une brune non moins jolie en face d'elle. Elle avaient toutes les deux commandé de la tête de veau. Ca tombait à pic j'avais l'impression. Ensuite sont arrivés les tabliers de sapeurs, plat incontournable que doit absolument ingérer tout bon touriste qui se respecte. Ce coup là j'avais commandé comme mon interlocuteur en espérant que ça accélérait surtout la manœuvre et que ce repas s'achèverait le plus rapidement possible. Ah ah ah le tablier de sapeur dit il soudain suffisamment fort pour que les trois quarts de la salle se retourne vers lui. Je tentais de rester le plus stoïque possible en la circonstance mais en croisant le regard de la jeune brune cette fois qui se contenait pour ne pas rire ouvertement je me suis demandé pourquoi je m'obstinais à faire preuve d'autant d'héroïsme devant un tel connard. Je répondis donc le plus sérieusement du monde oh oui le tablier de sapeur tant attendu ! et j'explosais de rire tout à coup ce qui évidemment ne se fait pas, je veux dire pas aussi sauvagement dans une relation de travail tranquille entre collègues. Les deux copines se tenaient les cotes. Mon interlocuteur attaqua son gras double et j'eus le sentiment qu'il s'en fourrait plein la lampe comme pour que plus rien ne puisse sortir de sa putain de bouche durant un bon moment. Surtout pas le genre de connerie comme lesbiennitude fallait il espérer. Mais je dis toujours que pour ne pas être déçu il faut s'abstenir de trop espérer. On acheva le tout avec une tarte à la praline, ça ne le fit pas rire, et un café puis il sortit sa carte bleue, paya sans laisser de pourboire puis, dit-t 'il, il se fait tard je suis crevé. Je saluais le serveur en lui glissant un peu de monnaie dans la main en passant, bonne nuit mesdemoiselles aux filles d'à coté, au revoir tout le monde, bonne soirée. Puis nous nous séparâmes rapidement enfin puisque le parisien logeait au Carlton assez proche et que je devais me taper une bonne marche pour parvenir sur le plateau de la Croix rousse. Plusieurs fois j'ai repensé à ce mot "lesbiennitude" et dans le fond il y avait peut être un peu de sens dans le fond de le rapprocher de négritude. Ce que les hommes peuvent projeter sur les relations des femmes entre elles leur appartient tout autant que la négritude appartient aux blancs qui considèrent les noirs, ou les noirs se mirant au travers d'un œil blanc, je ne sais plus. Dans le fond je crois que tout ça ne sont que des conneries destinées à écrire des livres et pas grand chose de plus. Betty Huile sur toile 2018 Patrick Blanchon|couper{180}
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Rencontre avec la fatigue
Si vous voulez, j'adore cette expression qui annonce en même temps qu'elle ponctue l'enfumage. Si vous voulez, je ne vous parlerais pas directement de la douleur, mais vous comprendrez tout de même qu'on ne peut pas continuer comme ça jusqu'à la saint Glinglin. Si vous voulez, je prendrai des pincettes mais ça reviendra au même. C'est à dire que je vais vous amener à louper le train, l'occasion, et à retourner à la case prison sans empocher 20 000 francs, euros, dollars, yen, jetons en plastique à fourrer dans la fente des caddies, médailles en chocolats ou monnaie de singe. Si vous voulez, je vais vous distraire afin que vous vous détourniez de la sacro sainte fatigue d'être vous, et aussi par charité bien ordonnée, de celle d'être moi. Et si vous protestez, que vous déclarez de quoi je me mêle, sale petit prétentieux, avec cette mine que je connais tellement bien, la moue offusquée des petites ménagères de 17 à 70 ans qui font leurs coups en douce pour ne pas trop risquer de perdre la sécurité et les avantages comme les inconvénients qui vont de pair à la conserver coute que coute pour avoir l'air et aussi le beurre, l'argent du beurre et le crémier, vous ne tromperez plus personne à cette heure tardive de la nuit. Surtout pas moi qui veille au cœur de l'insomnie. Car de quoi est-t 'il vraiment question je vous le demande tout en sachant déjà que je n'obtiendrai pas de réponse franche. Que vous biaiserez à tire larigot, que vous vous fatiguerez à vouloir encore une fois esquiver l'obstacle, parce que vous n'avez de regard et d'attention que pour celui-ci, que vous êtes borgne. Vous ne vous intéressez pas à l'essentiel, en tous cas jamais avec la concentration nécessaire, parce que vous avez peur de ce que vous dira la fatigue tout bonnement de vos failles et de vos empêchements, de votre lâcheté chronique et de votre témérité à deux balles. Alors oui, d'accord, si vous voulez j'emploierai la forme, j'userai de préliminaires. Je connais cette transe aussi de vouloir progressivement vous transformer en somnambule, ou en flipper, afin de vous accompagner, vous aider à vous enfouir totalement dans le mouvement et d'y disparaitre si possible. Frénétiquement, fébrilement, s'il le faut absolument. Vous ne cessez jamais de dire fais moi rêver, emporte moi vers cet ailleurs que nous n'atteindrons jamais puisqu'en dehors du sommeil et des rêves justement nous devrons toujours être prêts pour affronter la grande cruauté, comme la grande souffrance, comme l'immense violence du monde, à l'extérieur comme à l'intérieur de nous. Si vous voulez j'irais doucement pour traverser la double contrainte, et pour autant, ne serrez pas trop les fesses, soyez pas rosse. Elle s'est mise à rire. Comment aurait il pu en être autrement ? Cela commence toujours de la même façon, depuis le temps je sais tout cela par cœur. Et aussi qu'à un moment où l'autre le rire s'arrêtera, s'épuisera, s'évanouira pour se transformer en cul de poule, en biais, en accent grave ou aigu, voire circonflexe et revenir à nouveau en cul de poule. La patience est importante dans l'affaire, patience et pugnacité. Un peu de compassion de temps en temps également, mais pas trop non plus attention. Il ne s'agit pas de conclure un pacte et de prendre ensuite, la chose dite, écrite, à la lettre, la poudre d'escampette encore de plus belle. Rassurées, les yeux bordés de reconnaissance et puis de se hâter comme prises par une envie de pisser , en s' allant crier un peu partout quelle vie formidable. Il m'adore il m'aime turlututu chapeau pointu. Oh ça non. Si vous voulez, faites moi confiance c'est tout. C'est beaucoup, c'est énorme. Et surtout ça ne se fait absolument pas vis-à-vis d' un inconnu. Vous êtes vous jamais demandé pourquoi ? Pourquoi l'inconnu est par essence indigne de toute confiance ? Moi oui évidemment. Sinon qu'aurais je pu faire de tout ce temps ? De toutes ces heures d'insomnie, de la vie toute entière à rester éveillé pendant que toutes les villes, toutes les campagnes et sans doute aussi les déserts, les océans et les montagnes se seront l'espace d'une très longue nuit engouffrées dans le néant. Vous ma fatigue, je vous vois telle que vous êtes à présent. Le rire s'est dissipé comme une robe qui choit comme une feuille morte qui tourbillonne lentement dans la brise nocturne trainant dans le looping et la volute avant la dureté des sols. Si vous voulez vous pouvez poser la tête sur mon épaule et prendre un peu de repos telle que vous êtes pendant que je vous masse la nuque et le dos. Et bien sur mes intentions ne sont pas si nobles mais pourquoi le seraient t'elles ? Qu'est ce qui vous gênerait donc autant à ce point de lassitude où nous en sommes que tout cela ne soit pas noble, ou digne, ou saugrenu totalement ? Elle se renverse en arrière les yeux mi clos et elle me fixe. Comme un serpent qui danse je pense. Si vous voulez je vais chercher ma flute pour vous jouer encore un petit air. Petite lumière dans l'œil noir, le pli d'expression au coin de la lèvre tremble imperceptiblement si vous voulez ça fait toujours un peu ça. Pas besoin de flute seule la suggestion pour le moment est utile. On vient enfin de se rencontrer pour de bon, on ne va pas se quitter tout de suite, prenons le temps arrêtons donc avec l'excitation de l'urgence. En mémoire du Cluseau, huile sur toile 45x55 cm Patrick Blanchon 2017 ( vendue)|couper{180}
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L’empêchement
Il suffit que je me dise me voici en vacances pour que tout à coup tout se déglingue. C’est avec l’expérience l’une des raisons pour laquelle je maintiens mes cours en général la première semaine. Soit je tombe malade soit je me déprime. Le plus souvent les deux ensemble. J’ai beau chercher à me souvenir il faut que je remonte vraiment très loin pour ne pas retrouver le même processus. Et lorsque tout à coup je me retrouve face à la vacance, sept jours où je suis totalement libre de faire ou de ne rien faire, patatra je vois les jours filer tétanisé sans rien foutre. A peine quelques dessins sur la tablette et quelques textes le tout extrait au forceps. Il y a cette sorte d’empêchement magistral qui sitôt qu’il trouve une faille envahit tout. Une sorte d’à quoi bon qui provient à la fois de l’excès et du manque de confiance. Confiance en quoi je n’en sais rien. Dans la vie en général probablement. Je veux dire que c’est une lutte permanente hors des périodes de vacance justement pour trouver un sens à tout cela sachant pertinemment qu’il s’agit d’une fiction. N’en démordant que lorsque soudain le désœuvrement me rattrape. Et des que la mâchoire se desserre s’engouffre toute la grisaille du monde comme une entité maligne qui n’attendrait que ce moment propice, celui du repos, de l’inattention. C’est au bord d’être surnaturel. c’est à dire que tout ce que j’ai pu apprendre conquérir pour m’assurer une quelconque solidité s’effrite d’un seul coup sitôt que la vacance surgit. Ce genre de vacance surtout ou le seul projet que je ne cesse de formuler est de profiter des vacances pour peindre, pour remettre un peu d’ordre dans l’atelier, dans mes textes. Quelque chose de l’ordre de la malignité déjoue tranquillement tout ça sans que je ne puisse broncher. En vrai je crois que je donne carte blanche à cette stupeur qui m’envahit tranquillement. C’est quasi imperceptible au début sauf le léger vertige qui s’empare de moi au premier jour et ça se termine en se cognant la tête contre les murs. Ce n’est sans doute rien d’autre qu’une mise en scène, une pièce de théâtre intime qui profite de l’opportunité pour se rejouer sitôt qu’elle peut et avec mon accord évidemment. Car en même temps je suis tout à la fois l’acteur, le metteur en scène et mon seul public. Mon épouse qui est loin d’être bête ne me dit plus rien lorsque cela se produit. Elle reste dans les rails de son emploi du temps et nous nous retrouvons à certains moments clefs de la journée sans qu’elle ne me demande quoique ce soit sur ce que je fais. Elle a du finir par saisir l’importance que je confère à l’empêchement comme substance vitale. Par contre ajoute t’elle cet été nous allons en Grèce c’est prévu et nous irons voir les météores et tous les lieux que tu as prévu d’aller voir, tu t’en souviens. Elle me le rappelle régulièrement pour pas que je l’oublie. Et en y pensant je peux me projeter vers l’été, me dire le bleu et les blancs de ces vacances à venir. Celles ci ne m’inquiètent pas étonnement, je n’y prévois aucun empêchement. Dessin crayon fusain feutre|couper{180}
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Charles Trenet
Ce devait surement se passer en novembre et probablement le dimanche après-midi quand, après le repas pantagruélique que mon père avait préparé bien avant l'aube, une daube, un cassoulet, un bourguignon, une choucroute, une blanquette de veau, toute la famille se hâtait d'aller se vautrer sur les fauteuils, les canapés en face du poste de télévision. J'avais en horreur ces dimanches et c'était généralement à l'apogée de ces interminables siestes, lorsque l'un de nous lançait un pet sonore, que le chien, affalé lui aussi sur le tapis de laine épaisse du salon, rêvait intensément de courses folles en remuant les pattes et la queue, que Charles Trenet, comme un diable surgissait d'on ne sait où, qu'il se mettait à gesticuler dans tous les sens en beuglant " y a d'la joie bonjour bonjour les hirondelles". A ce moment là j'entrouvrais les paupières légèrement pour constater l'absurdité qui m'entourait et dont ce bon vieux Charles avec son galurin sur le crâne se chargeait de renforcer en chantant l'épaisseur. Cet aspect solaire contrastait avec la pénombre de notre existence et je crois que sans nous passer le mot le chanteur passait pour un ravi, un fou, en un mot l'incarnation de tout le détestable que l'on attribue généralement de père en fils dans notre famille, aux artistes. "De plus il doit être homosexuel" avait un jour ajouté mon père lorsque une des rares discussions que nous eûmes à propos de la chanson française m'avait malencontreusement entrainé à placer Trenet au même niveau que Georges Brassens, ce qui évidemment pour le vieux était la pire des inepties. "Y a du soleil dans les ruelles" était pour lui une rime pauvre. Un genre de facilité poétique inacceptable d'autant qu'il avait connu la misère et que le fait d'éclairer celle-ci fut t'il par l'astre du jour lui était d'une futilité crasse. Du coup entrainé par la déréliction dans laquelle le pauvre Trenet se retrouva relégué par ma famille, et surtout pour maintenir la paix dans le foyer j'ai évité d'acheter ses 33 tours. Et cette habitude se poursuivit le plus tard possible dans ma vie, même une fois toute la famille disloquée, enterrée, oubliée. Jusqu'à ce qu'à mon tour je traverse toute la misère, certainement pour marcher sur les traces de mon paternel, pour comprendre à quel point celle-ci lui avait procuré toujours la plus grande frayeur et dégout. Au centre même de cette misère, dans l'œil du cyclone j'avais réussit malgré tout à conserver un petit transistor. Après une plâtrée de pates, un dimanche de novembre où je m'étais assoupi comme il se devait pour perpétrer la tradition, le soleil dans les ruelles, les hirondelles et y a de la joie sont revenus transportés par les ondes pour parvenir jusqu'au plus profond de ma sieste. Je me suis assis sur le bord du lit j'ai regardé par la fenêtre, il faisait effectivement soleil et tout à coup alors que je ne m'y attendais plus je me suis mis à sangloter comme un couillon. https://youtu.be/ae9AQayZAzA|couper{180}
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Le marteau et le clou
En tant que professeur je me rêve parfois menuisier ou charpentier, enfin un truc qui me permettrait d'avoir un marteau et de taper sur un clou. Je veux dire que ce serait surement plus efficace que de rabâcher toute la sainte journée ce que sont les valeurs, le contraste, la profondeur et tout un tas d'autres choses du même acabit. C'est sans doute dû, malgré mon grand âge, à cette sorte d'impatience qui ne m'a jamais quitté. C'est à dire que j'ai l'habitude de comprendre vite, je dirais au quart de tour tout un tas de choses. Cependant que dans la pratique il faut bien avouer que je suis tout aussi démuni que le pire de mes élèves ( je ne donnerai pas de nom n'insistez pas). En fait je suis sans arrêt en quête de subterfuges ce qui me permet d'être créatif en matière de pédagogie si je ne le suis pas toujours en peinture. Je raconte des histoires, je donne une ou deux citations incongrues la plupart du temps, je tourne autour de la table comme un derviche, je chante, je cris, des fois même je pleure. Mais ce que je n'ai jamais encore fait c'est de prendre un marteau et un clou, puis de m'approcher du crâne d'un élève et de tenter de l'enfoncer. Pourtant j'y pense régulièrement. C'est là le nœud du problème pédagogique dans tout métier manuel, c'est que la cervelle peut assimiler quantité de théories de lois de trucs et de bidules, mais si ça ne va pas jusqu'à la main ça ne sert à rien. La pratique possède sa propre intelligence qui se passe de tout le reste y compris d'outils de bricolo.|couper{180}
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Du manque de suite dans les idées.
J'aurais pu être riche, conduire une Lamborghini, une par jour de la semaine et de couleur différente, séduire Monica Bellucci, et même l'épouser, mais ce ne devait pas être mon désir le plus profond en fin de compte. Tout ça n'était que de petits désiderata de surface, du copiage, du plagiat et rien de plus. Le fait est que j'ai mis des années à me flanquer des baffes et à baver des ronds de chapeau parce que je ne parvenais pas à suivre ce genre d'idée qui traine un peu partout dans les bas fonds de l'âme humaine. Au lieu de ça je me suis lancé dans la recherche fondamentale, notamment la scission du poil de cul en un nombre infini de parties. Et puis après l'excitation, l'enthousiasme de comprendre à quel point j'étais plutôt doué dans l'art de me faire tout seul des nœuds au cerveau, je me suis lancé dans l'étude du dénouement. Même excitation, même enthousiasme. Cependant avec toujours cette cruelle absence au centre de moi-même, je veux parler de ce manque total de suite dans les idées. J'ai sauté mille ânes et je ne sais plus combien de coqs dans un sens puis dans l'autre sans me faire attraper par la clique de Brigitte Bardot sans compter tout le reste. Ce dont j'aurais aussi pu être fier comme ces vétérans dont les pensées ne cessent de tourner en boucle sur les bordels de Saïgon, de Tombouctou, ou de Tizi Ouzou en ne cessant de me souvenir du "bon vieux temps" où l'on pouvait s'éclater sans vergogne. Mais voici qu'au manque de suite dans les idées je me retrouve avec des trous dans la mémoire. De grands pans de celle-ci se détachent d'une banquise imaginaire et s'égaient sous forme de glaçons géants dans la mer bleue marine. Je crois que les deux sont liés d'une façon atomique, électronique, moléculaire. Quand on découvre que l'on marchait sur une route imaginaire qui ne mène à rien, quand on en prend réellement connaissance ou conscience, alors tout ce qui se rattachait à celle ci, le décor, les personnages, les événements glissent doucement vers le néant que l'on nomme faute de mieux l'oubli. Ce qui est ballot car j'aurais au moins pu prendre quelques notes, cela m'aurait permis d'écrire deux ou trois Don Quichotte. Si le désir d'en écrire eut été véritable, ce dont je doute également. Le doute joue d'ailleurs son petit rôle de souffleur dans toute cette histoire. Il est toujours planqué dans son trou à deux pas du narrateur. Il est là pour freiner l'excitation et l'enthousiasme évidemment. Sinon imaginez ça continuerait comme ça jusqu'à la Saint Glinglin. Si l'éducation nationale voulait vraiment éduquer les gens plutôt que d'en faire des moutons obéissants, elle mettrait le paquet sur la quête d'authenticité des désirs. Tout commencerait dès la maternelle par un "qu'est ce que tu veux vraiment". Mais j'imagine qu'on n'a pas encore trouvé une société digne de ce nom fondée sur un tel principe. Pour le moment il n'y a qu'un tout petit groupe de personnes qui sait ce qu'il veut, et ce qu'il veut ne fait pas vraiment rêver. Car voilà le maître mot de toute cette histoire à dormir debout : Rêver. Une fois qu'on y a gouté comment peut-on ne pas vouloir recommencer et ce tous les jours autant qu'on le peut. Le problème c'est que les rêves sont volatiles, et qu'ils sont aussi à trous comme le fromage helvète. Il faut patienter un sacré long moment, une vie entière surement pour constater qu'en fin de compte tout ou à peu près est muni d'un orifice central qui aspire la périphérie. Que ce soit le désir, les idées, l'amour, le rêve, et même le quotidien avec ses fins de mois. Du coup voilà pourquoi certainement j'ai ce fabuleux manque de suite dans les idées depuis toujours, c'est la présence du trou qui sans cesse me fait bifurquer pour ne pas tomber dedans trop vite assurément. Je suis comme cette estafette qui courre comme un dératé sur le champs de bataille parmi les obus qui éclatent, les copains qui crèvent et un sale con qui gueule là bas, planqué derrière un talus : A l'assaut ! J'esquive le pire, je zigzague sans relâche pour ne pas me retourner et me transformer en statue de sel, j'invente sans arrêt des jours meilleurs que je jette au feu par temps calme et puis c'est tout.|couper{180}
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Avancer, reculer, recommencer.
L'art est un labyrinthe dont le but est nécessairement l'égarement. Sinon à quoi bon y pénétrer ? Et quand bien même placerait-t' on un minotaure comme prétexte à l'action il ne serait rien à proportion de ce que produit la perte de repères. Le héros s'affrontant lui-même intéresse t'il encore qui que ce soit, mis à part les enfants amateurs de contes et de légendes ? Quand Hercule se rend compte qu'aucune de ses armes ne peut entamer le cuir du lion de Némée il l'enlace dans une sorte de danse qui oscille entre l'étouffement et l'accolade. Récupérer ensuite la peau du lion une fois vaincu, et s'en revêtir, l'arborer sans pour autant parader est le prémisse que quelque chose enfin s'est passé, que l'histoire débute réellement, celle de l'artiste qui a enfin compris la nécessité de "sauter par dessus lui-même" pour reprendre la formule de Paul Klee parlant du gris. La traversée d'un miroir, est toujours quelque chose qui tient à la fois de l'ordinaire et du miracle. Ordinaire parce qu'autrefois cela s'apprenait à l'adolescence au travers de rituels que l'on pouvait considérer à l'âge adulte comme "banals". Miracle dans notre monde moderne où justement on fait à peu près tout pour que cette traversée ne s'effectue plus, pour conserver le plus longtemps possible l'homme dans une enfance égocentrée. Bien sur on peut se rendre à l'école, à l'université pour apprendre quelque chose sur l'art. Surtout tout ce qui tourne autour de celui-ci comme un récit tourne autour d'une absence. Bien sur le savoir remplit comme la denrée le réfrigérateur et produit une illusion d'autorité. Tout juste de quoi alimenter la conversation, écrire des livres, remplir les rayons des librairies, des bibliothèques, écrire des articles de blogue. Mais cette autorité ne produit guère d'impact sur l'individu isolé , l'artiste, qui intuitivement sent bien qu'il faut effectuer un pas dans le vide et que le moindre filet ne sert à rien, qu'il n'est que perte de temps. L'artiste aujourd'hui est un individu isolé. Ce n'a pas toujours été le cas et nous avons encore parfois l'impression que cet isolement est une posture provenant d'une époque révolue teintée de "romantisme". L'artiste soit disant "maudit" de par cette nécessité d'isolement contre laquelle il ne peut rien tant qu'il n'a pas franchi le Rubicon- se dépasser, dépasser sa petite personne, ce qui souvent l'entraine à se rapprocher du plus ordinaire des hommes, à perdre d'un coté sa propre idée d'importance pour de l'autre découvrir l'immensité de son ignorance. Tout commence avec cette immensité là. Avec cet infini des possibles tenu dans un regard qui ne cille plus. Ce qui se passe ensuite, pour un regard profane tient de la folie, de l'inepte, du ridicule, comme de l'admirable. Les mots eux-mêmes manqueront pour qualifier l'action effectuée par l'artiste. Pourtant cette action est simple, elle ne tient qu'en deux mots : Avancer, reculer, recommencer. Ce que l'on perçoit alors c'est une nouvelle vision du chaos qui d'ailleurs ne peut plus se nommer ainsi. L'artiste se rend compte qu'il a franchi une frontière lorsqu'il n'a plus besoin d'ordre pour se référer au chaos, et vice versa. Cette immensité de l'ignorance clairement entrevue s'accompagne simultanément d'une connaissance de la clarté qui ne sert à rien, parfaitement inutile car elle ne produit rien en tant que telle. On peut alors comprendre pourquoi tant d'artistes, de peintres auront représenté des croix, des crucifixions. Ce n'est pas tellement pour célébrer un événement qui du reste n'a pas vraiment de raison de l'être, que d'énoncer ce qu'est véritablement la Passion humaine crucifiée, mais en même temps tenant temps et lieu de carrefour. Juste un point de repère dans le labyrinthe à partir duquel on continue, on avance, on recule, sur le chemin de la connaissance de ce qu'est l'art.|couper{180}
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L’art refuge, l’art ouverture.
7 milliards et demi d'individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui l'Art peut être un refuge pour s'éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi après cela un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir sous l'apparent chaos une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s'effectue t'elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l'espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L'exploration des reflets à la surface de l'eau à un point si extrême qu'on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l'image d'un monde crée à sa propre image ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l'autre. Ou bien au contraire, s'extirper du reflet, regagner la rive et s'y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l'autre. C'est ainsi sans doute qu'après la retraite forcée dans l'espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles on finit par comprendre l'égarement, ce puit sans fond que propose le refuge et que l'on désire s'en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d'or bien souvent, comme quelqu'un qui aurait enfin été éclairé vers une "bonne direction", vers le profit à tirer d'une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont pour remettre un peu d'ordre dans ses idées jusqu'à comprendre que ce serait encore mieux si on n'en avait pas, d'idée. Reste le mystère de l'autre insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l'oie. Si la peinture, si l'art en général ne permet pas d'être ouvert à l'autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d'amitié, d'intelligence à partager gratuitement, peut être alors vaut il mieux se lancer dans la confection de pâté en croute, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C'est cette sorte de magie que j'attends de l'art désormais. Non pas que par sa fréquentation je m'élève vers le génie pour imaginer naïvement m'y hisser à mon tour, mais tout le contraire, pour rencontrer des femmes et des hommes les plus "abordables" du monde. Abordables comme des iles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupé et on s'est dupé tout seul par habitude de penser l'art comme appartenant à ce génie là, celui de la rareté, de l'habileté et de la performance. Le génie crée par une élite qui ne cesse depuis des lustres de ce mirer dans celui ci. On parle d'une nouvelle renaissance désormais, d'une Renaissance "sauvage". Et sans doute en faudra t'il un peu de la sauvagerie pour s'extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D'ailleurs pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que Terra incognita. Un monde que nul ne connait encore. Un monde à créer tout simplement par l'art de se dire bonjour, comment vas tu, de quoi pouvons nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l'art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir... Scribe Egyptien, Musée du Louvres.|couper{180}
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Par où commencer avec la poésie ?
Pour Yaël. La réflexion d'aujourd'hui arrive suite à un message reçu hier d'une amie. "J'aimerais lire de la poésie mais je ne sais pas par où commencer, pourrais tu me donner quelques pistes ?" Me voici bien embêté car je suis bien obligé de me poser quelques questions sur mon approche personnelle du genre. Qu'ai je conservé de tout ce que j'ai pu lire des poètes et d'abord lesquels ? Je crois que j'ai commencé par Prévert à l'école avec le recueil "Paroles", j'aimais beaucoup et en même temps ces textes m'effrayaient car sous l'aspect léger je pouvais sentir une gravité qui n'avait de cesse de m'échapper dans le langage mais pas dans ce que je ressentais du monde. Ces poèmes alors étaient un peu comme une mélodie à laquelle je m'accrochais pour traverser les ombres, l'obscurité toute entière, ma nuit. J'en ai appris beaucoup "par cœur" comme on disait alors car j'ai toujours mis un point d'honneur à récolter de bonnes notes en récitation. C'était à peu près la seule matière où d'ailleurs j'excellais si je fais un effort de mémoire. Tout le reste me semblait beaucoup plus austère et ennuyeux. La poésie donc aura été d'une certaine manière comme ces miettes de pain que le petit Poucet dépose au fur et à mesure qu'il s'égare dans la forêt, des envies de points de repère traduire "pas de repère" sur lesquelles très vite on se rend compte plus tard qu'on ne peut pas compter pour retrouver la maison. Tout au contraire il est fort possible qu'ils auront jouer le rôle inverse me concernant, c'est à dire m'éloigner de plus en plus du familier. Et puis lorsqu'on est enfant on n'établit pas beaucoup de hiérarchie, on se fiche un peu du classement des adultes dans de nombreux domaines. Evidemment c'est bien plus tardivement que j'ai compris que Rimbaud était une sorte de génie en matière de poésie, tout comme Baudelaire, mais à cette époque ils étaient d'une certaine façon mes égaux. Je n'effectuais pas plus de distinguo entre un poète que j'aimais lire et un camarade d'école qui m'intéressait par ce qu'il avait ou pas à dire. C'était simple, soit j'aimais ce que je parvenais à entendre comme rythme et sonorité chez les uns comme chez les autres soit je détectais quelque chose de proche du couac et je laissais tomber. Aussi Rimbaud a t'il eu ma préférence par rapport à Baudelaire juste derrière Prévert que j'ai longtemps conservé en tête de classement. Bien sur il y eut aussi Apollinaire, José Maria De Heredia, Paul Fort auxquels j'ai accordé un peu d'attention car ils étaient au programme des classes primaires. Mais le choc fut lorsque j'ai écouté pour la première fois Georges Brassens. Très vite les livres de poésie m'ont paru pauvres à coté de ce que pouvais m'apporter le mange disque ou la platine stéréo. Brassens, puis un peu Brel, et enfin à l'adolescence les rôles se seront inversés, Brel en tête, Brassens en second. Brel pour la manière de réciter m'impressionnait énormément alors que Brassens qui suait à grosses gouttes me procurait une gène un malaise lorsque je le voyais sur le petit écran. Il n'avait pas l'air bien à l'aise, comme s'il n'était pas à sa place. Pourtant les textes de Brassens m'auront toujours bien plus fait réfléchir que ceux de Brel. Brel c'était d'une certaine façon de l'esbrouffe, de la séduction, Brel déclenchait la passion que j'interprétais à ma façon comme de la fiction alors que Brassens me suggérait de graves et perturbantes vérités sur l'espèce humaine. C'est donc une première approche tout à fait personnelle de ce qu'on appelle la chose poétique et qui me sera apporté par l'éducation, la culture, l'école, et la famille. Mon arrière grand-père, Charles Brunet possédait une collection de livres impressionnante parmi lesquels Victor Hugo remportait le pompon. J'arrivais à peine à les soulever tant ils étaient lourds avec leurs épaisses reliures de cuir. Ils n'étaient pas non plus pratiques à lire et surtout jamais au lit. Car c'est au lit que j'ai passé une grande partie de ma vie enfantine, une fois l'extinction des feux annoncée par ma mère. J'allumais ma lampe de poche et me confectionnant une sorte de tipi avec un polochon je pouvais lire tout mon saoul en cachette des illustrés, des livres de poche, mais jamais ces gros in quarto. La poésie c'est un peu comme un foyer dont on ne cesse de s'éloigner que pour mieux y revenir. Un laboratoire où l'on observe comment l'espoir se meut en déception, en colère, puis dans ce sentiment étrange qui semble être le diapason correct nécessaire à l'accordage. En terminale j'ai lu lettre à un jeune poète de Rilke et j'ai cru tout comprendre et m'ennuyer. Ce qui évidemment était prétentieux comme on l'est à 16 ou 17 ans. Le fait est que je n'ai jamais relu Rilke tant son discours à cette époque avait mis en relief mon inaptitude à écrire. Je n'avais rien pour arriver à aligner deux lignes poétiques. D'ailleurs je ne comprenais pas du tout ce qu'était la poésie, je ne le comprends pas plus aujourd'hui. Je veux dire que je me garderais bien de faire un discours sur le sujet. Je n'ai pas grand chose d'autre que des impressions dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres d'ailleurs et je ne peux que deviner que tout ce qui m'est cher en particulier peinera à toucher le général. Ces impressions poétiques me viennent aussi de cette enfance passée dans le bourbonnais, de la solitude pesante comme une chape de plomb mélangée d'une formidable dose d'ennui, de désœuvrement dans les moments où je pouvais m'enfuir pour échapper à l'interminable liste de corvées que mon père m'énonçait en début de semaine. J'ai cette image de ressort que l'on compresse durant 5 ou 6 jours puis qui soudain se détend et qui fait jaillir le spectre de l'ennui d'un champs de luzerne, du bleu des collines et du ciel. L'ennui et certainement quelque chose d'autre dans laquelle se dissimule la poésie. A ces moments de liberté je ne pensais pas à autre chose qu'à courir vers la foret pour m'y enfouir la plupart du temps. J'enlaçais un arbre et je restais comme ça pour me recharger en courage et en espérances folles. Qui a dit que la poésie ne se trouve que dans les livres ? Ce sentiment d'étrangeté à condition qu'on ait le temps pour y porter une attention, on peut bien le retrouver partout, et souvent dans le menu bien plus que dans le sensationnel. C'est cette partie de soi silencieuse, rétive à la fois à la pensée et aux émotions faciles qui peut l'accueillir dans une sorte d'écho de profondeur à la profondeur ou du léger à la légèreté. Cependant que c'est une autre chose que d'éprouver cette sensation d'étrangeté et de vouloir se mêler de la mettre en mots. Car à vouloir la capturer ainsi les phrases, les mots ne font qu'encercler du vide. Elle s'échappe en repérant illico la mauvaise intention. Lire de la poésie cela demande du temps sans doute mais pas à lire. Du temps à vivre avant tout pour se retrouver la chair bien à nue et le cœur débarrassé de sa patine en toc. Parce qu'on peut se leurrer à lire de la poésie en étant vierge de tout, je veux dire si évidemment on la lit par intérêt, pour tromper ou se tromper de but. Il n'y a aucun but à lire de la poésie, comme il n'y a aucun but à l'aimer. C'est ce qui est parfois difficile d'admettre dans une époque où tout semble orienté vers une finalité. Il n'y a pas de finalité autre que celle de vivre si je pousse plus loin le raisonnement. C'est sans finalité que naît la poésie lorsque tous les buts se sont évanouis, lorsque l'être s'extirpe de l'avoir. Ferais je une liste de tous les poètes que j'ai aimés ? à quoi cela servirait-il du reste puisque les frontières sont parfois floues entre poésie et prose toujours en ce qui me concerne. Je pourrais dire qu'un des plus grands poètes que j'admire aujourd'hui est Raymond Carver par exemple tant il produit d'effets d'effondrement, de vertige, dans la plus banale de ses nouvelles. Je peux dire que Pessoa m'a tenu en haleine jusqu'à la trentaine environ avant que l'admiration ne se métamorphose en compassion, puis au final comme il se doit en une indifférence vitale pour me dégager totalement de son attraction morbide. Pourquoi est ce qu'on lit de la poésie, il faut garder la question vive. Si c'est juste pour pouvoir placer une référence entre une poire et un bout de fromage dans un repas mondain ça ne vaut vraiment pas la peine. Car ça demande un peu de peine si on veut s'élever au dessus du superficiel ce serait ballot d'y revenir par un biais. La poésie c'est vrai ça console quand tout va mal mais ça ne vaut jamais autant qu'un bon coup de pied au cul pour continuer d'avancer dans la vie. C'est à peu près cela que je me suis dit entre 30 et 40 ans en prétextant avoir un tas d'autres choses plus importantes à faire. Comme je disais on y revient, on finit toujours par y revenir, avec un autre cœur, avec un autre regard, est ce que ce seront les bons ? par contre, on ne le sait pas, ça change tout le temps. Par quoi commencer avec la poésie ? Aujourd'hui je dirais aussi en se souvenant, en revisitant tous les moments où le banal l'emporte sur l'extraordinaire. toutes ces rencontres tous ces moments délaissés parce qu'on imaginait qu'il y avait autre chose à dire à faire au lieu d'être là tout simplement. La poésie c'est se souvenir d'être là, sans s'attarder de trop à y rester. Raymond Carver Ecrivain et poète. Par Auteur inconnu — Source inconnue, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1824244|couper{180}