Ateliers d’écriture
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Carnets | été 2023
# été 2023 #13 | Points cardinaux de l’imaginaire
rendre l’espace visible en même temps que tu racontes, en t’appuyant sur un dispositif très simple emprunté à Cendrars. Tu prends un point sensible de ton récit (un lieu, une situation, un nœud narratif : “c’est où, exactement ?”), puis tu écris quatre blocs distincts : Nord / Sud / Est / Ouest. Dans chaque bloc, tu pars du même point et tu explores ce que tu trouves en allant dans cette direction : atmosphère, lignes, obstacles, bruits, usages, types de gens, rythme, heure, lumière, relief, architecture… L’idée n’est pas la description décorative : c’est de faire que le texte fabrique sa scénographie, que le lecteur sente où il est et comment ça s’organise autour. À l’Est, depuis le quai de Stari Grad, ce qui saute d’abord aux yeux ce n’est pas « l’Orient » en grand, c’est le petit Orient pratique : les panneaux en alphabet latin qui disent des choses qu’on ne comprend pas, les horaires collés derrière une vitre, les stickers de compagnies maritimes, et cette façon qu’ont les voix de se heurter aux coques comme des balles molles. L’Est, ici, c’est la direction des terres, du maquis sec, des murs de pierres empilées à la main, des oliviers qui ont l’air de n’avoir jamais demandé l’avis de personne. C’est aussi, à certaines heures, le vent qui descend des collines et vous ramène dans le nez une odeur de poussière chaude, de figuier, de gasoil léger (celui des petits bateaux), et de café trop tôt. À l’Est, on voit la route qui s’éloigne du port, la promenade qui devient rue, puis la rue qui devient une suite de tournants ; on imagine la Dacia quittant le quai, montant doucement, et tout de suite les maisons avalent le décor : il ne reste plus que des balcons, des linges, des paraboles, des chats. Et l’Est, au fond, c’est ça : la sortie du cadre. Ce qui, en deux minutes, se retire du regard. On pourrait s’y tromper : on croirait que l’Est promet des horizons, mais l’Est commence par la disparition. Au Sud, il y a l’eau, et il y a le travail de l’eau sur les choses. Le quai de Stari Grad, au Sud, est une ligne très simple : bord franc, pierres claires, anneaux d’amarrage, pneus usés accrochés à la paroi pour que ça ne casse pas trop quand ça tape. Tout le monde fait semblant de ne pas regarder, mais tout le monde regarde : l’angle du ferry quand il arrive, la manœuvre lente, le moment où la rampe va tomber, le moment où l’air change (un souffle de cale, de métal humide, de cuisine industrielle). Le Sud, c’est le large, mais ce n’est pas romantique : c’est une mécanique. Ça fume un peu, ça claque, ça grince, ça fait vibrer le quai sous les semelles. Et au-dessus de cette mécanique, il y a l’autre chose : la couleur de l’eau, qui n’a pas d’intention, qui varie selon l’heure et selon l’humeur du ciel, et qui, malgré tout, vous donne l’impression qu’on pourrait repartir à zéro, comme si le simple fait d’embarquer effaçait ce qui précède. Mensonge utile. Le Sud, ici, c’est aussi le petit piège des vacances : on se met à croire que parce que l’eau est belle, la vie est belle. Alors on pense aux tomates, au goût des choses « qui ont un vrai goût », à cette phrase qu’on lâche et qu’on regrette aussitôt parce qu’elle sonne comme une réclame. Et pendant qu’on pense, une famille passe avec des sacs de plage, un gamin traîne une serviette, une vieille dame porte un sachet de boulangerie, et la vérité revient : le Sud n’est pas un décor, c’est juste un quai où des gens vont et viennent, avec leurs corps, leurs courses, leurs histoires non dites. Au Nord, depuis Stari Grad, on tombe sur ce que les ports ont tous en commun : l’attente, donc le froid possible. Pas le froid de carte postale (neige, grand blanc), non : le froid très concret de l’aube qui vous attrape parce que vous êtes debout trop tôt, parce que vous avez dormi dans une voiture ou pas dormi du tout, parce que votre corps, lui, n’a pas signé pour ces horaires. Le Nord, c’est le moment où les cafés ouvrent en traînant les pieds : chaises qu’on déplie, métal qui couine, serveur qui ne parle pas encore, tasses qui s’entrechoquent, première machine qui souffle. C’est aussi la file des voitures qui se met en place, au cordeau, sans qu’on se parle : plaques de partout, conducteurs dans leur bulle, visages gris d’insomnie, et cette façon étrange d’être nombreux et seuls en même temps. Le Nord, c’est la logistique : billets, contrôles, gestes répétitifs, et la tentation de compter pour se rassurer (combien de kilomètres, combien d’heures, combien de pauses, combien d’essence). Et c’est précisément là que les pensées se mettent à déraper, parce que compter n’a jamais empêché le réel d’arriver : panne, retard, embrouille, erreur de sortie, ou, pire, le souvenir qui vous tombe dessus sans prévenir, comme un courant d’air dans une pièce fermée. Le Nord du quai, ce n’est pas une direction sur une carte : c’est l’axe du retour, l’axe des « il faut », l’axe des listes, l’axe de la fatigue qui dit son nom sans le dire. Et pourtant, au même moment, un chat traverse entre deux pare-chocs, très calme, comme s’il connaissait la combine depuis toujours : ne jamais se presser, laisser les humains s’agiter, et passer quand ils regardent ailleurs. À l’Ouest, on ne va pas chercher l’Amérique ni des grands mythes, on reste sur le quai : l’Ouest, c’est le soleil qui tombe derrière la masse des bateaux et qui rase tout, révélant les détails que la pleine lumière écrase. Les bosses sur la tôle, les traces de sel séché, la peinture refaite par endroits, les cordages rêches, les mains qui se posent sur les rambardes et laissent un film de sueur. L’Ouest, c’est aussi la sortie de journée : les gens qui ont l’air de flotter, la bière qui commence à compter comme un argument, les enfants qui n’en peuvent plus et deviennent soit mous soit agressifs, les couples qui s’énervent à voix basse en portant des sacs trop lourds (et c’est là qu’on voit que l’amour est aussi une manutention). L’Ouest, c’est le moment où le port devient presque une scène : les voitures avancent au pas, la rampe remonte, le ferry se détache, et pendant deux minutes on regarde tous la même chose sans se parler, comme si on avait besoin d’une image commune pour tenir. Puis chacun reprend son fil : il faut garer la Dacia, il faut trouver de l’eau, il faut uriner, il faut réveiller quelqu’un, il faut penser à demain. Et à l’Ouest, exactement à cet endroit-là, je reviens toujours au même point : le quai n’est pas un symbole, c’est un pivot. On y passe, on s’y accroche, on y projette, puis on disparaît. Le quai de Stari Grad reste. Nous, on file.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été2023 #12bis | Pourquoi des séparateurs
idée : prendre un geste de tri/séparation dans le quotidien et en faire la matrice d’un texte où la pensée se segmente, se contredit, se reprend, sans chercher la narration, mais en restant accroché au concret. Ce n’est pas ce que l’on aurait à dire, mais plutôt comment le dire. Voilà l’idée, le truc : alors arrête, arrête de ruminer, de te plaindre, do it. Personne ne te demande rien. Exercice tantrique : ne pas écrire ce que l’on aurait tout de suite, là, envie d’écrire. Se retenir. Non, personne ne te demande rien, que tu penses que l’on exige, besace, en aller ou en retour : personne ne te demande rien. Personne. Polyphème. Se détacher comme une affiche se décolle doucement d’un mur : faire un peu moins partie du mur, un peu moins d’heure en heure. Le boucher, celui qui, il y a dix ans, m’avait commandé une peinture de bœuf, a fermé. Des mois qu’il a baissé son rideau de fer. Et moi je ne m’en aperçois qu’hier. Et dire que, tout à coup, une furieuse envie d’acheter des merguez me saisit, associée à l’idée du moindre effort. Il faut que je marche jusqu’au rond-point, à présent. Que j’entre dans l’antre du supermarché. Pourquoi des séparateurs, et cette lubie de séparer ? Cette femme essaie d’avoir l’air gentille, mais c’est tellement dur de maintenir cette position : chez elle, ça commence par la commissure des lèvres qui s’affaisse, on voit qu’elle fait de gros efforts pour tenter de la redresser. Deux images se superposent de plus en plus vite : méchante, gentille ; méchante, gentille. À la fin, tout ça doit l’épuiser : le trait central entre ses lèvres devient la copie conforme d’une ligne d’horizon. Écrire des méchancetés serait-il plus fort que tout ? Et quel tout, et qu’appelles-tu des méchancetés ? Des difficultés avec l’impératif et la seconde personne du singulier dans l’emploi de la forme interrogative : appelle ton chien ! qu’appelles-tu ? Je remarque que c’est comme une sorte d’érosion : un chemin, sans doute trop vite et mal goudronné, qui, peu à peu, laisse apparaître des trous, des nids-de-poule, au singulier ou au pluriel — poule ? Perdre la mémoire des règles de grammaire, d’orthographe : cela participe-t-il d’une révolte ou d’une maladie ? Une bonne question pour l’émission Question pour un champion. François, en retour de mail, écrit qu’une lettre d’info hebdomadaire serait bien — mieux ? — que de recevoir chaque jour plusieurs mails avertissant les abonnés de ce blog. Combien ai-je de façons de comprendre ça, m’enquerrai-je soudain. Puis une autre idée surgit, la vitesse folle avec laquelle les idées surgissent : je m’enquis d’autre chose, ou je me mis à m’enquérir ; toute la question se pose, comme une remise en cause. Mais quand ai-je été mis en cause la première fois ? De la conjugaison des temps. L’idée qu’il ne s’agit que d’un mince décollement, à peine perceptible au premier coup d’œil. Soudain on se fige comme un cocker en arrêt, une patte en l’air, la truffe au vent. La fiction surgirait ainsi, décelée par tous les sens en éveil, sans savoir pourquoi, par une sorte d’instinct. J’ai bien aimé les petits poèmes de la revue Catastrophe, sans que ça ait rien à voir, au premier coup d’œil, avec le reste (traductions de Céline Leroy ; lire les autres épisodes : textes traduits de Mary Ruefle, Dunce, Wave Books, 2019). Personnellement, pas encore cliqué sur les liens : tellement j’ai relu leurs traductions, encore et encore, comme une appréhension de découvrir l’origine, comme on essaie de comprendre quelque chose à un moteur de tracteur quand on n’est pas mécanicien. Peur et désir, vieux couple cosmogonique. Mon préféré : « La mort d’Atahualpa aux mains des hommes de Pizarro. Il ne savait pas lire, de sorte que, quand ils lui ont donné le Livre, il l’a jeté par terre comme une chose lourde et inutile ; alors ils l’ont tué séance tenante, en s’assurant qu’il était bien mort. Peut-être que toutes les morts sont aussi simples que ça. Une simple et malheureuse erreur sous les cieux azurs, où des oiseaux aux sentiments d’or observent ce qui se passe plus bas et volent en cercle. Peut-être nos têtes sont-elles remplies de plumes de toutes ces choses qu’on ignore… » Voici le lien de l’article : j’y reviendrai sûrement pour relire encore et encore, car quelque chose se trouve là, et je n’arrive pas à poser le doigt dessus. Quelque chose qui entretient un rapport avec qui, avec quoi — mystère et boule de gomme. Sinon, au-delà de la fenêtre, le même mur de pisé, toujours. Mais à force de le voir, on ne le voit même plus, jusqu’à ce qu’il nous surprenne, qu’on se dise : tiens, il est bizarre ce mur, aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #11bis | s’enfuir dans la lecture
Prendre une scène-tension à venir (la vraie conversation, “il faut que je te parle”) et la repousser en montrant comment un personnage s’y dérobe en se réfugiant dans la lecture. La lecture devient une technique de fuite (disparition progressive), et le texte se construit depuis l’extérieur : quelqu’un observe cette fuite, en mesure les effets concrets (jours qui passent, repas, enfants, sorties), et laisse remonter ce que la fuite charrie vraiment (classe, ressentiment, vieux rôles, contradictions du couple). On avance vers la scène, mais par l’évitement : la bibliothèque/chambre d’enfant comme sas, le fauteuil, les dents serrées, les titres/auteurs comme symptôme, puis seulement, à la fin, l’amorce de la confrontation. Doris perdit Jo quelques jours à peine avant septembre ; elle n’aurait pas été capable d’être vraiment précise sur la date exacte, car la perte s’effectuait de façon bisannuelle, et ce depuis deux décennies : elle avait fini, peu à peu, par en prendre son parti. En tout cas, il lui semblait que la disparition était plus précoce cette fois ; peut-être remontait-elle au moment même où Jo avait garé la Dacia sur le parking. Elle l’avait observé attraper la valise dans le coffre, tirer la poignée pour la faire rouler, puis sortir le trousseau de clés de sa poche et chercher, parmi toutes celles-ci, la clé qui conviendrait pour ouvrir la porte ; elle l’avait vu la tenir comme on tient enfin quelque chose, entre deux doigts, pour que ça ne se mélange plus avec le reste, et ainsi se tenir prêt à faire jouer la serrure, à pénétrer dans la maison. Puis il s’était rendu dans la pièce qu’ils appelaient, tour à tour, la chambre d’enfant ou la bibliothèque, selon que c’était elle, Doris, ou lui, Jo, qui en parlait. Il avait attrapé un livre sur l’une des étagères, s’était assis dans le fauteuil Ikea si confortable — un vestige de son ancien cabinet d’analyste — et Jo s’était plongé dans la lecture sans desserrer les dents. Depuis lors, cela devait bien faire huit jours que Jo lisait dans la même pièce toute la sainte journée, et parfois aussi la nuit. Les petits-enfants étaient venus et il ne leur avait qu’à peine parlé. Bien sûr, il avait été présent aux repas. Il avait même accepté de conduire toute la troupe à Walibi pour passer un mercredi entier. Mais même dans cette belle journée, Doris se rappelait qu’elle n’avait pu lire sur son visage le moindre sourire qui ne soit affligé de cette tristesse, de cette mélancolie qu’elle lui connaissait si bien désormais. Doris savait que Jo était un lecteur farouche. Mais, à y penser, ce qu’elle savait de lui en tant que lecteur représentait une énigme. À vrai dire, Jo l’impressionnait toujours lorsque, soudain, à l’occasion de conversations entre amis, il déballait les titres d’un auteur dont on parlait, auteur qu’elle, Doris, ne connaissait pas, le plus souvent. Parfois elle en éprouvait comme une sorte de blessure. Cela lui rappelait l’écart qu’elle-même entretenait avec une certaine idée de la lecture, et qui se confondait pour elle avec la culture en général ; cette blessure qu’elle avait tout fait pour refermer grâce aux études, à son statut d’analyste, à cette sphère de personnes qu’études et statut convoquent soudain dans une existence de transfuge social. Jo n’était pas fils d’ouvrier et, s’il refusait de se déclarer fils de bourgeois, s’il avait tout fait pour se déclasser, chaque titre, chaque auteur évoqué durant ces dîners entre amis rappelait à Doris leur impossibilité mutuelle de s’éloigner d’une case où la destinée, le hasard, les opportunités comme les contingences familiales les avaient mis, les tenaient toujours aussi captifs qu’éloignés. Doris admirait Jo tout en éprouvant du ressentiment vis-à-vis de ce sentiment. Même si, en bonne analyste, elle n’était pas dupe : le personnage que montrait ainsi Jo lors de ces dîners n’était pas le Jo avec lequel elle vivait depuis vingt ans. L’évocation de ce personnage cultivé, délicat, entrait même en contradiction avec ce Jo en train de se renfermer, en ce moment même, dans ses bouquins. Cette violence avec laquelle il pouvait tout écarter pour se donner le prétexte de lire restait, malgré tout, une sorte d’évolution dans leurs rapports : vingt ans plus tôt, Jo ne savait pas faire autre chose que s’enfuir en claquant la porte. Elle prépara une tasse de thé et se rendit dans la cour. Les plantes avaient moins souffert de la canicule qu’elle l’avait craint, sauf l’ampélopsis du mur nord : le tuyau d’arrosage n’allait pas jusque-là. Son fils, à qui ils confiaient chaque année, à la même période, la maison, n’avait pas arrosé la plante. Toutes les feuilles s’étaient racornies, avaient séché, et cela la mit en colère, comme à chaque fois qu’elle se trouvait confrontée à la négligence. Puis elle vit que les rosiers donnaient de nouvelles fleurs ; elle but une gorgée de thé et se calma. Quel était donc ce rapport qu’entretenait Jo avec les livres ? Elle voulait prendre le temps de revenir là-dessus. Puis une pie énorme se posa sur une branche haute de l’olivier en pot ; la chatte se mit à claquer des dents, et Jo apparut soudain face à elle. « Il faut que je te parle », lui dit-il, et il avait vraiment l’air du Jo qu’elle connaissait depuis toujours à cet instant : ce mélange d’enfant triste qui tente d’imiter John Wayne ou Robert Mitchum. Elle ne put s’empêcher de sourire à cette pensée, ce qui, aussitôt, jeta une ombre supplémentaire sur les traits de Jo.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #11 | Avant de parler de Jo
retarder volontairement une scène importante (déjà écrite/ébauchée, ou seulement pressentie) en écrivant en marche arrière façon Gertrude Stein : au lieu d’entrer dans la scène, tu en recul es l’accès à coups de chevilles du type « Avant que je vous parle de… » / « Mais revenons à… », et tu accumules 3 ou 4 “charrois amont” (blocs de matière) indépendants les uns des autres : souvenirs, détails concrets, personnages, objets, occurrences, mini-flashbacks… Tout converge vers la scène, mais sans jamais la raconter. Résultat : quand tu finiras par l’aborder, elle sera déjà chargée, épaissie, tendue, parce que le lecteur aura été “préparé” par cet empilement disjoint. Avant que je vous parle de la mallette remplie de pognon, avant que je vous dise même comment elle s’est retrouvée là, entre Jo et Doris, et pourquoi, il faut que je dise un truc tout bête : on a toujours envie de finir proprement, de rentrer à l’heure, de faire comme si on maîtrisait la narration comme on maîtrise une bretelle d’autoroute. On arrive pile poil, on reçoit les petits-enfants, on offre un café, on sourit, on a l’air normal. C’est tentant, et c’est une vraie tentation morale : effacer ce qui dépasse, ce qui colle aux doigts, ce qui vous fait honte. Avant que je vous parle de cette aire d’autoroute un peu avant Turin, celle où tout aurait pu basculer ou, pire, ne pas basculer du tout, je veux revenir sur cette obsession idiote du temps, du quand, du verbe qui vous serre comme un collier. Je pense au grec ancien, à cette manière de regarder l’action sans l’empaler sur une date, et je sens monter un regret ridicule : parler le français sans avoir l’histoire des outils, comme si je conduisais sans savoir à quoi sert la pédale. On appelle “naturel” ce qu’on a cessé de questionner, et on appelle “profondeur” ce qui n’est parfois qu’un emballement, une couche puis une autre, parce qu’on a peur du silence. Avant que je vous parle de l’aire elle-même, de ce qu’elle a de spécifique, de ce qu’elle a d’anonyme, de ce qu’elle fait à votre corps quand vous y posez le pied, je dois dire aussi que la précision est un piège : je l’aime parce qu’elle donne l’illusion du contrôle, je la déteste pour la même raison. À force de vouloir être exact, on écrit des gestes au lieu d’écrire des choses, on se met à rédiger un mode d’emploi de soi-même, et on s’épuise. Avant que je vous parle de Jo, parce que tout retombe toujours sur lui, même quand je n’ai pas l’intention, je revois Beaubourg, je revois le Luxembourg, ces chaises vert d’eau au bord du bassin, et moi qui reste là des heures à regarder passer les gens comme si ça allait m’apprendre quelque chose d’essentiel. Jo appelait ça des expériences saugrenues. Jo, c’est à peu près le seul que je peux appeler un ami, et déjà rien que ça, “ami”, c’est un mot qui tremble. Je raconte ça parce qu’on croit toujours qu’on s’égare, alors qu’en réalité on fait des tours autour du même noyau, et le noyau, ici, c’est l’échange, le déséquilibre, celui qui se fait niquer et celui qui fait semblant de ne pas voir. Avant que je vous parle de la route du retour, de Turin, de l’autoroute qui avale tout et recrache des gens propres sur eux, je dois dire l’autre idée qui rôde derrière tout ça : la mémoire qui lâche, Alzheimer, la peur bleue d’y passer, et, collée dessus, la pensée plus trouble qui vient comme une tentation : oublier, n’être plus tenu par sa propre histoire, vivre dans un présent sans archives. Tout n’est pas tragique dans l’oubli si l’on retire la fierté, si l’on retire le roman qu’on se raconte, mais enfin, ça reste une peur, et les peurs, elles fabriquent des détours. Enfant, j’avais un aïeul qui me remplissait la tête : Charles Brunet, instituteur, gazé en 14, dictionnaire “par cœur”, ce qui ne veut rien dire et veut tout dire : l’homme avait les mots comme des outils, et à plus de quatre-vingt-cinq ans il faisait des mots croisés comme on taille une haie, sans états d’âme. Je me dis que le grec, le latin, ces langues-là, ça aide peut-être à vieillir, pas parce que c’est noble, mais parce que ça désamorce l’obsession du quand. Le français, lui, vous colle du temps partout, du temps précis, du temps qui vous serre, et plus il vous serre, plus vous cherchez à tricher, à accélérer, à sauter des étapes, à dire “on n’en parle plus”. Avant que je vous parle de la mallette, donc, je voudrais revenir au comment : comment on arrive à l’os sans planter des panneaux de signalisation dans la phrase, comment on raconte sans se donner le beau rôle, comment on admet qu’on ne sait pas ce qu’on veut, ou pire, qu’on sait trop bien ce qu’on veut et qu’on n’ose pas le dire. Et maintenant seulement je peux revenir à l’aire d’autoroute, un peu avant Turin : Jo gare la voiture comme on se met à l’abri, Doris ne dit rien, elle regarde droit devant, et il y a ce moment, très simple, où la vie ordinaire hésite, où elle pourrait vous reprendre tout de suite — “allez, on rentre, on sera à l’heure, on verra les petits-enfants” — ou bien vous laisser, une seconde de trop, avec ce qui dépasse. Jo ouvre le coffre. Il ne fait pas de commentaire. Il prend la mallette, ou plutôt il pose la main dessus, comme pour vérifier qu’elle existe vraiment, et moi, à cet instant précis, je me dis que si je vous raconte ce qui se passe ensuite, je vais forcément mentir un peu, arranger, moraliser, ou au contraire faire le malin, alors je reste là, sur le bord, à regarder sa main, la poignée, le cuir, et à me demander, sans le dire, combien pour l’ensemble.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #10bis | dénégation
Écris une scène dialoguée où ton “éditeur intérieur” apparaît comme un personnage (nom au choix), et attaque deux personnages déjà présents dans ton cycle. Il doit leur reprocher leurs faux-semblants et exiger une réécriture (“virer”, “reprendre”, “couper”). Les deux personnages doivent résister (humour, mauvaise foi, fatigue, tendresse), et le dialogue doit faire entendre clairement : qui parle, qui tient le récit, qui manipule. Un objet de contrôle doit ponctuer la scène (ici le sifflet). Conclure sur un renversement ou un détail physique qui rend l’instance troublante (ici : sourire + bouche vide). On m’appelle le dibbouk mais ce n’est pas exact. C’est une facilité. Une paresse. En vérité j’ai reçu un nom. On l’ignore. On ignore tellement de choses. Ce qui n’empêche pas de supposer. Moins on en sait plus on suppose. Comme le dit Gédéon « on est un con ». On a bien le droit de dire ce que l’on pense dans la limite où penser ne blesse pas mortellement. Je ne suis pas blessé moi, un brin blasé seulement. C’est très répétitif tout ça, on le sait, et cette faiblesse de parler de quelqu’un, de quelque chose, sans savoir que savoir demande un effort. On ne fait pas beaucoup d’effort. On suppose, on pense, on blesse, et voilà l’travail. Ce qui n’est pas mon fait. De l’intérieur on ne peut me mentir, me raconter des bobards, pas d’histoire. On peut essayer bien sûr. On essaie toujours mais à un moment ça s’effondre ou ça s’arrête net. On tombe sur un os. Y a malaise. Le couac s’intensifie. On déguste. On sait qu’on devra tout reprendre encore une fois depuis le début. Virer les détails mensongers, superflus. Parvenir à l’os. Puis le rompre. Faut du courage, de la fatigue qu’on ne trouve pas sous le sabot d’un ch’val. Et toi Jo tu ne dis rien, Doris non plus. Z’êtes bon public. On vous manipule et vous restez cois. Vous êtes des putains de faibles on dirait bien. -- Ta gueule Fernand, nous on te connaît. Si nous ne disons rien c’est qu’il y a une raison. -- Une raison… ? n’utilise pas des mots magiques que tu ne comprends pas, p’tite bite, je te le déconseille. -- Ah ouais Fernand, on te voit venir de loin, on a l’habitude, tu vas encore nous faire un cours de fac chiant comme la pluie sur Descartes ? -- Tu n’es même pas maître de tes répliques minables mon pauvre vieux Jo. T’es encore en train de te faire manipuler au moment même où je te parle. -- Et par qui me ferais-je manipuler ? Par toi peut-être ? T’entends ça Doris, on est manipulés par un ectoplasme (rire un peu forcé). -- Tout ce que je suis en train de voir c’est un concours de zizis, dit Doris, excusez-moi d’avance de m’abstenir d’y participer… Le thalémonide Fernand sortit de sa poche un sifflet et le porta à ses lèvres. Il siffla, ce qui les fit tous sursauter. -- Reprenons, voulez-vous. J’espère que vous êtes conscients que nous sommes tous embarqués dans la même galère… -- Pour l’instant on est dans un ferry sur l’Adriatique, dit Doris avec un sourire malicieux. -- On rentre de vacances Fernand, tu nous emmerdes là, surtout, j’crois, dit Jo. -- Mais vous n’existez pas, nom d’une pipe en bois, réveillez-vous, hurla le dibbouk, en sifflant entre chaque mot. -- Mais alors, si on n’existe pas, pourquoi que tu perds tout ce temps à nous parler, dit Doris en papillonnant des yeux. Le dibbouk dénoua sa lavallière lentement, l’air soulagé. Ah ben quand même, il dit, j’ai bien cru que vous étiez bouchés à l’émeri, puis il leur sourit, bouche vide.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #10| personnage en vacance
Écris un “personnage en vacances” non pas dans l’illustration touristique, mais dans un sas (port, parking, tunnel, file, embarquement, retour). Ancre la scène dans une heure précise et un lieu réel. Fais exister le personnage par les gestes, les objets et la logistique (ce qu’il nettoie, compte, range, économise, anticipe), sans analyse psychologique. Laisse affleurer une menace diffuse (fatigue, peur, silhouettes, monstre mécanique, mer, nuit) sans basculer dans l’explication. Autorise une courte nappe réflexive sur l’écriture si elle vient, mais reviens toujours au concret. Termine sur un geste simple ou une phrase de dialogue qui relance le mouvement (réveil, café, “il est l’heure”). Tout est lié, certainement. Parfois, on voit les coutures, le fil blanc. Parfois non. De plus en plus non : ce serait ça l’objectif, ne plus intervenir dans la façon d’ajuster les pièces du patchwork. Juste être là à les regarder s’ajuster, sans rien y vouloir comprendre, sans les contrôler, les ordonner. Se dire aussi qu’on n’est pas en train de prendre des notes, d’écrire un texte, une chronique, une œuvre qui sera lue. Se désensabler des catégories. Si écrire et vivre sont si étroitement liés, pas même une faute de conjugaison : ce serait une seule chose. Et si sérieux ou léger, lisible, illisible, beau, moche, n’avaient plus vraiment de sens, si on s’absentait de tout ça, alors peu importe, et le seul impératif serait l’abandon : écrire à partir d’une impulsion, de l’instant, de l’espace de ce qui vient, comme ça vient. De toute façon, pour obtenir ce que l’on veut, il faut savoir ce que l’on veut ; et quand tu ne veux pas savoir ce que tu veux, parce que ce que tu veux n’a aucune espèce d’importance quand c’est la fin d’un monde, tu écris ce qui se présente. C’est comme épouser quoi que ce soit, qui que ce soit, sans nécessité de préambule : se débarrasser de sa propre idée d’importance, apprendre l’autre, l’être, la matière au fil des jours, tels qu’ils sont, et non comme tu voulais qu’ils soient. Peut-être que ça nécessite juste de la foi, de la naïveté (le courage, ou la chance, de faire plus d’un tour dans la naïveté) — si ridicules ces mots sont-ils devenus. Bref, ce texte a été rédigé avant de prendre connaissance de la proposition, et comme par anticipation, comme si écrire était aussi, pour moi, l’étude du magnétisme, dont on ne se rend compte qu’après coup, quand les choses sont collées (par le hasard ? à moins que ce ne soit justement un mot-valise pour ne pas dire foi et naïveté, avoir encore peur du ridicule). À 4 h 45, Jo ouvrit la boîte à gants de la Dacia, attrapa le chiffon microfibre, nettoya ses lunettes, et prit tout son temps : le ferry pour Split était déjà au port, il ne partirait pas avant trois quarts d’heure. Ils avaient mis le plus de chances de leur côté, Doris et lui, pour être à bord quand le monstre reculerait doucement, comme un Léviathan repu qui referme sa gueule avec des crissements de crécelle, d’engrenages et de poutrelles, emportant sur l’Adriatique son tribut de touristes, de ferraille, de véhicules, de souvenirs de vacances inoubliables. Doris roupillait dans la malle. Ils avaient pris soin d’y installer un matelas : au cas où on ne pourrait pas trouver de chambre, avait-elle ajouté. Il lui avait fallu une paire de semaines pour convaincre Jo, qui, au début, n’avait pas été enthousiaste à l’idée de devoir faire des acrobaties dans un break pour s’allonger. À leur âge, avait-il commencé, en levant les sourcils — et aussitôt elle lui avait répondu : « Qui sait… » avec un sourire désarmant qui l’avait désarmé. « Si on peut économiser quelques nuits d’hôtel », avait-elle simplement dit. Maintenant Doris dormait : un Dodormyl, une gorgée d’eau, « comme on est bien », puis elle avait ôté ses Crocs, posées d’une façon émouvante sur le goudron sous le haillon, replié ses jambes, basculé en position latérale, et s’était endormie très vite. Ils avaient passé une bonne partie de la nuit ainsi, garés dans un recoin d’ombre du quai, à leur arrivée au port de Stari Grad. Et maintenant Doris dormait et Jo veillait au grain — du moins c’est ce qu’il se donnait comme excuse, comme prétexte, pour éviter de penser aux raisons éventuelles de ses insomnies chroniques. Face à lui, alors qu’il était encore assis au volant, il devinait un rideau d’herbes folles au-delà du pare-brise. Une envie d’uriner le fit sortir de l’habitacle. L’air était d’une douceur suave, et au-delà des herbes il aperçut une petite plage de rochers. Il se dépêcha de terminer sa petite affaire : une ombre plus dense venait de se découper sur l’obscurité, et une lampe de poche balayait les alentours. Un type en combinaison de plongée revenait de la pêche, palmes et récipient dans une main, torche dans l’autre. Il marcha quelques instants sur le rivage, puis la torche s’éteignit, et il disparut. Jo resta à regarder la mer : beaucoup plus calme que quelques heures auparavant, lorsqu’ils avaient chargé la Dacia plus au sud, à Sveta Nedjelja, le village de leur villégiature croate souvent balayé par les vents. Là, plus un brin : surface lisse, à peine striée par les lueurs des réverbères qu’il apercevait sur la rive opposée, au pied des montagnes. Soudain il vit réapparaître la silhouette qu’il associa au plongeur, puis une autre. Quelques éclats de torche glissèrent sur des rochers, des herbes, de l’eau — et à nouveau plus rien. Jo consulta l’heure sur son smartphone, puis se reprocha de n’avoir pas fermé l’œil depuis la veille. Ils avaient passé leur dernière soirée dans la ville voisine, la même, et Jo avait appris en consultant Wikipédia qu’elle avait été fondée par les Grecs en 384 avant J.-C., l’année de naissance d’Aristote : ces coïncidences qu’on avale comme si elles donnaient du poids à ce qu’on traverse. Des véhicules commençaient à arriver et à s’aligner par files sur le quai ; les cafés ouvraient ; des silhouettes vacillantes passaient ; des hommes en uniforme blanc, des hommes d’équipage, les premiers passagers. Jo se dit qu’il laisserait Doris dormir encore un peu. Il irait chercher du café, la réveillerait doucement, puis conduirait la Dacia à l’embarcadère, et ils attendraient d’être ingurgités eux aussi par le monstre des mers, le ferry de la Jadrolinija nimbé de lumières électriques bleu lavande. Dans quelques heures ils seraient à Split ; puis de là ils seraient enfournés dans un autre bâtiment, encore plus monstrueux, et régurgités vers 20 h à Ancône, en Italie. Ensuite l’autoroute, sans flâner. Doris avait calculé : Bologne, Turin, le tunnel du Fréjus, puis la France, et leurs pénates — avec de la chance à l’heure, dimanche, pour réceptionner les petits-enfants. Les enfants, eux, ne resteraient pas : même pas le temps d’un café ; ils remonteraient de Tarragone, d’une traite, vers Paris pour reprendre le travail le lendemain. Jo chercha dans ses poches une pastille de Nicopass 2,5 mg, mais il avait épuisé ses réserves depuis la veille. Il compensa avec une Ricola Original sans sucre. Il s’interrogea deux secondes sur ce besoin de se rassurer par la bouche, de sucer des pastilles sans relâche — puis il laissa tomber. Il ouvrit doucement la portière, prit le temps de regarder Doris dormir encore, d’écouter sa respiration régulière, puis posa la main sur sa joue et dit : « J’ai trouvé du café. Il est bientôt l’heure. »|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 # 09bis | tunnel et trou
une bascule très précise par rapport à la #09 : prendre “l’élément secret” (archétype d’enfance / géométrie rémanente) et le faire passer de motif discret à dispositif central, exactement comme King fait avec parking + usine + roulotte + voie ferrée : ce qui était un fond, presque un tic intime, devient la charnière du récit, la “fissure” par où tout s’organise (voire par où le temps se détraque). Hier nous avons dû emprunter le tunnel à nouveau pour nous rendre à Jelsa, faire le plein de la Dacia. « Fais des photos, je dis à mon épouse, parce que personne ne nous croira… » En fait le boyau ne fait qu’1,4 km, je l’ai vérifié pendant qu’on patientait au feu à l’entrée : panneaux, chiffres, preuve. J’avais grossi la bête la première fois, on grossit toujours ce qui nous serre. Le soir, mon épouse me parlant de son appréhension de sauter à l’eau depuis le petit quai où nous allons nous baigner — « j’ai la trouille de sauter, des fois qu’il y ait des bêtes » — je réplique : « mauvais souvenir utérin. » Elle rigole. On rigole. Et juste après, ce petit blanc qui arrive tout seul. « Il y a longtemps que je n’ai pas mangé des tomates pareilles », dit-elle enfin, ce goût de tomate qui a le culot d’être un vrai goût. « Peut-être parce que c’est les vacances : même l’ail a un vrai goût d’ail, tu ne trouves pas ? » On rit encore, puis on se tait encore, comme si on venait de dire quelque chose qu’on ne devait pas dire. À Jelsa on marche le long du petit port, puis les ruelles nous avalent, et on tombe sur une petite place sans touristes, terrasse d’un café, calme ; le serveur pose un grand verre d’eau glacée près de mon expresso, geste simple, et je repense à Miller, à Durrell, à cette façon qu’ont certains pays de vous donner l’eau sans que vous la mendiez. Est-ce de la peur, ce tunnel ? À peine deux mètres de large, aucun éclairage, rien que les feux arrière du véhicule devant, et je retrouve d’un coup la sensation d’apprendre à conduire l’Ami 8 de mon grand-père, presque l’odeur des banquettes moisies au tabac froid. 1976 ? 77 ? Mon épouse essaie de prendre des photos : sur son écran il n’y a que les vignettes claires collées sur le pare-brise, du blanc sur du noir. « Désactive le flash ? » Le résultat n’est pas meilleur. « On nous croira sur parole », j’ajoute en clignant d’un œil. Et puis la sortie : la lumière crue, presque insultante, cette impression d’être recrachés par les deux bouts d’un même tube, comme si l’on changeait de monde plus que de paysage. Sur le port, en grignotant, je voyais des hommes crâne rasé, gros bras, cinquantaine, rire en descendant des bocks de bière ; je calculais malgré moi l’âge qu’ils avaient pendant la guerre, il y a presque trente ans, et l’image se met à dérailler toute seule : se battre, tuer, violer, puis aujourd’hui plaisanter à deux mètres de vous, et moi, à la même époque, à Paris, à vouloir écrire, à tourner déjà dans mes petites chroniques. Au supermarché, même cirque : emballages, noms rigolos, on ne sait pas ce qu’on achète, on tâtonne ; on reconnaît à l’œil la charcuterie, le beurre, le café, et il faut juste trouver les bonnes capsules pour la machine “gracieusement” fournie, détail d’époque. On repart avec des sacs et la sensation d’avoir joué au loto des denrées. Le tunnel revient par intermittence : pendant le plein je m’imagine la panne dedans, jauge dans le rouge — enfin, en orange — et je vois, comme dans un mauvais film, ces mêmes types ivres au volant, ce même tunnel, la file bloquée, et la scène qui bascule, mitraillage, panique, moi dedans, bien sûr. La troisième fois ça va mieux : on s’habitue à presque tout, ou bien on apprend juste à ne pas trop regarder ; les mesures deviennent rassurantes — 1,4 km, deux mètres, 30 km/h — mais l’aveuglement à la sortie, lui, ne cède pas. En fin de journée on va se baigner à la pointe de l’île (ça va devenir notre coin favori, je le sens). C’est là qu’on voit le trou dans la dalle du quai : un bruit de respiration difficile, rauque. Mon épouse s’éloigne en disant qu’elle ne peut pas supporter ça. Moi je m’assois sur les marches, tout près, et je repense à ma mère sous respirateur à Créteil : même cadence, même râpe, même obstination mécanique. Je reste, je laisse le bruit me traverser, effroyable au début puis presque… apaisant, comme si l’horreur, à force d’être entendue, devenait un simple rythme. Je sors la tablette et je reprends Stephen King, Insomnies, ce passage où Ralph parle avec un pharmacien hindou : l’insomnie, l’illusion des somnifères, et l’art minable, mais tenace, de se réjouir du peu de sommeil qu’on arrive encore à grappiller.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 # 09 | l’île.
repérer (ou inventer) dans ton matériau un élément rémanent venu de l’enfance ou d’un noyau biographique ancien — pas un souvenir raconté, mais un motif-archétype (lieu-géométrie, objet, couleur, micro-scène, sensation) qui peut rester discret, presque secret, et le faire passer du statut de détail récurrent (glissé partout) au statut de dispositif central d’un nouveau texte, comme King avec parking/usine/roulotte/voie ferrée ; si tu ne le vois pas encore, utiliser cette idée pour ouvrir une extension de tes lieux/personnages/thèmes actuels. Une île au bout d’un tunnel : c’est ça le truc, le secret bête et tenace, la petite géométrie qui revient, même quand on croit parler d’autre chose. On l’a lue quelque part, ou on l’a vue, ou on l’a rêvée, peu importe : un patelin au nom imprononçable, posé comme une vieille dent au bord du monde, et pour y entrer il faut avaler un tunnel sous la montagne, étroit, sans éclairage, une seule voie par endroits, la roche qui suinte, la paroi si proche qu’on a l’impression de la frôler avec l’épaule, et cette question qui vous serre déjà les doigts sur le volant : comment font les camions, les bus, pour se croiser là-dedans ? On ne sait pas, ou plutôt on sait très bien : ils ne le font pas, ils attendent, ils klaxonnent, ils se calent au millimètre, ils avancent au pas, et vous, au milieu, vous devenez un organisme de réflexes — phares, frein, souffle court, regard fixe sur la ligne de fuite noire, les oreilles à l’affût du moindre grondement en face. Ce n’est pas une image de vacances : c’est un passage. Ça explique tout le reste, même les détails idiots et féroces comme le prix des tomates, le steak-frites hors de prix, pas parce que “c’est une île” au sens carte postale, mais parce que tout arrive par ce goulot, par cette gorge, par cette trachée minérale qui décide de ce qui passe et de ce qui reste coincé. L’île, ici, ce n’est pas l’eau : c’est l’isolement fabriqué. C’est la sensation d’être entouré — non pas par la mer, mais par l’impossibilité de sortir vite, l’impossibilité de faire demi-tour sans y laisser quelque chose de soi. Et c’est là que ça rejoint ce que j’écris sans le vouloir : les portails rouillés, les barrières, les seuils, les couloirs, les penderies derrière un rideau trop épais, toutes ces entrées qui vous recomposent au moment où vous les franchissez. Le tunnel fait pareil, mais plus nu : il vous enlève le décor, il vous enlève les excuses, il vous réduit à un corps qui avance dans le noir en espérant que rien ne vient en face. Alors oui, la vieillesse aussi ressemble à ça : un couloir qu’on traverse avec les mêmes gestes précis (ralentir, se ranger, attendre), et autour, la mort n’a pas besoin d’être spectaculaire, elle est juste la limite, la paroi, le mur qui ne bouge pas. “Isola”, on pourrait dire, mais ce mot-là m’intéresse surtout parce qu’il colle à la bouche comme un bruit court, pas parce qu’il fait joli ; et si je m’amuse une seconde avec “il” et “île”, c’est seulement pour noter ceci : à la fin, on se réfugie souvent dans un pronom, dans une façon de parler de soi à distance, comme on se met à l’abri dans un recoin du tunnel quand on entend le moteur d’en face. Le secret, pour moi, n’est pas l’île : c’est le passage étroit qui y mène, la contrainte, la compression, le noir sans lumière, et cette obstination à y entrer quand même, parce qu’on croit qu’après, de l’autre côté, ça va enfin s’ouvrir — alors que le vrai mécanisme, c’est que le passage vous a déjà fait, vous a déjà plié à sa forme, et que l’île n’est plus qu’un nom pour ce pli.|couper{180}
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# été 2023 #08 bis | Laboratoire photographique
Variante : Fais sentir la préparation, la répétition, les corrections. Ne livre pas ‘l’image finale’ : laisse-la se construire/échouer, et fais surgir seulement un fragment vivant — le ‘pied nu’ — qui vaut plus que tout le reste.” Dans l’obscurité feutrée du labo, il se tient là, mains nerveuses, yeux encore brûlés. Pas besoin d’en rajouter : ici, tout passe par les gestes. L’agrandisseur jette le négatif sur le papier baryté ; un rectangle de lumière, une image en attente, et déjà cette sensation d’être au bord de quelque chose. Il plonge la feuille dans le révélateur : d’abord les noirs, les masses d’ombre, puis les gris qui montent, puis les blancs qui se décident à apparaître. L’œil sait attendre, grappiller encore un peu de matière dans les zones trop claires, ne pas céder trop vite à l’illusion que « c’est bon ». Il compte les secondes mentalement, retranche, ajoute, recommence. Chaque variation fabrique une épreuve différente : alchimie modeste, cruelle, têtue, qui vous rend à la fois artisan et joueur compulsif. La lampe rouge donne aux cuvettes des reflets de sang. Et sous cette lumière-là, les images viennent, et ce ne sont pas des images confortables : ici cinquante corps allongés sur le sol de la gare routière de Quetta après que l’armée a tiré depuis les toits ; là un soldat brûlé de la tête aux pieds par du napalm soviétique, regard rivé à l’objectif, plus de cils, plus de sourcils. Par la fenêtre, la ville continue : klaxons de rickshaws, rires d’enfants dans une cour d’école. Le soir, les lueurs pisseuses du restaurant de l’hôtel Osmani, sur Jina Road, glissent sur l’arrondi des brocs d’étain ; une odeur de cardamome flotte. Plus tard encore, à Karachi, au crépuscule, les martinets strient le bleu sombre, ballets rapides et bruyants, comme s’ils se moquaient de votre besoin de fixer quoi que ce soit. Il enchaîne. Il déchire les emballages Agfa, les jette à même le sol pour ne garder que le carton. D’un coup d’ongle il tranche le scotch, libère le couvercle, déplie le plastique noir ; la pulpe de ses doigts, toujours sèche quand il touche papier et film, sent tout de suite la couche argentique. Feuille après feuille sous l’agrandisseur. Mise au point. Compte-fil. Vérifier le premier plan, s’assurer que ça tient, et pourtant savoir que ça ne tiendra peut-être pas. Les images se superposent dans sa tête plus qu’elles ne se succèdent : réel, imaginaire, témoignage, fantasme, il ne tranche pas, il n’en parle à personne, il sait que personne ne le croirait, et au fond peu importe. Les souvenirs se mêlent aux rêves. Il se revoit, des mois plus tôt, prendre le bus à la porte de la Villette ; belle journée ; elle l’avait accompagné jusqu’à la gare ; son visage, dernier visage avant le grand départ. Aujourd’hui, ce visage est devenu flou. Il n’arrive plus à retrouver la netteté d’autrefois, cette netteté dont il croyait qu’elle prouvait quelque chose — alors qu’elle ne prouvait que ses illusions, ses sentiments convenus, sa docilité à l’époque. Sur les tirages, des visages apparaissent et disparaissent. Des inconnus deviennent familiers, mais il connaît la ruse : cette familiarité vient surtout du fait qu’il a développé cent fois les mêmes images, à s’en brûler les doigts, sans jamais obtenir l’épreuve tant espérée. Il fixe, il rince, il attend. L’odeur chimique se colle aux souvenirs, et le temps se met à flotter, comme si la chambre noire avait le pouvoir de faire de la vie un présent interminable. Les photos sèchent. Certaines zones se révèlent avec une clarté presque agressive ; d’autres restent dans un flou qui ne cède pas, comme pour rappeler que tout ne se donne pas, que certaines histoires restent inachevées par nature. Peut-être que le vrai travail n’est pas une image, mais ce qui entraîne vers elle sans jamais la trouver : accumuler des essais, des ratages, tourner autour d’une réussite imaginaire, et finir par comprendre que ces fragments-là — les notes, les épreuves, les reprises — sont plus authentiques que la prétendue image définitive. Ce qui l’intéresse, désormais, il ne le sait même plus ; il voudrait simplement tirer honnêtement, comme un bon artisan, et s’en contenter. Et puis revient la morsure : l’impression que l’histoire qu’il raconte n’est pas tout à fait la sienne ; que l’époque, la mode, ont volé les seules images qui comptaient réellement. Il chasse ces idées. Il écrit ça à des années-lumière de distance. Il éprouve de la tendresse pour ce petit jeune homme de vingt-six ans, parti seul à la rencontre de sa propre réalité imaginaire. Il sait maintenant que ce qui compte n’est pas une image unique, mais un faisceau, un kaléidoscope toujours en mouvement, qu’on n’arrête que de façon arbitraire — pour raconter une histoire. Et une histoire, justement, n’a pas grand-chose à voir avec la vraie vie, avec la réalité.|couper{180}
Carnets | été 2023
# été 2023 #08 | et voilà le tableau
idée:consigne d’“expansion” à partir d’un fragment minuscule, en prenant pour boussole deux gestes : le pied nu du Chef-d’œuvre inconnu (un morceau vivant qui surgit d’un chaos) et l’acharnement exhaustif de Claude Simon dans Leçon de choses (partir d’un détail banal et le faire avaler tout le décor). Donc : tu choisis un détail minime (objet, image, morceau de matière, angle, surface, jointure, trace), tu l’empoignes physiquement par l’écriture (pas “décrire joli”, mais serrer, inventorier, faire apparaître), et une fois le mouvement lancé, tu le tiens : le détail devient moteur, puis il mange le lieu, la situation, puis les personnages, puis le temps, jusqu’à épuisement. L’objectif n’est pas dix lignes “effet”, mais une poussée longue, obstinée, qui peut prendre des pages et des jours : rester dans la rage d’exhaustivité, laisser le réel se recomposer par strates, comme si le fragment finissait par devenir la preuve vivante au milieu du brouillard. Un portail couleur rouille se découpe sur fond sombre ; le contraste vient des deux morceaux de mur clairs, de part et d’autre, qui bordent côté route la propriété. Des tubulures, des tiges métalliques, une peinture verte pelée par endroits ; sur les tiges, agrafé, un grillage à losanges. Les anges et les losanges, peut-être. Les écailles de peinture explosent au ralenti, éclatent, se relèvent, mus par l’ennui ou le désir de s’essayer à la figure, virgules, vagues, une flore et une faune de l’usure qui se rebiffent, rebiquent, convulsent, et l’ensemble tient par cette harmonie subtile née de deux couleurs censées s’opposer : le rouge sombre des rouilles et le gris-vert du relief, de l’abrasion. Portail battant à deux vantaux, ajourés malgré le maillage ; jadis fixé à des montants épais, verticaux, carrés, désormais faussés en quelques points par des chocs dont les raisons restent inconnues ; montants encore solidement repris dans des piliers de parpaings, dont l’un n’a jamais été enduit, détail qui laisse sur l’ensemble une impression d’inachevé, comme si on s’était arrêté en cours de phrase. Sur le portail fermé, un cadre et ses traverses ; la battue n’est plus rectiligne : un jeu apparaît, au-dessus de la serrure, et ça baille davantage en montant. Quatre gros gonds, lourds comme des gonds de grange, rouillés eux aussi, tiennent encore tout ça, comme ils peuvent, et c’est presque attendrissant qu’ils tiennent. Au-delà du portail, la vue se floute : l’angle d’une bâtisse, et surtout le lierre, masse vert sombre un peu luisante, qui mange la façade ; si l’on tend l’oreille, on devine un monde invisible d’insectes dans cette épaisseur végétale, et plus haut, sous les gouttières, les nids d’hirondelles, constructions de paille, de terre et de bave ; sur les fils téléphoniques et électriques, jadis, la partition des hirondelles que les petits écoliers chantonnaient en déboulant du hameau. Au pied du lierre, des fleurs ; une allée sableuse qui s’assombrit sous l’ombre de grands arbres ; un seau vert pâle, une petite pelle, jouets abandonnés comme après un départ pressé ; plus loin, une brouette renversée, ombre bouchée sous son ventre de métal ; à l’est, un muret de pierres sèches, une cloison grillagée qui trace la limite jusqu’au champ, et, alignés le long de cette frontière, un poulailler, un hangar, un potager au cordeau, les gestes du jardin rendus visibles par l’ordre même qu’ils imposent ; au centre, un bassin circulaire, autrefois plein d’eau, maintenant plein de terre et de pensées, bordure de pierre tachée, déjà comme un cimetière miniature ; et au-delà, des clapiers, des restes de murs, puis le champ sombre qui recule vers le gris bleuté des collines, comme pour aller se blottir dans une ombre douce, histoire de se reposer de la violence du ciel. De la première ébauche, la structure est classique : trois plans, et un point de vue de cyclope qui ne bouge pas, planté là, comme on apprend à voir sur les bancs de l’école, comme on apprend à se raconter des histoires : un sujet, un point de vue, et la réalité qui s’organise autour. En 1964, il les voit débarquer de la ville ; il a quatre-vingts ans, il vit là depuis cinquante ans, c’est lui qui a fait poser le portail, creuser le bassin, fabriquer le poulailler, et c’est lui qui, des années durant, s’enfonçait la nuit au fond du jardin pour aller faire ses besoins, avant le confort et ses promesses ; il a concédé, tardivement, qu’on mette une porte dans la cloison, pour que la voisine ne fasse plus le tour entier quand elle venait lui servir la soupe et faire un brin de ménage. Ils arrivent au crépuscule, fin d’été : son petit-fils, sa bru, et le petit ; il écarte le rideau de la salle à manger, regarde la route au-delà du mur ; quelques hirondelles sont déjà posées sur les fils, il a fait plus froid ces derniers jours, et la maison du père Bory, en face, a les volets fermés depuis juillet, depuis qu’il est devenu veuf ; on ne le voit plus, mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas là, il le sait, lui qui avait fermé ses propres volets à la disparition de son épouse et s’était tenu reclus à lire le dictionnaire ; dans la guerre comme dans la paix, dans la douleur comme dans la solitude, l’homme n’a jamais d’autre recours valable que celui de revisiter les mots, et plus il lit le gros livre, plus il s’aperçoit qu’il ne sait rien. Une portière claque ; il voit une grande femme admirable sortir de la voiture, vêtue à la mode du jour, presque américaine, magazine ; son petit-fils a grossi, il a perdu ses cheveux, lui qui avait, sur la photo accrochée au mur, une toison bouclée ; le petit marche à peine, blondinet joufflu, timide et gauche ; qu’est-ce que tout ça va donner, pense-t-il, puis il referme le rideau, enfile ses sabots, et descend dans l’allée à leur rencontre. Quelques mois plus tard, ils vivent à l’étage ; ils se querellent à propos d’une douche, ils veulent une colonne sanitaire sur la façade sud, un plan, une salle de bains pour lui au rez-de-chaussée, une pour eux à l’étage, et des toilettes séparées, tout ce progrès soigneusement dessiné ; ça l’agace, ce changement, mais il ne dit rien, il laisse faire, il a déjà vu ce que ça donnait, et il sait qu’on ne gagne pas contre le progrès, pas sur la durée. Elle veut que le gamin prenne une douche matin et soir ; ils se chamaillent sur le perron ; il lâche : « Vous allez en faire une fillette si vous le lavez tout le temps », et aussitôt il regrette, pas digne de lui ; ce jour-là, il décide de se taire vraiment, non par hostilité, mais par pratique : une façon d’extraire de l’expérience quelque chose de tenable, et rien ne vaut l’expérience. La maison est animée ; le gamin court, explore, et lui, instituteur, soldat, secrétaire de mairie, observe à la lumière de ce qu’il sait des hommes ; il détecte la sournoiserie, puis le mensonge, presque comme on sent la pluie ; le gamin, pense-t-il, a déjà la lèpre du commerce, des affaires, et il chante, parce qu’il n’a trouvé que ça : « Menteur, voleur, picoteur, les grenouilles te trouveront ; menteur, voleur, picoteur, les crapauds te mangeront. » Des cinq années que l’enfant passe dans la maison, il amassera une provision de nostalgie pour toute une vie ; et pourtant, des années plus tard, en examinant calmement ce qui s’est vraiment passé là, il aura du mal à y trouver autre chose que du malheur, des humiliations, des coups, une violence brute, qu’il confondra longtemps avec la rudesse paysanne, alors même que les collines ont des courbes douces, que les sous-bois apaisent, et que le Cher s’écoule avec une indolence presque insolente ; paradoxe, voilà, et peut-être la nostalgie n’est-elle que la nostalgie de cette joie unique : découvrir la nature des paradoxes. Ils reviennent en pèlerinage, en sachant le résultat d’avance ; il rétrograde en arrivant d’Hérisson, roule au pas pour s’enfoncer dans la sensation, pour comprendre les rouages de cette nostalgie, et la maison apparaît comme un spectre, un squelette, quelque chose de dévitalisé ; une femme passe le portail, et il voudrait ne pas s’arrêter, enclencher la seconde, filer, mais son épouse dit : « Arrête-toi, on va demander à la dame. » C’est elle qui parle, lui n’y parvient pas, redevenu le gamin timide ; « Mon mari habitait là, on se demandait si on pouvait faire quelques photos. » La femme les regarde comme des ennemis ; ce regard, il le reconnaît, le même qu’on portait sur lui à l’école quand il entrait dans la cour ; elle le toise et lâche : « Votre père n’était pas un homme gentil, il nous en a bien fait voir chez le notaire, à l’achat de la maison. » Un homme arrive à vélo, encore plus mauvais, comme s’il avait su tout de suite qui ils étaient ; la visite est morte avant d’avoir commencé ; il imagine la scène chez le notaire, son vieux face à ces deux-là, le plaisir sec que ça a dû lui faire, et il se surprend à être d’accord avec lui, pour une fois : des sales cons, oui, et rien que pour ça, ce pèlerinage n’est pas tout à fait vain. En roulant, il se demande comment rendre compte de tout ça encore, comme si ce n’était pas épuisé, comme si le tableau manquait de tenue, de nerf, et même d’intérêt ; avant de tourner vers Épineuil, vers le cimetière, il dit : « Et voilà le tableau. Je t’avais bien dit que c’était inutile d’y aller. » « Évidemment, soupire-t-elle, tout est de ma faute comme d’habitude. » Ils se regardent, prêts à dire quelque chose, et c’est là qu’un fou rire les surprend, juste avant de se garer devant le mur du cimetière.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 #07bis | l’odeur prend à la gorge
idée : écrire l’entrée dans un lieu par le biais d’un seul sens dominant (idéalement l’olfactif), au présent, en s’interdisant le récit “psychologique”. Montrer comment cette sensation attrape le corps, remonte dans la gorge, impose des réflexes, réactive des automatismes, et produit un autre toi (un toi conditionné) qui agit à ta place. Puis, au lieu de “raconter”, adopter une posture quasi technique : observer ce double, chercher un point de vue/une contrainte pour ne pas s’y dissoudre, et décomposer l’envoûtement en éléments matériels (inventaire, combinatoire : surfaces, mains, objets, aliments, textiles, animaux, produits d’hygiène, etc.). Finir non pas par une scène, mais par une saturation lexicale (une liste) jusqu’à ce que les mots deviennent équivalents, comme si l’écriture elle-même tentait de neutraliser l’emprise (désenvoûtement par épuisement). L’odeur vous prend à la gorge sitôt qu’on entre : agréable, désagréable, ce n’est pas le problème. C’est une odeur reconnaissable entre toutes — l’odeur de la maison familiale — qui s’accroche illico à vos souvenirs, à votre mémoire, et vous recompose immédiatement en tant qu’élément de cette maison, de cette famille. Tout se métamorphose dès le seuil franchi : l’envoûtement entre par les narines, remplit instantanément le corps entier. On dit “ça vous prend à la gorge” parce que oui : c’est une étreinte, un toucher qui arrive par le nez, remonte au ciboulot, et vous fabrique une empoigne qui vous serre le kiki ; alors aucun mot ne jaillit que des vieux mots usés, désespérants de les sentir ressortir sous cette contrainte olfactive. Décrire cette odeur ? On sait tout de suite que c’est vain : on décrit pour être lu, entendu, compris, or ici il n’y a rien à comprendre — tout à sentir, à ressentir, à ressasser. L’envoûtement, c’est le ressassement : boucle de sensations, de sentiments, de réflexes pavloviens. Et voilà l’irruption olfactive d’un double de soi-même sur quoi on n’a aucun contrôle : il faut le savoir, chercher un siège, et observer, le plus calmement possible, les agissements de ce double dans les lieux, au contact des autres personnages du lieu. Après l’effroi, l’angoisse traversés, on peut tenter des stratégies, mais elles demandent de revenir — physiquement, en pensée, par imagination, peu importe : ce qui compte, c’est l’angle, le point de vue, la contrainte qu’on s’imposera pour pénétrer dans le même envoûtement sans s’y dissoudre, en gardant en tête que le but est d’en sortir, de se désenvoûter. On peut suivre chacun à la trace, non pas pour “raconter”, mais pour discerner ce qui compose l’odeur : les doigts qui viennent d’éplucher l’ail, l’oignon, de fumer, de caresser le chien, de se torcher le cul, de se curer le nez ou l’oreille ; les odeurs passent ainsi du plan familial au plan plus individuel, plus intime, au plan de l’être sans le rôle — et cette bascule, au bout du compte, imprègne l’observateur, l’envahit, le colonise, surtout si le penchant à la nostalgie est fort, si le caractère est faible, si la solitude essentielle n’a pas été explorée de fond en comble, si la maison où l’on entre est encore, par abus de langage, SA MAISON. Alors non : il ne faut pas prendre l’olfactif un par un, il ne faut pas en faire une histoire, un récit, des personnages. Plus pertinent : créer des assemblages, des combinatoires, amasser du matériel de mots en amont pour l’épuiser copieusement — suffisamment pour s’abstenir ensuite de vouloir s’en servir. Parvenir à une indifférence vis-à-vis de ce matériel-mot, où le mot merde devienne l’équivalent parfait des mots ail, oignons, chien, cigare, pipe, pet, tapisseries, poussière, moquette, tapis, livres anciens, brûle-parfum, dentifrice, après-rasage, déodorant pour chiottes, suppositoire, médicament, fleurs coupées, pieds, aisselles, entrejambe, haleine.|couper{180}
Carnets | été 2023
#été 2023 # 07 | Ça doit venir du ventre
idée : faire exister le corps d’un personnage non pas “à la Balzac” (portrait, vêtements, traits recomposés), mais en mouvement, au présent, comme une surface active : gestes, tensions, réglages, postures, souffle, micro-rituels, façon de “se préparer” avant d’entrer en scène. Le modèle (via Schefer lisant Woodman) : il y a une préparation (mise en place, réglage, tenue, dispositif), puis ça échappe au moment où l’image advient — et toi, tu dois écrire juste avant ce basculement, en restant collé au concret, sans commentaire psychologique ni discours sur l’art. L’idée de caméra collée au corps (assistant qui guide pendant que la caméra recule) sert d’image opératoire : écrire au plus près, accompagner, cadrer, suivre. Ça doit venir du ventre, qu’il dit, mais il ne le dit pas comme un conseil : il le dit comme un ordre, comme si mon tympan lui appartenait déjà. Il marche dans la pièce en cherchant l’endroit où la lumière tombe juste, pas trop, pas trop peu, et il s’arrête net, la tête légèrement de biais, comme s’il écoutait si son corps fait assez de bruit pour mériter d’exister. Il pose une main sur son bide, l’autre sur sa gorge, il presse, il relâche, il teste la tuyauterie, il avale de l’air et le garde, il le remue, il le fait passer plus bas, plus bas encore, et ses yeux se plissent d’un contentement mauvais : voilà, ça y est, ça circule. Il me regarde comme on regarde un outil qui n’a pas servi depuis longtemps. « Parle plus bas, tu marmonnes. Tout ce qui marmonne me rend sourd. » Et il n’attend pas ma réponse : il approche sa bouche, très près, il me souffle dessus comme pour vérifier si je suis vivant, puis il recule d’un pas et commence la préparation, la vraie, celle qui précède toujours ses crises d’éloquence. Il roule ses épaules, il secoue ses mains, il fend l’air avec les bras comme un nageur lourd, il fait craquer sa nuque, il tapote ses joues, il tire sa langue, il frotte ses incisives avec le pouce, il met deux doigts dans son oreille et gratte, sans pudeur, comme si la propreté n’était qu’un obstacle à la phrase. « Tu vois, ça, c’est ton problème : t’as le corps timide. T’as le corps en papier. » Il dit papier et il rit, gorge ouverte, gorge sale, et je vois la salive qui brille un instant au coin de sa bouche avant de disparaître. Il remonte sa ceinture, la redescend, la remonte encore, cherche l’endroit exact où ça serre, où ça tient, où ça fait autorité ; il s’appuie contre la table, puis s’en décolle comme s’il s’était brûlé, et il recommence à respirer, à gonfler, à faire travailler l’intérieur. Je comprends que tout est là : l’attaque ne sortira pas de sa tête, elle sortira de ses tripes. Il se rapproche encore, à portée de poing, et il parle enfin “ventre”, comme il dit, plus grave, plus bas, avec cette menace ridicule et réelle à la fois : « Écoute ma bouche reliée à mon anus, écoute comme ça s’aligne, comme ça se branche, comme ça devient une seule pièce. » Il se palpe le cou, les clavicules, il pince la peau, il la tâte comme une viande, puis il fait un pas de côté pour se remettre dans l’axe de la lumière. Et alors, sans prévenir, il commence à se déshabiller, mais là encore ce n’est pas un strip-tease, c’est un démontage méthodique : d’abord la cravate, qu’il dénoue lentement, très lentement, comme une corde qu’on retire d’un cou ; ensuite la chemise, bouton par bouton, avec une application presque scolaire ; puis le marcel à rayures, qu’il roule en boule et jette sur une chaise ; puis le pantalon, qu’il fait glisser en le tenant à deux mains comme une peau trop lourde ; puis le slip kangourou, qu’il baisse d’un geste bref, sec, définitif, et il reste là, nu, au milieu de la pièce, pas beau, pas héroïque, mais sûr de sa masse, sûr de sa présence, sûr de sa gravité. Il joint les jambes, il étend les bras, il se met en croix, oui, en croix, comme s’il fallait une posture ancienne pour rendre acceptable sa vulgarité neuve, et il baisse les yeux par une pudeur de théâtre, par une pudeur fabriquée, exactement au moment où je manque de rire : il a oublié d’ôter ses chaussettes. Il ne bouge pas. Il tient. Il respire. Il attend que je le regarde comme il veut être regardé. Je le sens, là, juste avant que quelque chose échappe — juste avant l’instant où il va chercher le geste de trop, la parole de trop, le signe qui fera basculer la scène dans l’image, et je n’ai pas envie de l’aider, je n’ai pas envie de le retenir non plus.|couper{180}