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# Boost 2 # 01 | Histoire

Atlas narratif — Cycle Histoire Un atlas pour tenir les lieux, un index pour tenir les histoires. Pas de plan ; des amarres : villes, rues, objets, gestes. Dix amorces par point, brèves, situées. On complètera en avançant. Possible que du jour au lendemain tout change,se modifie... Cette première mouture sert à résoudre quelques difficultés techniques de présentation, à expérimenter la carte interactive notamment, à créer des menus déroulants en Markdown. Il y a donc parfois du vrai dans le sens où Guy Debord l'évoque : " Le vrai est un moment du faux dans ce monde inversé" Mode d’emploi (ouvrir) Gabarit d’entrée : Nom · Type · Coordonnées / repères → 10 incipits commençant par « Histoire de… ». Contrainte : 1 détail situé (rue, monument, enseigne, date, odeur) + 1 geste par incipit. Cadence : 1 lieu / jour, 10 incipits ≤ 26 mots. Triptyque (facultatif) : 4 neutres / 4 fissures / 2 ouverts. Factuel : préciser légende vs étymologie dominante quand c’est le cas. Écho : le 10ᵉ incipit rejoue le 1ᵉʳ avec un léger déplacement. Carte interactive (ouvrir) Sommaire (ouvrir) Hamburg · Prague · Galway Vallon · Rue des Poissonniers (Paris 18e) · Boulots (thème) Sferracavallo Index topographique (Paris / France / Étranger) Lieux & thèmes Hamburg (ouvrir) Nom Hamburg — du vieil allemand Hammaburg (hamma : terrain marécageux / coude de rivière ; burg : forteresse). Type Ville (voyage) Coordonnées / repères 53.550341, 10.000654 · Elbe · Speicherstadt · St. Pauli · Michel Histoire de l’homme à l’orgue : à Saint-Michel, il joue midi pile ; il craint qu’une note manquée n’entraîne la ville dans l’Elbe. Histoire de l’homme au port : docker fantôme, il décharge des caisses sans étiquette ; à l’aube, il ne reste que l’odeur du chanvre mouillé. Histoire de l’homme aux briques : dans la Speicherstadt, chaque nuit il replace une brique ; au matin, le mur n’a pas bougé. Histoire de la femme à la fenêtre : St. Pauli, quatre étages sans ascenseur ; elle attend les marins, ou bien ce sont eux qui la rêvent. Histoire de la femme aux cendres : après 1842, elle remplit des bocaux de poussière ; « la ville se remonte grain par grain ». Histoire de la femme du fleuve : brume sur l’Elbe ; une silhouette prononce des prénoms que les marins n’avouent pas. Histoire du jeune-homme au parapluie : à Altona, il marche sous la pluie ; un jour, l’ombrelle l’emportera vers la mer du Nord. Histoire du jeune-homme en veston noir : Reeperbahn ; il salue chaque néon comme une constellation rapatriée. Histoire du jeune-homme silencieux : St. Georg ; il écrit sur une serviette des phrases qu’on réentend chez les Beatles. Histoire du jeune-homme voyageur : Hauptbahnhof ; il ne retient que le rail mouillé, le grondement des cargos. Prague (ouvrir) Nom Prague — tchèque Praha (práh : « seuil/gué », hypothèse dominante ; légende de Libuše). Type Ville (voyage) Coordonnées / repères 50.059629, 14.446459 · Vltava · Staré Město · Malá Strana · Žižkov Histoire de l’homme à l’horloge : Staroměstská ; il attend l’heure où les automates annonceront une date impossible. Histoire de l’homme au pont : Karlův most ; il touche Népomucène pour vérifier si le bronze garde la chaleur des noyés. Histoire de l’homme aux clés : Žižkov ; cent clés n’ouvrent plus rien, sauf ses insomnies. Histoire de l’homme en uniforme : Venceslas ; il marche encore contre des chars invisibles. Histoire de la femme à la fenêtre : Malá Strana ; balcon ou fresque ? La pluie n’efface pas son regard. Histoire de la femme aux lettres : Josefov ; elle recopie Kafka et enfouit les phrases sous les pavés. Histoire de la femme de pierre : Saint-Guy ; une gargouille aurait cligné des yeux la nuit de 1541. Histoire de la femme invisible : café Slavia ; on sert toujours son absinthe à une table vide. Histoire du jeune-homme au tram : ligne 22 ; il espère un détour vers un siècle antérieur. Histoire du jeune-homme en manteau gris : Venceslas ; chaque parapluie est une variante de son destin. Histoire du jeune-homme silencieux : Vieille Ville ; ses pages illisibles, ramassées par erreur, composent un poème parfait. Histoire du jeune-homme voyageur : porche humide ; violon en écho, charbon dans le métro. Histoire de l’enfant aux pigeons : Staroměstské náměstí ; il nourrit la place d’un rituel fragile. Histoire de l’enfant des souterrains : Vyšehrad ; certaines portes descendent au Moyen Âge. Histoire du marchand de marionnettes : Nerudova ; la nuit, les figurines se déplacent seules. Histoire du moine du pont Charles : il prie pour les statues, pas pour les vivants. Histoire du peintre au grenier : Holešovice ; la toile atteint l’épaisseur d’un mur. Histoire du serveur de minuit : il sert une bière à un golem poussiéreux ; la pièce laissée n’appartient à aucune monnaie. Histoire de l’étudiant de Kampa : il relit Hašek jusqu’à forcer un passage invisible. Histoire du veilleur de tours : Poudrière ; il vérifie que la ville n’a pas glissé d’un siècle à l’autre. Galway (ouvrir) Nom Galway — Gaillimh (rivière Corrib). Légende : princesse Galvia noyée. Surnom : City of the Tribes (quatorze familles marchandes). Type Ville (voyage) Coordonnées / repères 53.274412, −9.049060 · Eyre Square · Quay Street · Spanish Arch · Dominick Street Histoire de l’homme à la fenêtre : Market Street ; l’ombre d’une corde demeure, peut-être celle du reflet du fils Lynch. Histoire de l’homme au violon : Crane Bar ; on entend la note absente plus nette que les autres. Histoire de l’homme aux bottes : Moycullen ; les sabots résonnent, le cheval manque. Histoire de la femme aux bagues : Claddagh ; ses mains deviennent métal, on ignore d’où viennent les anneaux. Histoire de la femme de la baie : Spanish Arch ; les vagues s’alignent comme une flottille rentrée au port. Histoire de la femme en rouge : Quay Street ; elle s’évanouit dans un passage où même la pluie ne passe pas. Histoire du jeune-homme en manteau trempé : Eyre Square ; au « bout du monde », la pluie recommence. Histoire du jeune-homme qui confond les mots : cathédrale ; Gaillimh lu gallows, les clochers deviennent potences. Histoire du jeune-homme silencieux : Dominick Street ; la Guinness répond en gaélique qu’on ne parle plus. Histoire du jeune-homme voyageur : façades colorées, bruine persistante ; Galway choisit de se souvenir à sa place. Vallon (ouvrir) Nom Vallon — enfance Type Maison / village Coordonnées / repères Rue C. V., carrefour du L., entre Montluçon et Saint-Amand-Montrond/ Lat : 46.532920027190194 / Lon : 2.631118093824989 Inventaire d’histoires possibles (Triptyque : 4 neutres / 4 fissures / 2 ouverts) [Neutre] Histoire de la maison encore debout après quarante ans. [Neutre] Histoire du pantalon en skaï, plié trop net dans l’armoire. [Neutre] Histoire d’un homme qui passe la journée sur des mots croisés. [Neutre] Histoire de la pêche aux truites arc-en-ciel, sous la pluie d’avril. [Fissure] Histoire de la pendule sortie de son écrin : elle sauve un homme de l’asphyxie. [Fissure] Histoire du tas de bois qui recommence sans fin. [Fissure] Histoire des merles d’hiver tirés depuis la cuisine. [Fissure] Histoire du chien qu’on abat parce qu’il a mordu [Ouvert] Histoire de Monsieur Bory, jambe manquante, élégance intacte. [Ouvert] Histoire de Madame Dognon, seule dans l’église après la messe. Rue des Poissonniers (Paris 18e) (ouvrir) Nom Rue des Poissonniers — Goutte-d’Or / Château-Rouge / Rue Custine Type Rue (séjour) Coordonnées / repères Paris 18e · hôtel à gaz à tous les étages · table 30 Lat : 48.8884258 Lon : 2.3514947 Inventaire d’histoires possibles Histoire du jour où l’on trouve une chambre d’hôtel avec gaz à tous les étages. Histoire des locataires de l’hôtel : portes fines, vies épaisses. Histoire de la table ronde, chambre 30 : pactes, dettes, promesses non tenues. Histoire des piments africains : mode d’emploi, brûlure et douceur. Histoire des rêves d’hôtel : les murs en retiennent quelques-uns. Histoire des bruits derrière les cloisons : d’autres vies par cliquetis. Histoire d’une couverture et d’un bol de soupe, offerts puis refusés. Histoire de l’acclimatation au vacarme : au bout d’une semaine, on dort. Histoire des petits boulots pour payer la chambre : l’addition arrive avant la paie. Histoire des conversations avec la banque : récits sans fin au téléphone. Boulots (thème) (ouvrir) Nom Boulots — travaux, emplois, dérives Type Thème Coordonnées / repères Postes alignés, villes superposées Inventaire d’histoires possibles [Neutre] <a href="https://ledibbouk.net/-histoire-de-l-archiviste-.html) Histoire de la rotative qu’on démonte au nom du progrès. Histoire des macules où l’on peut voyager jusqu’en Chine. Histoire de l’homme aux mille identités pour payer ses factures. Histoire du premier vrai travail : l’attente avant la porte vitrée. Histoire du rendez-vous Pôle Emploi : chaise bleue, regard neutre. Histoire d’un rebond sans ressort : l’échec comme trampoline. Histoire de l’AFPA : il se sent soudain très vieux au réfectoire. Histoire des trois heures de marche pour régler deux factures. Histoire de l’homme parti à l’aventure pour trouver du travail. Histoire d’un poste décisif gagné à la seule voix. Histoire d’une femme qui aide un homme à tenir dans un travail absurde. Histoire du vendeur de voitures neuves en porte-à-porte. Histoire de l’archiviste qui se cultive dans ses journées mornes. Histoire de l’enquêteur téléphonique : degré zéro de la voix. Histoire de l’homme qui renonce et invente son propre travail. Histoire du peintre en lettres franc-maçon. Histoire de l’invitation à la secte pour garder sa place. Histoire de la faiseuse de cravates. Histoire de la couturière de robes de mariée. </details> </details> <details id="cuba"> <summary><strong>Boulots (thème)</strong> (ouvrir)</summary> Nom cuba Type voyages véhicules Coordonnées / repères Postes alignés, villes superposées Inventaire d’histoires possibles <span class="base64md" title="XFs="></span>Neutre" class="spip_out" rel="external">Histoire de l'archiviste Histoire de véhicules Boulots (thème) (ouvrir) Nom Boulots — travaux, emplois, dérives Type Thème Coordonnées / repères Postes alignés, villes superposées Inventaire d’histoires possibles [Neutre] [Histoire de l'archiviste->https://ledibbouk.net/-histoire-de-l-archiviste-.html)) Sferracavallo (Palerme) (ouvrir) Nom Sferracavallo — étymologie populaire : « sferrare un cavallo » (ôter les fers), route usante entre Palerme et l’ouest côtier. Type Village côtier (voyage) Coordonnées / repères Capo Gallo · Isola delle Femmine · Halte ferroviaire (réouverte 2018) Lat : 38.2005632 /Lon : 13.2751161 Inventaire d’histoires possibles Histoire du nom ébréché : la route si dure qu’elle arrache les fers des chevaux. Histoire de la halte : deux quais réveillés en 2018, trains lents et mer proche. Histoire de la fête : Saints Cosma e Damiano, fin septembre, statues en procession. Histoire de “l’antinna a mari” : mât glissant au-dessus de l’eau, rire et chute. Histoire de l’ermite de Capo Gallo : un phare habité de mosaïques et de prières. Histoire du “Tante Ju” : un Junkers-52 posé en mer, pêcheurs en secours, épave au large. Histoire d’un athée à la fête patronale : foi d’emprunt, gestes exacts. Histoire des trazzere : chemins durs, village longtemps isolé. Histoire des tours côtières : guetter la mer ; les pirates viennent désormais de la terre. Histoire de la modernisation : la route s’ouvre et le village se dilate. Index topographique Paris (ouvrir) Rue des Poissonniers Rue Jobbé-Duval La Bastille Rue Quincampoix Beaubourg Place d’Aligre Les hôtels Vies de couple Les boulots France (ouvrir) Montfort-l’Amaury Limeil-Brévannes Vallon Parmain L’Isle-Adam Pontoise / Osny Courbevoie, La Défense Suresnes Le Péage-de-Roussillon Étranger (ouvrir) Portugal Suisse — Yverdon Suisse — Lausanne Quetta & New Quetta Croatie Italie Sicile — Palerme / Sferracavallo / Syracuse / Messine / Catania Grèce Cuba Belgique Amsterdam Oldenbourg Hamburg La Pineda Prague Galway New York City Kandahar Note Prague : Praha ← práh (« seuil/gué ») = hypothèse dominante ; légende de Libuše. Galway : City of the Tribes = fait ; princesse Galvia = légende. Hamburg : Hammaburg (Charlemagne, 808) = fait.|couper{180}

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[sommaire] Boost #15 | survivre SURVIVRE. Écarter le vivre d'un coup de coude, se retrouver projeté dans l'arithmétique pure. Balayeurs à l'œuvre, épaves du marché, se hâter si l'on veut subsister. Course ! Sac ED qui voltige, oriflamme de détresse au bout du bras. Fruits gâtés, légumes moribonds. Volupté ineffable de la gratuité quand tout se monnaye. Providence des fins de marché ! Quasi-abondance dans la ville qui rançonne. Trois euros soixante — somme ! Deux euros — fortune ! Calcul permanent, cerveau-comptoir, dix euros-pactole, zéro-gouffre béant. Arithmétique de guerre où chaque pièce possède un poids de plomb. Mains métamorphosées plus véloces que la pensée. Fureter, trier, raffistoler. Machines de guerre contre l'abandon, contre l'effacement du monde. Chambre d'hôtel meublée, plein Paris, lieu impersonnel : neuf mètres carrés de territoire conquis. Même géographie, autres lois physiques. Mêmes boutiques mais protocole révolutionnaire : supputer d'abord, effleurer du regard, décamper vite fait. Paris en creux, parcours d'esquive, horaires de fantôme. Invisible aux radars du recensement, aux statistiques de l'État. Technique de l'effacement volontaire. Traces numériques volatilisées, argent liquide comme magie pure. Manessier l'avait pressenti dans ses toiles ! Favelas qui flambent, architecture de fortune métamorphosée en cathédrale. Survivre c'est peindre sans pinceau, composer avec les vestiges du monde, bâtir du beau avec du délabré ordinaire. Chaque squat devient installation, chaque campement se mue en tableau vivant. Esthétique involontaire de la nécessité brutale ! Les survivants : plasticiens qui s'ignorent, maîtres de la palette urbaine ! Récupération chromatique : néons bleus des laveries automatiques, rouge sang des enseignes de tabac, jaune bilieux des réverbères qui veillent la nuit. Harmonie des épaves, symphonie visuelle de la déchéance organisée. Kerouac consignait tout sur ses carnets roulés ! Pessoa démultipliait ses noms comme ses vies ! Cendrars bourlingait de gare en gare ! Survivre c'est écrire in vivo, à la vitesse de l'urgence. Carnet comme bouée de sauvetage dans le naufrage quotidien. Transmuer sa précarité en matière littéraire première, l'urgence contre le confort bourgeois. Écrire dans le métro sur des tickets de caisse, écrire sur tout support susceptible de porter trace humaine. Bibliothèques refuge — chaleur gracieuse, sommeils dissimulés entre Borges et Faulkner, gardiens bienveillants de nos siestes volées. L'écrit comme territoire libre, pays sans frontières ni passeport. Nomadisme originel : feu, chasse, cueillette, abri précaire sous les constellations éternelles. Survie urbaine : prolétariat, faubourgs, taudis métamorphosés en quartiers. Survie numérique : gig economy, précarité algorithmique, applications de subsistance. Demain : climat déréglé, intelligence artificielle, effondrement programmé, nouveaux nomadismes à inventer. Quatre révolutions, même combat ancestral. Temps délaissé ! Ces heures mortes du capitalisme, matins prématurés, après-midis languissants, dimanches béants comme des plaies. Eux cavalent vers leurs morts programmées, nous patientons dans l'éternité précaire. Heures infinies pour scruter le monde invisible, experts en lenteur, professionnels de l'expectative silencieuse. Un seul café, des heures durant. Nous habitons véritablement la ville par nos pas réitérés, nous l'usons jusqu'à la corde, nous la connaissons par cœur. Beauté du presque rien ! Acharnement à s'en repaître, s'en griser comme d'un vin rare. Miroitement sur une flaque d'huile qui devient arc-en-ciel urbain. Papier journal qui voltige — lépidoptère de l'information morte. Miette de pain sustentant le pigeon qui vous nourrit l'œil et l'âme. Survivre développe une esthétique du détail microscopique ! Les nantis acquièrent du beau préfabriqué, nous on le forge dans les rues avec des riens. Firmament aperçu entre deux immeubles, soleil sur un mur aveugle, effluve de pain échappé de la boulangerie matinale. Transmutation du plomb quotidien en or pur. Bout de fromage partagé qui vaut festin de roi. Livre exhumé d'une poubelle qui vaut bibliothèque entière. Conversation avec un inconnu qui vaut université populaire. Survivre enseigne l'alchimie inverse : révéler l'or dissimulé dans le plomb du monde ! Prospecteurs de beauté urbaine, orpailleurs dans la ville-fleuve qui charrie ses merveilles et ses épaves. Exhumer une pièce au fond d'une poche oubliée ! Allégresse pure, euphorie de la trouvaille miraculeuse. Les fortunés ne connaîtront jamais cette ivresse-là, cette gratitude pour deux euros cinquante qui ressuscitent l'espoir. Pièce de monnaie transmutée en pépite, billet froissé devenu parchemin précieux. L'argent redevient miracle quotidien au lieu d'abstraction comptable. Neuf mètres carrés — univers complet ! Chaque objet à sa place exacte, économie parfaite de l'espace, zen contraint, beauté monacale de l'entrave choisie. Architecte d'intérieur de l'essentiel : que conserver, que bannir, que racheter d'occasion. Les opulents accumulent leurs névroses, nous on épure jusqu'à l'os. Survivre révèle que la félicité tient dans un sac plastique, que l'infini loge dans le fini accepté. Quand on résiste assez longtemps, mansuétude ! Plus question de choix : on connaît le vivre, le survivre, la mort. Trinité sacrée de l'existence consciente. Survivre enseigne la relativité générale de l'angoisse bourgeoise — plus rien ne peut véritablement atteindre qui a effleuré le fond et su rebondir. Presque rien exploré jusqu'au noyau ! Croire encore en un cosmos, à des hypothèses inédites de beauté. Survivre métamorphose en cosmonaute de l'ordinaire, explorateur de l'infiniment ténu. Chaque détail devient planète habitable, chaque instant se mue en galaxie spiralée. Astronomes du quotidien ! Ils discernent des constellations dans les lézardes du plafond, mappent l'univers depuis leur chambre de bonne. Livre exhumé, acquis d'occasion, emprunté à la bibliothèque municipale — peu importe l'origine ! Tous les livres : vaisseaux spatiaux vers d'autres mondes possibles. Carburant : imagination pure. Survivre développe une foi particulière dans l'écrit salvateur. Les mots sustentent quand la nourriture fait défaut, nourrissent quand l'estomac crie famine. Colère apaisée par la lucidité. Faire semblant de vivre, ne point heurter les vivants ordinaires par sa vérité nue. Masque social, sourire obligatoire, conversation météorologique, camouflage dans la comédie urbaine. Diaphanéité ! Ange gardien de sa propre inexistence, entre-deux cosmique dans un studio de neuf mètres carrés. Carnet ouvert sur la table bancale. Mots glanés dans la rue comme miettes de pain pour les pigeons de l'esprit. Demain : poursuivre l'inventaire méthodique du presque rien. Transmuer la survie en phrases qui survivront aux corps. Écrire. Survivre. La défaite retire son masque : c'est une victoire timide. Une victoire qui n’en revient pas. Boost #14 | et pour finir Et pour finir la chaise épouse le fondement, bois sans coussin. Et pour finir le livre posé sur les genoux, immobile comme un chat guettant l'oiseau, gueule mi-ouverte. Et pour finir les mains reposent sur la couverture fraîche et la fraîcheur monte : pulpe des doigts, paume, poignet, avant-bras. Et pour finir parvient à l'épaule qui s'émeut, s'abaisse, dialogue en silence avec sa consœur : abaisse-toi donc aussi ma sœur. Le buste participe au colloque muet, veut aussi en être, fléchit mais pas trop. Et pour finir le crâne se sert du regard pour trouver là-bas la fissure dans le vieux mur. Le mur au-delà de la fenêtre sud. Le mur qui soutient la toiture de l'ancienne écurie devenue atelier. Une écurie qui dégage encore parfois le soir des odeurs de crottin si touchantes. Quatre murs de pisé dont un offre à l'œil une fissure sombre comme appui pour maintenir le crâne dans l'axe. Et pour finir parfois la paupière se fait lourde — porte qu'on referme ou qu'on rouvre, quelque chose de battant. Qui bat comme diastole et systole. Qui monte et descend comme la marée. S'il n'y avait pas de mur, s'il n'y avait ni atelier ni écurie, si c'était la mer avec ses vagues et l'œil qui divague cherchant un appui, une fixité impossible mais déjà presque gagnée par le mot qu'elle inspire. S'il n'y avait que la mer et l'œil s'amusant à rêver l'immobile au milieu du mouvement. Le crâne laisse décrocher la mâchoire d'aise, se met à renifler. S'il n'y avait que la mer clapotant jusqu'à cette ligne d'horizon où le vieux soleil plonge, éclaboussant le bleu-vert d'or et de sang. Les jambes en deviendraient dingues, danseraient la gigue. Les mains se transformeraient en poings pour soulever le corps qui, un instant debout, étonné d'être debout, s'approcherait de la fenêtre. Pourrait-il y avoir quelque chose de véloce pour marquer l'immobile ? Un oiseau qui plane, n'importe quel insecte, mais pas la pluie — trop de bruit et les petits cris étouffés qu'elle présage. Quelque chose qui rompe l'étendue pour l'agrandir encore, dit le crâne toujours à chercher avec les yeux écarquillés quelque chose et rien. Quelque chose qui bat comme un cœur, un rythme — n'allons pas chercher du sentiment là-dedans. Pour finir enfin le corps est debout devant le mur mer horizon infini : rien de net rien de flou, cette accommodation de l'entre-deux. La salive reflue, la langue sèche, un choix entre mouillé et sec pour en finir comme font toutes choses ici sans faire d'histoire. Sans faire d'histoire se rasseoir et considérer stoïquement la suite. Il faut que ces choses sans suite aient une suite en apparence, sinon rien. Le corps retrouve sa position de scribe, palimpseste immobile assis sur la chaise. Immobile est toujours une idée de vitesse qu'on ne voit pas. Immobile le corps se balance imperceptiblement d'une fesse sur l'autre en quête d'un équilibre par le déséquilibre. Imperceptiblement. Au ralenti ou au contraire à vitesse que l'œil ne peut capter. Le corps est là, le corps n'est plus là, il reste encore un peu la chaise, un peu la fenêtre, le mur, la mer, imperceptiblement ou au contraire à vitesse que l'œil ni le crâne ne peuvent capter. Le sexe est aussi là, il faut bien dire que le sexe fait semblant d'être immobile. Il l'est par la force des choses et il résiste aussi à la force des choses par la force des choses. Le sexe est là dans l'entrejambe, il ne fixe rien d'autre qu'un présent perpétuel pour ne pas sombrer dans le ridicule de l'avenir ou de la nostalgie. Le sexe a fait le boulot, il est au repos, s'il pouvait il irait s'asseoir avec sa canne à pêche au bord du fleuve pour faire semblant de faire quelque chose. Mais son lieu est l'entrejambe, il ne quitte pas son lieu, il reste sentinelle à contempler avec l'œil les fissures, sexe et œil compagnons de fissure. La main n'a jamais lâché le livre qui s'ouvre à nouveau, la paume puise la fraîcheur. L'épaule répond à l'autre pour un redressement auquel le buste se réjouit de participer. L'œil dérive de la fissure vers l'ombre du crépi. Revient à la fissure. De temps en temps descend vers les mains et peine à les reconnaître. L'œil connaît les mains à sa façon qui n'est pas la plus réelle. L'œil fabrique une image des mains qu'il conserve comme des bocaux dans l'obscurité d'une cave. Mais là, posées sur la couverture fraîche, ces mains semblent étrangères, presque empruntées. Revient à la fissure. Revient aux mains. Revient à l'ombre. il n'y a donc rien à voir ? se demande silencieusement le crâne. L'oreille n'a pas dit grand-chose pendant tout ce temps, elle devait penser à autre chose. Elle était concentrée intérieurement sur autre chose. Et c'est juste avant la fin du jour, juste avant que la grosse boule de feu tombe dans la fissure et y disparaisse qu'elle guette le bruit final. Est-ce que finir fait du bruit ? L'oreille a des avidités comme le sexe et l'œil, une faim de fin. Les pieds ne bougent pas, ils savent ce que ça coûte. Ils restent cois. Et moi alors, dit le livre, je sers à quoi ? Toi, dit la bouche sans desserrer les dents, tu seras le mot de la fin. Boost #13 | Voix Chaque jour depuis la réception de cette proposition j’ai écrit un texte en y pensant en tâche de fond. Mais sans trop y penser. Histoire de changer de méthode. Puis une fois le dernier texte écrit ( publié sur mon site à vendredi 13 juin dans les carnets autofiction j’ai tout relu, et j’ai seulement prélevé des passages qui me semblent utiles pour indiquer un mouvement. Je ne suis pas en joie. Je ne suis pas triste non plus. Je suis entre les deux, dans cette zone d’indécision, dans l’entre-deux des états et des gestes. Au beau milieu du désœuvrement, comme un homme debout dans le courant, sans rivage. C’est comme si je me retrouvais dans une boucle temporelle. Cette impression se mêle à la grisaille de ce jour de pluie. Et si tout ça n’était qu’un éternel recommencement ? Que nous soyons les mêmes dont on se souvient puis qu’on oublie ? Nous nous oublierions même de façon autonome — ce serait l’unique progrès. De recommencement en recommencement, avec à période fixe un événement mystérieux susceptible de vider la population entière d’une époque pour la replacer dans une autre. Durant l’entretien avec le médecin de la clinique du sommeil, à un moment, il y a cette question : voyez-vous des images avant de vous endormir ? J’ai repensé à ces images avant de répondre qu’il s’agissait de monstres, qu’il s’agissait de l’absurdité la plus absurde déguisée en monstres au regard froid, glacé. C’était très exagéré. [...] Mais à cet instant, j’ai compris que je ne faisais encore une fois que m’adresser à moi. Et j’ai stoppé net. Ce n’est pas que c’était faux. C’était même plutôt juste, par moments. Calibré. Fluide. Ciselé. Mais voilà. Ce n’était pas vivant. Pas vraiment. C’était une forme qui tournait sur elle-même. Une élégance sans hématome. Un texte qui avait tout… sauf une nécessité. Dans les rêves de cette nuit me revient soudain une image, j’avais une voiture blanche, une sorte de petite fourgonnette de couleur blanche. Je l’avais garée quelque part mais je ne savais plus où. Je faisais des efforts insensés pour tenter de m’en souvenir mais ça ne marchait pas. Et plus je comprenais que ça ne marchait pas plus l’effroi m’envahissait. Ce n’était pas de la panique. C’était autre chose de plus glacial. Un constat sans appel que jamais je ne retrouverais mon véhicule. Au bout du troisième jour de panne, lorsqu’on voit comment les choses s’effondrent doucement à l’intérieur de son propre foyer, comment ne pas comprendre la métaphore, l’allégorie ? Si possible en ajouter pour accélérer le désastre. Mettre soi-même le site en panne suite à une erreur dans le fichier mes_options.php. [...] Non plus un déplaisir, non plus une colère, ni une rage, juste une forme nouvelle d’indifférence — je dis nouvelle parce que nouvelle dans ce domaine certainement, mais ancienne, archaïque dans le fond, qui consiste à toucher le fond des illusions. Journée bizarre. Travail sur le code de 5h à 11h. Mise en page à la Beckett. Sobriété avant tout. Plus d’images affichées dans les cartes. Priorité au texte. [...] Il y a beaucoup trop de choses sur ce site, comme il y a beaucoup trop de choses sur mon plan de travail ici dans le bureau, ou dans l’atelier, comme dans ma tête. En conduisant j’ai pensé que ce serait bien que cette voix dans la nuit soit celle de l’insatisfaction chronique. J’ai pensé à ça en écoutant S. me dire un de ses regrets qui sonna à cet instant comme un reproche, ou que j’ai pris plutôt comme un reproche qui m’était adressé de façon indirecte. J’ai fait le point sur tous les reproches indirects que j’avais dû essuyer durant une vie entière que j’avais fini par prendre à mon compte. Et tout ça finissait par se confondre avec cette voix dans la nuit : elle se tenait assise sur mon ventre et je sentais son poids impressionnant, j’étais oppressé, et je me disais que ça serait bien qu’elle se lève et que je ne l’entende plus. Ce ne serait pas uniquement dans le noir. En plein jour aussi désormais. Tu es sur le chemin de terre près du Rhône, tu as décidé d’avancer. Tu avances. Le corps est lourd, pesant, récalcitrant. Et toi tu lui dis d’avancer, un pas après l’autre. [...] Qui dit d’avancer, demande cette voix derrière la voix. [...] Les voix se chamaillent, elles se chamaillent toujours un peu. C’est de la distraction. C’est pour que tu ne voies pas quelque chose derrière ces voix. Se disperser n’est pas jouer. Mais quelle fatigue. Physique. Se traîner n’est pas vivre. Mais tout est en désordre. Dans ce texte, rien ne colle comme d’habitude. Ça ne prend pas. Peut-être même que ça rebute. [...] Et la fatigue qui tape en même temps que le soleil, déjà dès 10 h du matin. C’est sans doute raté pour aujourd’hui. Une fois de plus. Tu t’es encore mis à parler de quelque chose alors que tu ne voulais parler de rien. Mais la prise de conscience arrive vite, presque instantanément. Dans le texte même, au moment où il te mène par le bout du nez. C’est durant la nuit que les voix s’écartent peu à peu, d’elles-mêmes, comme ayant pris conscience de leur insignifiance. Comme si, blessées par cette prise de conscience de leur inutilité, elles avaient décidé de se taire. De laisser l’écho seul de leurs propos encore sous forme d’une présence dans la chambre. La voix qui reste n’émet pas vraiment de son, mais un flux d’images qui s’écoule ; ce pourrait être un flot de larmes s’il s’agissait d’un œil qui ne cligne pas, qui affronte le noir qui l’entoure sans entretenir l’espoir d’une clarté. Un œil grand ouvert sur le noir de la nuit avec ses vieilles peurs comme compagnie. Cette voix qui sortait à ce moment précis de ma bouche inventait au fur et à mesure qu’elle parlait de ces choses dont elle ne parle jamais. [...] Car à cet instant, j’ai compris que je ne faisais encore une fois que m’adresser à moi. Et j’ai stoppé net. Boost #12 | Saint-Bonnet À Tronçay, car nous sommes ici devant toi, l’étang. Toi, nommé tant de fois Saint-Bonnet par les vivants. Autrefois Bonet ou Bon qui vient de Bonitus jadis en langue morte. Qui donc arrive, et si tu le peux, accueillir dans tes eaux calmes, vastitude d’un coup d’œil ami, vers l’horizon. Berges sablonneuses, étoiles noires, bois flotté. Là. Ça reste là. Sous le balancement des cimes, sous l'hêtre et le chêne, on se sent bien, l’ombre après la lumière, ivre de mouvement, le corps qui flotte et s’allonge. Et pour que l'entêtement ne nous surprenne, les charmes, les bouleaux, en retrait, veillent. L'étendue entière, à l'horizon, rectitude calme. Obstination de l'eau, douce, à s'éprendre de l'aplat. Leçon reçue, enfance déjà. Mouvement des roselières, à baldingère, massettes, roseaux. Une voix, comprise encore par une partie de nous. Pas toute. L'autre se tait. Surgissement. Poule d'eau. Elle court sur l'onde. Vers les pionniers de vase et de sable encore humide, là-bas, au sud. Ce qu'on voit ici, ce qu'on entend, est plus profond que l'air. On s'en étonne, on s'en effraie, on s'en réjouit. Toute la journée, nage et jeux. Saveur des mets simples, l'appétit qui éventre doucement le panier d'osier. La petite musique que ça dit quand on dit demain, on va à Saint-Bonnet. La tête inclinée de le dire, l’œil qui cligne. Nos joies, oui, c’est bien les nôtres. Comme une petite musique qu’on ne retient pas. Silence de la route. Rouler encore. Route d’Hérisson. Sombre silhouette en ruine. Les jaunes qui explosent au soir. Verts profonds des haies et des halliers. C'est l'été. Le grain de groseille qui éclate sous la dent. Le lézard, entre les pierres disjointes. Vous êtes encore vivants. Alors que nous sommes tous morts. Codicille Exercice difficile pour qui veut raconter de mettre tout en œuvre pour ne pas le faire, et, sans doute, mais pas encore le cas ici, d’y parvenir. Boost #11ter| Nous marchions dans la nuit "Nous entendîmes l’appel des nuits bleues, des nuits de Chine, des nuits tranquilles et des autres, qui ne l’étaient pas vraiment. Nous tendîmes l’oreille. Nous fîmes cet effort répété : tendre une oreille le matin, une autre le soir. Nous prîmes soin de laisser une pause suffisamment large entre les deux. Nous désirions confectionner une caisse de résonance acceptable." ( boost#11) Nous marchions dans la nuit. Par là, sur la route qui mène de Vallon-en-Sully à Épineuil-Le-Fleuriel. Nous, ensemble, ben... pas si sûr. On disait que ça resterait dans nos têtes, cette nuit-là. P't'être bien qu'oui, p't'être bien qu'non. Un moment comme ça, ça s'attrape ou ça file. On s'en souviendra ou pas. Et ça reviendra, des années après, sans prévenir, un coup d'brise ou l'odeur du chemin. La nuit, elle, reste là, comme collée au sol. Tout bouge, sauf elle. Et moi, j'pense aux filles, aux sourires croisés à la fête. À Marie, surtout. Avec sa façon de tourner la tête quand elle rit. Pourquoi elle est pas là ? On avançait, pas trop vite, histoire de pas se disperser. On se disait qu'on était ensemble, mais sans vraiment se regarder. La route, toute droite, silencieuse, ça donne un côté un peu absurde à cette marche. On parlait, enfin, on lançait quelques mots, comme ça. Des trucs qui se perdaient avant de toucher l'autre. Parfois, un rire qui surgit, sans raison, juste pour briser le silence. Et puis, ça retombe. La nuit reprend ses droits, comme si elle nous faisait comprendre qu'on est pas grand-chose. Moi, j'pense aux bouquins, à cette phrase de Rimbaud qui disait qu'on est toujours ailleurs. Peut-être qu'on marche pour ça, pour être ailleurs, loin des mots qui nous collent aux pieds. Nous étions trois. Mais le nous était poreux, hésitant. Nous marchions ensemble sans savoir si nous étions encore un groupe ou juste trois solitudes se frôlant dans l'ombre. La nuit faisait son travail d'érosion sur nos mots, sur notre présence. On ne savait plus très bien si c'était la route qui avançait ou nous qui reculions. La nuit, c'était ce grand ventre noir qui nous avalait, un peu plus à chaque pas. Je pense à ce qu'on fera après. Pas tout de suite, mais plus tard. On va faire quoi ? Chacun de son côté, on va bouger ou rester ? Ce truc de marcher ensemble, c'est pour nous faire croire qu'on a encore un projet en commun ? On était partis de Vallon-en-Sully, avec l'idée d’aller jusqu'à Épineuil-Le-Fleuriel. À Épineuil, y a le bal. C'est peut-être aussi pour ça qu'on y va. Sans trop d'espoir. On sait comment ça se passe. Mais on y va quand même, on ne sait jamais. Pourquoi ? Bah, on s'demande encore. C'était plus pour marcher que pour arriver. Faut dire que la nuit, elle ramène tout sur le tapis, les souvenirs, les p'tits tracas, les coups d'gueule qu'on s'est jamais dits. On marche pour pas y penser, mais elle, elle nous rattrape, la nuit. Toujours. Et moi, j'pense aux promesses que j'ai faites, que j'ai pas tenues. Les mots qu'on balance comme ça, parce que c'est plus facile. Est-ce qu'elle m'attend encore ? À un moment, y a eu une bifurcation. On est restés sur la ligne droite. Comme si on pouvait faire autre chose. Le vent s'est levé, un peu de poussière dans les yeux. On a continué, mécaniquement. Les jambes avançaient toutes seules, franchement. Ça devenait presque absurde, cette marche sans fin. Comme si on se détachait de nous-mêmes. Et moi, je pense à ces lectures, les livres qui parlent de la route, du voyage, et aussi au Grand Maulnes, le dernier bouquin que j'ai lu mais jamais de cette sensation d'être planté au milieu de nulle part. On n'est pas des héros de roman, c'est clair. Mais c'est implanté certainement, on aimerait. Les odeurs changeaient parfois, des relents de terre mouillée ou de fumée. Signes que le village n'était plus si loin. Mais la nuit persistait, enveloppante. Nous avancions, ensemble ou séparément, sans vraiment nous poser la question. La marche était devenue un automatisme. Peut-être pour conjurer la peur d'être seul, même à trois. Moi, j'pense à ce qui va changer, à ce qu'on va faire après. Est-ce qu'on va vraiment partir un jour, bouger d'ici. J'ai peur que ça change comme j'ai peur que ça ne change pas. Que ça ne change jamais. Des fois l'angoisse surgit et pas des taillis, de partout qu'on soit déjà bloqués avant même d'avoir essayé. Un jour, ça reviendra, ou peut-être jamais. Ce moment, intact ou flou. Comme un vieux rêve qui traîne, qu'on arrive pas à raccrocher. Nous étions trois, mais ça s'effiloche. Chacun de son côté, mais sur le même bout d'chemin. C'était une marche de nuit, une marche de souvenirs, d'un souvenir qu'on n'avait pas encore vécu. Nous sommes revenus au petit matin par la même route. Nous étions fatigués et nous nous sentions vides. Mais c'était un vide qui ne faisait pas de mal. Un vide comme un courant d'air qui passe entre les collines et qui nettoie l'air. Boost #11bis | triptyque 1. La lumière avait viré. Quelque chose clochait. Elle brillait trop fort, mais elle ne chauffait rien. On aurait dit un néon de salle d’interrogatoire, suspendu au plafond de notre existence. D’abord on s’est dit : panne de courant. Court-circuit dans la perception. Mais non. C’était plus vaste. On a commencé à avoir des impressions — ou des intrusions. Des flashs. Une certitude sans preuve : cette lumière était un piège. Un dispositif de surveillance, peut-être. Ou pire : une simulation défectueuse. 2. C’est ainsi que nous sûmes, par minuscules tâtonnements successifs, par déduction, par hasard aussi — avouons-le — que nous étions morts depuis belle lurette. Et que le lieu que nous nommions la vie n’était pas la vie, mais une sorte de nuit, un rêve. Parfois un cauchemar. D’autres fois rien. 3. On a arrêté de plaisanter sur les pincements. Même la douleur semblait codée, enregistrée, archivée. Préprogrammée depuis l’extérieur. Alors on ne se pinçait plus. Nos routines sont devenues pesantes. Les dimanches surtout. Trop de silences suspects. Trop de latence dans les réponses. Alors on a commencé à s’exercer à la dérive. Une technique de désancrage visuel. Fixer un objet — facture impayée, vieux tube de rouge à lèvres, boîte de sardines éventrée — et attendre que la vision déborde, que le cadre lâche. Et c’est là qu’ils sont apparus. Les morts. Alignés derrière les vitres, pressés contre le verre. Des centaines. Des milliers. Des yeux vides, des bouches ouvertes. Pas un son. Comme une mise à jour suspendue. On savait qu’ils étaient là pour ça. Pour le décor. Alors on a continué à élargir le champ. Toujours plus. Cherchant une faille dans les murs, une fuite dans l’image. On ne voyait plus les murs. Seulement leur flexibilité. Et cette sensation, étrange, que même notre prison n’était qu’un prototype. Un brouillon. Qu’elle pouvait se plier. Ou se désintégrer. Boost#11 | partir à veau-l'eau Nous entendîmes l’appel des nuits bleues, des nuits de Chine, des nuits tranquilles et des autres, qui ne l’étaient pas vraiment. Nous tendîmes l’oreille. Nous fîmes cet effort répété : tendre une oreille le matin, une autre le soir. Nous prîmes soin de laisser une pause suffisamment large entre les deux Nous désirions confectionner une caisse de résonance acceptable. C’est ainsi que nous sûmes, par minuscules tâtonnements successifs, par déduction, par hasard aussi — avouons-le — que nous étions morts depuis belle lurette. Et que le lieu que nous nommions la vie n’était pas la vie, mais une sorte de nuit, un rêve. Parfois un cauchemar. D’autres fois rien. Nous nous ébaubîmes à cette nouvelle, que nous sûmes, plus tard, n’être plus très fraîche. D’autres l’avaient déjà murmuré. Mais nous n’avions pas entendu. Nous n’avions pas écouté, pas plus que nous n’écoutions le chant de la fourmi, ni l’affolement des tiges de rhubarbe face à l’éplucheur, ni le ouf du caillou qui, après avoir ricoché dix fois, végétait mille ans et mille nuits dans la vase. Nous nous ébaubîmes le matin. Nous nous ébaubîmes le soir. Nous pleurâmes nous lamentâmes étudiâmes, en passant, la musique des rires et des larmes. Mais toujours en laissant du vide entre les deux, pour sculpter de grandes carapaces de tortues. Tortues qui, dans un futur antérieur, feraient de jolies lyres. Ou d’acceptables tambours. Ou bien tout simplement de grandes tortues marines, génétiquement modifiées pour nous raconter de vive voix dans une autre vie semblable à la prochaine, la vie des grands fonds marins, la rouille des écus oubliés, et tout le dérisoire des cartes approximatives Puis nous nous fîmes pousser des ailes, par la seule force du désir et de la crainte entremêlés. Nous testâmes ainsi des paires d’ailes de toute sorte : ailes de mouche, d’éphémère, de moustique, d’alouette, de cigogne, de chérubin, de perroquet, de corbeau, de raie mantra et caetera Nous voletâmes ainsi avec application, un peu le matin, un peu le soir. Pas trop le midi, car le soleil est trop chaud et fait fondre les ombres trop aventureuses, quand il ne les durcit pas. Nous aperçûmes plusieurs fois la mer infinie. Oh non mais quel formidable ennui ! Plusieurs fois le désir ardent de la traversée s’empara de nous. Mais parfois prudents , parfois veules, parfois couards , nous décidâmes de ne pas brûler les étapes. Nous prendrions le temps. Nous saisirions le taureau par les cornes. Nous ferions grande provision d’huile de coude et de bonne volonté, de celle qu’on déniche sous les pas des vieux chevaux. Nous patientâmes. Nous étudiâmes la décomposition de nos désirs, un peu le matin, un peu le soir. Entre les deux, nous fîmes un peu de football, un peu de lecture, un peu de travail alimentaire. Car même morts, l’habitude d’engloutir a la dent dure. Boos#10 | versets renversés déversés Chant 1 Aller ! où tremble la structure même du connu, là où les parois hésitent, là où le sol ne consent plus. Où le monde, sans bruit, se recompose sous le pas. Où ce qui tient, ne tient qu’à peu.Je ne suis pas tombé. Je n’ai pas bougé. Mais j’ai senti sous moi le manque, et ça m’a traversé comme une absence lente. Plus loin ! vers les tiges dressées, vers les champs réguliers du presque rien, vers l’infime vacillement que le vent effleure à peine, et pourtant : tout y est en attente.J’avance sans marcher. Le paysage ne bouge pas. Mais mes yeux savent que je ne suis plus là où j’étais. Et au-delà, les murs qu’on reconstruit, les formes qu’on réinvente autour d’un verre, d’une lumière, d’un silence. Ce n’est pas chez soi, non. Mais c’est là. Et parfois, cela suffit.J’ai posé la cuillère comme on tend un piège à la mémoire. J’ai laissé la lumière jouer sur les murs et j’ai fait semblant d’y croire. Se hâter, se hâter ! De nommer le moment avant qu’il se replie, de tenir la langue avant qu’elle oublie sa place, de saisir l’interstice entre le cri et son ombre. J’ai vu le cri se décoller de moi. Je ne parlais plus. J’étais ce qui reste quand la voix a fui. Aller ! dans la terre, creuser, résister, tomber, recommencer. Dans la boue, dans le pli, dans le poids, la terre parle par le corps, et le corps s’en souvient. Je me suis allongé. Elle m’a accueilli sans poser de question. J’ai entendu le lapin, les herbes, la pluie. J’ai compris qu’elle ne mentait pas. Plus loin, plus loin ! là où le mot peur a mille visages, là où l’on craint d’oublier ce que c’était, là où l’ennui sauve, et le silence dévore. J’ai eu peur de tout. De moi, des autres, de ne plus sentir. J’ai eu peur d’avoir peur pour rien. J’ai eu peur que ce soit tout ce qu’il reste. Et au-delà, les portes. Portes vraies, fausses, entrouvertes, murées, répétées. Une infinité de seuils pour un seul passage. On entre. Toujours. Je suis passé. Je ne sais plus où. J’ai refermé, peut-être. Ou laissé tout ouvert. Se hâter ! de tenir tête à tout ce qui nous plie, au plafond faux, aux voix molles, aux cravates serrées, se hâter de devenir mer, de se dissoudre au bon endroit. J’ai tenu tête à la chaise. Au couloir devenu océan. J’ai tenu tête à moi-même. Et j’ai perdu. Doucement. Et au-delà, la rue du bout du monde, les étoiles qui veillent sans se souvenir, les ports qui ne savent plus accueillir, l’instant qui hésite à se nommer. Je suis resté là, entre deux silences. Un pas dans le vide. Et rien de plus. Chant 2 Aller ! où tremble la structure même du connu, là où les parois hésitent, là où le sol ne consent plus. Où le monde, sans bruit, se recompose sous le pas. Où ce qui tient, ne tient qu’à peu. Je ne suis pas tombé. Je n’ai pas bougé. Mais j’ai senti sous moi le manque, et ça m’a traversé comme une absence lente. Plus loin ! vers les tiges dressées, vers les champs réguliers du presque rien, vers l’infime vacillement que le vent effleure à peine, et pourtant : tout y est en attente. J’avance sans marcher. Le paysage ne bouge pas. Mais mes yeux savent que je ne suis plus là où j’étais. Et au-delà, les murs qu’on reconstruit, les formes qu’on réinvente autour d’un verre, d’une lumière, d’un silence. Ce n’est pas chez soi, non. Mais c’est là. Et parfois, cela suffit. J’ai posé la cuillère comme on tend un piège à la mémoire. J’ai laissé la lumière jouer sur les murs et j’ai fait semblant d’y croire. Se hâter, se hâter ! De nommer le moment avant qu’il se replie, de tenir la langue avant qu’elle oublie sa place, de saisir l’interstice entre le cri et son ombre. J’ai vu le cri se décoller de moi. Je ne parlais plus. J’étais ce qui reste quand la voix a fui. Aller ! dans la terre, creuser, résister, tomber, recommencer. Dans la boue, dans le pli, dans le poids, la terre parle par le corps, et le corps s’en souvient. Je me suis allongé. Elle m’a accueilli sans poser de question. J’ai entendu le lapin, les herbes, la pluie. J’ai compris qu’elle ne mentait pas. Plus loin, plus loin ! là où le mot peur a mille visages, là où l’on craint d’oublier ce que c’était, là où l’ennui sauve, et le silence dévore. J’ai eu peur de tout. De moi, des autres, de ne plus sentir. J’ai eu peur d’avoir peur pour rien. J’ai eu peur que ce soit tout ce qu’il reste. Et au-delà, les portes. Portes vraies, fausses, entrouvertes, murées, répétées. Une infinité de seuils pour un seul passage. On entre. Toujours. Je suis passé. Je ne sais plus où. J’ai refermé, peut-être. Ou laissé tout ouvert. Se hâter ! de tenir tête à tout ce qui nous plie, au plafond faux, aux voix molles, aux cravates serrées, se hâter de devenir mer, de se dissoudre au bon endroit. J’ai tenu tête à la chaise. Au couloir devenu océan. J’ai tenu tête à moi-même. Et j’ai perdu. Doucement. Et au-delà, la rue du bout du monde, les étoiles qui veillent sans se souvenir, les ports qui ne savent plus accueillir, l’instant qui hésite à se nommer. Je suis resté là, entre deux silences. Un pas dans le vide. Et rien de plus. Codicille Il existe, en marge du chant 1 , une autre version. Une voix seconde, discrète, fragmentaire, plus exposée. Dans cette variation à deux voix, le texte se dédouble : une voix pousse, l’autre vacille ; l’une scande l’élan, l’autre murmure le doute. C’est une manière d’ouvrir la consigne, non pour la contourner, mais pour en creuser la respiration. Une parole à deux temps, qui dit la traversée et la résistance — non plus comme un seul souffle, mais comme un dialogue intérieur, entre le pas décidé et le pied qui tremble. Ce n’est pas une rupture, c’est un bonus. Un écart légitime. Une modulation. Un contre-chant qui s’est imposé seul, et qui prolonge l’expérience, non par effet, mais par nécessité. Boost #09 | ritournelle Durant un instant les parois tremblèrent, tout ce qui était solide le fut beaucoup moins. Non pas qu'on eut besoin de toucher quoique ce soit dans ce périmètre, ça se sentait. Quelque chose qui remontait du sol, ou plutôt un souvenir de sol. Quelque chose qu’on avait volontairement, ou pas, oublié. Une friabilité discrète, jusque-là tenue à distance, s’insinuait à nouveau. Et lorsqu’elle devient évidence, on commence à recomposer la carte du monde, la sienne en tout cas. L’air se dilate, les formes hésitent. Il ne s’agit pas de peur. Plutôt un trouble inframince, diffus. On se redresse, on veut traverser. Et là, quelqu’un éteint la lumière, la rallume. Le temps d’un geste, le monde revient à sa place. Les objets ne bougent pas, mais désormais on sait : tout cela tient à peu. Ce qui était connu ne l’est plus C’est une ligne, un seuil, une limite. On ne sait pas si on l’a déjà franchie. Il y a ce champ, un champ de tiges, infiniment régulier, infiniment fragile. Elles oscillent au moindre souffle. Rien de spectaculaire : juste cette sensation que le sol lui-même vacille, tout en tenant. Il suffirait de très peu pour que ça bascule. Mais rien ne bascule. On attend. Peut-être qu’on a toujours attendu. Le vent est léger, presque fictif. Les tiges se déplacent sans bruit. Un silence d’avant ou d’après. On ne sait pas où mettre les pieds. Alors on ne bouge pas. Et pourtant on avance. C’est imperceptible, comme une dérive. Le paysage ne change pas, mais l’œil, lui, enregistre un déplacement. Lent. Obstiné. Presque invisible. On tient debout. On tient le fil. Mais on sait aussi que tenir n’est pas tout. Pas un chez-soi. Mais on fait comme si. On réorganise les gestes. On pose les objets familiers aux bons endroits. Une cuillère, un verre, un livre. L’ensemble flotte un peu, bancal mais suffisant. La lumière joue sur les murs comme si elle les reconnaissait. On ne cherche plus à comprendre. On occupe. On s’installe sans y croire. Ce n’est pas chez soi, non. Mais c’est là. Et pour un temps, ça suffit. Boost #08 | moments, traversées du temps jour 1- Émergence 1. D’abord reconnaître ce qui fut connu sans y penser. L’enfouissement. La répétition des cycles. L’oubli. L’attente. L’oubli de l’attente. Mille espérances. Mille diversions. Se tenir devant un immense champ de tiges. Jeunes pousses tremblantes, vacillantes. Une infinité d’arrachements possibles. 2. Le croire et le savoir se dressent. Montagnes. Gouffres. La fatigue s’en ressent déjà d’avance, mais quand même y aller. 3. C’est dans l’horizontal, dans le méandre horizontal en serpentant selon sa nature sans la forcer que l’apprentissage de l’inertie s’acquiert. Immense victoire. Mais silence. 4. L’étalement permet de sentir mieux la vibration, d’en apprendre le souffle, bientôt un autre seuil entre celui qui sent et ce qui remue en tout sera franchi. Pulsation générale dont on ne sortira pas indemne. 5. Enfin, ce moment plus ou moins long recréer le mur la paroi mais autre. Ce ne sera jamais plus ce sera toujours pareil. Mais on s’y fait. Jour 2 – Contretemps Moment où l'on doute du moment, moment d'effroi, moment où jaillit la brûlure du premier ridicule, moment de colère moment de peine, sale moment à traverser Moment où l'ennui nous sauve du moment moment d'un point de vue, moment désespéré mais tenace moment du naufrage, des récifs, du phare et de la plage Moment où cohabite blanc et noir chaud et froid pour et contre, moment dilatation-repli Moment au centre de la terre, encore plus profond d'un moment à l'autre, le moment où l'on voit l'étendue de l'ennui dans ce même moment, avec des stalactites et stalagmites Concrétion monumentale du moment vers le haut vers le bas où s’épuise la verticale où le désir n’a plus que l’horizon pour reculer Jour 3- moment pivot Stop. Sang chair os nerfs et tendons stop ! le mot ment mais mieux beaucoup mieux que le moment de vérité. le mot ment mais en mentant il dit vrai plus que le vrai. Moment de retour au moment pour ce qu'il est : un moment entre deux gouffres. Moment du souffle court. Moment du cri réprimé. Moment du silence qu'on roule entre ses dents. Moment de la rage de dent qu'on traverse. Moment étudiant la douleur vive de la rage dedans. (puis moment plateau) Moment d'apaisement. Moment de victoire. Moment de toute puissance. Moment du hourra. Moment où le dehors et le dedans enfin sont tenus à distance. Jour 4- Rémanence Moment suspendu. Moment suspendu dans le suspendu. Moment au bord du dernier élan. Moment sans exigence. Moment où la langue ne sait plus s’agencer mais continue d’être bouche. Un moment n’a plus besoin d’être compris. Un moment s’éprouve à rebours. Un moment redescend les escaliers de la parole. Un moment glisse sous la peau des mots. Un moment cherche une place dans l’espace qu’il défait. Moment d’absence non vide. Moment pas encore souvenir. Moment qui insiste, mais bas. Moment de rien, mais à part. Moment en-deçà du moment. Moment qui s’endort en soi. Moment bercé par son propre balancement. Moment sans nom qui a eu tant de noms. Moment qui n’est plus un moment. Mais qui reste. Jour 5- Moments sans suite Moment du mot trop net. Moment sans souffle. Moment sans vacillement. Moment machine. Moment relu, non pour comprendre, mais pour y trouver ce qui manque. Rien. Moment qu’aucune voix ne rattrape. Moment réduit à sa surface. Moment qu’on ouvre et qui expose. Moment trop nu pour être partagé. Moment qui se referme. Non par sagesse, par instinct Moment muré. Moment sans suite. Moment où le silence est seul possible. Moment, enfin, de la seule lutte qui vaille : une haine propre une maladresse. Boost #07 | deux formes inédites de conjuration. CONJURATIONS 1 1. Je sera on, il y aura un top de départ, une date, une heure, on sera tous réunis ici dans ce même point, toutes les lignes de temps seront remises à zéro, une bonne fois pour toutes. A partir de là on verra si on a envie de dire je à nouveau. 2. Tout sera court il le faudra ce sera dur peu y arriverons et le reste ne gagnera rien par chance. 3. Je me tairai. La lumière viendra à l’heure prévue. Je me tairai. 4. On saura bientôt ce que nous saurons bien plus tard ce que nous regretterons de ne pas savoir avant. 5. L’oiseau chiera. La merde choira. La gravité sera élucidée. Une fois. Pour toutes. 6. Tu carabistouilleras avec allégresse la lèche-frite qu'on te tendra en t'implorant de goûter aux délices de papouilles, non, ce sera peau de balle et balayette, à la pire aînée tu souhaiteras de trouver la fève de coiffer la coiffe tandis que tu agiteras ta trompe et tes larges oreilles esclave de toi-même t'aérant avec un masque aquatique et une paire de palmes. 7. On retournera le matelas. Le monde sera neuf. La fraîcheur pénétrera l’insomnie. 8. On saura bientôt ce qu’on saura plus tard. Ce qu’on regrettera de ne pas savoir avant. 9. Nous reviendrons nous asseoir sur ce banc, il y aura un jeune homme, nous ferons semblant de ne pas le reconnaître et lui de nous ignorer, le seul moyen de dépasser la gêne sera de ne rien dire, surtout pas. 10. Tu bigueuleras, ténu, soulogrèphe. Tu sautilleras jusqu’à la nef. Le bouffon tendra sa coiffe. Tu seras élu capitaine. Dispensé de ramer. Tu diras : Cap au Nord ! Qui m’a piqué mes mitaines ? 11. Tu carabistouilleras la lèche-frite. On t’implorera : Capoue. Tu répondras : peau de balle, balayette. À la pire aînée, la fève, la coiffe. Et toi : trompe agitée, palmes aux pieds, esclave de toi-même sous masque aquatique. 12. Tu re-sucreras les fraises. Une fois sera déjà trop. 13. Tu t’entêteras jusqu’à perdre la tête. Enfin : doigt vengeur pointé vers l’infini. Qui bâillera avec ta bouche close, là-bas, sur la mousse d’une vieille souche. Conjurations 2 Déboucher le champagne à l'arrivée des fourmis dans la cuisine, fêter ça dignement sans aller jusqu'à être pompette, prendre des nouvelles de la reine, les petits vont-ils bien, et votre époux, et votre cour toujours Versailles, puis mettre tout ce monde à la porte en disant désolé ma patience à des limites. Se beurrer le front de beurre fondu tièdi, faire craquer les phalanges, écarter les doigts de pied en accordéon, puis lassé reprendre ses vieux oripeaux d'épouvantail retrouver ses potes corbeaux. Gratter jusqu'à l'os la peau de ce vieux rêve ancien, mort depuis des lustres au fond d'un vieux grenier, le voir protester, geindre, ricaner, laisser tomber sans oublier de se sucer les doigts. Péter dans la soie, s'en vanter avec un porte-voix et descendre l'avenue en amassant derrière soi la foule des badauds puis soudain disparaître rouge de honte au coin d'une rue. Boost #06 | n'abandonne pas. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Le front s’affaisse, les joues se délitent, les paupières hésitent entre l’ouverture et l’effondrement. La bouche veut parler, mais elle n’est plus qu’une fente molle d’où ne sortent que des lambeaux de souffle. Le nez, excentré, penche dangereusement vers l’oreille, aspiré par un vortex invisible. Mais il est là. Encore. Il s’accroche. Il ne lâche rien. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Trop de plis, trop de creux, trop de failles. La peau est un terrain instable, parcouru de cratères et de vagues brusques. L’habitude de la continuité s’efface. Ce qui était hier un regard est aujourd’hui une ride, demain un repli sans nom. Tout glisse, tout fuit, mais lui, il s’agrippe à ce qu’il peut. Il cherche une prise, une ancre, un point fixe dans l’avalanche de chair en mouvement. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Les visages affluent, s’agrègent, s’avalent. Il y en a trop. Empilés, comprimés, étouffés les uns par les autres. Des visages se mangent, s’absorbent, se fondent en une matière indécise. Il tente de se dégager, de se détacher de cette masse. Son propre visage n’est plus qu’un souvenir flou, un mirage dans la pâte humaine qui l’aspire. Mais il refuse la dissolution. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Il y a l’invasion. De l’intérieur, des grimaces s’insinuent, des rictus s’infiltrent, des expressions étrangères s’installent. Une bouche qui n’est pas la sienne s’étire là où il n’y avait rien. Un œil inconnu s’ouvre au creux du menton. Il combat, il repousse, il ferme les portes de sa chair, barricade ses pores, bloque l’accès à l’étranger. Il se défend. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Et quand tout aura sombré, quand il ne restera plus que des fragments épars, des lambeaux sans cohérence, il y aura encore une résistance. Une lueur dans un regard brisé. Un spasme de volonté dans la chair disloquée. Un dernier vestige qui dira : je suis là. Encore. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Boost #05 | au bout du cri Le cri s’est détaché de la gorge, mais ce n’était plus une voix humaine. Ce n’était plus rien qui puisse être ramené au langage. Une onde. Un râle inversé, aspiré par l’invisible. Et pourtant, ce cri ne disparaissait pas. Il se réfractait sur lui-même, se propageait en dehors du temps et de l’espace, trouvant un point d’ancrage dans la matière. Il devenait autre. Il s’arrachait de sa source, se dédoublait, s’emplissait d’une présence qui n’était plus celle du corps qui l’avait émis. Son double naissait dans l’ombre projetée des parois du souterrain, une silhouette mouvante faite de l’écho d’un cri qui ne voulait pas mourir. Une matière vocale qui n’était plus la sienne, plus celle d’aucun organisme. Quelque chose de refoulé par la réalité même. Là où tout s’écroulait, où la chair s’effondrait sous le poids des siècles accumulés, l’ombre se détachait lentement. D’abord un frisson, puis la silhouette se coagula, noire sur le béton craquelé, dans ce labyrinthe où les voix humaines étaient mortes depuis longtemps. Elle s’extirpait du cri, le déchiquetait de l’intérieur, le recomposait en un son non terrestre, un écho d’une époque où l’humanité n’avait pas encore prétendu à son propre mythe. Les bottes marchaient quelque part au-dessus, mais ce n’étaient plus des bottes humaines. Elles faisaient vibrer la terre comme si l’univers se rétractait à chaque pas, une pression insoutenable contre les parois de la raison. Les dirigeants là-haut, ces entités décharnées, hurlaient des ordres qui se transformaient en poussière avant d’atteindre la moindre oreille. La langue du pouvoir n’était plus audible, noyée dans un ultrason de décomposition. Le double grandissait sur la paroi, d’abord flou comme une réminiscence mal encodée, puis net, affûté comme une lame. Il tournait lentement sa tête sans visage. Il ne parlait pas. Il ne pensait pas. Il était l’inversion du cri, la négation de toute parole, une présence qui ne cherchait rien, sinon à être. Et cela suffisait à pulvériser tout ce qui se tenait encore debout. Le narrateur, s’il en restait un, s’effaçait. Sa gorge était une cicatrice d’où ne pouvait sortir qu’un râle brisé. L’ombre était passée de l’autre côté, derrière les murs, infiltrant la structure de la réalité elle-même, et avec elle, le cri devenait un trou dans le monde. Un vortex inversé, aspirant le dernier semblant de narration. Les murs tremblaient sous l’impulsion du cri, une déflagration muette qui parcourait la matière comme un virus à la recherche de son hôte. La structure du réel se fissurait lentement, libérant dans l’air une odeur de métal brûlé, un goût d’électricité statique sur la langue. On aurait dit que le souterrain lui-même essayait d’expulser quelque chose de trop ancien, de trop énorme pour être contenu. Et puis, une lueur. Une irisation étrange, spectrale, suintant des interstices du béton. Ce n’était pas la lumière telle qu’on la connaissait. Ce n’était pas non plus une ombre. C’était l’interstice, la ligne fragile entre la substance et son reflet. Là, une forme se dépliait, longue, ondulante, comme si elle était tissée dans la trame même de l’espace. Elle se détachait du mur lentement, surgissant du cri lui-même, un écho matérialisé qui refusait de s’éteindre. Sa texture fluctuait entre le solide et le liquide, entre le tangible et l’illusion. Elle n’avait ni yeux ni bouche, et pourtant elle était là, consciente, entièrement tissée de ce cri qui ne voulait pas mourir. Les murs s’effritaient autour d’elle. Quelque chose se rétractait, une force inconnue refaisant surface après des millénaires d’oubli. Ce cri avait traversé le temps, s’était imprimé dans la structure même de la réalité, et maintenant, il appelait à lui son propre double, sa propre essence détachée du monde matériel. Les bottes continuaient de résonner au-dessus, mais elles semblaient de plus en plus lointaines. Comme si elles n’avaient jamais eu de substance. Comme si elles n’avaient été qu’un vestige, une hallucination collective imposée par un système à bout de souffle. Il n’y avait plus de dirigeant, plus d’ordre, plus de structure sociale. Seulement l’ombre grandissante sur la paroi, tissée dans la vibration même du cri, prête à s’effondrer sur le monde. Le narrateur n’avait plus de corps. Il était passé de l’autre côté, aspiré par l’onde. Il n’était plus qu’un regard suspendu dans l’éther, un témoin d’une apocalypse qui n’avait pas besoin de feu ni de cendres. Une apocalypse de l’être, un effondrement du moi, une chute libre dans l’abîme où les concepts mêmes se dissolvaient. Et puis, plus rien. Juste l’écho du cri, étiré à l’infini, réverbérant contre les parois d’un monde qui n’existait plus. Mais dans ce vide, une vibration. Une pulsation à peine perceptible, suspendue dans la matrice éteinte du réel. Une contraction, un battement primitif. Et puis, une forme embryonnaire, baignée dans un éclat blanc aveuglant, flottant dans un liquide sans origine. Quelque chose renaissait, en attente, tapi dans l’interstice du néant. Pas encore. Pas tout de suite. Mais bientôt. Boost #04 | Tenir une conque contre son oreille — tenir tête à la lumière sans éclat du faux plafond — tenir tête à la moquette trop lisse pour être honnête — tenir tête aux cadres accrochés comme des trophées morts — tenir tête à l’odeur de sueur et de déni — tenir tête aux regards cireux repus de pouvoir — tenir tête à la chaise droite, au dos contraint, à l’humiliation physique — tenir tête aux cravates trop serrées sur les cous congestionnés — tenir tête au soupir agacé, au cliquetis du stylo, au raclement de gorge qui juge — tenir tête au bilan qu’on te tend comme un couperet — tenir tête au vice-président et à sa voix sans contours — tenir tête à la réprimande sur la tenue vestimentaire — tenir tête au président rubicond et à son assentiment pavlovien — tenir tête à l’envie de s’excuser, de flancher, de ployer — tenir tête à la posture du coupable, au regard baissé, au dos voûté — tenir tête aux phrases creuses, aux mots morts, aux verdicts pré-écrits — tenir tête à la tentation de céder au remords de surface — tenir tête aux illusions du repentir feint — tenir tête à l’air vicié, au formol administratif, à la pièce close — tenir tête au décor qui pèse comme un jugement — tenir tête au monde qui attend qu’on se couche — tenir tête au silence de tribunal — tenir tête à la marée intérieure qui monte — tenir tête à la conque imaginaire collée à l’oreille — tenir tête à la brise qui n’existe pas mais souffle quand même — tenir tête à la mer qui se glisse entre les mots des puissants — tenir tête à la mouette muette dans la lumière d’un faux soir — tenir tête au désir de fuir pour de bon — tenir tête à l’ordre invisible, à la voix du dedans qui se lève — tenir tête à la pièce qui retient, à la chaise qui colle, au pouvoir qui assiège — tenir tête à leurs protestations, à leurs regards qui vacillent — tenir tête à la dernière phrase, à la rupture, au dérapage assumé — tenir tête au couloir devenu océan — tenir tête à la ville qui se dissout, à l’instant de bascule — tenir tête à la mer qu’on devient Boost #03 | Quelles peurs ? J’imagine qu’il a eu peur du noir, évidemment, mais aussi de ce qu’il ne voyait pas dans la lumière. J’imagine qu’il a eu peur de l’abandon avant même de savoir ce que c’était, peur de n’être pas regardé, pas appelé, pas choisi. J’imagine qu’il a eu peur du silence, puis peur du bruit, puis peur du silence à nouveau, comme si les deux se passaient le relais pour mieux le broyer. J’imagine qu’il a eu peur de l’invisible, mais pas celui des contes ou de Lovecraft, plutôt celui des chiffres, des algorithmes, des serveurs enfouis dans la terre. J’imagine qu’il a eu peur de ne plus rien éprouver, peur que sa peur elle-même soit une illusion. J’imagine qu’il a eu peur de la transparence, de l’aseptisé, du tiède, du non-sens maquillé en bonheur. J’imagine qu’il a eu peur des phrases trop courtes, des pensées trop simples, des slogans en bandoulière. J’imagine qu’il a eu peur des bibliothèques, de leur promesse intenable, de tout ce qu’il ne lirait jamais. J’imagine qu’il a eu peur d’avoir cru qu’il fallait tout comprendre. J’imagine qu’il a eu peur d’avoir oublié comment on avait peur, peur que même le mot peur lui échappe. J’imagine qu’il a eu peur d’être là, sans fonction, sans rôle, sans mission, juste présent. J’imagine qu’il a eu peur d’échouer, puis peur de réussir, peur de n’avoir jamais vraiment essayé. J’imagine qu’il a eu peur de son propre corps, de son vieillissement, de sa maladresse, de son inertie. J’imagine qu’il a eu peur de Dieu, puis peur de l’absence de Dieu, puis peur de ne même plus savoir ce que signifiait ce mot. J’imagine qu’il a eu peur des autres, peur de leurs jugements, peur de leurs attentes, peur d’y répondre à côté. J’imagine qu’il a eu peur de rater, puis peur que rater ne veuille plus rien dire. J’imagine qu’il a eu peur de n’être qu’un reflet, peur d’avoir été vidé de lui-même sans le savoir. J’imagine qu’il a eu peur de la fatigue, peur du trop tard, peur de la répétition. J’imagine qu’il a eu peur d’être lucide, puis peur de ne plus l’être. J’imagine qu’il a eu peur de ne plus jamais être touché, ému, déplacé. J’imagine qu’il a eu peur d’écrire, peur de se taire, peur que le langage ne l’abrite plus. J’imagine qu’il a eu peur de se souvenir. J’imagine qu’il a eu peur de ne plus croire. J’imagine qu’il a eu peur d’avoir peur pour de bon. Boost#02 | Le texte et la faille La porte était basse et noire et derrière c’était un couloir de boue où les bottes accrochaient. Une porte en métal blanc s’ouvrait sur une lumière crue et la table d’auscultation. La porte pivotait à moitié et la pièce derrière n’était qu’attente et néon clignotant. Porte vitrée trouble et dans la pièce une odeur d’amidon et des rideaux qu’on ne bouge pas. Une poignée ronde et froide et un sol en lino collant avec des papiers froissés sur le bureau. Une porte à trois battants et derrière les cris d’une télé toujours allumée. Une porte qui raclait le sol et ouvrait sur une salle à manger vide avec une nappe en plastique. Je poussais une porte sans poignée et l’intérieur sentait la pluie et les chiens. La porte s’ouvrait à l’envers et derrière un fauteuil marron pelé et une lampe sans ampoule. Une porte qui grinçait en continu et dans la pièce des cadres tordus, des chaussures sans paire. Une porte coulissante trop légère pour être vraie et derrière un mur rose et une fissure. Une porte entrouverte laissait passer un filet de voix et derrière c’était l’hiver sur le carrelage. Une porte repeinte dix fois et chaque couche racontait un silence et une honte. Derrière la porte verte il y avait un banc contre le mur et une cage vide au plafond. Je touchais la porte du bout des doigts et la pièce derrière respirait à peine. Une porte peinte couleur chair et dans la pièce une table renversée, des miettes, des mouches. Porte d’angle qui tenait mal et dans l’angle un lit en fer, matelas crevé, couverture qui pue. Une porte en contreplaqué qu’on oublie et derrière le silence exact d’un matin sans personne. Une porte identique à cent autres et dedans la poussière seule faisait du bruit. Une porte vernie s’ouvrait sur un miroir cassé où mon visage n’avait plus ses contours. Une porte si fine qu’elle pliait au vent et derrière un évier, deux assiettes, rien d’autre. Porte lourde et grise et derrière une odeur de linge mouillé et de radiateur brûlant. Je pousse une porte et dedans c’est le couloir d’un hôpital que je n’ai jamais quitté. Une porte verte s’ouvre sur un escalier en colimaçon qui descend vers l’eau ou vers rien. Une porte entrouverte encore, et dans la pièce une lumière basse et des ombres sans corps. Porte battante et dans la pièce les murs pleuraient, la peinture s’écaillait comme une peau. Une porte peinte au pochoir et derrière des silhouettes figées dans l’attente de quelque chose. Je repousse une porte ancienne et tout est à sa place sauf moi. La porte de derrière n’est pas une sortie, elle ouvre sur un grenier où le silence est replié sur lui-même. Une porte sans serrure et derrière un rire bref, un frisson, une assiette vide sur la table. Porte pleine et mate et dans l’ombre un manteau suspendu flotte comme un fantôme. Une porte cadenassée qui s’ouvre quand même et dedans c’est mon corps allongé, endormi. Porte de cave et l’humidité s’infiltre jusque dans les phrases qu’on ne dit pas. Je pousse la dernière porte et elle donne sur un mur, mais j’entre quand même. Boost#01| La terre ST1 — La terre, mouvement silencieux La terre est un début. La terre est là. Évidemment. Sous nos pieds. Sous les chaussures, sous les roues, sous les corps qui tombent. Elle est là, présente, pesante, indifférente. Un tapis solide qui absorbe tout. Sol sec, sol mouillé, sol dur, sol meuble. Noire, brune, ocre, rouge. Elle se décline en teintes de fatigue, en strates de patience. Elle ne dit rien. Mais elle sent. Une seule odeur. Une odeur de terre. Une évidence muette. La terre est un ventre vieux qui avale tout. ST2 — La langue par et dans la terre On gratte, on creuse, on ratisse. On entaille, on soulève la motte. Les ongles se remplissent de boue, la paume devient rugueuse. Ça colle, ça tient, ça ne part pas si facilement. La terre aime s’accrocher. Elle résiste sous le fer de la pioche, crisse sous la lame, s’effondre sous la pelle. On l’ordonne en sillons, on lui assigne un rôle : ici, les légumes ; là, un mur. Ailleurs, elle reste ce qu’elle est : compacte, silencieuse, immobile. La charrue fend la terre, la herse l’émiette, le semoir l’ensemence. Mais sous tout cela, il y a le mot terre, à défaire comme dans un jeu de poupées russes. ST3 — Soi-même dans le rapport à la terre La terre est une mémoire qui ne parle pas. Mais elle marque. Sous les ongles, sous les semelles, sur la manche du manteau. Même après lavage, elle est là. Elle pèse dans la brouette, tire les bras, casse le dos. Elle parle dans les corps, plaque un accent au fond de la gorge. On croit pouvoir la dire, sans se mouiller. Mais elle trahit celui qui fait semblant. Elle préfère trahir que d’être trahie. Elle s’effondre sous les pas trop sûrs. Elle est friable quand ça lui chante, grasse, salope sous la pluie, offerte au soleil. Et puis, après des années, elle devient sage comme une image. Elle sourit : viens, la soupe est chaude. Quand on s’allonge auprès d’elle, c’est alors autre chose : Un creux qui épouse le dos, la tête qui dépasse, comme à la plage. Et tout un monde à ras du sol : les herbes qui ondulent, les insectes qui dansent, le linge qui claque. Et le lapin saigné, dépecé, qui goutte à goutte l’emplit de quoi tenir l’hiver. La terre est là, même en ville. Sous le béton, dans les nids-de-poule, dans l’odeur de l’orage. On peut tenter de l’éviter, elle reste. Elle colle aux semelles, s’infiltre dans la bouche. Elle résiste. Elle fait son travail. Un jour, elle nous reprendra tous. ST4 — Dictionnaire de la terre La terre est une main qui tient ce qu’on oublie. Le hallier : un gros buisson touffu composé de ronces, où se réfugie le gibier. On dit aussi broussaille, fourré. La terre est un livre. On gratte la page, on tourne la page. Strate après strate. Elle garde les os, les soldats, les anonymes. Elle égalise les abattis. Elle prépare un futur souvenir de nous. La brande : formation végétale de type lande, issue d’une déforestation ancienne. La terre est une définition impossible. Elle est tout ce qui est là, ce qui fut, et ce qui sera sans nous. #Boost #00 | 6°10' Latitude sud, océan Indien. Les ruelles serpentent, étroites, humides, prises dans la touffeur nocturne. Des ombres y passent, épaules basses, visages burinés par le rhum et l’attente. Ici, à Stone Town, la nuit exhale ses parfums d’épices sèches et de pierre oubliée. Au matin, le port se dévoile dans une brume jaune. Les boutres y reposent, voiles repliées comme des peaux mortes. L’air est dense, chargé de sel, de gasoil et d’anciens départs. Quelques hommes veillent, debout dans le jour qui se lève, les traits figés. Ils ne parlent pas. Ils regardent, et leurs yeux, disaient les vieux, brillent « comme la publicité », sans y croire. Dans les enchevêtrements de ruelles, temples hindous et mosquées s’adossent. Les minarets pointent un ciel encore laiteux. Les portes sculptées — ferronneries lourdes, bois tannés — ferment des cours intérieures où la mémoire suinte, entre les traces d’esclaves et de contrebande. On dirait que les murs ont conservé l’odeur du sang, comme à Sébastopol, disaient-ils. Le marché de Darajani bruisse. Une rumeur épaisse, des voix rudes, une tension sous-jacente. Les étals débordent : poissons tranchés, chairs brillantes, épices pourpres, légumes éclatants. Les mains s’agitent, les prix claquent. Dans la foule, des silhouettes voilées traversent, leur pas sûr, gestes souples, regard à peine fuyant. Elles ne craignent rien. La nuit revient sur les Forodhani Gardens. Une à une, les lanternes s’allument, trouant la pénombre. Le vent ramène les odeurs de grillades et d’algues. Entre les cargos modernes, les boutres glissent, lents, spectres d’un monde qui ne s’est jamais éteint. L’océan chuchote à voix basse. Le Palais des Merveilles se tient là, massif, ses balcons de fer dessinant l’épure d’un théâtre vide. La façade luit un instant, puis s’éteint. Le bâtiment semble contenir tout ce qui fut, tout ce qui ment. C’est une coulisse pour drames sans spectateurs. Et la rue du bout du monde ? Elle ne mène nulle part. Elle s’achève ici, dans cet entrelacs d’odeurs, de silences et d’attentes. Entre deux temps, entre deux ports. On ne sait plus si l’on vient ou si l’on part. Le ciel, lui, s’en fiche : les étoiles veillent sans mémoire.|couper{180}

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Carnets | Photofictions

Photofictions

Sommaire 01 · 02 · 03 · 04 · 05 · 06 · 07 · 08 · 09 01 Carré noir et blanc. Un homme assis au fond d’une échoppe, un enfant debout devant lui. Tous deux regardent droit l’objectif. L’homme sourit à peine. L’enfant, sérieux, retient quelque chose. Autour, des vêtements suspendus comme des rideaux. Des plis. Des ombres. La lumière vient de gauche, plate, douce, granuleuse. Pas d’arrière-plan net. Pas d’ouverture vers l’extérieur. Juste cette frontalité. L’homme compose, l’enfant reflète. Silence des gris. Rien ne bouge. Ils sont là, posés, dans ce rectangle de présence. Quetta, 1986. Pakistan. Je cherche de l’aspirine dans un bazar. J’ai chaud. Je porte un pantalon de toile, une chemise claire, un vieux sac à dos râpé. À l’intérieur, un Leica M4 acheté à tempérament. Des bobines Tri-X-Pan que je recharge moi-même dans une boîte noire. J’ai revendu tout le reste. Nikon, zoom, superflu. Gardé seulement un 35 mm. Me rapprocher. Me forcer à entrer. C’est aussi une mode, le grand-angle. Une thérapie. Une idée de modernité. Je tombe sur eux, comme ça. Une échoppe de vêtements. Un homme. Un enfant. Je m’arrête. Quelque chose m’aimante. Je cadre, j’approche, je déclenche. Ils me regardent sans bouger. Ils posent. Et dans cette pose, quelque chose se joue. Un jeu d’écho, de face-à-face. À l’époque je pensais que c’était raté. Trop figé, trop frontal. Aujourd’hui je revois l’image. Et je pense : non. C’est ça, peut-être. Cette forme de présence offerte, tenue, tenue pour l’image. Recadrée plus tard, au format carré. Pour nettoyer le décor, resserrer. Je suis resté plusieurs jours à attendre un convoi sûr pour Kandahar. J’ai parlé avec des photographes de rue. J’ai vu comment ils retouchaient leurs négatifs à la main. Lumière, peau, grain. Des heures sur chaque visage. Moi, je n’ai fait qu’appuyer. 02 Ce portail en fer rouillé, que j’ai refermé chaque soir d’août, sans jamais m’y attarder. Le photographier maintenant, à contre-jour, pour voir s’il accroche encore la lumière comme il accrochait mes pensées. L’escalier extérieur, raide et étroit, où l’on remontait à bout de souffle après les balades. Je le cadrerais en plongée, une main courant sur la rampe. La table en plastique bancale sur la terrasse, les taches de café, les miettes oubliées — image triviale, donc précieuse. Le linge étendu entre deux murs blancs, secoué par le vent. Photographié en rafale pour attraper la torsion du tissu. La lumière sur le mur de la cuisine à dix heures du matin. Éphémère mais fidèle. Peut-être un cadrage serré, rien que l’angle et le grain du crépi. Mon reflet dans la vitre de la porte, quand je sors le matin sans bruit. L’appareil posé à hauteur de ventre. La cuvette blanche, immobile, anodine, que je n’ai jamais photographiée et dont j’aurai pourtant le souvenir. Un sac posé au sol, juste avant le départ. Ouvert ou fermé. Il faudrait le photographier tel quel, sans rien déplacer. Le rideau de la chambre, froissé, à moitié tiré, qui filtre tout. La lumière y dessine parfois des formes plus nettes que mes souvenirs. L’application Photos de l’iPad, en train de défiler toute seule. Un doigt posé sur l’écran suffirait pour l’arrêter — mais je ne le fais pas. Un rectangle de métal forgé, peint en noir jadis, mangé par la rouille aujourd’hui. À travers ses barreaux irréguliers, la route blanche monte à flanc de colline. L’ombre du portail s’étire sur les pierres, découpée en lames tremblantes. Un bout de ficelle jaune sert de verrou. Il fait chaud, tout est immobile sauf la lumière qui glisse lentement sur les gonds. Marche après marche, le ciment a perdu son grain. L’usure est visible. Un pot de basilic en plastique gris, oublié sur une marche, penche vers le vide. En bas, le sol est flou, comme si l’altitude augmentait. Je suis en haut, l’appareil contre le ventre, je regarde vers le bas. Il n’y a personne. Juste la trace du passage, comme un souvenir en relief. Voile léger, presque blanc, à peine jauni par le soleil. Il pend de biais, tiré sans soin. Le tissu laisse passer une lumière pâle qui découpe les motifs de la grille à l’extérieur. Un coin du rideau se relève, agité par l’air. Dedans, le silence. Dehors, rien ne bouge non plus. Une image suspendue, sans événement, sans date. 03 Une pièce nue, une table basse, deux chaises dépareillées, une lampe à lumière jaune avec l’ampoule nue, suspendue trop bas. Rien de particulier. Mais tout y est. Les murs blancs, granuleux, pas vraiment sales mais usés. Une veste posée sur le dossier, un cendrier ébréché, une bouteille vide. La lumière accroche l’arrondi du verre, le bord d’une tasse, les plis d’un t-shirt roulé en boule sur le canapé. Et moi, debout, l’appareil à la main, sans encore savoir si je vais photographier. Photographier les autres, l’autre. Ce que cela produit. Il n’y a rien de naturel. Peut-être s’en aperçoit-on moins dans un cadre familier ou familial. Tant que l’on entretient encore cette croyance envers le familier. Mais tout de même. Braquer l’objectif d’un appareil photographique sur l’autre, le viser, le cadrer, le shooter. Non cela n’a jamais été rien. Cela ne fut jamais facile. Comment négocie-t-on avec ce malaise. On négocie souvent avec tant de choses… négocier, terme de commerce, et qui prend souvent le pas sur l’échange. Commercer, négocier avec un sourire, un geste, une invitation, tout cela presque comme en as du marketing. Attirer l’attention, intéresser, créer du désir, le but étant qu’à la fin une action soit effectuée. Avec une tricherie encore à la clef, un malentendu. De taille le malentendu. L’autre imagine qu’il devra poser, il s’y prépare, fabrique déjà son cliché personnel. Le photographe a tout prévu qui l’attend patiemment au tournant. Pose bonhomme pose. Pose ma jolie pose. Clic clac Kodak. Et là très peu de temps. Au soixantième de seconde, comme au millième, La pose se relâche, l’œil chavire, un autre mouvement. Comme une copie carbone froissée. Elle est là la vraie photo. Clic clac encore c’est la bonne. L’autre n’y voit que du feu. Il est toujours installé dans la flamboyance de son reflet premier. Ne voit pas qu’il vient de montrer son âme ou son cul. Tout est dans la boîte. Enterré(e) vivant(e). Toujours été accompagné par cette sensation bizarre. C’est comme franchir un interdit. Un tabou. Capturer l’image de l’autre. Il me semble que l’on négocie exactement de la même façon pour dépasser le malaise qu’un enfant qui désire devenir grand. En passant par le sacrifice. Soit disant une initiation. En tous cas en renonçant à des territoires personnels autant que sacrés. C’est ainsi que peu à peu on perd du terrain, que l’on s’expulse soi-même d’une clarté pour rejoindre l’ombre. C’est aussi comme cela que l’on expérimente une solitude fort différente de celle d’avant. Que l’on devient sorcier si l’on veut. Artiste diront certains. Je crois que l’on ne parvient pas vraiment à réaliser d’abord puis à oublier ce que l’on dérobe au monde. Que l’on se sent toujours plus ou moins redevable d’avoir été autorisé ou de s’être autorisé de commettre de tels forfaits. La plupart du temps cette sensation d’être débiteur est balayée par le quotidien. Par l’agitation. Époque de zapping. Hier encore je me demandais pourquoi je n’avais pas fait beaucoup d’efforts pour promouvoir mon travail photographique, je mets ça sur le dos d’une absence de talent la plupart du temps. Depuis des années le même discours. La même excuse. Le même prétexte. Parfois je me dis que je vois tout en noir et blanc encore. Qu’avec compassion et bienveillance je pourrais passer outre ce genre d’excuse. Me détendre. Comme on tape sur un bifteck pour l’attendrir. Ces mots d’ordre, tellement contemporains, ces mots aussi me mettent mal à l’aise. Ils me mettent la tête à l’envers. Me rappellent à une naïveté perdue, disparue. Et cette absence, cette perte, je peux la mesurer au nombre de kilomètres de films argentiques que j’ai déroulés pour prendre cette distance, afin de me ruer vers je ne sais quelle lucidité qui validerait enfin les termes grand ou adulte. Désormais je ne photographie plus beaucoup les autres. Je les regarde. Pas besoin d’appareil. Ce petit moment de flottement entre le moment où ils veulent apparaître tels qu’ils pensent être et ce qu’ils sont vraiment quand ils s’oublient je ne peux pas ne pas le voir. Est-ce que j’en fais quelque chose ? À vrai dire je n’en sais rien. Plus trop d’idée sur la question. Peut-être est-ce rangé dans la catégorie des événements climatiques. Comme l’odeur si particulière qui flotte dans l’air juste avant la pluie. Mais certainement que ce n’est pas si innocent que cela paraît. De la négociation encore avec l’ineffable pour tenter de revenir à la maison, un passe-temps, sans doute pas grand-chose de plus. Peut-être aussi que la peinture de visages, la plupart du temps imaginaires est aussi pour moi un moyen de rembourser cette dette. 04 Adossée à la rambarde d’acier brossé qui longeait la volée des marches en béton blanc des nouvelles Halles, les bras tendus le long du corps comme si elle ignorait comment les plier, la bouche entrouverte par un souffle retenu ou une hésitation trop ancienne, elle penchait à peine le buste vers l’objectif, laissant entrevoir par le col déboutonné de son chemisier trop clair un début de gorge qui semblait lui échapper, tandis que ses yeux — mi-détachés, mi-présents — fixaient droit la lentille comme si elle avait compris à cet instant précis, non pas ce qu’il voyait, mais ce qu’il voulait que les autres voient. 05 Un court-métrage retrouvé sur une bobine orpheline, sans générique ni mention d’auteur. La caméra est fixe, posée dans une cabine de projection datant d’avant 1979. Aucun mouvement de caméra. Le film semble tourner en boucle. Une voix off, parfois, murmure quelques phrases à peine audibles. La bande-son est grésillante. L’image légèrement tremblée. Le plan s’ouvre sur une pièce aveugle, murs blancs, lumière jaune pâle, une cafetière à filtre s’apprête à rendre l’âme. Un homme assis, silhouette floue dans la fumée de sa gitane. Il ne parle pas, ne regarde pas la caméra. Il lit, ou feint de lire. À ses pieds, une tache noire au sol : toujours au même endroit, toujours la même chute de cendre. Au bout de trente secondes, il se lève, se dirige vers l’appareil, ajuste une bobine. La lumière du projecteur s’allume. Elle file à travers l’ouverture étroite, jusqu’à un écran que l’on ne verra jamais vraiment, sauf par ricochet. Puis une silhouette entre dans le champ. Un jeune homme, mains dans les poches, veste trop grande, air désœuvré. Il ne dit rien. L’autre non plus. Silence. Juste la cafetière qui hoquette. Ils sont là, ensemble. Rien ne se passe. La tache apparaît. Un halo brun au centre de l’image. Elle enfle lentement. Une odeur de brûlé s’impose (le son est saturé, on devine un crépitement). Le projectionniste se lève, effectue un geste précis pour avancer la bobine. Le jeune homme regarde par l’ouverture, l’écran en contrebas. Le brun envahit l’espace. Et alors, cette phrase, toujours la même, posée sans affect : « Tu es toujours aussi en retrait qu’avant. Avant l’accident. » Pas d’écho. L’autre ne répond pas. Rien ne change. Fondu noir. Puis tout recommence. Certains spectateurs, dans les forums obscurs où l'on discute du film, affirment avoir vu le jeune homme échanger de place avec le projectionniste. Mais à chaque visionnage, la boucle semble parfaitement identique. 06 éblouissement total sitôt passé le seuil contraste brutal entre le soleil cru du dehors et le noir dans la pièce elle avance pourtant le panier déjà plein les poireaux qui dépassent elle commente les visages les trouve expressifs parle du marché parle de son mari peintre il a 94 ans il n’y voit plus elle parle d’un autre peintre elle dit Truphémus c’était plus fin avant maintenant c’est trop rapide trop flou elle ne trouve pas le mot le mot ne sort pas son dos se plie davantage elle ne monte pas l’escalier pas aujourd’hui elle préfère pas elle s’appuie contre le mur le pan de lumière l’avale presque elle me remercie me dit qu’elle le dira à son mari que c’était très beau il sera content elle sourit un peu puis repart et dehors c’est toujours aussi blanc deux enfants sur le seuil la mère derrière un chien couleur rouille tout est retenu mais tout veut entrer les enfants les regards tirent vers l’intérieur leurs jambes tendues leur mère qui les rattrape d’un mot d’une laisse il a les pattes mouillées il a couru dans l’eau dit-elle elle a honte de la terre sur les semelles les enfants ont déjà franchi la ligne ils grimpent au premier étage tout voir vite ils redescendent aussi vite leur souffle en morceaux dans l’escalier elle n’attache plus le chien ce n’est plus la peine merci monsieur bon dimanche dit-elle et ils glissent dans la lumière en laissant une odeur humide derrière eux ils s’arrêtent devant elle le tableau une jeune estonienne les enfants blonds l’accent de la mère bulgare ou estonienne elle dit c’est là vous vous souvenez sur la carte les enfants hochent la tête la femme lit le cartel moi je parle seul à voix basse les mots tournent je dis que ce n’est pas un portrait que c’est autre chose une relation avec une familiarité qu’on dérange une maladresse volontaire pour casser l’image je ne suis pas sûr que quelqu’un m’écoute je parle quand même je parle pour que ça sorte comme une coulée lente la femme surveille ses enfants qui touchent à rien mais bougent tout le temps ça fait du bien de parler de la vider cette voix comme on vide une boîte sans fond dans un musée vide elle arrive je savais qu’elle viendrait deux chiens rouge foncé langues dehors elle s’assoit les chiens aussi elle ne regarde pas elle parle déjà trop elle m’écrase de ses phrases elle me choisit comme on choisit un siège dans un train vide elle sait que je ne bougerai pas elle sait que je suis le genre à écouter à tout absorber elle le sait parce que c’est pareil chez elle orgueil miroir ce qu’on donne en échange de rien je demande pourquoi suisse trop tard elle déroule une heure un torrent ses mains bougent son front se détend elle repart plus légère moi j’ai plus de jambes heureusement que j’ai mon sandwich il est tiède mais vivant en train de manger mon sandwich assis sur la marche les cyclistes arrivent bras tendus ils tournent s’arrêtent demandent si c’est ouvert je dis oui sans savoir ils descendent ils grincent casque sur la tête ça craque quand ils les retirent vous êtes d’ici Soucieu-en-Jarrest non c’est à deux kilomètres on fait les expos quand on peut c’est divertissant elle dit divertissant il regarde le prix elle regarde les couleurs un tableau une mosaïque ils regardent tout sans parler ils repartent le frein de son vélo grince encore je reste là je mâche sans bruit je regarde les fleurs devant la tour une lumière basse les traverse je vois des insectes très petits ailes vives battement trop rapide pour l’œil ils passent de fleur en fleur comme des colibris miniatures comme des secrets 07 Finalement, quelle différence entre une photographie de moi ou un texte écrit de ma main. Les deux participent d’une même fiction nommée, pour les besoins du texte final, moi ou je. Et cette main qui écrit ces lignes nouvelles au-dessus des anciennes, à qui appartient-elle. Comment remonter aux influences qui lui auront permis, autorisé, de s’inventer soudain une autonomie. Ce que ça dit de moi, aucune importance. En revanche, ce que cela convoque dans l’acte d’écrire, c’est sur cela qu’il faut plisser les yeux, prendre du recul. Des choses nous traversent, des souvenirs, une mémoire à laquelle on peut choisir de croire ou non, d’en douter serait-ce un minimum, des idées, les a-t-on inventées, sûrement pas. Les idées s’attachent à l’air du temps, n’en sont que le rebut. Volonté alors de trouver une idée neuve : cela entre dans la catégorie du toupet, de l’exagération, de la démesure, quand ce n’est pas celle de l’erreur, du péché, dans son étymologie d’origine. Et puis les émotions bien sûr, qui jouent le rôle de combustible de départ, mais qui n’ont guère d’autre valeur que combustible. Le problème à résoudre, quel est-il donc, sinon celui du désordre, du chaos, du mélange encore une fois. Quand tout se retrouve confondu, quand plus rien ne sépare le moyen de sa finalité, l’arbre, la branche, le fruit. L’imagination a désormais tout envahi, puisque chacun pense avoir une opinion sur à peu près tout. Tout le monde mange l’arbre et le fruit sans établir la moindre distinction. Et tout le monde, qui est-ce sinon ce moi, ce je. Que l’ignorance soit le terreau depuis quoi celle-ci ne cesse de prendre racine et projeter ses stolons. Seule une poignée d’initiés tient les ficelles de cette ignorance, la transmute en pseudo connaissance, en savoir. La cohorte des intermédiaires ensuite, pour répercuter tous les mots d’ordre soufflés aux quatre points cardinaux. Et la misère. Toujours la même, invariable. Même l’opposition à ces idées est déjà prévue dans le plan général de cette guerre sans merci menée par les profiteurs. À quoi sert donc l’écriture, que ce soit la mienne, encore une fois peu importe, sinon à tenter d’opérer une séparation. À réparer quelque chose de brisé par l’apparent consensus, ce merdier sur lequel elle ne cesse de se briser, encore et encore de s’acharner. (Et qui éprouve la brisure, sinon l’écriture elle-même, sans doute, et non la main qui agit sur les touches du clavier.) Comme un pivert qui ne cesse de taper sur l’écorce de l’arbre pour en extraire sa subsistance. Le pivert n’est pas fou, il ne mange pas l’arbre mais l’un de ses fruits, l’une de ses finalités : abriter les insectes sous son écorce. Pour écrire il faut d’abord écrire. Une phrase simple en apparence, mais qui, sitôt qu’on s’interroge sur cette simplicité, crée l’image d’un relief escarpé. Écrire normalement, de façon scolaire, en premier lieu tel qu’appris suffisamment longtemps pour sentir que cette forme scolaire ne convient pas, ne convient plus. Qu’elle se trahit elle-même en épousant un consensus. Le fait de prendre conscience de cette trahison. Qui en prend conscience, vraiment, encore une fois : celui qui écrit, la main, le souffle, le rythme, l’oreille. Cette féminité invisible au début dans la pratique d’une écriture ordinaire, formatée : il se peut aussi que le changement provienne d’elle. Non pas une question de genre mais de principe. Le principe féminin comme principe d’où naissent les idées — à ne pas confondre avec leur matérialisation en encre noire, caractères, ligne, mot. Est-ce que moi a quelque chose à voir, en tant qu’aveugle, avec le principe, sinon se retrouver exactement au même niveau que tous les objets — c’est-à-dire en tant que conséquence. L’écriture comme travail du principe en lui-même et sur lui-même, amenant simultanément, dans ce qu’on nomme une durée (qui n’est aussi qu’un moyen), la matérialisation d’un écart que l’écriture ne cesse de créer aussi vis-à-vis d’elle-même. Encore une fois, la notion de recul. Et peut-être — si j’associe à la peinture encore une fois — ce que veut l’écriture est du même ordre : que l’on s’y plie, qu’on ne s’y oppose pas, qu’on ne cherche pas non plus à en extraire du fruit, quand elle n’est qu’arbre en croissance. Du fruit, c’est-à-dire de l’intérêt personnel, et qui aussitôt goûté recréerait l’abîme. Écriture et féminité, l’arbre et le fruit, toujours l’éternelle histoire. Pour que l’homme chute sur terre et fasse sa malédiction, tandis que la femme — dont il est dit qu’elle est cause indirecte de son malheur — le suive, tout en restant partiellement dans l’Éden. Une frustration existentielle éprouvée par la femme, et qui se matérialise dans l’écriture, dont le principe est lui resté dans un Éden spirituel. La femme, l’écriture « déplacée », et dont la conscience est si aiguë de son déplacement qu’elle désordonne l’ordinaire, puisque l’ordre de l’ordinaire est le même que celui de la malédiction masculine. Il n’est issu que de cette malédiction. Lumière d’après-midi au travers d’un rideau léger posé sur la tringle sans ourlet. La pièce est nue sauf un fauteuil bas en velours déformé, la table bancale à roulettes, une boîte de sardines ouverte, un crayon à papier sans gomme posé en travers du cahier. Il ou elle écrit, tête penchée, corps penché aussi. La main ne s’arrête pas. La feuille est quadrillée. La lumière laisse filer son reflet jusqu’à la tempe. Un tic léger du coude rythme les phrases inaudibles de là où je suis. Il y a de la tension dans le dos, une sorte de tremblement contenu, comme si écrire n’était pas un geste mais un cratère. La boîte de sardines a laissé un peu d’huile sur le bois qui brille. Le cahier se remplit. Je déclenche une première fois, mais la main continue. J’attends. J’attends encore une seconde prise. Je prends toujours deux fois, parfois trois. Le crayon roule quand la main le lâche, et soudain il ou elle lève la tête, regarde en dehors du cadre, comme si quelque chose l’avait traversé. Et je ne déclenche pas. Je baisse l’appareil. Je regarde, sans écran entre moi et cette chose qui se fait. 08 Elle eut adoré me MACDONALD mais je lui suggérais plutôt qu'on se CARREFOUR C’est d’ailleurs là que l’on rencontra son père ; un homme de bonne société, d’aspect général, mais rien à voir avec LECLERC Il n’avait pas libéré PARIS — 575 kilomètres désormais, 40 années-lumières et des broutilles. C’était un de ces foutus poivrots qui passent le plus clair de leur temps au PMU Néanmoins, ça le faisait. Il avait l’air d’avoir de l’assurance. Ses yeux étaient bleu AZUR On sympathisa, et il poussa même notre CADDY D’ailleurs elle le laissa faire quand, machinalement, il sortit sa CB MASTERCARD pour payer. Elle en profita pour récupérer les vignettes de réduction, qu’elle flanqua aussitôt dans la poche de son pantalon ZARA, prix 18,99 €. Si je me souviens du prix, c’est parce que cette fois-ci, c’est moi qui avais fait chauffer ma CB ELECTRON La ville où nous habitions à cette époque imprimait en continu, sur nos rétines, des noms de marques, des slogans — le jour, la nuit — sans relâche. Elle nous incitait, cette foutue ville, à détourner notre attention de notre précarité, notre indigence chronique, pour nous faire imaginer, nous évader vers des rêves d’opulence. On marchait dans une rue et hop — on voyait aussitôt une proposition alléchante de s’en mettre plein la lampe avec une PIZZA DEL’ARTE ou un bon gros TBONE STEACK sanguinolent, et on lévitait en rêve pour se retrouver tout juste au-dessus du FRONT PAGE rue Saint-Denis. Mais quand la réalité nous retombait dessus, moi je BNP et elle BANQUE POSTALE il fallait bien se résoudre à rentrer dans notre appartement minuscule, et à PANZANI ou BARILLA, les meilleurs jours. Mais on était jeunes, on s’en fichait. D’ailleurs la plupart du temps, que je ne dise pas de bêtise, ça se terminait en principe — et de façon compulsive — par UNCLE BENS À l’époque, je bossais chez IBM la nuit et BULL le jour, via RANDSTADT. Des missions de quelques mois, suffisamment pour faire bouillir la marmite et en même temps me préparer un petit pécule. Je rêvais de devenir photographe-reporter, et de publier dans LIBÉRATION PARIS MATCH VOGUE ÉGOÏSTE amour, gloire et beauté. Mais la plupart du temps, j’écoulais des clichés assez merdiques à des petites revues, en allant me balader de boîte en boîte la nuit pour une agence spécialisée sur l’Afrique. On m’avait flanqué à la musique. Du FEEL ONE au BAISER SALÉ, j’absorbais des JACK DANIEL’S par litres entiers offerts par des musiciens argentés, genre FELA, MORI KANTÉ et d’autres dont je n’ai pas retenu le nom. Encore qu’à cette époque, je n’étais guère musique africaine. Beaucoup plus KEITH JARRETT — je me repassais en boucle son Concert in Köln (1975). Ça me suffisait. Pas de dispersion. En fait, ces enseignes, ces marques, ces slogans, s’enfonçaient bien plus loin que la surface de l’œil. Ils foraient l’os du crâne, s’introduisaient profondément en soi via le nerf optique, excitaient la cervelle, la faisaient bouillir parfois. Y avait-il une réelle différence avec les idées qui pénétraient subitement, elles aussi, dans la cervelle à cette époque ? Je ne pense pas. Les idées d’une époque — celles qui se trimballent de rue en rue dans toutes les têtes, toutes les bouches, toutes les oreilles — ne sont pas si différentes des enseignes flamboyantes. Ce sont aussi des mots d’ordre. Si les unes nous implorent de claquer le peu de pognon que l’on gagne à la sueur de notre front, les autres sont beaucoup plus SUBVERSIVES Elles impliquent qu’on leur accorde parfois des années de notre temps pour en faire le tour, et nous rendre compte qu’elles ne sont souvent que BILLEVESÉES, perte de temps, pas grand-chose d’autre. 09 Une pesanteur du ciel sur la terre. Quelque chose d’indéfinissable mais de réellement écrasant. Ces haies , ces bosquets d’arbres, si ramassés sur eux-mêmes. De vastes étendues d’herbes broutées par des bêtes à cornes, indifférentes, ruminantes, chiantes. Toute une enfance puis adolescence passée ici par intermittence. Vacance. l’ennui que l’on y attrape comme un psoriasis qui continue à nous gratter longtemps après qu’on soit parti. Et l’odeur, une odeur permanente de décomposition, de boue, de bouse et autres merdes, de mort, méphitique de septembre à Toussaint voire avril, mars. Sans oublier cette abominable légèreté du printemps qui s’insinue en soi, jusqu’à créer des convulsions, une danse de Saint-Guy, une folie qui les emportera les uns après les autres jusqu’à tard dans l’été. Petit Pierre , gros Didier et tant d’autres. Des jeunes qui se tuent à répétition.La nuit. Au petit matin. S’en reviennent des pays alentour, celui du Grand Maulnes, le château, les fêtes, le folklore, les filles, le bal, l’imagination, le rouge limé, et la fatigue. Sur le bord de la départementale : bouquets qui se fanent, gerbes décolorées couronnes mortuaires... bornes éborgnées. et toujours les vaches qui paissent, toujours indifférentes, et le ciel toujours plus vaste, toujours plus lourd qu’il écrase le cœur. Et le coq qui chante con de coq, qui chante sur son tas de fumier tous les jours, sitôt cinq heure tapante. sans relâche. Bocage bourbonnais , belle cage, vieille rage, saccages et ravages. ↑ Retour au sommaire|couper{180}

Ateliers d’écriture

Carnets | 40 jours

40 jours

( 40 jours / écriture quotidienne, à partir d'une proposition différente. Patrick B. 2022 sommaire : Jour 1 · Jour 2 · Jour 3 · Jour 4 · Jour 5 · Jour 6 · Jour 7 · Jour 8 · Jour 9 · Jour 10 · Jour 11 · Jour 12 · Jour 13 · Jour 14 · Jour 15 · Jour 16 · Jour 17 · Jour 18 · Jour 19 · Jour 20 · Jour 21 · Jour 22 · Jour 23 · Jour 24 · Jour 25 · Jour 26 · Jour 27 · Jour 28 · Jour 29 · Jour 30 · Jour 31 · Jour 32 · Jour 33 · Jour 34 · Jour 35 · Jour 36 · Jour 37 · Jour 38 · Jour 39 · Jour 40 Jour 1 contrainte : une suite de blocs où chaque fragment commence par une image mentale, décrite de façon plastique, géométrique ou sensorielle sans narration, puis un : qui introduit la légende, l’ancrage, la révélation de ce que c’est, ce que ça dit, ce que ça cache. C’est un jeu de tension entre ce qu’on voit et ce qu’on comprend — ou pas. Une enfilade de fenêtres blêmes, des rectangles répétés, identiques, sur un ciel sourd, un jour sans lumière : Rue entre Morillons et Dombasle, Paris 15e. Aucun nom. Il revient toujours. Pour voir s’il est encore là. Une vitrine sans reflet, une surface trop propre, rien n’y accroche, tout y glisse : L’ancien marchand de couleurs. Disparu. Un salon l’a remplacé. Lisse. Anonyme. Aucune odeur ne filtre. Un cri féminin traverse la rue, étouffé, tordu. Ce n’est pas pour lui. Il le reçoit quand même : « Sophie », dit la voix. Lui entend « Magali ». Une marelle effacée, des pigeons qui fuient. Un passé inventé. Un paquet de cornets surprises, fanés, serrés dans un panier de fil plastique, papier jauni, transparents gondolés : Ils sont encore là. À la boulangerie. Rien n’a bougé. Il ne les prend pas. Il sait ce qu’il y trouverait : plus rien. Une ombre dans le métro, visage tourné vers la vitre noire. Rien n’y est visible. Pas même soi : Il est reparti. Encore une fois. Mais il reviendra. Il manque un détail. Toujours un détail. Jour 2 contrainte Un texte qui produise un effet de mouvement par son enchaînement fluide, sa syntaxe transparente, son progressif déploiement spatial. Une goutte de sueur perle sur un index — minuscule bulle suspendue, prête à choir. L’index, droit, appartient à une main — elle-même rattachée à un bras qui prolonge un torse, vertical, planté dans une pièce étroite où l’air colle aux murs. Sur le sol, un linoléum d’une teinte impossible à nommer, entre beige vieilli et gris d’abandon ; un livre cale une table bancale — Camus, en service secondaire. La fenêtre, fêlée en haut à gauche, laisse passer le souffle discontinu du quartier : rumeurs lointaines, moteur qui tousse, radio oubliée dans une cuisine ouverte. Au bout de la rue, la gare laisse échapper ses voix synthétiques, appels au départ égrenés sur les haut-parleurs : voie B, train pour Lyon, quelques minutes de retard. La ville s’ouvre alors, vague tentaculaire, empilement de murs, de silences, de gestes répétés dans mille autres pièces identiques. Plus loin, le pays — formes floues, limites politiques approximatives, découpées comme à la règle sur un fond d’ignorance commune. Puis le continent, masse de terres grumeleuse posée sur une plaque tectonique agitée d’humeurs invisibles. Et plus loin encore : la planète, bleu passé, balancée dans sa rotation, minuscule, cabossée, accrochée à une étoile quelconque, dans un système qui n’a rien demandé à personne — et le cosmos tout autour, sans explication jointe, sans légende en marge, une énigme vaste, en suspens, comme cette goutte de sueur au départ de tout. Jour 3 contrainte Créer une représentation mentale d’une façade ouverte, où chaque compartiment de l’espace contient un fragment de vie. C’est un texte de dissection urbaine, de curiosité partagée, un tableau mental à la Perec. Dans la première pièce, un garçon, quinze ans peut-être, la tête contre la vitre d’un train. Il regarde le paysage défiler sans le voir. Dans ses mains, un livre entrouvert. Il ne lit pas. Plus haut, dans une autre pièce, la lumière est jaune. Une fille, droite comme une statue, attend devant une maison basse. Dans la cour, un garçon l’enlace maladroitement. Leurs visages sont proches, mais il n’y a pas de baiser. Un étage plus bas, une table en bois, un linoléum froid, une assiette de soupe. Une Gitane se consume dans un cendrier Cinzano. Un vieil homme boit un verre de blanc limé. La télé est allumée, personne ne la regarde. Au centre, une chambre de pension. Un garçon, en uniforme, tente un demi-soleil à la barre fixe, en vain. Un pion passe entre les tables avec des lettres à distribuer. Le garçon ouvre l’enveloppe comme on ouvre un piège. À gauche, dans une pièce étroite, un garçon relit une lettre au bord de la Viosne. Il marche. Il plisse les yeux. Il cherche un secret derrière les mots simples. Il s’accroche à cette idée-là comme à une corde lisse. À droite, dans une autre pièce du même étage, il rédige une réponse. Il froisse. Il recommence. Il déchire. Il recommence encore. Une lumière faible tombe sur le bureau. Il gratte le papier jusqu’à ce qu’il ne reste que lui. Plus haut encore, un atelier prêté. Un évier, un paquet de lettres. À dix heures trente, il craque une allumette. Le feu ronge l’encre, les plis, les souvenirs. Il regarde sans bouger. Les flammes lèchent l’évier. Rien ne crie. Sur le toit, il y a la scène qu’il ne regarde plus : deux corps enlacés dans une cour de ferme. Elle rougit, confuse. L’autre garçon se retourne : un visage qu’il connaît, qu’elle avait dit détester. Il sourit, triste. Puis il s’en va. Jour 4 contrainte transformer l’ordinaire en matière d’écriture par le regard, le cadrage, la précision.* Clatskanie, Oregon – Mémorial Raymond Carver Une dalle ovale posée sur une pelouse rase. À l’arrière, trois prunus en ligne, penchés légèrement vers l’est. Sur la pierre, une phrase gravée, en lettres droites : « Pourrais-tu te calmer s’il te plaît ? » À côté, un visage au trait épais, dessiné, pas photographié. Les cheveux crépus, blanchâtres. Derrière, deux bâtiments à toit plat, l’un mauve, l’autre vert kaki. Le ciel est bas, l’herbe mate. Aucun chemin ne mène directement à la dalle. Mississippi – Carver Middle School Une route monte, ligne droite flanquée de deux bandes d’herbe sèche. À gauche, une forêt basse, à droite des maisons basses aux volets blancs. Des fils électriques tracent des diagonales dans le ciel, cinq lignes nettes, tendues, qui croisent la verticale d’un poteau unique. Au fond, un bâtiment beige, toit brun, lettre noire sur fond blanc : Carver Middle School. Pas de voiture visible. L’ombre des arbres est précise : le soleil vient de l’est. Paris, Place Clichy – Librairie Carver (anomalie algorithmique) Sol dallé, jointures disjointes. Un bouquet de lilas posé à terre. Un homme debout, mains dans les poches, dos à une vitrine. Derrière lui, un parcmètre gris, une caisse en bois, un baluchon à carreaux bleus. Dans la vitrine : des rayonnages flous, reflet d’immeubles. Sur le mur à gauche, deux petites photos en biais, collées sur un faux marbre beige. Une femme en robe orange se maquille ou photographie, adossée à une paroi vitrée. Une autre passe, manteau rouge, foulard bleu. Une troisième disparaît, tête baissée sur son téléphone. Jour 5 contrainte : « Raconter un trajet à travers une série de sols observés à ras du sol, sans monter au-dessus du niveau des pieds. Pas de narration, pas de sujet, pas de souvenirs. Juste les textures, les surfaces, les signes. » Tapis râpé, laine écrasée, beige sale. Latte disjointe, clou rouillé, vibration sèche sous la semelle. Linoléum beige, taches de rouille, griffures de chaise, poussière stagnante. Marche au carreau, seuil carrelé, fêlures noires dans la blancheur mate. Pavés inégaux, joints moussus, flaque longue. Traces de pneu, chewing-gum fossilisé, mégot incrusté. Passage clouté, peinture usée, cratère de goudron à droite. Trottoir granuleux, gencives de béton, herbe fine dans les fissures. Déchets mous, débris secs, traces de pas vers l’arrêt. Dalles polies, flaque de diesel, reflet de néon, traces de pas inversées. Métal strié, plaque d’égout, odeur montante, gras collant. Escalier, grain rugueux, bande podotactile, vis qui sonne sous le pas. Carrelage du hall, beige rosé, lignes nettes, nettoyage récent. Sol mouillé, panneau jaune, triangle noir, pictogramme glissant. Goudron lisse, rainure blanche, démarcation piéton-vélo. Surface vitrée, grille d’aération, résidu de chaussure. Plaque métallique, vibration sourde, lumière au ras du béton. Bord du trottoir, gorge d’eau pluviale, caniveau aux éclats de bouteille. Bitume neuf, flamme du soleil sur les gravillons, biseau du jour en contrebas. Chaussée, vitesse, bord flou, arrêt brutal. Rien que sol. Sol qui glisse. Sol qui file. Jour 6 contrainte Adopter un point de vue tournant (caméra à 360°) depuis des points fixes successifs dans un lieu clos, pour décrire exhaustivement les objets, volumes, lumières, détails — comme un balayage circulaire visuel, sans déplacement du corps, depuis un pivot intérieur. Entrée Carrelage crème, fêlures en étoile près du seuil. À droite, un porte-manteau métallique, trois patères vides, une écharpe roulée. Au sol, un tapis usé, ourlet décousu, bords relevés. Sur la gauche, un placard encastré, porte coulissante, miroir tâché. Face à l’entrée, la porte du salon entrouverte, éclat de lumière jaune, ombre portée. Salon – chambre de Vania Tapis bordeaux, motifs slaves, deux coins rongés. À gauche, un lit une place, drap bleu tiré, coussin carré, oreiller en creux. Au-dessus, icône orthodoxe, cadre doré, visage ovale, yeux clos. À droite, étagère en pin, rangées de livres impeccables, dos noirs, rouges, ocres. Table de nuit : réveil carré, verre d’eau, boîte de médicaments. Face à la fenêtre, rideaux fermés, plis réguliers, éclat d’une cravate glissée entre deux pans. Cuisine Sol lino beige, irrégularités au centre, taches sombres, zone collante. Meubles en bois verni, poignées dorées, éclats au bord. Plaques électriques, poêle grasse, couvercle bombé. Odeur suspendue. Oignons, ail. Vapeur sur le carreau. Sur la table : assiettes creuses, pain noir, bocal de cornichons. Chaises en métal tubulaire, l’une bancale, sous elle une boîte de conserve vide. Salle à manger – chambre de Valentine Parquet rayé, lignes obliques d’usure, un clou qui dépasse. Table ronde, napperon de dentelle synthétique, fleurs artificielles dans un vase épais. Machine à coudre Singer, housse en plastique semi-transparent, repose-pied en fonte. Buffet Henri IV, verres en cristal alignés, carafe vide, reflet de la fenêtre. Téléviseur à pièces, écran noir, fente métallique, poussière grise sur le sommet. Canapé replié, tissu marron, deux cravates posées, l’une en soie bleue, l’autre en laine. Fenêtre sur rue Vitre légèrement opaque, coins sales. Voilage blanc tiré à demi. Voitures lentes, trottoir mouillé. Un homme passe, veste grise, sans visage. Peupliers ou autre essence, feuillage mouvant. Ombre du rideau sur le sol, comme une vague stable. Jour 7 contrainte Créer un inventaire fragmentaire, désordonné, affectif ou imaginaire autour des cartes, plans, atlas, guides. Ne pas produire un récit abouti, mais plutôt une boîte mentale, un vrac actif, un prélude à la fiction. Un plan du métro de Tokyo, replié à l’envers, illisible, couleurs trop vives, lignes trop courbes. La boîte à gants d’une Peugeot 504, carte Michelin 72 chiffonnée, coin arraché, date inconnue. La carte de Gallipoli, quadrillage d’état-major, lignes rouges, cercles noirs, codes alphabétiques, aucune émotion — sauf au niveau des dents. Un guide Hachette bleu foncé, titre doré effacé, pages ondulées par l’humidité, odeur de cave. Un souvenir : la carte de l’Île au trésor. Le X. Le trait pointillé. La légende écrite à la plume. Le rêve de creuser. Une malle en bois sombre, coins métalliques, serrure tordue. Dedans : feuilles, cartes, coupons, lettres, pliées, repliées, certaines collées. Carte postale de Samarkand, jamais envoyée. Carte touristique de Paris avec flèche « Vous êtes ici ». Faux. Une carte dessinée à la main sur peau de gazelle. Reliefs stylisés. Inscriptions inconnues. Une ligne bleue. Des points rouges. Piri Reis. Palais de Topkapi. Fragment retrouvé. Encombrement de légendes. Invention ou réalité ? Peu importe. Un guide Baedeker, tranche rouge. Une ville disparue. Un itinéraire à suivre au doigt. Le doigt tremble. Un double fond. Une carte roulée. Une attache en rafia. Une impression de chaleur, comme si le cuir respirait encore. Un rêve de longitude exacte. Une erreur de latitude. Un rivage inversé. Des lettres effacées par la sueur. Le mensonge des cartes : ce qu’elles cachent. Ce qu’elles prétendent révéler. Les frontières dessinées à la règle, comme des balafres nettes. Une salle d’état-major. Une main gantée. Un compas. Une décision. Un ticket d’entrée pour la BNF : L’âge d’or des cartes marines, exposition virtuelle, pas de contact, pas d’odeur, mais des larmes. La topographie comme mémoire traumatique. Chaque pli une cicatrice. Chaque annotation un refus d’oublier. Un atlas sans index. Un plan sans échelle. Une carte sans nord. Exactement ce qu’il me faut. Jour 8 contrainte Un texte en descente continue, sans remontée ni arrêt, dans des espaces souterrains (réels, rêvés, imaginaires), chaque fragment ou image doit donner l’impression de pénétrer plus profondément, de basculer un peu plus dans l’étrangeté, le silence, le fantastique latent. Une clé. Un badge. Une porte qui se referme doucement dans un chuintement étanche. L’ascenseur est là. Miroir gris, lumière verte, flèche rouge : bas. Couloir. Silence feutré. Moquette marine. Pas absorbés. Une odeur de vieux cuir, bois ciré. Bureaux déserts, fauteuils larges, tables en verre, lueurs de veille bleues. Un escalier discret, métal mat, sans numéro. Mur lisse, peinture grise. Un palier plus bas. Plantes fanées, revues économiques, vases vides. La moquette change. Marron, râpée, ligne noire au centre. Les portes sont closes. Pas de nom. Pas de sonnette. Encore en bas. Le béton affleure. Froid. Les lumières réagissent au mouvement. Un néon claque. Odeur d’humidité. Un papier jauni au mur, "local technique", déchiré. Une odeur de savon industriel, d’eau stagnante. Sifflement d’un tuyau. Plus bas encore. Trappe. Échelle métallique. Gants obligatoires. Poussière. Grille coulissante. Une alarme muette clignote. Dessous : parking désaffecté. Sol luisant. Reflet trouble des pylônes. Une voiture seule, bâchée. Une traînée de liquide brunâtre. Le silence devient dense, organique. Un escalier de secours. En colimaçon. Rampes poisseuses. Odeur de fer rouillé. Des traces sur les murs. Descente lente, régulière. La lumière vient d’un point très loin en bas. Orange sale. Sous-sol B7. Couloir étroit. Voute en béton brut. Tuyaux apparents. Inscriptions techniques illisibles. Porte en acier entrebâillée. Derrière : un sas. Et au fond, une lourde plaque gravée. Un couloir carrelé, style clinique années 60. Les murs perlent. Un bip intermittent. L’air est plus lourd, plus humide. Une lampe clignote sans logique. Une forme en plastique couvert d’un drap blanc. Escaliers en pierre. Usés, glissants. Traces noires sur les bords. Un soupirail ouvert au ras du sol, juste de quoi voir la base d’une colonne. Colonne noire, veinée. Odeur marine. Encore en dessous. Crypte. Voûte basse. Murs suintants. Des inscriptions effacées, en alphabet inconnu. Au centre : bassin carré, vide. Une pierre plate au fond. Une fente. Un frisson. Une autre trappe. Ancienne. Bois clouté. Elle grince. En dessous, l’eau. Noire. Lisse. Une passerelle métallique rouillée, fine comme une lame. Elle conduit à un escalier hélicoïdal immergé. Marche après marche. L’eau monte. Jusqu’aux genoux. Jusqu’à la taille. On continue. Plus d’air. Plus de lumière. Juste la sensation de descendre. Au bout : un sol de verre. En dessous, le regard de Méduse. Immobilité. Vertige. Un battement sourd. On continue. Jour 9 contrainte Une suite de points urbains discontinus, chacun visité par un protocole arbitraire (sortir du métro, du bus, marcher, etc.), sans lien logique entre eux, pour fabriquer une autre image de la ville par sauts fragmentaires, en s’en tenant à ce que l’on perçoit sur place, avec intensité de détail mais sans fil narratif. 1. Terminus Bastille Escalator hors service. Montée lente, pieds qui frottent les marches de pierre. À mi-chemin, le grondement des rames en bas se mêle aux klaxons en haut. Sortie. Face à la Banque de France, coupole ardoisée, œils-de-bœuf fermés, noirs, pas de rideau. Trottoir d’en face : lever les yeux, calculer la hauteur, suivre la symétrie des fenêtres. À droite, bar-tabac : flipper, bruit de vaisselle, café tiède. Miroirs, carrelage beige, un homme seul, lunettes sur le nez, cravate desserrée. Mitterrand en une des quotidiens. Dehors, le génie de la Bastille semble vouloir fuir, mais la colonne le retient. Arrêt Nation – sortie avenue du Trône Chaleur en nappe sur l’asphalte. Deux colonnes, deux lions, circulation lente. Odeur de kérosène, de goudron frais. Une vendeuse de glaces, robe à fleurs, regard vide. Des cris d’enfants dans un square enclavé. Les bancs sont chauds. Un homme dort là, béret sur les yeux, bouteille de soda vide à ses pieds. Une valise oubliée à moitié ouverte, remplie de livres de poche, certains sans couverture. Un tram passe, vide. Le temps est en boucle, il ne se passe rien, mais tout insiste. Métro Louise Michel – sortie place Charras Façades 70s, briques rouges, baies vitrées. Centre commercial étouffé, rideaux à moitié baissés. Odeur de friture sucrée. Un homme parle seul devant la vitrine d’un opticien. Une école maternelle dans le dos, cris flous. Le ciel est bas, strié de câbles. Une vieille dame s’approche de la borne Velib, pose son cabas, touche les écrans, repart sans vélo. Une publicité arrachée, ne reste qu’un mot : ÉCHAPPER. Ligne 3 – arrêt Saint-Maur Trois marches, un couloir, une grille. Soleil horizontal. Rue animée, fourmillante, mais l’oreille ne capte que la répétition : boulangerie, boucherie, kebab, pressing. Une femme fume accroupie contre le mur de la laverie. Un graffiti : JE T’ATTENDS PLUS. Un homme entre dans une boutique de fripes avec un landau vide. Une guirlande lumineuse reste allumée en plein jour. Le bruit des freins d’un bus, comme un râle. RER D – arrêt Le Vert de Maisons Sortie lente dans un no man’s land de béton. Un parking vide, un Lidl fermé, un chat errant. Panneau publicitaire renversé, flèche vers rien. Le ciel sans détails. Une pluie fine commence. Une cabine téléphonique sans combiné, sans câble. L’arrière d’un entrepôt, tagué, rongé. Un camion garé là, moteur éteint, mais encore chaud. Rien à faire ici. Mais il faut attendre le train suivant. Alors on reste. Jour 10 contrainte Une succession de figures prises dans la ville en mouvement, chacune aperçue, captée, imagée, puis abandonnée, sans suite, comme une série de miniatures romanesques. 1. Le vieil homme du tram D Assis au bout du wagon, il tenait une boîte de chocolats entre les genoux. Pas un paquet neuf, non, une vieille boîte en métal cabossée, années 70, un enfant blond y riait encore. Il ne regardait personne, mais surveillait la boîte comme s’il y avait dedans un cœur battant. Il descendait à Debourg, sans se retourner. Femme verte, Lyon Part-Dieu Tout en elle était vert : manteau, sac, ongles, même l’écharpe, un vert de mousse mouillée. Elle tournait en rond dans le hall, silhouette nette au milieu du flou. Elle consultait son téléphone, remettait son écharpe, vérifiait un sac, puis recommençait. Un homme l’a rejointe, ils se sont serré la main. Trop poliment pour de l’amour. L’homme au mégaphone, Bellecour Il criait en allemand. Aucun accent. Un mégaphone à piles et des tracts mal découpés. Il dénonçait l’Union européenne ou les extraterrestres, je n’ai pas compris. Ce qui m’a frappé : ses chaussures. Très propres. Comme cirées pour un entretien. Il avait dans les yeux une sorte de fierté tragique. C’était peut-être son dernier discours. Sur le parvis de Perrache Elle mangeait un sandwich debout, avec rage. Une fille de vingt ans ? Trente ? Difficile à dire. Son sac au sol, large ouvert, un doudou dépassait. Elle mordait dans son sandwich comme dans un poing. Un jeune homme est passé, elle a fait semblant de ne pas le voir. Il a dit quelque chose, elle n’a pas répondu. Elle a continué de mâcher. Le gardien du parking République Assis dans sa guérite vitrée. 23h13, pluie fine. Il lisait un polar, à la lumière d’une lampe à pince. On aurait dit une scène de théâtre. Il avait le visage parfaitement calme, détendu comme un moine. Derrière lui, les caméras clignotaient. Je suis resté là un moment. J’ai cru qu’il allait lever les yeux. Mais non. Jour 11 contrainte Écrire non pas ce dont on se souvient bien, mais ce qui résiste au souvenir, ce qui échappe ou est devenu trou noir, trou de mémoire, lieu oublié, temps dissous. Créer un texte sur ce manque même, et en faire matière littéraire. Je n’ai pas cherché à savoir qui était Pierre Valdo. Pourtant j’ai habité cette maison, dans cette rue qui portait son nom, pendant 554 jours. Avant, j’étais à Tassin-la-Demi-Lune. 35 jours. En provenance de Paris. Je ne me suis pas demandé pourquoi De Nuit était le nom d’une rue de la Croix-Rousse. J’y ai vécu 345 jours. J’ai été négligent. Je ne sais toujours pas d’où vient ce nom : Sans-Soucis. Pourtant, j’y suis passé deux fois par jour pendant 1250 jours ouvrés, plus quelques week-ends. De 1997 à 2000. Croix-Rousse > Sans-Soucis. Parfois à pied. Je n’ai pas su qui était Henri Pensier, alors même que j’ai vécu une année dans cette rue, en 2003. J’étais revenu de Suisse. J’avais repris le même boulot, avec les mêmes collègues. Ce n’était ni à faire ni à refaire. Et j’ai laissé un gros carton de textes dans la cave. Le proprio a dû le foutre à la benne. Tant pis. Je ne sais pas qui étaient les Archers de la rue des Archers, angle Zola, Presqu’île. J’y ai vécu deux ans. J’y ai fêté mes 50 ans. Je me suis fichu de savoir qui était Ferrer. Sa rue longe l’Yseron à Oullins. La rivière déborde souvent. Là, nous avons été heureux trois ans. J’ai essayé de faire pousser des tomates. En vain. Je n’ai jamais su qui était Laurent Nivoley. Pourtant, au 8 de cette rue, il y a la maison que nous habitons aujourd’hui. Jour 12 contrainte Écrire depuis un état de perdition. Non pas raconter comment on se perd, mais partir d’emblée perdu, comme chez Kafka ou Jacques Abeille. Le monde est déjà flou, le lieu incompréhensible, les repères effacés. Tout est de la faute de la distraction. J’étais dans ce café — il allait fermer — et je traînais. Pas envie de rentrer. Alors je l’ai regardé. Machinalement. Et lui, bien sûr, il a vu ça. Il a tout compris. Il s’est levé. Il est venu s’asseoir. Juste en face. Et là : « J’ai tout perdu ! » qu’il me hurle. -- Tout quoi ? j’ai répondu, histoire de me donner une contenance. -- Tout, absolument tout ! Tu comprends ? C’était intenable. Lui, sa voix, sa tête. Et les serveurs qui nous fixaient. Moi, j’étais dans un état… Ce type, c’était ma caricature. L’image de ma propre fragilité. Et bien sûr, il n’allait pas me lâcher. Je le savais. Il voulait déverser. Déverser en toute sécurité. Parce qu’il avait compris — que je n’allais pas l’envoyer paître. Parce que j’allais culpabiliser. -- Ah, la bonne heure, tu m’écoutes ! a-t-il soupiré. Et c’est là que j’ai agi. Je me suis levé, j’ai brandi un billet de 10, hélé le serveur. Mécanique parfaite. Puis, direction rue Saint-André des Arts. Pas un regard en arrière. Rue de Seine, à gauche. Disparu. À partir de cette rencontre absurde, ma vie a basculé. J’ai commencé à me perdre dans la ville. Volontairement. Scientifiquement. Ma stratégie ? Tourner cinq fois à gauche, marcher 500 mètres, bifurquer. Recommencer. Une méthode. Presque une chorégraphie. Et plus j’affinais l’art de me perdre, plus je me libérais. La peur de se perdre devient supportable à force d’exercice. Comme entrer dans une eau glacée. À la fin, on y prend goût. Et puis un jour, je n’ai plus eu besoin des rues. Ni de la ville. J’étais si bien perdu que je pouvais les inventer. Les noms, les carrefours, les mystères. Et tout revenait. Intact. Jour 13contrainte : Fragmenter radicalement le réel. Saisir la ville non pas comme décor continu, mais comme une succession de blocs autonomes, d’objets à regarder séparément, comme dans un plan de cinéma B-roll. Carré de lumière sur la vitre. Cendrier émaillé, bleu sale, deux mégots. Gobelet vide renversé. Café figé au fond. Voix. Pas la sienne. Celle de la terrasse d’à côté. Feuilles en spirale, aspirées par l’ombre. Rayure sur la table. Râpe du bord de chaise contre l’anorak. Main levée. Trop blanche. Trop sûre. Mouvement de tête — trop sec — pour dire « tu vois ? » La voix qui dit Castaneda. La bouche qui dit Castaneda. Les pigeons s’ébrouent. Le sucre tombe. La chaise grince. Le corps recule. La tape dans le dos. L’air qui reste après. Mur de façade, bulle de condensation au coin d’une vitre. La bouche rit. Les yeux ne rient pas. Le froid qui revient. La ride au front. La même rue. Mais tout décalé. Hypnose numéro deux. Ciel bas. Tic-tac sur une montre qui n’est pas à toi. Jour 14 contrainte : il s'agit d'écrire depuis une couleur, à la manière de Christophe Tarkos, en s’appuyant sur sa manière de faire surgir une matérialité du réel uniquement à travers l’insistance, le rythme, l’attention sensorielle. Noir et blanc, noir et blanc, noir et blanc. La couleur est venue d'abord. Une pellicule couleur, 36 poses, un appareil acheté à crédit chez Prophot, boulevard Beaumarchais. Le départ pour l'Irlande. Cork, Galway, les verts infinis, le vent dans les haies, les maisons basses, un vert humide, un vert peluche, un vert algue, un vert menthe fanée. Puis retour. Et alors, noir et blanc. Une décision. Le Nikormat reste, mais les pellicules changent. Tri-X, 400 ASA. Noir et blanc. Le laboratoire dans la cuisine. Cuves, cuvettes. Jaune pour le révélateur, rouge pour le fixateur, bleu pour l'entre-deux. Lumière rouge. Odeur de vinaigre, de produit, de secrets. Le noir déclenche la lumière. Le blanc retient l'image. Et le reste ? Le reste est nuance, le reste est travail, le reste est échelle de gris. Les visages ressortent en noir et blanc. L'âme, dit-on. Moins de distraction. Plus de vérité. Les mains, les rides, les regards. Les villes aussi : Paris, Quetta, Bercy. Qu'importe. Le noir et blanc avale les noms. Le Leica au poing, silencieux, sans moteur, sans miroir. On marche. On cadre. On attend. Click. La photo du soldat brûlé. Hôpital de Quetta. Peau grise, trous sombres, croûtes noires. Pas de rose. Pas de chair. Juste des éclats d'argent. Un tirage mat, un format carré. Un silence. La brûlure ne parle pas la langue des couleurs. Elle parle celle du contraste. Noir et blanc, parce que la couleur ment. Trop d'effets. Trop de beauté. Noir et blanc parce que c'est une décision. Une discipline. Une manière d'écrire. Parce que la couleur n'était pas à sa place. Parce que la couleur était trop belle pour ce qu'on avait à dire. Et maintenant ? Noir et blanc encore. Dans la tête, dans les souvenirs, dans les toiles parfois. La couleur existe, oui, mais on ne s'y fie pas. On la regarde venir, prudents. Noir et blanc pour filtrer. Noir et blanc pour construire. Noir et blanc, comme un langage avant le langage. Noir et blanc, comme une promesse de vérité. Jour 15 contrainte Partir d’un objet précis : le trousseau de clés, comme point d’ancrage. D’en faire émerger un personnage, une situation spatiale, temporelle, affective, presque existentielle. D’accumuler des éléments concrets (à la manière de Tarkos dans Anachronisme ou Poème de l’enfance), liés à l’identité, l’administration, le domestique, le quotidien. De travailler dans une écriture cumulative, avec une tension narrative construite par la profusion, la précision, la liste. Je suis assis à la table de la cuisine. Le trousseau de clés est posé là, juste à côté du bol vide. Une grande clé, un pass, une plus petite avec un bout de plastique rouge, une clé de boîte aux lettres que j’utilise rarement. La clé du garage je ne sais plus laquelle c’est. Un petit mousqueton rouillé les rassemble, plus pour dire que pour tenir. Je les regarde, je me demande laquelle aurait ouvert sa porte, là-bas, à Vallon-en-Sully. Je me suis souvenu de cette plaque, pas vraiment en marbre, posée à même le sol. Je crois que je la vois encore, mais ce que je vois surtout, c’est tout ce qu’il a fallu pour la trouver. Le plan griffonné par l’employé de mairie, la pochette plastique avec les papiers du cimetière, l’adresse barrée, réécrite. Dans la boîte à gants, les indications, le plan, la carte IGN, le livret de famille, la carte d’identité, celle du décès avec le numéro de concession, le reçu des pompes funèbres. À la maison, j’avais tout mis dans une enveloppe kraft : extrait d’acte de décès, certificat d’inhumation, la liste des ayants droit. Je me demande s’il aurait gardé tout ça lui. Probablement pas. Le genre à n’avoir jamais sur lui que ses clés, un briquet, et quelques pièces. Et encore. Pas de carte bleue, pas de papiers, pas de permis. On disait toujours : un voyou gentil, mais un voyou quand même. Pas la peine de lui demander ses papiers, il n’en avait jamais. Je revois cette bouteille de bière, verte, plantée comme un vase de fortune au pied de la tombe. Une marguerite, ou une pâquerette, plantée dedans. Une autre main que la mienne. Quelqu’un que je ne connais pas. Quelqu’un avec son propre trousseau, ses propres souvenirs, ses propres papiers. Peut-être une femme, une sœur, un ami perdu de vue, un compagnon de nuit, de route, de cellule. Sur la table aussi, il y a l’enveloppe blanche avec le double des clefs de chez lui. Je l’avais prise dans le tiroir du buffet, avec les autres, les anciennes, les clés sans serrure. C’est celle-là, la clé de son appartement, je crois. Mais je ne suis même plus sûr. La serrure a été changée depuis. Par qui ? L’agence ? Un cousin ? Je me dis que j’ai une liste, moi aussi. Une autre forme de trousseau. Une liste d’adjectifs, une litanie que je trimballe depuis toujours : imprévisible, insupportable, violent, drôle, charmeur, menteur. Une liste qui ne sert à rien, qui ne ferme aucune porte, n’ouvre aucun accès. Le problème avec les morts, c’est qu’ils changent de serrure sans prévenir. Jour 16 contrainte Capturer un moment de confrontation à la ville, à un fragment du réel qui provoque une réaction immédiate et inarticulée — "C’est quoi ?" Ne jamais désigner directement ce que l’on voit : le texte se développe dans le flou, le bégaiement, la perplexité. Refuser la ponctuation, ou n’en faire qu’un usage minimal, pour suivre une logique d’enchaînement mental, rythmique, hypnotique. L’important est la sensation brute, la désorientation, l’accumulation d’une interrogation avant les mots, ou malgré eux. c’est quoi ce bras juste un bras un bras qui dépasse à peine un bras et un doigt une bouteille tenue par une main attachée au bras c’est quoi ce bras là c’est tout ce que je vois tout ce que je crois voir depuis le haut du pont mais quel pont c’est quoi ce pont je ne sais pas ou je ne veux pas savoir c’est quoi ce bras cette main ce doigt cette bouteille ce reste d’homme c’est un reste un fragment quelque chose une chose humaine peut-être ou pas ou plus peut-être c’est flou et ça reste là ça tient là c’est fiché dans l’image mentale que je ne lâche pas que je ne peux pas lâcher que je n’arrive pas à lâcher alors je descends je descends j’ai vu ça et je descends je dois descendre je ne peux pas ne pas descendre c’est quoi ce besoin c’est quoi ce geste ce mouvement cette décision de bifurquer de chercher l’escalier de descendre encore je descends je veux voir je veux savoir ce que j’ai vu ce que j’ai cru voir ce que je crois avoir vu je veux voir si c’est encore là ou si c’est moi c’est moi peut-être c’est moi que j’ai vu je veux me voir je veux me rejoindre me retrouver me comprendre c’est flou je reconnais cet endroit je crois je suis passé ici souvent avant autrefois avant toi avant que je sois avec toi ici là maintenant sur ce pont ou sous ce pont je ne sais plus si c’est moi au-dessus ou en dessous et lui c’est moi ou un autre ou un autre moi ou un moi autre je ne sais plus c’est flou je suis flou c’est flou flou flou c’est quoi cette ville qui laisse faire ça ces ponts ces dessous ces oubliés ces bras ces bouteilles ces morceaux de corps qui surgissent qui dépassent à peine qui disent tout sans rien dire c’est quoi cette ville qui regarde pas qui marche au-dessus qui traverse et regarde pas jamais pas une fois jamais jamais sauf moi sauf moi aujourd’hui sauf moi ce jour je vais jusqu’en bas jusqu’à l’eau jusqu’au quai je m’assois je prends sa place ou ma place ou une place que je reconnais que je me reconnais une place qui me ressemble je m’assois et je tends le doigt comme lui comme moi comme un autre doigt tendu pour rien pour personne ou pour celui qui viendra pour celui qui descend lui aussi qui verra lui aussi ce que j’ai vu ce que j’ai cru voir ce que je suis peut-être ce que je suis encore c’est quoi ce pont c’est quoi ce moi c’est quoi ce toi que j’attends que j’espère c’est quoi ce monde où il faut descendre pour se reconnaître c’est quoi cette ville qu’on traverse sans rien voir c’est quoi cette ville Jour 16 contrainte Point de départ : l’expérience de l’écriture dans une ville donnée. Contexte narratif : quelqu’un qui écrit dans une ville, souvent étrangère, sur un temps long (bourse, résidence), avec bistrots, bibliothèque, trajets, atmosphères, rythmes. Structure attendue : introspection au présent du processus d’écrire, ancrée dans un temps, une ville, un rythme de vie réel, parfois fictionnel. Écho implicite : Nevermore de Wajsbrot — la narratrice ne traduit pas Virginia Woolf, elle s’immerge dans les effets mentaux de l’écriture dans une ville étrangère, puis glisse vers une narration dédoublée, trouble, hantée. Tonalité : mélancolique, lucide, réflexive. Si j’écrivais non, ce serait à Paris, ville fendue de part en part par le doute. Une ville où je m’étais donné pour seul luxe ce refus : celui de ne pas céder tout de suite, pas tout à fait, à ce qu’ils appellent la vie normale. Si j’écrivais non, ce serait depuis les bibliothèques, les cafés, les rues où j’ai habité, arpenté, traversé à 17 ans comme on écrit un premier mot sans savoir si quelqu’un va le lire. On ne croyait pas que j’écrivais. Pas vraiment. Il aurait fallu une preuve. Un livre dans une vitrine. Mon nom dans un journal. Un vernissage, des verres, des gens. C’est ça qu’ils imaginent, ceux qui me sont proches. Écrire, peindre : chimères. Il faut leur pardonner. J’étais comme eux, avant. Avant de comprendre que les verbes comptent plus que les noms. Que "peindre", "écrire", vivent mieux sans majuscule. J’avais juste un sac. Dedans, toujours les mêmes livres, un carnet, parfois deux. Les lieux s’effaçaient, les pages restaient. Je notais dans les trains, dans les parcs, dans les arrière-salles des cafés de la rue Quincampoix ou de la Verrerie. J’aimais Pompidou, cette clarté studieuse, l’idée d’un havre où le temps se tord un peu pour t’en laisser. Mais souvent, je n’écrivais pas. Je pouvais, mais je ne le faisais pas. Il suffisait que ce soit possible. Il suffisait que ça tienne à ça, un seul geste retardé. Une résistance. J’avais 17 ans. Je ne voulais rien posséder. Ni abonnement, ni portable, ni ordinateur. Surtout pas d’ordinateur. Le copier-coller, je disais, c’est déjà la fin. Mais je mentais un peu : j’en voulais un. Pas maintenant. Plus tard. Quand le désir ne serait plus un piège. Je résistais. Par principe. Par pauvreté aussi. Par peur d’être emporté. Et pendant ce temps-là, j’entassais des feuilles, des classeurs, des mots maladroits. Je faisais des boulots à la con, juste pour survivre. L’énergie que ça prenait, il fallait bien la voler quelque part. Alors je volais. Du temps. De l’air. Du silence. J’essayais de sauver un peu de cette journée, d’y loger une ligne, un croquis, un pas de côté. Il fallait que ça serve à quelque chose. Ne serait-ce qu’à rester vivant autrement. Et eux, autour de moi, ils me regardaient. Ils demandaient : mais c’est quoi écrire, c’est quoi peindre ? Ils ne le demandaient pas vraiment. Ils savaient déjà que ce n’était pas pour eux. Une chimère. Une perte de temps. Moi, je répondais quand même. J’écrivais, je peignais. Même si ça faisait sourire. Je revenais plus tranquille quand j’avais sauvé une phrase. Pas une grande. Une ligne. Un geste. Un doute bien formulé. Quelque chose arraché à l’idiotie du monde. C’était déjà ça. Une atmosphère. Une ambiance. L’ambiance, toujours, que je tentais de construire à défaut d’une œuvre. Une ambiance intérieure. Une ambiance pour résister. Jour 17 contrainte : Chaque fragment doit faire entre 70 et 90 mots maximum. Chaque texte doit être autonome, c’est-à-dire qu’il doit fonctionner indépendamment des autres. On doit y percevoir une présence corporelle, une situation de travail, un rapport de pouvoir ou de domination (sociale, genrée...). L’écriture doit privilégier la densité, la compression, l’allusif, l’incisif — à l’image du style de Fabienne Swiatly dans Elles sont en service. Le prisme du féminin est central (le livre originel est un hommage aux figures féminines invisibilisées ou assignées). Le regard porté sur ces figures est politique, mais sans démonstration : c’est par le fragment, la scène, le détail juste, que surgit la critique ou l’hommage. Elle fait le plus vieux métier du monde. Plus toute jeune. On boit le café aux Lombards, pas loin de son bureau. Elle appelle tout le monde mon chéri, parle comme Gabin, comme Audiard. Chaque matin, elle m’invente une ville natale : Morbihan, Clermont, Marseille. Je souris. Derrière la gouaille, je vois une pudeur. Un reste de secret. « Ça reste entre nous, hein ? » dit-elle. Et chaque fois, j’acquiesce, comme si c’était la première. Elle est presse à imprimer, taille-douce. L’homme la conduit, l’écoute, la bichonne. Il connaît sa matrice, ses cliquetis. Vingt ans ensemble. Demain ils se quittent. Progrès oblige. La Marinoni sera brisée. L’homme, vidé. Il ne restera que la Bullocks Pat, énorme, bruyante. Des hommes grimperont sur ses montants, lustreront ses dents, surveilleront ses mâchoires. Et au pied du jeune receveur, les affiches tomberont, plus lourdes, moins tendres. Une autre cadence, un autre monde. Il faudra bien suivre. Dans les bureaux du Centre Européen de Commerce et de je-ne-sais-plus-quoi, elles sont trois. Brunes, jupes courtes, poitrines retouchées. Le patron les choisit selon des critères bien à lui, hors compétence. Chaque matin, l’une soupire, ajuste sa jupe, entre chez lui. Durée indéterminée. Leur bêtise paraît désespérante, mais la vie, le boulot, tempèrent ce jugement. À la machine à café, elles rient trop fort. On se tait quand elles passent. Le pouvoir, ici, porte des talons. Elle est nue, entre deux âges. Un corps qui accroche l’œil, échappe aux normes. Fesses sur serviette bleue, elle pose. Immobile sous les regards, sous les mains qui tracent, crayonnent, soupèsent. Elle ne sourit pas. Se tourne, se tord, s’allonge, oblique. Trois quarts, de dos, à demi assise. Habitude ou pudeur, difficile à dire. Puis elle se rhabille, sans un mot. Cinq euros la séance, apéritif compris. Rue Sainte-Catherine, à Lyon. Un soir comme un autre. Elle est au rayon liquides, Grisot de l’Isle-Adam. Le patron lui tourne autour. Deux mots, un sourire, elle sait faire. Elle est là depuis trop longtemps. Elle chante. On lui a dit qu’elle avait du talent, elle y a cru, elle ferait un disque. Deux ans ont passé. Elle est toujours là. Elle chante moins. Parfois, elle sourit, tristement. Le patron tourne autour de la nouvelle, à la poissonnerie. Rien n’a changé. Elle s’en va, sans se retourner. Elle fait l’amour au téléphone, cent francs la carte bancaire. Elle est aussi grand-mère. Quand ça sonne, elle lève un doigt, bouche fermée. Sa belle-fille comprend, emmène les enfants. Plus un mot, juste ce manège muet, rodé, précis. Elle se racle la gorge, décroche. Voix douce, aguicheuse. Après, elle reviendra, servira le goûter. Personne ne dit rien. Personne ne sait vraiment, ou alors tout le monde fait semblant. Elle, grande, noire, belle comme un cœur, vient d’arriver à Lyon. Tutoiement facile, mais règles strictes. Le boulot, c’est le boulot. Directrice ou pas, elle doit rendre des comptes. En réunion, elle sait : pas de question quand le DG de Paris vient faire son show. Elle a le cul entre deux chaises, oui, mais elle s’accroche. On salue son élégance, sa manière de ménager la chèvre, le chou, et le reste du troupeau. Elle a longtemps intrigué pour ce poste sur le site de Lyon. Puis les bonjours ont changé. Plus froids. La direction se fichait d’elle, elle l’a compris. Elle a parlé de reconnaissance, de manque de respect. Elle répétait que c’était injuste. On ne la reconnaissait plus. Elle s’est mise en maladie. Elle n’est jamais revenue. On a déplacé son nom sur la porte. Puis on a retiré son nom. Puis on a oublié son nom. Marie Blacher, Chanas. Midi quinze. Elle est seule derrière le comptoir. Elle piétine. Coiffe bleue, tenue réglementaire. Presque invisible. Sa voix nasillarde guide les clients. — Tomate mozzarella ? — Bouteille d’eau ? Le sandwich est froid. L’échange, encore plus. 6,90 euros sans-contact. Le client repart vite. Elle ne sourit pas. Il ne dit pas merci. Elle non plus. Il y a peu de monde, peu de sandwichs. Et encore moins de regards. Elle est là. Et pourtant personne ne la voit. Dimanche, 14h30, Mornant. Elle tient la permanence à la Maison de Pays. Une bénévole. Un chemisier boutonné jusqu’au cou, mains tachetées, doigts tremblants au-dessus du clavier. — C’est l’enfer, ces machines. Elle sourit, une chaîne glisse de son col, une croix au bout. Elle dit que le directeur va venir, que lui saura. Elle ne sait pas quoi faire, mais reste là. Présente, assise, à son poste. Le silence pèse entre elle, l’écran noir, et les tableaux aux murs. Jour 18 contrainte : Thème central : le trajet du retour, qu’il soit quotidien ou exceptionnel, proche ou lointain dans le temps, dans un lieu actuel ou disparu. Ce qui compte, c’est qu’on rentre chez soi. Objectif d’écriture : Écrire le récit d’un trajet retour, d’un point A vers chez soi. Ce trajet devient une accumulation de perceptions, une suite de détails et de micro-événements qui composent une narration fragmentaire mais fluide. Ce n’est pas un journal, ni un récit introspectif, ni un récit au passé, mais un texte en présent du regard. *Références littéraires évoquées : Jean Rolin (Le pont de Bezons, Zones, Savannah) Georges Perec (Espèces d’espaces) Claude Simon, Danielle Collobert Forme : Narration fluide, sans effets, avec une accumulation de notations concrètes. Pas de psychologie : la subjectivité passe uniquement par le choix des détails, pas par le commentaire. Ancrage dans le réel, mais avec effacement progressif du "je" Heureux qui s’est retrouvé un matin rue Jobbé Duval, sans préméditation, entre la boulangerie en haut de la pente et le parc Georges Brassens dont les grilles étaient encore fermées. Pas de raison valable pour y revenir, pourtant les pas y ramènent parfois, détournant les itinéraires convenus. Au coin de la rue Dombasle, la silhouette du 15 bis s’impose comme une évidence, aussitôt oubliée. La porte ne s’ouvre pas, il n’est plus question d’entrer. Devant le seuil, un bref flottement. Le regard glisse sur les boîtes aux lettres, s’attarde sur l’interphone. Puis rebrousser chemin, dériver jusqu’au marché du livre ancien, longer les pelouses paisibles où paissent des fantômes d’agneaux et de bœufs. Un samedi, la porte du 15 bis était ouverte. Dans le couloir, deux glaces — on disait encore glaces, pas miroirs — reflétaient un homme mal rasé, regard cave, épaules basses. On aurait attendu un enfant, on croisa un inconnu. C’est à ce moment-là que le trajet s’interrompt. Retour à la rue Dombasle. Le distributeur de chewing-gums a disparu. Le corps s’allège, le pas s’accélère. Convention, puis ailleurs. Et plus tard, parfois, un autre retour : rue des Poissonniers, 18e arrondissement. Mêmes effets. Autres seuils. Le trajet, toujours, s’achève devant une porte close. Jour 19 contrainte : Décrire un lieu public d’attente, figé dans le temps, où la contrainte d’attendre révèle — par la précision des perceptions, l'immobilité des corps et l’absence d’enjeu narratif — une allégorie du réel, dans l’esprit radical et descriptif du Dépeupleur de Beckett. La porte s’ouvre. On dit : « Entrez. Attendez là. » Le couloir mène à une salle vide, très vaste, au sol gris, aux murs blancs sans ouverture. Autour, des chaises. Toutes identiques. Alignées avec exactitude, espacées à distance régulière. On s’assoit. D’autres sont déjà là. Assis. Têtes basses. Mains croisées ou à plat sur les cuisses. Personne ne parle. Personne ne bouge. Rien sur les murs, pas de montre, pas de fenêtre. Le silence pèse. Il n’y a rien à faire. L’air est tiède. Odeur de poussière propre. On baisse les yeux vers ses chaussures. On regarde celles des autres. Des noires, des beiges, une paire blanche, sale. On compte les chaises. Une libre. Puis plus aucune. Quelqu’un respire fort. On lève les yeux. On baisse la tête. Une femme passe. Un homme la suit. Ils ne parlent pas. Ils ressortent. Personne ne les regarde. Une autre femme arrive. Elle s’assoit. À la place vide. Puis plus rien. Rien d’autre que le gris, les têtes baissées, l’attente. Jour 20 contrainte : Écrire un texte entièrement composé d’interactions, de transactions ou de gestes d’échange, dans ou avec la ville, en s’inspirant du mot « donne », à la manière du poème de Christophe Tarkos. Objectifs : Le texte ne décrit pas un lieu ou une situation extérieure, mais l’interaction elle-même devient matière poétique et narrative. Ce « donne » peut être un geste, un mot, une demande, un échange, matériel ou symbolique. C’est à la ville qu’on prend ce « donne » : dans les transports, les rues, les marchés, les silences ou les regards. Le mot « donne » (ou ses dérivés : donner, donné, se donne, etc.) doit structurer l’ensemble, soit de façon visible, soit en filigrane. Aucune forme imposée : liberté complète de ton et de forme, mais le texte doit faire corps avec cette idée d’échange. L’intention cachée : le « donne » comme conjuration du réel, un fragment de réponse à l’obscurité contemporaine, un geste de partage ou de refus de la violence du monde. Ça va donner mais quoi c’est encore à voir, à deviner peut-être, puis ce jeune type passe, il fredonne à un moment donné sur un air connu, un bout de Ravel ou autre chose, pas certain, juste une boucle lancinante, et ça me donne soudain envie de l’accompagner, bouche en percussion, ta-rata-ta, ça claque bien, ça vibre, c’est pas donné de faire ça juste avec la bouche, sans honte, sans frein, et le moment donné devient une sorte d’instant tenu, suspendu, jusqu’à ce que le flic dise stop, contrôle, donne tes papiers, alors je m’arrête, mais dans ma tête ça continue, le rythme, le souffle, et là une fille donne un coup de pied dans une canette, un vrai shoot, elle s’en donne à cœur joie, ça rebondit, ça passe près du flic qui me rend mes papiers sans mot, on se regarde, ils se regardent, personne ne parle, et le garçon a tourné l’angle de la rue, sa voix se perd dans un murmure à un moment donné, on reste là un peu, et puis la canette revient, on se la donne de pied en pied, on relance, moi je montre comment faire le bruit de bouche, ta-rata-ta, on se le donne pour de vrai, puis la scène s’effiloche, la fille, le flic, quelques autres s’éloignent, et moi, je donne ma langue au chat, il fait presque nuit, on s’est tous donnés la permission de rentrer chez soi. Jour 21 contrainte : Écrire à partir d’un protocole simple et concret, une action répétée dans l’espace public qui, en agissant sur le réel, produit un récit transformé — non pas pour mieux voir, mais pour déranger l’ordinaire et en révéler une part invisible. Chaque jour, à l’aller comme au retour, je plie un ticket de métro. Une seule consigne : le transformer en cube. Petit, régulier, à peu près stable. Il me faut les deux mains. Parfois, les plis cèdent, la matière résiste. Mais j’insiste, toujours, jusqu’à former ce cube approximatif. Je le glisse dans ma poche. Chez moi, je l’ajoute aux autres. Ils s’empilent. Une tour de gestes minuscules, inutile pour tout le monde sauf pour moi. J’y lis une chose comme une prière matérialisée. Ce n’est pas de l’art, ce n’est pas politique. C’est peut-être un refus discret. Une obéissance inversée. Le réel ne bronche pas. Mais moi, je sais que j’ai déposé un contre-signe. Une marque. J’agis là où on ne m’attend pas. Il y aura cent cubes. Deux cents. On ne saura pas pourquoi. Moi non plus, à vrai dire. Mais ils seront là. Et moi, avec eux. Jour 22 contrainte : Choisir un minuscule fragment du réel urbain (votre "timbre-poste"), et en faire le compte rendu fragmentaire, éclaté ou tourbillonnant, comme un journal d’observation traversé de variations, incidents, saisons, dérèglements — où le temps tremble, accélère ou ralentit. 1er juillet, 6h. L’atelier s’ouvre sur la cour. Le coq chante. Les néons hésitent, puis s’allument. Le mur blanc de dix mètres expose onze tableaux sans signature. Formats variés, couleurs mêlées. Devant, un meuble en bois et des étagères : mannequins d’étude, pinceaux, câbles, appareil photo, rubans, cartes postales. L’ordre s’use doucement. Le même matin, dans l’atelier de menuiserie : machines à bois, meubles sur tréteaux, le journal titre sur l’indépendance du Congo. Un homme entre. Le froid pique. Il est tôt, mais il faut déjà vernir, charger. Un jeune homme traverse l’écurie, lumière mince par les fentes du bardage. Odeur de cuir, de crottin. Il s’assoit, allume une cigarette, lit un pulp américain. À midi, l’écurie brûlera. Les chevaux fuiront. Le garçon, lui, disparaît. On retrouvera son nom bien plus tard, griffonné sur une traduction improbable. Une femme traverse la cour. Les tableaux sont emballés, empilés. Le peintre est mort. L’entreprise du musée des œuvres inachevées viendra les chercher. Elle éteint la lumière. Une dernière fois. Puis referme la porte. Jour 23 contrainte : *Écrire un texte où l’on traverse la ville en ligne droite, sans s’arrêter. Le texte doit incarner une progression continue, et traverser successivement des strates urbaines, des couches de réel. S’inspirer de la démarche de Zbigniew Rybczyński : traversée frontale, radicale, libre. Accepter que cette traversée soit fantastique, irréelle, absurde ou mythique. Important : c’est l’effet de "coupe" dans le réel qui compte — les couches sociales, les espaces, les corps, les obstacles, les symboles, les impressions. Il partit sans se retourner. Pas même le temps de refermer la porte. Quelque chose en lui avait cédé net — un claquement intérieur, irréversible. Trahi, une fois de trop. Il dévala les sept étages comme on se jette d’un pont. Il est sorti sans claquer la porte, le corps en avant, le cœur en vrac. Devant lui : la Bastille. Il ne regarde ni à droite ni à gauche, coupe les lignes, traverse les flux, feinte les phares. Les pneus crissent, les bras se lèvent, les voix hurlent, mais lui passe. Il traverse. Rue du Faubourg-Saint-Antoine : rideaux baissés, enseignes fanées, visages flous à travers les vitrines. Il traverse. À Nation, le carrousel tourne vide, les pigeons l’observent d’un œil fixe. Il traverse. Des haies, des clôtures, des squares : il fend, il fend tout droit. Le bois de Vincennes se lève devant lui. Il entre. La lumière tombe à pic. L’air sent l’eau croupie et la mousse. Les cygnes le frôlent. Il passe. Il ne s’arrête pas. Pas encore. Il traverse. Les arbres s’ouvrent sur une plaine. Il coupe. Il file. Les barres de Créteil, les friches, les périphéries. Il traverse. Toujours plus droit, toujours plus loin. Jusqu’à ce que la ville se taise. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à traverser. Alors seulement, il s’assoit. Pas pour se reposer. Pour regarder le vide en face. Jour 24 contrainte : Établis un récit compact, centré sur un lieu ou un déplacement urbain précis, en y intégrant — de manière sensible, littéraire ou fictionnelle — la masse invisible mais omniprésente des flux de données qui traversent et façonnent cet espace. Café. 8h42. Brouhaha, tasse, cuillère, table d’à côté. Notification : j’aurai un peu de retard. Doigt glisse, écran s’ouvre. Table d’à côté, une femme — autre notification : Votre nouvelle carte de sécurité sociale est disponible — arnaque ? Serveur passe, tablette en sangle, tapote, esquive, collecte. Clic, clac, plateau. Mail : nouveau document disponible dans votre espace client. Suppression. Poubelle. Nettoyage. Rangement mental. Effacer pubs, messages lus, non lus, trop lus. Comble l’attente. Optimisation. Ticket de caisse dépasse de la soucoupe : 2,50 €. Carte. Sans contact. Notification : papo cible venir accident Cambronne te rap. Pause. Imaginer l’accident. Rechercher. Google. Cambronne. Pas de réseau. Frustration. À droite, femme boit café. Regarde son téléphone. Comment fait-elle sans réseau ? Jour 25 contrainte : revenir sur les lieux d’un fait divers oublié, comme un visiteur du lendemain, pour constater l’absence de traces, et faire récit de cette disparition dans le réel, sans jamais nommer directement le fait divers, à la manière du photographe Bruno Serralongue. Il fait doux, l’air sent la pluie évaporée. Louis s’arrête au coin de la rue. Il n’est pas revenu ici depuis des années. Le restaurant a changé de nom. Nouvelle devanture, nouveau logo. On ne reconnaît plus rien. Il s’avance. Devant lui, la façade blanche et lisse, refaite. Aucune plaque commémorative. Pas de trace. Seulement un vague sentiment de trop bien repeint, de propre trop récent. Il reste quelques secondes devant la vitrine. Il regarde à l’intérieur. Un jeune couple mange des sushis. Un serveur passe l’aspirateur sur le seuil. Il se souvient d’un cri. Il se souvient des pompiers. Du silence qui a suivi. Il avait sept ans. C’était en bas de chez lui. Il était seul dans l’appartement, sa mère était partie au travail, mission d’intérim, loin, à l’autre bout de la ville. Il avait hurlé. Depuis, il ne dort plus très bien. Il fait le tour du pâté de maisons. Cherche une inscription, une marque, un détail. Rien. Même les arbres ont changé. Sur son téléphone, il cherche l’adresse exacte, l’archive d’un article. Rien ne remonte. Aucune mention. C’est comme si cela n’avait jamais eu lieu. Il prend une photo. Simplement la vitrine, à la verticale. Pas pour se souvenir. Pour attester. Qu’il est revenu. Que le lieu existe. Et qu’il n’a rien dit. Jour 26 contrainte : - Partir du lieu du texte précédent, celui que décrit dans la consigne #25 — un appartement, une rue, un événement disparu, l’inquiétude d’une mère, l’amnésie d’un fils. - Y greffer une histoire racontée, qui n’est pas la vie complète d’un personnage, mais un fragment, un épisode, avec une étrangeté ou une singularité, comme l’« histoire du tueur de mots » chez Perec. - Travailler une forme qui ne soit pas trop classique : une syntaxe vive, une langue souple, à la manière du LXXIV de La vie mode d’emploi, ou de certains fragments des « Machines à ascenseur » — plus de souffle, plus de rythme, moins de linéarité. - Enfin, que cette histoire racontée donne du sens au lieu, ou le transforme à nos yeux. 1.l’histoire du passant qui tourne au coin de la rue Il y eut un boum, le passant hélas ou heureusement avait déjà tourné au coin de la rue. 2.l’histoire du photographe qui ne tirait rien de positif de ses négatifs. Au moment précis où la bombe explosa le photographe venait de refermer sa fenêtre après avoir photographié un pigeon. Il eut un petit espoir, très fugace d’avoir photographié la scène mais non comme d’habitude il ne vit apparaître dans le bain de révélateur que la silhouette approximative d’un pigeon prenant son envol, encore flou. 3.l’histoire de l’homme qui ne voulait pas vieillir trop vite. Au moment du boum il se regardait dans la glace et il vit avec horreur une nouvelle ride. 4.l’histoire de la femme qui ne voulait pas chanter Au moment de l’explosion tout le monde la priait avec insistance de chanter, elle ouvrit la bouche à peine une seconde puis la referma. 5.l’histoire d’un adolescent qui s’entraîne à jouer jeux interdit La chanterelle peta net de façon tellement synchrone avec l’explosion que l’adolescent fit un bond dans sa mansarde , 5 points de suture. 6.l’histoire de Martine intérimaire heureuse d’avoir été appelée pour une mission Elle commencerait demain, elle le savait depuis deux jours et depuis deux jours elle était heureuse, l’explosion la cueillit ainsi alors qu’elle se souriait a elle même. 7.l’histoire de Louis le fils de Martine Louis avait copie sur un copain à l’école le matin meme, aussi quand il regarda par la fenêtre l’explosion, les corps déchiquettes, la fumée tout lui sembla être la conséquence de son méfait, c’était forcément à cause de lui. 8.l’histoire du chat qui avait du flair Une minute avant que la bombe n’explose un chat gris qui marchait normalement dans la rue accéléra le pas puis se mit à courir comme un dératé. 9.l’histoire de l’homme qui rate tous les événements importants du quartier Il s’apprêtait à déménager au moment meme où un bruit assourdissant fit voler en éclats toutes les vitres de la rue. Mais il n’habitait pas dans cette rue là. Il referma sa malle avec détermination et s’assit dessus pour pleurer. 10.l’histoire de la femme qui voit toujours tout Ce coup là ce fut une première dans sa vie, elle ne vit rien car elle était en train de raconter à une voisine de palier ce qu’elle avait vu la veille. Jour 27 contrainte : Écrire un texte où un personnage est sculpté uniquement par une succession de questions multiples et croisées, posées par des voix diverses, sans y répondre, à la manière de Nathalie Sarraute, pour faire émerger sa vérité par la pression du questionnement. Ils parlent à trois. À deux, vraiment, car le troisième, Louis, n’est pas là. Ou plus là. Mais il s’invite. Il les hante. -- On ne le reconnaît plus, dit le père. -- Il n’est pas si différent, nuance la mère. Il lui faut du temps, à nous aussi. Mais Louis les entend. Ou ils croient qu’il les entend. Peut-être qu’ils parlent pour lui. Louis, mordant : « Que je sois là ou non, vous continuez, n’est-ce pas ? Toujours à tourner autour de l’essentiel. Ce n’est même pas une question de reconnaissance, c’est bien pire. » Le père s’accroche aux souvenirs : « Ce déménagement, tu te souviens, La Grave ? Et cette histoire de montre... » La mère corrige : « Ce n’était pas la sienne. Celle de la petite Magnard. Il s’est trompé d’objet. » Louis réplique : « Vous n’avez jamais compris. Ce n’était pas la montre. C’était tout ce qu’elle symbolisait. Le départ. Le manque. Le vide. Ce foutu trou que vous refusez de nommer. » Le père se défend : « On a toujours fait au mieux. » La mère soupire : « Toujours les mêmes mots. » La tension monte. Les bras s’agitent. Les rancunes éclatent. Louis encourage : « Vas-y, maman, cogne. Fais-lui sentir ce qu’il n’a jamais voulu entendre. » Le père, blessé : « Pourquoi être restée, alors ? Victime commode, non ? » La mère, tranchante : « Tu voulais être un homme comme ton père, mais tu n’as été qu’un rôle, une imposture. » Louis, spectateur attendri : « Quelle scène ! Quel théâtre ! Si j’étais encore là, je vous embrasserais. Mais je suis ailleurs, digéré par la ville, un lambeau dans les entrailles d’un monde souterrain. » Rideau. Silence. Jour 28 contrainte : Choisir un objet acheté par votre personnage (même anodin), et déplier tout ce que cet achat convoque de symbolique, de tensions sociales, de désirs, de contexte urbain, économique ou affectif, en suivant la manière fragmentaire et ironique d’Emmanuelle Pireyre. Acheter, vendre. Ou pas. Je n’ai pas réfléchi. Pas cherché à polir. C’est sorti de là où les mots, d’habitude, n’arrivent pas. Une zone d’analphabétisme intime, disons. Un terrain en jachère. Acheter, vendre : ce ne sont pas de simples gestes. Ce sont des pactes. Des renoncements réciproques à l’absolu. Une trêve entre deux prétentions. Quand je désire un objet, que se passe-t-il entre moi et ce désir, puis entre moi et cet objet ? Quand j’achète, est-ce une satisfaction ? Quand je n’achète pas, est-ce une victoire ? Une défaite ? Qui gagne ? Qui perd ? Moi ? L’objet ? Le monde ? Peindre, c’est pareil. Je désire un tableau. Je le peins. Chaque coup de pinceau est une tractation. Une transaction entre l’image désirée et l’image réelle. Et à la fin : que faire ? Vendre ? Donner ? Garder ? J’ai donné des tableaux. Pensant que c’était beau. Noble. Généreux. Je n’avais rien compris. Donner n’est pas neutre. Donner, c’est faire vaciller le monde. Car tout don appelle son contre-don. La monnaie, aujourd’hui, sert à ça : rétablir un équilibre. Ce n’est pas anodin. J’ai vendu. J’ai été heureux. Puis j’ai vu le vide sur le mur. Et j’ai douté. Était-ce trop ? Pas assez ? Et si j’avais floué l’autre ? Le doute vient avec l’argent. Pas avec le monde. Une fois, j’ai offert un tableau. Pour sortir du cercle. Et j’ai reçu des livres de poésie. La personne savait. Elle a rétabli l’ordre. Pas un simple échange : une magie. Une géométrie sacrée. Qu’a-t-on créé, elle et moi ? De l’amitié ? Un pacte secret ? Une cérémonie ? Je ne sais pas. Mais je sais que le monde n’a pas été oublié. Nous avons agi avec lui. Ce texte, cette réflexion, n’est pas une naïveté première. C’est une naïveté finale. Une clairvoyance. Celle qui sait que le monde se meurt de notre paresse, de notre oubli, de notre désir de remplir sans comprendre. Jour 29 contrainte : Inventer un texte à partir d’un objet ou d’un ensemble d’objets (comme dans un catalogue), pour explorer la vie quotidienne et ses contradictions, en révélant par le détail l’empreinte sociale, économique et symbolique de notre rapport au monde. Par les caprices d’un algorithme, il se retrouva sur le site de Dior. Et là, entre les visuels glacés et les promesses lisses, il lut. « Rouge Dior Ultra Rouge est le premier rouge à lèvres très haute tenue au confort d’une encre à lèvres. » Première réaction : pourquoi "encre" ? Pourquoi pas simplement rouge ? Depuis quand la bouche est-elle une imprimerie ? Il poursuivit. "Formule ultra-confortable", "haute pigmentation", "semi-mat lumineux", "12 heures de tenue" — avec astérisque, bien sûr, le petit clou dans le cercueil du miracle. Vingt sujets testés. Vingt femmes, sans nom, sans âge, sans lèvres. Et puis cette phrase : "une véritable révolution dans l’histoire du rouge à lèvres." Révolution, vraiment ? Elle, il l’avait toujours imaginée en Marianne rétive, au milieu des barricades — mais le mot "Ultra", là, sonnait faux, rappelait les ultraroyalistes. Quelle drôle d’association : sans-culotte et aristo dans un tube Dior. Paradoxe en série, maquillage politique. Il referma l’onglet, puis le cœur un peu serré, en ouvrit un autre. Des fleurs. Moins prestigieux. Moins dangereux aussi. Il pensa à leur âge — soixante-dix ans bientôt — à ce qu’on veut encore prouver, ou ne plus avoir à prouver. Il choisit un bouquet : Paradis blanc. Trois tailles, trois prix. Il prit le plus grand. 94,90 €. C’était cher. Mais elle verrait. Il avait pensé à elle. C’était tout. Jour 30 contrainte : Rédige des fragments narratifs à partir d’une phrase-titre (comme un incipit en gras), sur le modèle du Promeneur solitaire dans la foule d’Antonio Muñoz Molina, pour explorer librement un motif personnel, un souvenir ou une idée à travers un paragraphe autonome. Que reste-t-il de Venise ? Quelques bouffées d’odeur — une eau tiède, croupie, une moiteur entêtante — deux ou trois sons, des fragments d’images mal collées. Une ville toute entière réduite à une poignée de sensations faibles, vacillantes. Est-ce la faute au temps, à l’usure du souvenir, ou simplement à mon absence d’attention, à cette manière d’être toujours à côté de soi-même ? Je pourrais encore me répéter les reproches que je connais par cœur : tu n’es jamais là où il faudrait, tu ne sais pas vivre l’instant, tu ne retiens rien, tu n’aimes rien — mais à quoi bon ? Je n’étais pas ce garçon rêvé, ce double merveilleux capable de vous guider avec assurance entre les ruelles du Ghetto et les toiles de Max Ernst. Celui qui aurait su tout, tout vu, tout retenu. Celui qui, botté et armé d’un parapluie, vous aurait conduit sur la place Saint-Marc sous l’Aqua Alta en récitant les noms des chiens de Peggy Guggenheim. Mais ce garçon-là n’est plus. Ou peut-être n’a-t-il jamais existé. Et Venise, elle, s’enfonce doucement. Peut-être n’en restera-t-il bientôt que cela : quelques noms mal retenus, quelques odeurs floues, une fatigue sourde. Istanbul ? Une Gorgone de pierre dans une salle souterraine, une chaleur de nuit qui vous colle la chemise au dos. Le marc de café raclant le palais, la lumière rasante sur le Bosphore. Je n’y ai rien noté, rien photographié. Était-ce Byzance ? Constantinople ? Une seule ville, ou trois à la fois, que je n’ai jamais réussi à saisir ? Lisbonne ? Je l’ai traversée dans les pas d’un mort. Pessoa m’a servi de guide, de prisme, d’écran. Une seule image me revient : la tour de Belém, et mes pieds dans l’eau, quelques heures volées à l’effacement. Je voyage comme on rêve à moitié. Sans notes, sans photos. Une mémoire en ruine. Mais peut-être qu’il n’y a que ça à dire, justement. Jour 31 contrainte : Décris un film muet purement mental et fantasmatique, qui se déroule dans une ville — surtout de nuit — sans chercher à représenter le réel, mais en explorant visuellement, sensoriellement et mentalement la projection de ce film intérieur. Tout d’abord : un bougé. Un défilement liquide, lavé de magenta et de cyan, comme si la ville ne se donnait à voir que filtrée, émulsionnée, traversée de phosphorescences flottantes. Des ocres allégés de blanc se dispersent, des spirales s’enroulent ou se fuient, tandis que s’effilochent des reflets et s’animent des ombres aux lisières du visible. C’est la nuit qui commence, avec sa matière dense, son gigantisme discret, légèrement bleutée en hauteur. Le rythme s’interrompt, vacille, se suspend — rougeoiement d’un feu, déambulation clignotante des néons et des enseignes. Un feu tourne à l’orange. Une foule compactée sur les trottoirs, transitoires, silhouettes aimantées vers des rectangles de béton. Leurs ombres s’écrasent sur les façades, happées par les vitrines. Un écran de portable flotte, émet une lumière blanche, s’approche d’un visage, d’une oreille. Pas de son. La ville est muette. Une déflagration sourde dans les tympans encore comprimés par la pression du voyage. Tunnels, éclaircies, viaducs qui plongent, rocades enlaçant d’autres rocades. La matière du béton, de l’acier, l'architecture d’un chaos doux, fluide. Tout s’enchaîne au ralenti, comme un vieux film muet. Et la chaleur moite. L’odeur organique, impudique, épaisse : transpiration, sexe, ail. L’air vibre du vol des vespas. Elles vont par deux : à l’arrière, des filles aux cheveux longs, calées à califourchon, têtes nues, cuisses mates, la lumière des phares dessinant des profils en creux. Face à moi : une femme. La cinquantaine sophistiquée, une Sophia Loren du Rione Sanità. Une goutte de sueur, minuscule, perle le long de sa gorge, s’évanouit sous l’échancrure nylon d’une robe à fleurs. Un briquet claque. Flamme brève, battement du pouce. Une lumière mord sur un visage : Marcelo peut-être, ou un autre ouvrier, silhouette suspendue, en transit entre fatigue et désir. Dehors, le ciel s’élargit. Pulsations des satellites, veille des étoiles. En bas, clignotements des fenêtres, quartiers dispersés, immeubles grêlés, pavillons. Puis un relief : le Vésuve. Des fumerolles tremblent comme des lignes de crayon sur un fond de gris de Payne. La nuit s’étire au loin sur la baie. Parfums d’orange, soupçon de talc. Le talc d’Azura, celui qu’elle portait. Il flotte, suspendu. On s’assoupit doucement. Et tout cela continue, sans nous. Jour 32 contrainte : Rassemble les images mentales de villes lues dans les livres de ton enfance jusqu’à aujourd’hui — ces noms, fragments, ambiances qui résonnent en toi comme une bibliothèque intérieure, partielle, lacunaire, mais fondatrice. Quel fut le premier nom de ville lu dans un livre ? Tu peines à t’en souvenir. Peut-être n’était-ce même pas un nom, mais ce simple mot : « la ville ». Prononcé par le narrateur d’un conte, comme une promesse vide, une forme encore inassignée. La ville — comme un champ à ensemencer d’images, de toits, de clochers, de venelles où circulaient, déjà, tes fantômes. Mais qu’imaginais-tu, alors, enfant, dans le creux de ce mot ? Une ville sans nom ou toutes les villes à la fois ? Difficile de suivre ce fil, ténu, fragile, ce chemin de retour qui vacille dès qu’il frôle d’autres lectures, d’autres villes traversées plus tard. Car il faut garder le front clair, mais la vigilance haute : ne pas glisser trop vite dans un souvenir contaminé. Ville comme dans le conte du rat. Le rat des villes, le rat des champs. Et voilà qu’à peine effleuré, le souvenir saute, roule, traverse le Rhin, te projette à Hamelin. Hamelin, c’est la peur des âmes bien rangées face à la dissonance. La ville se dissout, se désaccorde — déjà Brême s’approche. Les animaux y forment un chœur fragile, le coq, l’âne, l’exil, la fuite, le désir de musique. L’âne surtout, qui t’allait si bien : bête de somme et de rêve. Copenhague serait la prochaine escale, logiquement. Mais la mémoire n’obéit pas. Elle se cabre. Elle préfère te souffler un prénom : Ondine. Et déjà tu entends le clapotis d’Andersen. Mais Copenhague n’est pas dite dans le conte. Non, rien. Rien qu’un battement de queue dans l’écume. Niels Holgersson, peut-être ? Lui, sur son jars, survole la Suède. Mais s’y arrête-t-il ? Les villes s’impriment-elles en lui ? Ou fuit-il, comme toi, toute idée de géographie, toute injonction scolaire ? Tu ne sais même pas citer une ville suédoise hors Stockholm. Et déjà tu t’en veux — ou tu t’absous. Et Michel Strogoff surgit. Le verre s’éclaire. Nijni Novgorod ! Et derrière, une chaîne : Gorki, Marco Polo, le cœur battant de l’Asie. Tu cours de mot en mot. Des noms comme des talismans : Zanzibar, Samarcande, Bagdad. Shambhala, cité mythique, roi secret du monde invisible. Est-ce là que se cachent les villes vraiment aimées ? Il faut tendre plus encore l’oreille. Car ces villes écrites, ces syllabes de papier, contiennent en germe l’éclosion de toutes les villes à venir. Elles déversaient déjà des couleurs, des odeurs, des lumières — bien avant que tu n’y poses le pied. Avant même qu’elles existent autrement qu’en toi. Et c’est peut-être cela qui reste : cette fusion première, où les villes n’étaient encore que sensations. Avant qu’on les range, qu’on les documente, qu’on les photographie. Avant qu’elles ne deviennent simples décors pour les vieilles histoires que tu ressasses. Jour 33 contrainte : écrire un texte dans lequel chaque phrase exprime ou culmine sur le mot "inquiétude" ou "effroi", en travaillant la montée de tension urbaine, dans une ville où les strates mentales et sociales révèlent leur part d’angoisse ou de peur sourde. Chaos des villes. Rouge. Orange. Vert. Le feu clignote. Le carrefour tournoie. Donner la priorité à celle ou celui qui s’engage, sûrs de leurs bons droits. Barbarie des villes. On s’en fout du droit, connard, on prend le gauche. Bondir. Tuer. Tenir. Patienter. Se taire. Laisser passer l’inquiétude. Rester humain. Ou pas. Quelle importance ? C’est la routine désormais. La routine pour résister à l’effroi. Métro Bastille. Sauter le tourniquet ? Un jeu d’enfant. Ne pas payer. Regarder les passants ne pas regarder. Trop peur de s’en manger une. Pour qui ? Pour quoi ? Pour rien. Continuer. Coûte que coûte. Marcher droit dans l’inquiétude. Observer les dos voûtés, les cous en tension, la fatigue tordue dans les chairs. Silhouettes en apnée, silhouettes rongées par l’effroi. Depuis Barbès. Remonter à Pigalle. Puis Blanche. Avec un peu de chance jusqu’à Clichy. Rien qu’un bout de nuit. À vingt ans : adrénaline. À quarante : inconscience. À soixante : calme. Plus de métro. Plus de bus. Trop cher le taxi. Le pas ferme. Ne rien fixer. Néons. Enseignes. Reflets d’averse. Reflets des visages dans les flaques. Prostituées. Travestis. Clopes à la sauvette. Lumière des phares, ombres tordues sur les murs. Tu avances. Tous les sens en alerte. Comme à vingt ans. Mais aujourd’hui tu souris. La mort te fait moins peur. La vie aussi. Tu domines l’inquiétude. Tu n’es plus la proie de l’effroi. Un fantôme. De dos. Au coin de la rue. Tu t’arrêtes. Statue. De sel. Tu souris. Ce n’était pas la prostituée mésopotamienne, foudroyée pour impiété. Juste un fantôme banal. Tu as regardé en arrière. Tu as dépassé l’inquiétude. Et l’effroi ? Il est resté derrière toi, penaud. La boulangerie. Tu veux ton pain. Plus de portefeuille. La boulangère te dit : demain. Pas de problème. Tu remercies. Tu sors. Sur le trottoir tu réalises : plus de papiers. Plus de carte. Moins de toi-même. L’inquiétude s’élance. La panique attend. Tu observes tout ça de loin. Comme un film. Tu allumes une cigarette. Tu marches. L’effroi, cette fois, ne t’aura pas. Jour 34 contrainte : Raconte un moment que tu as vécu dans le monde réel mais dont tu savais, au moment même où tu le vivais, que ce n’était pas réel — sans chercher à l’expliquer ni à en conclure. La chambre — quatre mètres par trois, rien de spectaculaire. Un lit, une table, une armoire. La table, peut-être, plus large, plus ronde que dans d’autres chambres, voilà tout. Le papier peint : banal. Le lino : bombé, familier, usé comme il faut. Dans un angle, près de la fenêtre, un lavabo de faïence, griffé de quelques éclats — témoins discrets de chutes passées, rien d’agressif. La fenêtre s’ouvre sans difficulté. Elle donne sur des façades, des rues, des bribes de ville. Une chambre où l’on pourrait vivre, travailler, sans avoir à gommer ce qu’on voit autour de soi. L’imagination peut s’y déposer sans lutte. Allongé sur le lit, on fixe le plafond. On choisit un point. Pas au hasard : une tache, une fissure, une salissure minuscule. On s’y attarde. On le regarde jusqu’à ce qu’il ne soit plus un point mais un trou. Puis on ouvre les oreilles. C’est une opération lente, sans tri : bruits de ville, tuyauterie, cris d’enfants ou d’oiseaux, conversations tronquées. On les avale tous. Comme une cuillerée d’huile. On n’aime pas. Ce n’est pas fait pour être aimé. Mais parfois, sans prévenir, le goût s’invite. Quelque chose relie l’oreille et la langue. Un petit frisson de cohérence. Ne pas chercher la grâce : elle se méfie des chercheurs. Elle tombe quand on ne s’y attend plus. Alors, peut-être, on décrira autrement. Peut-être même qu’on lèvera un peu du sol. Une lente élévation, imperceptible. Pas d’extase. De l’endurance. Le secret est dans la lenteur. Et dans l’acceptation de la chambre — n’importe laquelle. Jour 35 contrainte : transformer un espace quotidien (ici, l’atelier) en une métaphore vivante de la ville en perpétuelle transformation — exactement comme Kafka le propose dans son texte initial. Dans notre atelier de peinture on peint continuellement à partir des idées que nous propose le professeur. Hier, vendredi, l’idée du jour était de peindre entre les pensées. Nous nous sommes donnés rendez-vous vers 9h30 et nous avons peint jusqu’à 17h00. Il s’agit en premier lieu, de bien comprendre l’idée proposée, ce qui n’est jamais aussi simple qu’on pourrait le penser. Ainsi le matin nous nous sommes concentrés sur le trait, au crayon, puis à l’encre de Chine. C’est assez rebutant de commencer une journée de peinture en dessinant ou peignant des traits. A première vue, rien d’exceptionnel à dessiner ou peindre un trait. On se dit que tout le monde sait le faire, on se dit tout un tas de choses justement sitôt qu’on nous demande de faire une chose aussi puérile, enfantine, que de dessiner ou peindre un trait. Mais l’important, ce qu’il conviendra de bien retenir n’est peut-être pas le geste en lui-même, mais toutes ces pensées qui naissent comme des réflexes aussitôt qu’on est prié d’effectuer un tel geste. Que dit notre professeur, il faut le noter, car presque aussitôt cette parole énoncée, aussitôt que chacune des cervelles absorbe cette parole , semble se modifier, elle s’enfonce en chacun de nous, au début doucement, imperceptiblement, pour se métamorphoser bizarrement, créant une sorte d’écart sur le papier, à la fois entre nous et part rapport à son origine. on le voit nettement, et après réflexion, il semble que ce soit une constante naturelle qui revienne à chaque fois que le groupe se reforme, ici dans l’atelier. On pourrait comparer un trait à bien des choses, ou bien, sitôt que le mot trait sera prononcé il serait convenable pour ne pas perdre notre idée, de lister toutes les pensées qui surgissent immédiatement quand on prononce ce mot. On pourrait se demander où commence et finit un tel trait sur l’espace du papier, est-ce un trait isolé en plein milieu de l’espace ? Est-ce un trait qui traverse bord à bord l’espace de la feuille et dont l’origine comme la fin nous échapperont. Le début et la fin d’un trait. D’ailleurs pour revenir au trait isolé sur la surface blanche sommes nous certains que l’origine et la fin ne continuent pas derrière la feuille comme s’il s’agissait de la partie visible d’un fil de couturière lorsqu’elle coud un ourlet par exemple. A ce moment on pourrait imaginer les deux brins se prolongeant derrière la feuille de papier, traversant la nappe, le bois de la table de travail, puis continuant au travers la dalle de béton, et plus profondément encore sans qu’on ne puisse imaginer vraiment de fin. On peut lister facilement à condition bien sur de vouloir se donner la peine toutes ces questions qui ne nous viennent, non pas spontanément,mais juste parce que le professeur, par un mot ou deux, nous conduit ainsi à nous questionner. Quel est le debut, la fin d’un trait comme s’il se parlait a haute voix…Ou encore on peut réduire encore plus le champs de la question en écoutant une autre formulation. Comment commencer à dessiner un trait. Est-ce ce qu’on part d’un geste net du point de contact du crayon avec la feuille dans une direction pour que le trait soit comme une fuite éperdue, une fuite hors du point. Ou bien ne vaut-il pas mieux d’être circonspect, voire d’effectuer un imperceptible mouvement vers l’arrière du point de contact avant de sentir dans la main, le poignet, l’épaule, le corps tout entier une volonté de mouvement qui entraînera le trait à suivre -en toute autonomie, on peut aussi le penser, son petit bonhomme de chemin. Si on s’interroge avant d’effectuer ce tout premier trait sur sa nature de trait, conviendrait il qu’il soit de la même intensité sur toute la continuité de son parcours ou au contraire ne pourrait on pas imaginer qu’il puisse procurer une sensation de sensibilité, qui le transformerait ainsi à notre image, en être vivant. Ne peut-on imaginer qu’il en aille des traits comme de toutes choses. Qu’ils puissent être des être vivants ou morts. On comprend assez vite ainsi qu’il y a un véritable travail à effectuer sur soi-même avant même de s’emparer d’une feuille, d’un crayon, et dessiner un trait. Il faut faire le tour de la question.Observer surtout ce que déclenche une phrase aussi simple en apparence. Dessiner un trait. Certains parmi nous pensent tout de suite comprendre ce qu’il faut faire et ils dessinent un trait comme ils ont toujours eut l’habitude de dessiner un trait. Facile se disent ils. Puis ils relèvent la tête et sont étonnés d’être seul à avoir terminé alors que nous n’avons pas commencé, parce que nous pressentons que si le professeur nous demande de faire un trait ce ne sera, cela ne pourra être jamais aussi simple qu’on l’imagine. Nous commençons à connaître la musique depuis le temps que nous venons peindre ici. Les nouveaux venus tombent systématiquement dans le panneau. Ils prennent la consigne à la lettre, on leur demande de dessiner un trait , ils dessinent ce trait puis relèvent la tête en disant c’est donc tout, c’est juste ça… régulièrement nous en voyons se lever, ranger leur matériel puis s’excuser. Désolé je crois que ce cours, ce stage ne me convient pas, quand ils daignent toutefois se confondre un peu en excuses car nous en avons aussi vu qui, sans un mot, prennent la porte, on ne les revoit jamais. Comment pourrait-on leur en vouloir, car même si le professeur est bienveillant, qu’ il plaisante, qu’il crée souvent des digressions, entraînant ainsi notre attention sur tel ou tel point qui ne semble avoir aucun lien avec l’exercice en cours, nous savons désormais rester vigilants, derrière l’apparence débonnaire, décontractée de son enseignement il y a un plan. Un plan qui d’ailleurs s’effectue en dehors de sa volonté de professeur, avec le temps nous avons finit par comprendre qu’il improvise son plan à chaque instant. Une idée nait, qui en crée plusieurs autres, toute une arborescence se mettant ainsi en place selon la durée du cours ou du stage. On pourrait facilement imaginer cet atelier de peinture comme une ville en construction perpetuelle…Cela aussi peut effrayer quand on y pense. Jour 36 contrainte :Il s’agit de traverser un cimetière (réel, imaginaire ou symbolique), et d’y faire parler les morts ou de leur adresser la parole, dans la veine de La mastication des morts de Kermann ou du Discours aux animaux de Novarina. Le vent est tombé. Sous les pieds, l’herbe craque, sèche, sans doute un rivage. L’eau clapote doucement, pas un oiseau, juste ce bruissement hypnotique. Le ciel hésite encore entre jour et nuit. L’île — une esquisse d’ombre dans le bleu marine — flotte au loin comme un souvenir qui tarde à revenir. À ma gauche, des silhouettes en suspens. Leur profil, découpé dans une lumière presque liturgique, ne dit rien. Böcklin, Giger, Courbet — chacun figé, chacun à sa place, comme dans un musée sans murs. Plus loin, Zademack, mains jointes derrière le dos, mal à l’aise. La barque n’est pas encore là. C’est Dali qui se retourne, cligne de l’œil, sort sa montre. Une montre à gousset molle, comme il se doit. Les minutes dégoulinent entre ses doigts et tombent, muettes, sur l’herbe. Il se penche, confidentiel : -- Zademack. Un imposteur. C’est lui qu’il faut interroger pour savoir l’heure d’arrivée du passeur. Zademack soupire. Il murmure : "La barque ne viendra que lorsque nous serons tous là." Alors les langues se délient. Un jeu : raconter ce que le Grand Khan aurait demandé juste avant l’oubli. Une question sur les villes du futur. Réponses : horizontales, verticales, circulaires, tentaculaires. Une cacophonie joyeuse de visions. Le Khan, sans ses atours, reste muet, désarmé. Et puis — le bruit discret des rames. On s’attendait à une barque. C’est une arche. Monumentale. Sur le pont, le passeur. Silhouette coupée net contre le ciel. Silence. Des trappes s’ouvrent. Des fantômes en sortent, en ordre. Tablettes, stylets. En rang par deux. -- Ton nom. Et ça grave. Toc toc. Tac tac. Le bois des noms sur les tablettes. Courbet : "Courbet." On le fait attendre. Il grogne, mais reste. Tout le monde monte. Même Hitler. Un murmure d’effroi parcourt l’équipage. Personne ne conteste. Trop tard. L’île approche. Les cyprès grandissent. Ils ne sont plus végétaux. Ce sont des tours, des organismes. Muscles, veines, matière étrange et vivante. Et ces ombres — encore — glissant entre les parois. La nuit tombe d’un coup, comme une trappe. Seule la masse noire des cyprès reste visible. Aspirant tout. Les siècles. Les hommes. Les couleurs. Et nous. Jour 37 contrainte :Il s’agit d’écrire à partir du mot pèlerinages, en laissant libre cours à ton imaginaire, en convoquant une mémoire littéraire, personnelle ou fictive — et peut-être, comme Flaubert à Combourg, faire l’expérience du décalage entre attente et réalité. Ville, ville multiple, éclatée — succession d’avenues, de carrefours, de vertiges. Une rotation rapide, une centrifugeuse où les repères se perdent, se brouillent. Et pourtant, en son cœur, un point fixe. Un centre silencieux. C’est là que ça bat. Le lieu du retour. Pas un lieu marqué, ni même remarquable. Un abri, un creux, un nid. Brindilles, boue, paille — à peine plus que rien. Une racine, un tubercule, un fruit de terre. Pas de monument. Pas d’adresse. Rien qu’un souffle, un besoin. On l’a quitté depuis longtemps ce lieu-là. Mais il revient. Ou plutôt, il attend. Comme nous l’attendons. Comme on attend une permission de rêver. Et le rêve, ici, ne s’invente pas : il se retrouve, par éclats. Par attention. C’est un exercice, oui. Un jeu. Mais aussi un pacte : celui de revenir, même si l’on sait qu’il n’y a plus rien. Même si les morts ne sont plus là. Même si la ville s’est effacée. Le rituel persiste. Car le corps se souvient du chemin. Marcher, écrire, chaque jour. Ne pas relire. Surtout ne pas relire. Car relire, c’est figer. Or, le pèlerinage, c’est le mouvement. L’effort d’aller. De retrouver ce qui fut une matrice. Un repli. Un bercement. Une enfance, peut-être. Ou un masque de soleil sculpté dans une pierre d’Avignon. Cette stèle. Vingt centimètres. Un visage ancien, un sourire de biais. Le centre exact de tout ce qu’on cherche. Pas un lieu. Une trace. Jour 38 contrainte : Écrire un texte en inventoriant les figures de la frontière, qu’elles soient géographiques, sociales, linguistiques ou symboliques — à la manière de Perec dans Espèces d’espaces, notamment ses trois dernières pages consacrées aux "frontières", pour explorer ce que ces lignes de séparation révèlent de nous, des autres, et de notre rapport à la ville. Au commencement, il y avait le souffle. Un souffle posé à la surface d’eaux informes, épaisses, sans reflets. Et la terre, dit-on, était tohou – chaos sans fin, hurlement sans écho. Dans les livres saints, on trouve trace de ce vide. Un cri dans le désert. Une solitude hurlante. Et déjà, une promesse d’habitation : il ne l’a pas créée tohou, disent-ils, mais pour y loger des êtres – à la prunelle fragile, balbutiants, rageurs. À partir de là, ça déborde. Frontières de la langue, bulles de peau, plis d’organes, zones d’ombre, recoins. Mémoire bordée d’oubli, sexe bordé de honte, courage bordé de trouille. La frontière : ligne, faille, morsure. À peine visible, parfois visible trop. En Suisse, elle serpente dans les vallées. Ailleurs, c’est un mur. Une idée. Une peur. Une balafre. Le territoire se construit dans le rejet. L’autre, toujours en trop. L’autre, toujours un peu trop là. Nid contre nid. Île contre île. Chaque terrier marqué, chaque trou numéroté. Les mots aussi : bord, marge, lisière. Cloison. Limite. Être à bout. Être borné. Être limité. Et toujours la même pulsion de cercle, de centre, de point fixe autour duquel danser, baver, s’étrangler. Alors viennent les rituels. Assiette à droite. Rond de serviette. Centre-ville. Centre du monde. Ma ville. Mon bar. Mon ascenseur. Mon drapeau. Ma haine. Et la guerre. Présenter armes. Former faisceau. À vos rangs. Gagner du terrain. Ou tomber dedans. Champ d’honneur. Champ de boue. Tranchée ou tombe. Toujours dans un ici gît. Tout est là : l’inventaire des noms, des choses, des races, des classes. Un dictionnaire de la séparation. Et pourtant, au loin, dans un flou tremblé, surgit parfois une ligne d’horizon. Mouvante. Incertaine. Un entre-deux-mondes. Peut-être une échappée. Mais pour l’instant, reste ce lexique. Reste ce chant brut, à bout de souffle. Une prière sans dieu. Un psaume pour une apocalypse qui ne dit pas son nom. Jour 39 contrainte : Évoquer un souvenir d’enfance en ville, à la manière de Walter Benjamin, comme un retour sensoriel et lacunaire où les objets, lieux et gestes deviennent les dépositaires d’une mémoire fragmentaire. Ce que je cherche, c’est l’image d’un départ. Pas une image que j’ai vue, pas une image que je retrouverais dans un album, mais celle, déformée, presque effacée, d’un départ vécu. Quelque chose d’imprécis, de flou comme un rai de lumière sous une porte entrebâillée, dans le noir d’une pièce qu’on refuse à l’enfant mais où il sait, sans le savoir encore, que le monde s’apprête à basculer. Départ donc, mais aussi retour, car toute énigme d’enfance se boucle, tôt ou tard, sur un retour – même illusoire. Il y avait dans mon enfance une chambre blanche, haut perchée, au septième étage d’un immeuble de la rue Jobbé-Duval. Rien d’exceptionnel. Un appartement parisien avec ses moulures, ses couloirs, ses placards. Mais un centre secret, un foyer de silence : la table de la salle à manger. Refuge parfait. On y rampait, s’y installait, dos contre les lattes du parquet, les yeux sur les pieds sculptés. De là, tout devenait décalé, filtré, autre. On écoutait, surtout : les voix, les bruits de couverts, les silences, les tensions suspendues à chaque tranche de pain. La boulangerie, justement, était à l’angle de la rue Jobbé-Duval et de la rue des Morillons. On y allait pour le pain, bien sûr, mais pas seulement. J’y allais pour ces cornets de papier journal que tendait parfois le boulanger à l’enfant. On les froissait, les défroissait avec lenteur. Dedans : un bonbon, un petit jouet. Une surprise pauvre, mais inépuisable. Il ne me reste rien de ces objets. Mais l’acte, lui, est resté, comme une énigme. Et toujours ce retour – celui du père, celui du couteau qui tranche le pain, celui des gestes mille fois répétés. Le couteau à dents, le billot raclé, les insultes parfois, les cris : mais tout cela fondu dans une même attente. Il y avait du sacré dans ce pain, dans ce tranchage du pain, dans ce bruit qui résonnait longtemps, comme un écho de sabre. Dehors, sur le trottoir, d’immenses bobines de métal traînaient. Bobines de câbles oubliées là, monstres de bois et de fer, sur lesquelles on montait comme sur des chevaux. On les retrouvait un peu plus loin, vers la place de la Convention. Le manège, les chevaux de bois, la barre à tenir, la Tour Eiffel qu’on voyait parfois entre les immeubles. Tout un circuit mental s’établissait, un circuit d’images, de traces, de répétitions. La théière dans le buffet vitré. Venue de Siam ou de Corée, disait-on. Offerte, affirmait la grand-mère, par le père, pour un anniversaire. Elle brillait, elle fascinait. Mystère d’un pays lointain, d’un homme lointain. On savait peu de choses de ce père. Qu’il avait fait la guerre. Qu’il avait été là, puis plus là. Qu’il était comme un tueur à gages, une ombre, une figure de film noir. Peut-être exagérait-on, peut-être pas. Et toujours, au cœur de tout cela : la langue. Ou plutôt, le refus de la langue. Le sentiment qu’on parlait une langue étrangère, qu’on avait choisi de ne pas s’y fondre. Avoir le diable dans la peau, disaient-ils. Une forme d’opposition radicale, née avant même le langage, comme une force contraire. Un enfant prématuré, en couveuse, recevant une langue étrange, autre, maternelle mais dissociée. Tout est là. Ces départs et ces retours, ces figures enfouies, ces objets persistants, ces mots qui résonnent encore dans le vide. Il ne s’agit pas de reconstituer l’enfance, mais d’accepter ce qui s’en élève, par bribes, par fantômes. D’en faire, comme Benjamin, une cartographie secrète. Un atlas urbain et mental, où chaque détail – un pain tranché, une bobine, une nappe, une théière – devient territoire. Et où l’on revient, encore et encore, pour ne rien conclure, mais pour entendre, à travers la faille du souvenir, la ville et l’enfance respirer ensemble. Jour 40 contrainte : écrire un texte de synthèse ou une table des matières personnelle en t’inspirant de Walter Benjamin (Paris, capitale du XIXe siècle) ou Kenneth Goldsmith (New York, capitale du XXe siècle), et en t’appuyant sur les 39 textes précédents comme autant de fragments à relier dans une arborescence ou un projet. Il y a toujours, dans l’écriture, une visée oblique, un angle d’entrée qui refuse la frontalité. On avance de biais, comme une flèche arrachée à un carquois muet. Ce qui est visé n’est jamais tout à fait là, mais on soupçonne un battement, un secret, quelque part dans la forme. Langue d’épicier, langue de comptable. Il faudrait traverser cette langue-là. L’effilocher, comme on déchire un vieux bas de soie, pour atteindre l’autre. Celle d’avant. Celle d’après. Celle du doute. Car l’enjeu, on le sent, n’est pas de dire mais de poser la question juste, ou mieux : de laisser la question prendre forme, à défaut de réponse. Est-ce une histoire d’enfance ? Pas vraiment. L’enfance arrive plus tard, à la tangente. Par une bande, comme au billard français. Ce n’est pas le souvenir mais le choc de la bille blanche. On aurait dit d’un enfant possédé. Le diable dans la peau, disait la grand-mère. Un mot de superstition pour dire la fêlure d’un refus originel : celui du langage reçu, hérité, commun. Une volonté ancienne, souterraine, de ne pas parler la langue qu’on lui tend. De ronger la main, plutôt. Et puis l’incubateur. La couveuse. Le langage des blouses, des femmes de ménage, des machines. Langue première, déjà étrangère. Le retour, ensuite. Appartement du quinzième, rue Jobbé-Duval. Le silence. Le regard de la mère, belle, distante. Elle a vingt-quatre ans. Le père est une ombre, un tueur à gages, un homme de Corée. Mais ne pas s’égarer. Le secret est ailleurs. Peut-être dans un mot : boulangerie. Un mot banal, mais dans sa prononciation même, une faille. Quelque chose glisse. Les miches, les boules, le couteau à dents, la tension du geste. Une scène primitive ? Peut-être. Et cette scène revient : cornets de papier journal, bonbons cachés. Une attente. Une dissimulation. Une langue enrobée de sucre. Trop douce. Dangereuse. Les objets s’animent : bobines géantes, billots raclés, balances faussement justes. Le monde est un inventaire de traces, de vestiges d’un savoir d’avant les mots. Le couteau sait. Le bois sait. Le tapis sait. Le sous de la table sait. Et la théière du Siam. Cadeau du père, dit la grand-mère. Encore un écran. Un faux souvenir. Le réel ne tient qu’à un fil, et ce fil est de fer. Comme la Tour Eiffel, comme les outils, comme le mot "faire". On aurait pu devenir chaudronnier. Ou bien poète. C’est la même chose, sans doute. On gratte le billot jusqu’à l’os du sens. Et ce qu’on cherche, au fond, c’est peut-être seulement : un peu de lumière entre les mots, une surprise au creux d’un mot commun, une vérité au fond du creux d’un cornet de papier. sommaire : Jour 1 · Jour 2 · Jour 3 · Jour 4 · Jour 5 · Jour 6 · Jour 7 · Jour 8 · Jour 9 · Jour 10 · Jour 11 · Jour 12 · Jour 13 · Jour 14 · Jour 15 · Jour 16 · Jour 17 · Jour 18 · Jour 19 · Jour 20 · Jour 21 · Jour 22 · Jour 23 · Jour 24 · Jour 25 · Jour 26 · Jour 27 · Jour 28 · Jour 29 · Jour 30 · Jour 31 · Jour 32 · Jour 33 · Jour 34 · Jour 35 · Jour 36 · Jour 37 · Jour 38 · Jour 39 · Jour 40|couper{180}

Ateliers d’écriture

Carnets | LVME

LVME ( La Vie Mode D’emploi )

01 Il est 8 heures. Je ne vis tous ces gens ensemble qu’une seule fois, dans le nouveau cimetière de V. Ils étaient là, réunis d’abord à l’église, puis les voici à nouveau, tout autour du caveau. Même monsieur Pauvre Type est là. La seule absente est N., elle n’est pas venue, sans doute parce que c’est un jour de semaine ; elle a commencé ses études à M. Peut-être qu’elle ne sait pas, peut-être qu’elle en a entendu parler, peut-être pas. Sa sœur non plus n’est pas là . Mais pour B., je comprends mieux. C’est dans l’ordre des choses. Il était 8 heures. Je reviens régulièrement à V. quand je pense à l’époque de mon adolescence. J’y suis retourné plusieurs fois depuis que la ferme de mes grands-parents a été vendue, et pour une somme si ridicule que j’en ai longtemps voulu à mes parents de ne lui avoir pas accordée une plus grande importance. C’était un point de repère réel qui, après la vente, après la disparition des grands-parents, quand les lieux se sont vidés de tous leurs meubles, leur linge, leurs bibelots, s’enfonce depuis lors lentement dans le néant, tout comme eux, tout comme moi. Ce sera 8 heures. La maison de Madame B. Ce n’est plus tout à fait une ferme, bien qu’il y ait encore une grange, des dépendances attenantes à celle-ci. Un rideau constitué de bouchons multicolores de bouteilles d’eau qu’il faut pousser pour entrer dans la maison. Non pas pousser, ce n’est pas ça, balayer de la main. Il faut balayer cette frontière de bouchons en plastique pour retrouver l’intérieur de la maison. L’obscurité de cette pièce dans laquelle on pénètre l’été, il y a tant de lumière au-dehors qu’on a la sensation de s’enfoncer dans cette obscurité comme dans une caverne, une grotte. Il y fait plus frais. À l’intérieur, le bruit d’une grande horloge ponctue le silence, l’ennui. On y est bien, au calme. Madame B. a des joues roses, elle pète la forme dit mon grand-père, à plus de 70 ans c’est une nature. Il est encore 8 heures. Plus loin, la ferme de Monsieur Pauvre Type, c’est le nom que lui donne mon grand-père. Et pas que lui. La silhouette de la maison se découpe sur le fond d’un ciel orangé, le pêcher devant la maison, les oiseaux piaillent dans l’arbre. Il y a un nid de merles dans l’arbre, dans le pêcher, ils viennent de naître dans mon souvenir. Monsieur Pauvre Type les saisit l’un après l’autre et leur cogne le crâne sur la margelle du puits. Il était presque 8 heures. La ferme des D. On y parvient le soir, au crépuscule. Les bêtes sont rentrées dans la grange, Madame D. est là près d’elles, assise sur un tabouret, en train de traire. Je ne sais plus si les vaches ont un nom, j’aimerais que oui, j’aimerais tant, pour que ça colle à mon souvenir et à l’odeur de cette grange, que les vaches ne soient pas que des bêtes mais qu’elles portent un nom qui leur appartiennent à chacune. Et que Madame D., lorsqu’elle presse leurs mamelles, leur pis, dise quelque chose comme le nom de la bête, qu’elle s’adresse à elle en la trayant. Quelque chose comme « — aller à toi ma Rose ou ma marguerite c’est à ton tour » et d’entendre pisser le lait dans le seau de fer relève jusqu’à la candeur la générosité de l’événement y a pas à dire. Il est 8 heures encore une fois. Au loin, sur la route d’Epineuil, à moins que ce ne soit celle de Saint-Amant, se dresse l’étonnante apparition d’un château et son vaste domaine. L’odeur de l’essence de la mobylette flotte dans l’air et se mélange à celle des cheveux de N. Tout est irréel bien sûr, je n’ai pas encore lu le livre d’Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes. Plus tard, le château décrit sera celui-ci, exactement celui-ci, au loin, dans la chaleur qui tremble en s’élevant du goudron, sur la route d’Epineuil ou celle de Saint-Amant, ne sais plus très bien. 02 (Un espace vide. Une lumière froide éclaire des ombres indéfinies. Par instants, une ombre massive s’impose, évoquant la silhouette d’un château. Les voix se succèdent, parfois se chevauchent. Elles apparaissent comme des entités autonomes. Pas de corps visibles, sauf pour l’ENFANT et le RECTEUR G., qui entrent et sortent de l’espace à leur rythme.) LE CHÂTEAU (Voix grave, lente, résonnante.) Je suis ici depuis toujours. Pierre sur pierre, mémoire sur mémoire. Ils passent. Je reste. Je les observe sans bouger, et je les dévore. LE PARC (Voix mouvante, éparpillée, presque mélodique.) Je frémis ! Je murmure ! Je m’étire dans le vent ! Ils courent ! Ils chutent ! Ils m’arrachent des feuilles, et je les rends toujours. Franchis-moi, si tu oses ! L’ENFANT (Entrée en courant. Voix vive mais hésitante.) C’est ici ! C’est ici qu’ils sont morts. Et pourtant, c’est ici qu’on joue. Pourquoi les murs nous regardent ? Pourquoi les pierres respirent ? Je cours, je cours, mais les arbres sont si grands, et derrière eux, il y a… il y a… LA LIMITE (Un murmure qui surgit, coupant l’ENFANT. Elle parle par fragments, comme une pensée qui traverse l’esprit.) Ne viens pas. Viens. Tu vois la ligne ? Non, tu ne la vois pas. Viens quand même. Tu veux me toucher ? Tu veux me briser ? Viens ! Mais laisse tout derrière toi. (Murmure plus fort, comme une incantation.) Les os. Les corps. Les ombres. Les rires. LE RECTEUR G. (Entrée brusque. Il parle avec une rigidité presque mécanique, ses mots tombent comme des pierres.) Silence. Les règles ne bougent pas. La prière avant tout. Le parc est interdit. (Le regard fixe, vers l’ENFANT.) Tu crois pouvoir courir ? Franchir ? Mais les pierres te regardent. Elles te regardent. UN PRÊTRE (Voix monocorde, détachée, presque sans vie.) Les enfants grattent les murs. Ils cherchent des secrets dans les fissures. Mais il n’y a que du vide. Du vide et des souvenirs qui ne leur appartiennent pas. (Pause.) Nous avons survécu, mais nous ne vivons pas. Nous gardons ce qui ne peut être gardé. Nous reconstruisons, chaque matin, le château qui s’écroule. L’ENFANT (Regardant le RECTEUR G., mais s’adressant au public.) Pourquoi est-il si grand ? Ou bien… suis-je si petit ? (Se tournant vers les ombres du parc.) Les prêtres disent que c’est interdit, mais c’est pour ça qu’on y va. On y court, on y tombe, et parfois, on n’en revient pas. LA LIMITE (Toujours murmurante, mais plus insistante. Elle semble répondre à l’ENFANT.) Tu crois franchir ? Tu crois passer ? Mais je suis partout. Au bord de ton regard. Au fond de tes rêves. (Elle rit, d’un rire fragmenté.) Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Parce que je te défie. LE RECTEUR G. (Fermement, avec colère.) Retourne en arrière ! (À l’ENFANT, mais aussi à lui-même.) Tu ne vois pas ? Ces ombres t’engloutissent ! Elles t’appellent, mais elles te briseront. Elles m’ont brisé. (Se reprend brusquement.) Silence. Discipline. LE CHÂTEAU (Reprenant, lentement, comme une sentence.) Ils sont tous passés. Tous ont cru franchir, mais ils sont restés ici, en moi. (Le ton se fait presque mélancolique.) Je suis pierre. Je suis mémoire. Je garde tout, même ce qu’ils veulent oublier. (Plus bas, presque inaudible.) Les enfants courent. Les prêtres prient. Mais moi, je veille. Toujours. LE PARC (Avec un souffle léger, comme un écho.) Cours, enfant. Cours ! Les limites n’existent pas. Ou peut-être que si. Mais tu ne le sauras qu’après les avoir franchies. L’ENFANT (S’arrêtant, hésitant à franchir une ligne invisible.) Je vois les limites. Je ne vois rien. (Se tournant vers le public, en chuchotant.) Et si ce n’étaient pas elles qui me retenaient ? Et si c’était moi ? (L’ENFANT tend une main vers un point invisible, mais n’avance pas. Un long silence s’installe. Les lumières s’éteignent progressivement, laissant le murmure de LA LIMITE résonner dans le noir.) 03 Refrain absurde Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe ! Les fourchettes trottent, les assiettes chantent, Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! » Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons. Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues. Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs. Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes, Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes. Refrain absurde Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit ! La louche s’égoutte et la poêle applaudit. Frappe la table et chante les restes ! Matières premières Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge. Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent. Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés. Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim. Refrain absurde Oignons au plafond, carottes en prière, Haricots qui rient et navets qui se perdent ! Les miettes courent et le pain fait des bonds ! Épices et condiments Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli. Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance. Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus. Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde. Refrain absurde Sel qui danse, poivre qui tousse ! La muscade s’échappe et le vinaigre siffle. Coups de louche, tambour des casseroles ! Couverts Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus. Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin. Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées. Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts. Refrain absurde Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse ! Couteaux bavards et louches timides ! Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent ! Recettes Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie : Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes. Riz collé, riz sauté, riz brûlé. Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain. Refrain absurde La soupe rigole, le riz rougit ! Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! » Et l’omelette s’étale, sans fin ni début. Convives Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière, les assiettes se tendent vers les mêmes noms : L’Innommable à Pieds Nus, Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie, Faim-Noire, Gorge-Fermée, Petit-Poing-Dans-La-Poche. Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à : Grande-Larme-Coulante, La Vieille-Échine, Nez-Coupé, Lèvres-Blanches, Silence-Des-Deux-Jours. Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées. Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés. Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit : la louche, le ragoût, la soupe encore chaude. Refrain absurde Mains tendues, bouches ouvertes, La faim crie, les assiettes chantent, Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! » Chorale de fin Dans cette cantine aux casseroles cabossées, chaque gamelle n’a pas de pot. Chaque couteau trace un cercle. Chaque assiette trépigne. Chaque nom, chaque corps, chaque bouche : un refrain acide , un écho qui reste, une note de soupe Knorr éternue dans le silence du soir. 04 Un mur. Blanc. Vide. Rien à dire d’autre. Peut-être lisse. Peut-être pas. Je ne vais pas vérifier. Pas aujourd’hui. Il y a un sol. Un mur, un sol, un angle droit. Tout ce qu’il faut. Ni plus, ni moins. La perfection. Ou l’ennui. Quelle différence. Il y a un clou. Ah. Oui. Un clou. Planté dans le mur Est. Pas au centre. Légèrement à droite. Ou peut-être pas. Je ne sais plus. En tout cas, il n’est pas droit. Pas tout à fait. Un clou de travers. C’est déjà quelque chose. Qu’est-ce qu’il fait là ? Ce clou. Rien. Rien du tout. Il attend. Comme moi. C’est peut-être ça, son utilité. Attendre. Et il le fait bien. Mieux que moi. Moi, je bouge encore. Il ne soutient rien. C’est sûr. Rien à porter, rien à retenir. Et pourtant, il est là. Une tête arrondie, plantée dans la chair du mur. Une tête qui brille faiblement. Un éclat. Pas de quoi se vanter. Pas très loin, il y a une mouche. Une mouche. Oui. Une petite chose noire qui marche. À la verticale. Sur le mur. Sur son mur. Ce mur qui est tout pour elle. Elle marche. Lentement. Toujours lentement. Une patte, puis une autre, puis une autre. Elle monte. Elle s’arrête. Elle repart. Elle descend. Elle ne va nulle part. Parfois, elle tourne. Un cercle imparfait. Une arabesque mal foutue. On pourrait croire qu’elle danse. Mais non. C’est une mouche. Les mouches ne dansent pas. Je la regarde. Je ne peux pas m’en empêcher. Ses petites pattes. Ses petites ventouses. Comment font-elles ? Elles défient la gravité. Moi, je m’y accroche. Elle, non. Elle s’en fout. Elle est au-dessus de ça. Elle est presque au-dessus du clou. Mais pas tout à fait. Elle ne le touche pas. Elle ne le voit pas. Le clou ne l’intéresse pas. Elle a raison. Pourquoi s’intéresserait-elle à un clou ? Pourquoi moi, d’ailleurs ? Il y a une fenêtre. Percée dans le mur nord. Une fenêtre carrée, ou rectangulaire, je ne sais plus. Une fenêtre, quoi. Par laquelle une lumière entre. Oblique. Toujours oblique. Une lumière qui glisse. Sur le mur. Sur le sol. Elle avance lentement. Presque pas. Mais assez pour qu’on sache qu’elle avance. Si on la regarde assez longtemps. Mais qui fait ça ? Qui reste là à regarder la lumière bouger ? Le sol est gelé. Le froid passe à travers les chaussures. Il remonte. Pieds. Chevilles. Genoux. Corps. Voilà ce qu’il fait, le froid. Il monte, doucement, mais sûrement. Il s’installe. Pas besoin de l’inviter. Je regarde le clou. Je regarde la mouche. La lumière. Le froid. Et voilà. Il y a un mur, et il y a un sol. Ensemble, ils forment un angle de quatre-vingt-dix degrés. Cette image se répète, inlassablement, quatre fois, dans chaque coin de la pièce. L’angle droit est toujours le même, entre le sol et chacun des murs. Mais si l’on lève les yeux, cette géométrie s’inverse : les angles de quatre-vingt-dix degrés se déploient entre le plafond et les murs, orientés cette fois vers le bas. Il y a un bas, et il y a un haut. Du moins, c’est ainsi que nous le concevons. Il y a une sorte d’uniformité qui règne sur le sol, sur chaque mur, et au plafond. Une uniformité voulue, pensée pour effacer les différences. Une surface homogène, sans reliefs marqués, qui insiste sur elle-même, comme pour mieux affirmer sa qualité de surface. Rien ne doit détourner l’attention de cette continuité lisse et sans aspérité. Il y a une tache. Une tache qui interrompt cette neutralité . Elle n’est pas qu’une tache : elle attire l’oeil. Elle devient un événement dans ce vide uniforme. De la même manière, il y a un clou. Planté dans le mur, il n’est pas qu’un clou. Il transforme l’espace. Il suggère l’idée d’un usage, d’un manque, d’un objet absent qu’il aurait pu soutenir. Ce clou, ce n’est pas juste du métal dans la surface ; c’est un point d’accroche, une possibilité de pivot autour duquel le mur cesse d’être simplement un mur. Il y a peut-être une veste parfois accrochée à ce clou. Une casquette, un bonnet, un béret. Il y a l’imagination et le souvenir se partageant toutes les idées possibles jusqu’à l’épuisement. A la fin il y a la même chose qu’au début. Il y a un clou planté dans ce mur Est. il ya un léger mouvement périphérique. Dans celle de l’oeil fatigué de voir le clou. Il y a une mouche. Une mouche qui marche à la verticale, sur l’un des quatre murs. Pas très loin du clou. On aurait pu la prendre pour un autre clou. Vite fait. Mais la mouche ne reste pas en place. Pour elle, le haut et le bas n’existent pas comme pour nous. Ses petites ventouses au bout des pattes défient l’ idée de la gravité, de l’ordre des choses. Ce que nous appelons bas, haut, ou même sol, perd tout son sens dans sa perception. Cette mouche, insignifiante en apparence, bouleverse le sens commun. Qu’elle est agaçante cette mouche. Ce que nous, humains—et peut-être même les mammifères en général—avons l’habitude de penser, de dire, de notre place dans l’espace. Elle énerve. Elle déforme l’évidence de notre monde droit et structuré, révélant à quel point le haut et le bas sont des notions relatives, fragiles, probablement arbitraires. Il y a une fenêtre dans le mur nord de la pièce. Il y a un paysage que l’on peut observer. Il y a un paysage sur lequel l’oeil peut se poser pour se donner un instant l’impression de s’évader de la pièce. Il y a un dehors. Il y a un dedans. Il y a une frontière matérialisée par le mur nord. Il y a une projection de lumière oblique sur le sol, il y a là aussi un angle à calculer. Il y a la question de savoir le calculer car cet angle ne cesse de se métamorphoser. Il y a une durée durant laquelle on peut s’amuser à chercher une solution. Il y a une durée dont on peut profiter pour s’évader dans une série interminable de questions sans réponse. Il y a le sol gelé. Il y a les pieds posés à plat sur le sol gelé. Il y a cette sensation de froid qui arrive au travers de la semelle de la chaussure et qui progressivement monte aux chevilles aux mollets, au corps tout entier. Il y a ce mur, l’un des quatre. Pourquoi ce mur ci et pas ce mur là. Et il y a un sol. Ce ne sera pas un fa ni un do pas un fado, pas cette fois. Un sol et un mur il était une fois font toujours un angle droit. Il y a quatre murs, un sol, un plafond, c’est ce que l’on appelle une pièce, une salle, un lieu, un espace, un volume — Ce volume mazette quel formidable potence ciel ! Et puis oh mystère, que voyons nous là fiché dans la paroi nord ( il ne faut pas perdre le nord de vue) un clou. Un clou tordu comme un cigare tordu, un clou éteint, mais probablement en acier. Il en acier des ronds de chapeau ce vieux clou avant qu’oncque ne le visse. Et puis il y a le froid qui monte du sol, comme quelque chose d’hostile mais de nécessaire pour frapper la plante des pieds, se souvenir que nous sommes là pas ailleurs. Utilité des choses hostiles. Et des semelles trop fines. Tiens il y a une mouche. Nécessaire aussi pour oublier le froid qui monte depuis le centre de la terre jusqu’aux os à travers les chaussures bon marché. Une mouche avec au bout de ses pattes de mouche un genre de ventouse. Ne dites donc rien sur le genre dit une voix assexuée. Comment sait-on qu’une voix est assexuée d’ailleurs. J’ai le nez qui coule donc je me mouche. Il vaut mieux se concentrer sur le paysage. Sur la découpe de lumières ou d’ombres mouvantes, ça va ça vient, des grands arbres devant la fenêtre et qui se projettent à l’oblique sur le sol de la classe. 05 Rêve mathématique ; équation d’apparence simple, trop simple. Peut-être un début de grippe ou de rhume. Le mot « kaléidoscope ». Des images de fleurs arrangées en rond et un bruit de lamelles métalliques lorsque l’image change, ce qui renvoie à ces motifs de la tapisserie. Mais où et quand ? Impossible de le dire sans commettre d’erreur. Marcher sur le haut du mur, au fond d’un jardin, pour récolter des cerises. (Des queues de cerises aigres et acides dans le goût, et les taches violacées : le dessin d’un Bucéphale aux yeux noirs, effrayé.) La déformation d’une ligne d’horizon sur la rotondité d’un œil équin. Le soir tombe. Des fleurs de pissenlit s’élèvent, les ombres progressent, les blés sont fauchés. Dans le bleu du noir de l’aile d’un corbeau, une légère pointe de rouge carmin : un opéra de Bizet, une chemise blanche qu’on arrache avec violence pour mettre en évidence un cœur à assassiner. Une Micheline peinte en blanc et rouge. L’odeur des cheveux mouillés, les couinements des culs posés sur la moleskine, le claquement des portières. Le roulis des mondes, et mon visage renvoyé par le reflet commun qui défile. Des scènes de la ville de nuit, au temps des brumes et des éclairages au gaz ou au benzène. Le temps des chapeaux mous et des bas de nylon, la Seine et ses reflets changeants comme un décor sans cesse renouvelé. Kaléidoscope. — Vous ai-je déjà dit que je suis de Saint-Pourçain-sur-Sioule ? — demanda la dame, pour dire quelque chose à l’autre dame en face. Cela fait penser aux nappes Vichy, à ces carreaux blancs et rouges, à ce petit bouquet posé au centre de la table, généralement carrée, dans ce restaurant près de l’Allée des Soupirs. Doucement, il ne faut pas faire de bruit, ne pas se faire repérer, soulever lentement les feuilles pour avoir une chance de ne pas les rater. La sixième corde de la guitare peine toujours à s’accorder ; chanterelle et cèpes dans la propriété privée. Gare au garde-champêtre ! La loi, omniprésente, chapeau mou sur les sourcils, guette le faux-pas. Faut pas ci, faut pas ça. À Passy, cela me ramène à une chanson de Béranger, et, si l’on insiste un tout petit peu plus, à un pont : un pont jeté par-dessus le fleuve, large à cet endroit. Les beaux quartiers. La clarté, celle qu’on nous a de tout temps volée. De ce pont et de ce pas, on se jetterait dans les reflets du ciel courant sur la surface glacée. Mais les rambardes, les parapets ne sont pas faits pour les chiens. Le coussin du chien se trouve au bout du canapé : il a sa place, il trône. Impossible d’en vouloir au chien. « C’est un concours de circonstances malheureux », dit-on en réchauffant un cognac dans la paume d’une grosse main. Odeur de cigare, forte, écœurante. Un vieux cigare tordu, lacanien ou freudien. Il faut toujours que le nain sorte du jardin pour faire son malin. Je tourne encore une page. J’aimerais bien revoir les lieux dans leur ensemble, me tenir enfin dans une paisible équidistance. Tranquille, comme on dit : comment tu vas ? Tranquille. 06 1. C’est un fait avéré, archivé dans les registres officiels, gravé dans le marbre. Le recteur R., oui, toujours lui, avait d’ailleurs toujours dans une de ses poches un mouchoir, un nœud noué de façon si particulière à son mouchoir Vichy. Un nœud, un nœud petit mais si précis. Un comble pour un ancien déporté, mais la vie, la vie est ainsi, non ? Oui, un nœud, et tout cela pour s’en souvenir. Se souvenir de quoi, exactement ? C’est là toute la difficulté. À bon escient, disait-on. L’escient. L’escient. Enfin, qu’est-ce que l’escient ? Chez les romipètes, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça a été ? On ne sait pas. On ne sait plus. On n’a jamais su. Mais peut-être qu’on aurait dû l’inventer pour que ça soit plus commode. Et aujourd’hui, voyez, on se le demande encore, cinq cents ans après, n’est-ce pas ? Les mots flottent, ils flottent toujours. Et mille ans de plus ne suffiront pas. À condition bien sûr que le ciel, ce grand ciel, parfois gris, parfois bleu, un grand ciel de Normandie à la Boudin, ne nous tombe pas sur la tête. Un ciel lourd, toujours si lourd, comme un silence qui menace. Mais pas en Normandie, à l’Institution Saint-S. à Osny, près de Pontoise, vingt minutes de marche depuis la gare, on traverse la Viosne, un petit pont à la Monet, on y est. Mais il reste des gens, des braves gens, pour le craindre. Que le ciel au-dessus de Pontoise ou d’ailleurs tombe. Qui le craignent, oui. Ou qui font semblant. Et les dieux, oh, les dieux ! Les dieux sont là aussi, bien sûr. Ils sont tellement réels dans notre imagination. Ils regardent. Ils observent. Peut-être qu’ils rient. Ou peut-être qu’ils attendent. Mais quoi, au juste ? La vérité est qu’on ne le sait pas, on ne sait rien. Il faut se résoudre sur ce plan et tant d’autres encore à la seule médiocrité. C’est un fait. Voilà donc le moment venu, bonnes gens. Bonnes gens qui écoutez. Qui ne comprenez pas. Et moi non plus, après tout. Comment partir d’un fait avéré et s’égarer ? S’égarer, oui. Toujours s’égarer. Ou encore partir d’un point quelque part dans l’imaginaire et retrouver ce petit mouchoir Vichy, peut-être n’était-il seulement qu’à carreaux, on ne peut plus en être si longtemps après tout à fait sûr, pas tout à fait, même pas presque, comme de savoir si ce mouchoir était dans la poche d’une veste, d’un pantalon, dans la poche d’un ancien déporté. 2. Une chose était sûre, oui, sûre. Indiscutable. On ne pouvait pas dire le contraire. Non, on ne pouvait pas. Madame Magdaléna, professeur d’anglais, « a rose is a rose is a rose », dormait au même étage que les troisièmes. Ça, c’était certain. Au même étage, pas plus haut, pas plus bas. Toujours là, toujours au même endroit. Une petite chambre, une chambre minuscule. Deux mètres, trois mètres. Pas plus. Une cellule ? Peut-être. Oui, une cellule. Mais une chambre quand même. Un lit, une table, une chaise. Une armoire aussi. Pas grande, l’armoire. Une penderie à gauche, des étagères à droite. Tout était à sa place. Rien ne bougeait. Magdaléna ne bougeait pas non plus. Quel âge avait-elle ? Impossible de le savoir. On disait « la vieille Magdaléna ». On dit toujours une méchanceté quand on ne sait pas. Elle corrigeait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. De façon très british, sans s’énerver, sans même le moindre « oh my God ». Et aussi : « Oh guys, be gentle and kind to each other and if possible to me too. » C’était tordant. Toujours dans le même ordre. Comme nous nous le disions. Les jours passaient, mais ils ne changeaient pas. Pas ici. Pas à Saint-S. D’ailleurs, certains disaient qu’elle avait toujours été là. Toujours. Depuis quand, exactement ? Personne ne savait. Mais elle était là, c’était sûr. Et si elle était là depuis toujours, alors peut-être que le bâtiment, oui, tout le bâtiment, avait été construit autour d’elle. Autour d’elle. Une prison ? Non, pas une prison. On n’arrivait pas à l’imaginer prisonnière, plutôt nonne ou duègne. On avait bâti le dortoir tout autour d’elle, comme on fait des cathédrales autour de vieux os. Elle vieillissait. Lentement, presque en silence. Une ride, une autre. On ne les voyait pas vraiment. On ne voyait rien, à vrai dire. Mais elles étaient là. Elles arrivaient, doucement. Comme un vieux telex sur sa peau. Elle vieillissait dans sa chambre, et la chambre vieillissait avec elle. Tout restait pareil. Rien ne changeait. Pourtant, tout changeait. Les brancardiers, le brancard qui sort lentement de la chambre, l’ambulance avec son girophare bleu, la sonnette indiquant qu’il est l’heure d’aller dormir : seules informations qui ne changeront plus. 3. Mais l’inertie, l’inertie des murs n’arrête pas les rumeurs. Non, jamais. Elle les nourrit. Oui, elle les nourrit. L’hiver 1972. Revenons quelques mois à peine en arrière. Un hiver froid, un hiver long. Les troisièmes s’ennuyaient. Ils s’ennuyaient tellement. Certains ne savaient même pas encore à quel point ils s’ennuyaient. Rien à faire, rien à dire, rien à penser. Juste un peu de folie, si l’on veut, de tenter l’évasion dans les livres. Et encore. Difficile de se concentrer avec cette masse d’ennui à proximité. Et puis, quelqu’un a eu une idée. Une idée loufoque, une idée dingue, une idée drôle. Et la rumeur est née. Juste comme ça. Oui, juste comme ça. Une bonne dose d’ennui et juste une petite phrase lancée. Vous la voyez. Elle est là, elle est lancée. Une petite phrase, mais elle devient grande. Elle devient énorme. « Magdaléna et le recteur R. » ! Voilà ce qu’on a dit. On l’a dit une fois. Puis une deuxième. Et puis encore, et encore. Voilà comment une idée créée dans l’ennui devient une sorte de vérité. Magdaléna et R., oui, une histoire. Pas vraiment une histoire d’amour, non. Une histoire salace, bien sûr. Un genre de scandale. Une histoire qu’on a inventée, mais elle est devenue vraie. Parce que tout le monde l’a répétée. Parce qu’elle a dévalé les escaliers. Trois étages. Trois, comme les classes. Elle est descendue jusqu’aux quatrièmes. Puis aux cinquièmes. Puis encore plus bas. Jusqu’aux sixièmes. À chaque étage, la rumeur grossissait, s’étoffait. Elle prenait de la force. Un bruit. Puis un souffle. Puis une tempête. Personne n’a vu quoi que ce soit. Non, personne. Mais tout le monde savait. Tout le monde savait quelque chose. Parce que c’était évident. Évident, oui. « Je l’ai vu », disait-on. « Je l’ai entendu. » Mais ce n’était pas vrai. Ce n’était jamais vrai. La rumeur n’avait pas besoin de preuves. Elle n’avait besoin de rien. Juste d’être là. Juste d’être dite. Et Magdaléna ? Elle ne disait rien. Rien du tout. Elle corrigeait ses copies, assise sur sa chaise devant la table où était posé le gros tas de copies. Jamais elle n’avait eu dans le tiroir la moindre lettre enflammée ni même coquine, pas même un mouchoir Vichy ou à carreaux avec un petit nœud noué comme un pense-bête. Rien de tout ça. Elle vivait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. Et R. ? R. ajustait son mouchoir. Toujours ce mouchoir. Il nouait, il dénouait. Il nouait encore. Et il ne savait rien. Il ne savait pas, jusqu’au moment où lui aussi a vu les brancardiers sortir le brancard de l’ambulance un soir de novembre. Ils se dépêchaient car il faisait grand froid, les lumières du gyrophare inondaient de lueurs bleutées les façades extérieures du dortoir. Le pion fumait son clope sur le seuil avec son col de veste relevé. Le recteur R. s’était redressé et avait emprunté le grand escalier. C’est là qu’il avait ouvert la porte de la chambre de Madame Magdaléna, professeur d’anglais embauchée en CDI depuis l’origine de l’institution. « A rose is a rose is a rose », fanée désormais. Nevermore. Et tous les élèves en pyjama essayaient de voir alors qu’on ne cessait de dire : circulez, il n’y a rien à voir. 07 Aller hop ! Prenons l’hôtel au 35, rue des Poissonniers, Paris 18e. Trente ans plus tard, ils sont tous morts et enterrés, oubliés. Ce qui fait que, justement, cela devient un lieu mythique. La loge de la concierge, Madame De la Serpillière, est toujours là. Elle vit seule jusqu’au jugement dernier. Pas de chat, pas de chien. Deux canaris inséparables. Je pourrais lui flanquer un perroquet, c’est un cœur simple. Au premier étage, ce sont des voyageurs qui changent tout le temps. On pourrait les nommer Courandair, Vaquejtepousse, Kerouac, London, Miller. À gauche. Sur la droite, je ne me souviens plus. Monsieur Céline était-il de droite ? Il était juste gueulard, ça c’est sûr. Une fois sa porte fermée, il s’engueulait lui-même, très copieusement. Sinon, c’était un homme doux la plupart du temps, voire serviable, dans certaines limites toutefois. Mademoiselle Choublanc vivait au second étage, porte gauche. Elle n’avait pas d’âge, et sa vie n’était qu’une succession de naufrages. Voyageuse médicale, elle approvisionnait une bonne partie des locataires de l’hôtel en cachetons et en revues spécialisées sur le cancer, la prostate, le panaris et les régimes Seignalet. En face logeait un grand Noir, fort comme un Turc, qui bossait sur les chantiers de travaux publics comme grouillot. Un grouillot avec une belle tête de griot. Il s’appelait Akim, était marié, avait cinq enfants. Le dimanche, il faisait frire des sardines dans un faitout. Au troisième étage, il y avait des water-closets au fond du couloir. Juste en face de la porte de Madame Macmich, une veuve écossaise qui tirait le diable par la queue. Sa retraite était si maigre qu’une fois le terme payé, elle devait faire les fins de marchés. Elle s’entendait bien avec Jimmy, qui vivait à l’entresol, porte droite. Ensemble, ils chantaient du Bob Marley en buvant des Despés. Ça formait un couple insolite au début, mais au bout de six mois, on n’y pensait même plus. Après, au-dessus du 3ème l’escalier devenait plus étroit. On parvenait aux archives akashiques, lieu de mémoire de tous les ex-voyageurs ou habitants de cet hôtel. Peut-être même que ces lieux réunissaient tous les habitants de tous les hôtels de la ville. Et pourquoi pas de tous les hôtels de toutes les villes du monde. Des couches historiques à n’en plus finir, un véritable millefeuille. On pouvait y trouver pêle-mêle Ravaillac, quelques jours avant le passage du chariot d’Henri IV le queutard. La belle Sémiramis, déguisée en petite bonne bretonne, jouait à la coinche avec la marquise de Brinvilliers, femme de lettres et empoisonneuse, fraîchement extradée depuis Liège vers la Conciergerie.Un genre d’hôtel, d’ailleurs, où sévissait jadis la Justice, aveugle comme on le sait. Ronsard venu visiter les roses de Bagatelle, François Villon s’en revenant de Londres, très âgé et un peu désabusé. Le clown Grock partageant le boulet de canon du baron de Munchaussen. La petite Anne Franck en train d’écrire son journal intime, derrière la fenêtre de sa chambre on peut voir encore un géranium en fleur, et au-delà un Gracht avec de belles péniches colorées à Amsterdam. Quand on commence à voir on voit tant de choses. Surtout au présent. La solution est de se réfugier dans le passé, astuce connue des nostalgiques et des autruches. Il suffit donc d’écrire « on pouvait voir, on pouvait apercevoir » On pouvait aussi, sans grande peine, apercevoir des fumeurs d’opium et de haschich, allongés sur des lits une place. Ils n’ont pas de noms, ce sont des anonymes. C’est là, dans les volutes des pipes à eau et des narguilés, que se forment les noms de poètes célèbres comme Baudelaire, Nietzsche ou Pastoureau. Au bout de l’horizon du 3ème se dresse une autre porte, qui donne sur un lieu sans nom. Là vivent des personnages à venir. Ils sont les émanations des égouts des villes, grimpant par les conduits en plomb depuis l’abîme du temps vers la surface. Ils s’agrippent comme des cafards aux cloisons, mais se heurtent à un plafond de verre situé à la hauteur du troisième étage. Juste après, on ne sait pas ce qui advient. Peut-être qu’on ne le saura jamais. 08 Histoire du premier pas, où l’on verra tomber, tomber encore, retomber, et tomber à nouveau un petit garçon qui apprend à marcher. Histoire de l’enfant qui rêve de voler et qui, par une étrange torsion de l’esprit, finit par confondre « vol » et « vol ». Histoire de la petite fille qui voulait lancer un grappin, mais qui s’empêtra dans la corde. Histoire du champ à traverser dans la nuit pour aller chercher du lait à la ferme voisine. Histoire d’un vieil homme qui connaît tous les mots du dictionnaire par cœur, mais qui ne dit jamais rien. Histoire du vieux jardinier qui taille lentement un bâton de réglisse pour tenter d’apprivoiser un enfant en colère en lui racontant des salades. Histoire de l’homme qui s’en va pêcher loin de chez lui pour finalement se demander pourquoi il reste chez lui. Histoire de l’ami imaginaire qui s’efface de la mémoire en s’apercevant que tout le monde a, au fond, la même histoire. Histoire des pivoines, du bulbe, de la tonnelle, de l’arc, et du mot « éplucher », sans oublier celle de l’archer qui ne voulait jamais faire de mal à sa cible, mais qui faisait pire. Histoire de l’oseille qui ne pousse jamais très loin des salades. Histoire de la collection d’empreintes d’écorces pour conserver le souvenir des arbres. Histoire de l’homme qui tue les oiseaux parce qu’il ne peut pas voler. Histoire d’un matin d’hiver, de quelques gouttes de sang éparpillées sur la neige, et de l’atroce surprise d’aimer l’odeur de la poudre. Histoire de la violence qu’on ne veut pas voir en soi et qu’on ne cesse d’apercevoir chez les autres. Histoire de la découverte de l’autre comme étrangeté, et du semblable comme pire monstruosité. Histoire du tuyau d’évacuation sanitaire qui aspirait à devenir flûte de bambou. Histoire des révolutions qui tournent en rond, parce que c’est dans leur définition. Histoire du ridicule comme outil d’exploration du sérieux. Histoire torride qu’on se raconte en aparté pour économiser le chauffage. Histoire de la découverte du « rien » au cours d’une initiation à l’astronomie, avec un bel évanouissement à la clé. Histoire d’une impasse dont on trouve tout à fait par hasard l’issue. Histoire de ce qu’il se passe sur le pont qui enjambe le Cher, au-dessus des abattoirs, un jour de brouillard. Histoire d’un homme qui ne cesse jamais de raconter les mêmes histoires pour ne pas se risquer à en raconter d’autres. Histoire de Shéhérazade qui interrompt son récit pour faire durer à la fois l’envie de meurtre et le plaisir. 09 L’interphone est à gauche de la porte vitrée. Le sésame n’est pas nécessaire. Il suffit d’appuyer sur le bouton en regard de « Cabinet Médical ». Personne ne vous répondra, donc nul besoin de se racler la gorge : on n’aura rien à dire. Mais il est nécessaire d’être attentif : le déclic indiquant l’accès autorisé est discret. Le hall est vaste, presque lumineux, des boîtes aux lettres en métal sur la droite, un sol dallé de couleur marronnasse. Trois marches, et l’on accède à l’entresol. Le cabinet est sur la droite. « Sonnez et entrez. » C’est une lourde porte, mais elle pivote sans difficulté. Une entrée, changement de revêtement de sol, pas tout à fait du linoléum, et, au bout d’un court couloir, le comptoir, la secrétaire médicale, interchangeable, entre quarante et cinquante ans, souvent avec un chignon. — Bonjour ? Vous aviez pris rendez-vous ? Il faut décliner son nom. Elle le vérifiera sur l’écran de son ordinateur. À partir de là, on aura droit à un sourire ou pas. On sait déjà où se trouve la salle d’attente : on est déjà venu, vous savez, depuis le temps, et aussi à l’ancienne adresse. Là-bas, il y avait deux étages à monter, sans ascenseur. Mais c’était aussi difficile pour se garer. On se rend compte, un peu penaud, qu’on parle seul, et on s’engouffre dans la salle d’attente. Il vaut mieux dire bonjour, en général, rien que pour observer la façon dont chacun répond à un bonjour. Il faut bien s’occuper. Certains répondent avec un bonjour minuscule, qui a tellement de mal à franchir la barrière des lèvres. D’autres ne répliquent même pas. La plupart des gens, assis en rang d’oignons, ont une mine de personnes très affairées : sourcils froncés, jambes qui se croisent, se décroisent, se recroisent, petite toux intempestive qu’on aurait bien aimé contrôler, ou alors éternuement sonore avec séquelles humides, dont il faudra prendre garde pour ne pas empirer les choses. Le bruit des feuilles en papier glacé d’un magazine feuilleté prend ici une dimension impudique. On fait plus attention en tournant la page la fois d’après. Les murs sont d’un vert anglais peu ragoûtant. C’est étonnant qu’ils n’aient pas mis une photographie de New York ou encore une reproduction de Van Gogh. Il y a juste le règlement affiché près de la porte, les tarifs. Quand on entre dans la salle d’attente, on cherche un siège isolé. On ne voudrait pas se retrouver coincé entre deux patient(e)s. La bulle dont on s’entoure généralement se rétrécit grandement : elle devient d’une fragilité de cristal, agaçante. Il faut, en tout cas, faire rapidement un choix entre une chaise simple en plastique extrudé ou un fauteuil crapaud, dont on se demande déjà si on pourra se relever sans perdre sa dignité. Le temps passe bizarrement. C’est toujours trop long, comme à l’école. De temps à autre, on entend une porte qui s’ouvre, des voix, des pas qui se rapprochent, la porte d’entrée qui s’ouvre et se referme. Puis le médecin apparaît dans l’encadrement de la porte. Il connaît le nom, il le dit sans hésitation. Le patient se lève et se dirige vers le couloir, comme on doit s’amener vers Saint-Pierre, avec ce petit air mi-figue mi-raisin. Est-ce qu’on doit tendre la main à un médecin ou pas ? Lui dire bonjour docteur, bonjour monsieur ? On n’est pas à l’aise. Pour un peu, on serait malade. Le bureau dans lequel on est reçu est lumineux. Par la fenêtre, on aperçoit le fleuve et, au-delà, les immeubles aux couleurs ocre et terre de Sienne. Encore au-delà, une colline avec une petite tour Eiffel, parce que Lyon voudrait être Paris. On raconte ses petits soucis. Peut-être pas trop en détail non plus. On paie pour une certaine idée que l’on se fait de l’expertise. Ils sont nouveaux, ces tableaux. Du coup, voilà que ça vous échappe. — Ah bon, et vous les trouvez comment ? Enchaîne aussitôt le toubib, en rejetant lentement le corps en arrière sur son fauteuil de gamer. Zut de zut, on va parler encore peinture. Chaque fois, on se fait avoir, c’est plus fort que soi. Et à la fin, il prendra juste la tension, imprimera l’ordonnance, ajoutera que pour le toucher rectal, on peut attendre les résultats du bilan sanguin, ce qui soulage énormément sur le coup. Puis on y repense en sortant sur le palier. Ce n’est pas qu’on est soulagé tant que ça. On regarde sa montre : tout l’après-midi y est passé. 10 C’est la dernière photographie qu’il a prise ensuite il a commencé à pleuvoir. On aurait dit une silhouette, ça a duré quoi je dirais à peine une minute, je me suis demandée ce que mon mari photographiait je me suis levée du canapé pour me diriger vers la baie vitrée, et j’ai levé les yeux vers ce qu’il photographiait et ensuite j’ai commencé à entendre le bruit de la pluie sur le carrelage, il a commencé á pleuvoir, mais lui je ne l’ai plus vu il avait disparu. il faisait sombre et de grosses gouttes commençaient à tomber sur le parasol, j’ai voulu le replier et c’est à ce moment que j’ai vu l’iPhone sur la table . je l’ai attrapé pour pas qu’il se mouille et j’ai vu que l’appli photo était ouverte, il y avait cette image bizarre un morceau du toit avec ce personnage menaçant derriere, on aurait dit une reine noire avec sa longue robe. Il fait chaud là-dedans ça te viendrait même pas à l’idée d’ouvrir la fenêtre elle a dit mais lui il continuait à jouer sur sa play-station comme s’il m’entendait pas . j’ai ouvert en grand il n’y avait pas un brin d’air mais j’ai aperçu ce type le voisin qui photographiait quelque chose que je ne pouvais pas voir. Puis le téléphone a sonné et j’ai dû décrocher à cause de ma mere qui est malade , il devait être autour de vingt heures et le temps que je regarde par la fenêtre il pleuvait plus fort et le type avait disparu. on aurait dit la femme sur les paquets de gitanes, de profil, pareille avec une jolie cambrure, un cote fier, ca a duré quelques secondes juste le temps de prendre une photo et au moment ou j’ai reposé l’appareil j’ai senti un truc qui clochait. ensuite tout est devenu sombre j’ai entendu une fenêtre s’ouvrir sur la facade d’en face et la musique horripilante du jeu video du gamin des voisins. puis je me suis senti aspiré vers le haut j’ai vu le paysage basculer d’un coup , j’étais dans la puree de pois. Tout noir autour de moi et soudain une voix de gitane qui disait il est l’heure je suis ta mort, j’ai juste eu le temps d’avoir une pensée pout mon épouse et pour le gosse, puis le bruit de la pluie à rempli ma tête il s’est mis a pleuvoir de plus en plus fort mais moi je n’étais plus nulle part. 11 Il y a un tout petit lit, des barreaux tout autour, il y a une armoire à glace dont un angle de la corniche est abîmé. Il y a aussi do ré mi fa sol là, au-dessus de celle-ci, une panthère en plâtre. Son corps est noir, presque vif, sauf une tâche blanche sur l’oreille droite. Il y a un morceau de l’oreille qui manque. Il y a une gitane blanche sans filtre qui fume dans un cendrier Cinzano. Il y a une table de chevet, dite aussi table de nuit. Il y a un livre de la collection Fleuve Noir, posé sur la table de nuit. Il y a un long couloir dont le sol est recouvert d’un lino vert. Il y a une cuisine sur la droite, près de l’entrée. Il y a peu de place dans la cuisine. Il y a une cuisinière, un frigidaire, il y a bien sûr un évier avec un robinet dont on a allongé le nez pour économiser l’eau. Il y a la radio, tous les matins il y a RTL. Il y a une table en formica, des chaises en formica. Il y a du carrelage au sol. Il y a mes grands-parents attablés en silence. Ils boivent le café en écoutant la radio. Il y a une fenêtre, avec un balcon et du bambou tout autour. Il y a une rue que l’on peut sentir derrière les bambous. Il y a une ville. Cette ville se nomme Paris. Il y a un marchand de couleur de l’autre côté de la rue. Il y a un renflement au milieu de la rue Jobbé Duval. Il y a un arbre entouré à son pied d’une plaque ajourée en métal de forme circulaire. Il y a des chiens que leurs maîtresses et maîtres laissent pisser là. Il y a les abattoirs, juste après la rue Dantzig. Il y a, à l’angle de la rue Dantzig, le bâtiment des objets trouvés. Il y a, au bout de la rue Dantzig, le boulevard Brune. Il y a le marché tous les samedis. Il y a longtemps que je n’y suis pas retourné. Il y a un bassin où l’on peut croire que l’eau est bleue, mais c’est à cause de la couleur du liner. Il y a des pigeons, « cons comme des manches », et des moineaux agiles et rapides. Il y a à la télé Illya Kouriakine, dans des agents trés spéciaux. Il y a qu’il faut lui couper les cheveux comme ça. Il y a du vent qui soulève les emballages de fruits et légumes au sol. Il y a du papier gras, du papier craft, du film plastique, des fruits talés, des fruits pourris, de vieilles salades cuites et recuites, des concombres en compote, des poireaux blancs, livides. Il y a le camion-benne des éboueurs. Il y a la borne d’incendie qu’on ouvre à la fin du marché. Il y a le jet puissant qu’il faut parfois deux hommes pour tenir. Ils lavent les trottoirs. Il y a une lumière qui sourd du gris, à Paris uniquement, jamais vue ailleurs.|couper{180}

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20. Je ne sais plus où j’ai rangé cette photo de toi. Quand j’ai pensé à ta photographie pour cet exercice d’écriture, j’ai eu ce mouvement immédiat d’aller chercher la boîte dans le placard du bureau. Je n’ai que très peu de photos de toi, et celle-ci est particulièrement précieuse. Elle te montre à quinze ans, debout dans un pré, un sourire léger aux lèvres, entourée de haies et d’arbres sous un ciel gris. La photo a été prise pendant que tu avais dû quitter Paris, envoyée garder les vaches dans la Creuse, à Clugnat, non loin de Boussac. Quelqu’un t’a prise en photo. Je ne sais pas qui. Peut-être quelqu’un qui te trouvait jolie. Quelqu’un qui était amoureux de toi. Bien que l’image soit en noir et blanc, que le tirage soit abîmé par endroits, je t’ai reconnue tout de suite à tes taches de rousseur. J’ai retrouvé ce carton parmi les affaires laissées par papa. Une chose conservée sans savoir pourquoi. La plupart des photos trouvées là ne m’évoquaient rien. Des visages inconnus, ou des gens que j’ai peut-être connus bien plus tard, plus âgés, mais que je ne suis pas parvenu à reconnaître. Il y avait aussi des clichés de la famille estonienne, légendés à la main, mais illisibles. Pas de légende sur ta photo. Juste cette façon de plisser les yeux, de retrousser légèrement les narines quand tu souris. Tu n’as pas l’air malheureuse. Tu sembles seule. Tes frères étaient disséminés dans d’autres fermes, plus loin. Calio était resté à Paris pour apprendre la plomberie. Henri et Arnold, eux, gardaient aussi les vaches, mais vous ne vous voyiez guère. Le danger de se retrouver, même pour un anniversaire, même pour une étreinte, vous interdisait toute visite. Dire qu’à l’époque, tu étais une jeune fille. Tu ne savais pas encore que tu allais devenir ma mère. Voilà ce qui me laisse pensif. Comme si tout ce que nous avons vécu ensuite ensemble relevait du rêve. Tout aura passé si vite. Et puis nous sommes revenus à Clugnat. Tu voulais nous montrer, à O. et moi, la ferme où tu avais vécu l’Occupation. Il y avait cet homme, dont je ne me souviens plus du nom, mais à qui tu tenais. Il ne fallait pas en parler à papa. On était partis presque en cachette, un week-end, pendant que papa vendait ses toitures ondulées dans une autre campagne. J’avais été jaloux. Jaloux de vous voir si proches, de vos regards silencieux. Mais la jalousie s’est dissipée : l’homme nous a fait visiter son entresol, sa salle de jeux, son grand meuble billard où O. et moi avons joué, pendant que vous parliez de choses de grandes personnes. Tu étais mélancolique sur le chemin du retour. Tu nous avais demandé de garder cela pour nous. Et à la première occasion, sans préméditation, j’ai tout dit. Comme font les enfants. Il y eut dispute, portes qui claquent, injures, valises qu’on fait à la hâte, puis les rabibochages. Tu m’as dit un jour que tu avais toujours préféré la sécurité à l’amour. Tu avais honte de me le dire, mais ça t’a fait du bien. Puis tu m’as dit d’oublier, que ce n’était pas un discours à tenir à un enfant. Mais je l’avais déjà compris. C’était limpide pour moi. J’aimerais retrouver cette photographie pour te rencontrer encore une fois. Te revoir avant que tu ne deviennes ma mère. Pour essayer de mieux te comprendre. T’apercevoir d’un autre point de vue : celui d’un homme âgé désormais, qui a fait sa vie, qui n’a plus beaucoup d’illusions. Un homme capable de voir un être humain sans les jugements réflexes qu’on porte en soi, comme autant de parades contre le simple fait d’exister. 19. La difficulté vient surtout de la profusion. Il y a trop d’images rémanentes. Un trop-plein qui paralyse. C’est étrange : il serait si facile de les aligner, comme on enfile des perles. Mais très vite, un “je ne sais quoi” contredit ce premier mouvement. Un refus. Plus fort qu’une gêne, plus profond qu’une honte simple. Ce serait indécent, peut-être. Honteux de livrer en vrac ces images sans queue ni tête, juste parce qu’on les aurait attrapées en passant, sans vraiment réfléchir. Sans leur accorder de lien. L’abondance elle-même devient suspecte, presque obscène. J’ai songé à établir une chronologie. À raccrocher ces images à des moments collectifs, à leur donner une respiration plus large, un écho commun. Pour qu’elles ne parlent pas seulement de moi. Mais déjà, voilà que je disserte — non pas sur les images, mais sur l’impossibilité de les écrire. Je pense à ces images en noir et blanc que diffusait la télévision durant mon enfance : l’Algérie, le Vietnam, le Biafra. Un abîme entre elles et moi. Je vivais dans un pays en paix, en croissance. Et pendant ce temps, une traction avant stationnée dans la cour se transformait doucement sous les éclats de lumière des prunus. Image plus proche, plus tenace. Je pourrais ouvrir un navigateur. Taper 1960, 1965, 1972. Voir ce qui me revient. Mais ce serait une fiction. Une reconstruction. Et non que je rechigne à la fiction — mais ce serait trop facile. Une pirouette. Un contournement. Une désinvolture. Pourquoi certaines images restent-elles en nous, sans qu’on les convoque ? Peut-être est-ce une fausse piste, rendue suspecte par le fait même d’écrire, par la pression de devoir livrer quelque chose. Et ce désir, parfois, d’attraper une image spectaculaire, fédératrice — juste pour qu’elle tienne debout dans le texte. Alors voilà. C’est un échec. Mais un échec qui pense. Un échec fécond. Derrière lui, des dizaines de textes piaffent, que je les écrive ou non. Ce n’est plus la question. Ce qui importe, c’est ce non. Ce « toi, tu ne peux pas le faire, pas comme ça, pas maintenant ». Et je me dis que si un livre devait commencer un jour, il pourrait très bien le faire par ce refus. C’est effrayant, cette envie soudaine de se démarquer en disant non. Effrayant et stimulant. Peut-être qu’en remontant le fil de tous mes refus, je tiendrais là un vrai texte. Ce serait ma manière, malgré tout, de participer. Ce n’est pas une esquive. C’est un effleurement, un contre-chant. Que la lectrice ou le lecteur partageant cet exercice ne m’en tienne pas rigueur : ce refus ne s’adresse qu’à cette part trop obéissante de moi-même, avec laquelle je n’ai plus envie de traiter. Voici donc ma récolte. Pauvre, mais honnête. 18. Table des matières photographique (à la manière d’Hervé Guibert) La photographie en noir et blanc Tri X Pan, Agfa, puis Ilford. Voir monter l’image dans le révélateur. Les noirs surgissent d’abord, plus vite que les blancs. Négatif, passe-vue — certains le liment, façon Cartier-Bresson. Le fameux bord noir. « Elle est recadrée, c’est de la merde. » Les premières expériences D’abord, les photos de famille. Mal cadrées, floues. Celles qu’un Gerhard Richter transposera en grandes toiles, noir et blanc, pop art allemand. Le Nikkormat, un peu moins cher que Nikon, acheté boulevard des Filles du Calvaire. Les premières images : des diapos d’Irlande. Coup de cœur immédiat. Photographier des maquettes et des événements Université de Riyad, palais des sports de Bercy, chantiers. Festival de comedia dell’arte à Villejuif. Gassman et Dario Fo s’énervent : le miroir du Nikon claque trop fort pendant les répétitions. Tout revendu pour acheter un Leica M42. La photographie comme voyage Des pays en noir et blanc. La magie du labo. La chambre noire. L’inquiétude liée à la photographie : le temps qui passe. Qui sont ces inconnus ? La photographie argentique Bobines de 24 ou 36 poses. Des noms liés à une époque : Adams, Riboud, Klein, Sieff, Dityvon, Frank, Arbus, Salgado. Hasard, maladresse Photo mal cadrée — mais qu’est-ce qu’un bon cadrage ? Trop d’ouverture, vitesse ratée, double exposition par oubli. Le hasard est partout, parfois lumineux. Mémoire et disparition La mémoire fond dans la photographie. Essayer de se souvenir en regardant. La boîte en carton pleine d’inconnus : impossible de jeter. Épave de naufrage, ou consolation ? Nous serons oubliés comme eux. Mensonge À Quetta, deux hommes dans une échoppe : retouchent les négatifs de mariage. Ils embellissent les visages — piété douce, illusion offerte. Numérique Une masse d’images qu’on regarde à peine, voire jamais. La rareté des 36 poses a disparu. Nostalgie ? Peut-être. Ou simple réaction d’ancien. Parler de photographie Un exercice difficile. Confusion totale sur le mot lui-même. Comme pour l’autobiographie : plus on avance, plus parler de soi devient compliqué. Chaos organisé Je note ce qui vient. Le classement me vertige plus que le chaos. Je photographie ainsi. Petit pocket Instamatic, personne ne le remarque. C’est de là que surgit parfois quelque chose. Des images que les esthètes disent ratées. Je les laisse dire. Non-documentation Je ne légende pas. Juste des pochettes cristal. Je compte sur la mémoire. Grave erreur, évidemment. Mais c’est aussi une manière de m’effacer. Si plus rien ne me relie à l’image, alors la photo devient une entreprise de démolition. Confiance Appuyer au bon moment, comme tirer une flèche les yeux fermés. Une confiance étrange dans l’inconscient. Dans l’épreuve, le cliché, le surgissement. 17. « Le jour où vous cesserez de vouloir démontrer quelque chose — en espérant que ce jour advienne — c’est tout le malheur que je vous souhaite. Revenez me voir. » Il m’avait dit ça en expulsant lentement la bouffée d’une cigarette. La spirale de fumée, en s’élevant, semblait refléter la profondeur de cette réflexion. Pour dissimuler mon malaise face au silence pesant, je consultai ma montre. « Il est l’heure », dis-je d’une voix effroyablement enfantine — celle qui me trahit toujours quand je me sens plus bas que terre. L’homme de lettres, perdu dans la contemplation du dehors, ne tourna même pas la tête. Quelque chose était clos. Timidement, mais avec irritation, je tentai de suivre son regard, de percer moi aussi l’opacité des vitres poussiéreuses. Tout était flou. Lui plissait à peine les paupières, et voyait au-delà. Le grand dehors. Le monde. Il y voyait des choses invisibles pour moi, inatteignables, dont l’absence me manquerait affreusement. J’en ressentais déjà la douleur physique. Je me tortillai sur ma chaise, me levai d’un coup, balbutiai un au revoir, et ne reçus qu’un adieu en retour. « Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con achevé dans la vie », dit le petit jeune homme. Il l’avait oublié, l’acteur. Oublié ce rendez-vous. Et lui avait fait tout ce chemin, d’Aubervilliers jusqu’à République, en nage, chemise collant au dos, sac photo des années 80 en bandoulière. Il avait insisté. « Mais puisque je vous dis que j’ai rendez-vous avec monsieur F.H., c’est pour un reportage. » Il était arrivé pile au moment où Andrzej Żuławski engueulait C.L., puis F.H. Le visage de l’acteur, blême, fondait comme cire sous la chaleur. La sueur. Les éclats de voix. Le maquillage dégoulinant. Il le rappela quand même. L’acteur ne le regarda même pas. Le laissa planté là, dans l’étroit couloir. Derrière la porte de la loge, il avait disparu. Définitivement. Depuis, le jeune homme ne ratait jamais une occasion : « Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con fini dans la vie. » On le toisait, voulait ajouter quelque chose, puis on reprenait le fil de ses pensées. Tout le monde oubliait si facilement. Sauf lui. « Tu devrais lui apporter des fleurs, des roses rouges, non ? » — « Mais si elle est aveugle, quelle importance ? Et même, des fleurs moins coûteuses, on ne roule pas sur l’or. Mais Arletty, tout de même… Ce n’est pas rien. » Sur la boîte aux lettres, c’était écrit : Madame Bathiat, rue Rémusat. Ce n’était plus elle qui ouvrait. Une jeune fille aveugle — sans doute artiste, comme celles du faubourg Saint-Martin. « Moi, je suis une fleur du faubourg », disait-elle avec malice. « Surtout une belle saleté de collabo », soufflait R. — « Arrête donc. T’y étais, toi ? Céline à côté de Soehring le boche — ah, l’amour… » Des petits pas. Une autre artiste aveugle. « Des chrysanthèmes ? Comme c’est aimable à vous. Un peu précoce, mais bien gentil. Madame Arletty dort. Si vous voulez, laissez une carte, repassez demain. » Mille fois, je me suis imaginé la maison du poète. Le car vers Omonville-la-Petite. Madame Blaisot aurait porté sa robe beige, son imper clair, son écharpe rouge. Il pleut souvent dans la Manche. Mais ce jour-là, j’étais malade. Alité. Ma mère avait appelé à la dernière minute. « Il ne pourra pas venir. » J’étais peiné, et cette peine se transforma en quinte de toux. Puis en rêverie. J’irais à Prévert autrement. Par mes propres moyens. Par les mots. « Paroles », son recueil, je le connaissais par cœur. J’étais à Nantes sur un pont, à Brest dans les ruines, les bombes, la guerre. Barbara chantait, le front giflé de pluie, « Göttingen ». Ou bien j’entendais le bruit de l’œuf dur qu’on brise sur un comptoir d’étain. À dix heures, le car fit une pause. J’imaginai casser la croûte avec les autres. Eau, sirop. Sandwich. Ce sont eux qui m’ont raconté la suite. Madame Blaisot avait enregistré la rencontre. Un magnétophone. On faisait un journal radiophonique. On avait vu Kessel aussi. Enfin — pas moi. J’étais encore malade, ce jour-là. 16. Il est. Difficile, de commencer. Trouver les mots. Si l’on y pense trop. Si l’on ne se laisse pas aller à la pente naturelle. S’emparer, comme ça nous chante, des premiers sons venus. Si facilement qu’on les croirait naturels, vrais, authentiques. Ou, d’une manière idiote : les miens, les tiens, les leurs, les nôtres. Elle est. Cette étrangeté, cette nouveauté. Attirante, mais redoutée. Trop neuve, trop vive, presque violente. Elle vous saisit dès qu’on se retrouve face à face. Vous voilà donc timide. D’un seul coup. Quelque chose dans l’air le dit. Cela expliquerait tout. Et cela dure depuis longtemps, si longtemps, que l’impression d’être nu, singulier, expulsé hors d’un faisceau d’apparences, vous rend muet. Stupéfié. Viande muette, mais tabassée. Frappée de stupeur, attendrie. Deux statues de chair, figées. Tentant soudain l’une vers l’autre un geste. Une tentative hors des clous, hors des crochets. Un face à face. Deux moitiés d’une même matière. Le pile et le face se regardant, se jaugeant. Avant de s’étreindre – tout à coup : haine, amour, musique, bruit. La chair est fiable 15. Vous êtes venus spécialement pour l’exposition… ? C’est effrayant d’imaginer que oui… autant dire spécialement pour lui, pour le peintre… et comment l’ont-ils su… bien que le savoir ne règle encore rien… car on peut tout à fait savoir et ne rien en faire… ne pas se déplacer… il y a quelque chose d’autre… quoi… « vous êtes arrivé là par hasard »… apporterait-il une sorte de soulagement… peut-être… en sortirait-on rassuré, pour un moment… mais non… car « ils » le disent… nous savions… nous savions que « tu » exposais… le « vous » parfois a du bon… c’est plus difficile aussi dans l’autre sens… « Tu es venu spécialement pour voir mon exposition »… « t’es venu »… ça n’irait pas… ça obligerait à soulever un lièvre… tout le poids d’un âne mort… que le peintre sorte de l’indéfinissable… qu’il entre dans la pièce… qu’il me donne une tape dans le dos… ou pire… qu’il se confonde avec moi… qu’il soit moi… ce serait d’un seul coup insupportable… « ils » diraient : le peintre… ils ajouteraient leurs foutus « c’est beau… » je ne saurais quoi répondre… je dirais alors : « vous êtes venus spécialement pour l’exposition… » je le répèterais en boucle… en faisant mine d’en douter… par toutes les mimiques dont un peintre… pris en défaut de s’exhiber… d’étaler… de se répandre… et comme tout cela serait ridicule… raté… et puis je dirais, en les entraînant vers la table… du blanc… du rouge… du rosé… Vous êtes venus pour moi alors… et tout de suite le couac… la fausse note resterait figée dans l’air… je ne pourrais pas la lâcher du regard… elle deviendrait comme… quel est ce mot déjà… je n’en suis plus très sûr… l’emblème… le blason de mon désarroi… enfin… je serais d’un coup nu… c’est ça… vulnérable… ils pourraient en profiter… buvez… ceci est mon sang… ceci mon corps… piétinez donc tout ça allègrement… si ça vous chante… Ils sont venus… je l’espérais… je n’osais pas me l’avouer vraiment… ou bien… j’avais la trouille qu’ils ne viennent pas… que personne ne vienne… on ne peut pas dire ce genre de chose lorsqu’on est seul… Ils ne sont pas venus… aucun n’a trouvé la force… l’intérêt… le désir… ils avaient peut-être quelque chose d’autre à faire… surtout qu’il fait beau… tellement… spécialement aujourd’hui… ce serait dommage qu’ils n’en profitent pas… 14. Après ce préambule, il faut que tu saches, pour ta gouverne, qu’on ne traite pas les gens de cette manière, qu’il est de bon ton de faire un petit peu plus attention aux autres que tu ne le fais, sans oublier que ça fait pas loin de trois jours que j’attends ton coup de fil. Je ne sais plus trop quoi en penser, et toi, tu en penses quoi ? Est-ce que ce sont des manières ? Pour ta gouverne, ici, notre devise est : chaque chose a sa place, une place pour chaque chose. Il serait très malvenu de ta part de ne pas en tenir compte, nous t’avons à l’œil, encore que, entre nous soit dit, ici, ce n’est pas le bagne. Dans une certaine mesure, tu restes tout à fait libre de ne pas accepter ce poste, on ne te retiendra pas. Pour ta gouverne, dire ici tout haut ce genre de choses ne fera certainement pas avancer les choses, ni ton avancement, ni ta carrière. Ça n’améliorera pas ton image, bien au contraire, mais si tu veux que tout le monde te déteste, pas de souci, tu es sur le bon chemin. Si c’est effectivement ce que tu veux, tu as réussi ! Pour votre gouverne, je l’ai pris entre quatre yeux, il ne s’est pas défilé, à vrai dire, j’espérais un peu qu’il le fasse. Ça m’aurait permis d’enfoncer le clou, de lui dire ses quatre vérités, puis de lui tordre le cou une bonne fois pour toutes et j’aurais été le premier à crier bon débarras. Pour ta gouverne, il faut vraiment que quelqu’un te le dise. Ne le prends surtout pas mal, ici tout le monde est à la même enseigne. On est tous passés par là et regarde, au final on y est bien arrivé. Tu n’es tout de même pas plus bête qu’un autre, c’est juste une question de temps, d’application, de régularité, de ténacité… Pour ta gouverne, et je te le dis sans animosité, quand tu tournes la cuillère dans ton café, ce serait bien que tu ne frappes pas systématiquement contre les bords. C’est un son métallique, ça réveille les morts. Ce n’est pas que ça me gêne, mais disons que les autres, eux, n’osent rien dire. Pour ta gouverne, l’armoire en formica blanc, là, dans la cuisine, elle grince toujours quand on l’ouvre. Il suffirait de frotter un peu d’huile ou même de savon sur les gonds. Je sais, c’est pas grand-chose. Mais à force, tout ce petit rien finit par faire beaucoup. Pour ta gouverne, ce n’est pas une question d’âge, ni de métier, ni de statut. Ce genre de chose arrive à tout le monde, un jour ou l’autre. Ce n’est pas une honte. Ce qui serait dommage, ce serait de passer à côté sans même avoir essayé de comprendre. 13. L’escalator et, au travers de la paroi de plexiglas, l’image de la ville se distordant, tremblante, vacillante, ou bien invisible, cachée par des gifles de pluie, des coulures, des buées. Toujours à l’étage, le même, était-ce bien le second ? L’arrêt, les quelques pas sur des grilles, puis les portes coulissantes, la moquette, l’atténuation des bruits par la moquette. Le temple que forme ici, par l’absence de bruit, la bibliothèque. Le silence saute au visage et on se dirige vers l’aile vitrée qui donne sur la rue Réaumur. Les envolées de pigeons, les jours maussades, les jours brûlants. La solitude augmente à chaque fois qu’on vient ici s’asseoir à la table, presque toujours la même, avec un livre attrapé souvent par hasard, peut-être pour avoir une contenance, un prétexte, à observer l’autre, tous les autres. Les étudiants concentrés, leurs stylos grattant sur le papier, le bruit des pages qui se tournent méthodiquement. Les personnes âgées, plongées dans la lecture, avec des lunettes au bout du nez, absorbées par les journaux ou les magazines. Les structures métalliques, les poutres apparentes, les ascenseurs vitrés, les escaliers en colimaçon, les rampes d’accès, les murs colorés, les panneaux d’information. Le bourdonnement constant des conversations feutrées, les murmures étouffés, les bruits des photocopieuses, les chariots de livres poussés lentement, les crayons raclant les pages. Les expositions temporaires, les vues plongeantes sur la rue animée ou vers le ciel, les piétons, les touristes, tous observés à travers les grandes baies vitrées. Les jeux de lumière, les ombres projetées, les affiches d’événements, les files aux guichets, les enfants tirant leurs parents vers la section jeunesse. Les titres des magazines reviennent comme une litanie, intercalés dans le fil des jours, soulignant les bouleversements de l’époque : 1981 : « La Révolution de la TV : Lancement de la Chaîne Canal+ ». 1983 : « Jean-Marie Le Pen et la naissance du Front National ». 1984 : « Naissance de La Cinq : Première Chaîne Privée Gratuite ». 1985 : « Expansion : Bolloré dans les Médias ». 1986 : « Déréglementation : Nouvelle Ère Télévisuelle ». 1988 : « Le Pen au second tour : Choc Présidentiel ». 1990 : « Carrefour : Révolution dans la Distribution ». 1992 : « TF1, Leader Privé : Et le Service Public ? ». 1995 : « Le Pen aux municipales : Quel avenir ? ». Ces couvertures, comme des meurtrières ouvertes sur le monde, décochent leurs projectiles d’époque : espoirs, peurs, dégoûts, jalons. La bibliothèque, refuge et témoin impassible, filtre tout. Au fil des pages tournées, on traverse une drôle d’histoire. Tout change si vite autour, alors que le lieu demeure, phare silencieux. L’idée même de bibliothèque, d’un livre, d’une culture dans son temps. Le temps nécessaire pour comprendre la nature des illusions, pour trier les scories de l’espoir, pour se défaire de l’excès, du faux, peut-être d’une jeunesse simplement. Et à la fin, se refaire une naïveté neuve. Il n’y a pas d’autre choix. 12. L’arrivée à Santa Lucia une nuit d’hiver. Après une brève déambulation, flirter avec l’idée d’emprunter la Ferrovia, à cette heure tardive peu encombrée de voyageurs. En bordure de lagune, assaillie mollement par les vaporetti quasi vides. Au loin, des silhouettes peu nombreuses par-dessus les canaux. Plus loin, mais pas tant que ça, la ville, presque entièrement endormie, voire morte. Il suffit qu’il ait plu juste avant pour que le pétrichor mêlé à la chancissure vous attrape le nez. Dans ce charroi de sensations troubles, une vague trace d’iode. Marcher est plus sûr. Le plaisir d’avancer ainsi par-dessus les gondoles, leurs proues à six quartiers servant l’équilibre dans l’asymétrie, leurs couleurs noires mettant fin à toute esclandre et rivalité. Présences flottantes, à peine chuintantes, bâchées à quai. Et soudain, le pas qui résonne sur les pavés. Omniprésence de la mer à l’assaut de la pierre. Lenteur palpable d’un désastre magistral. Une ville s’enfonce dans la nuit comme dans l’eau noire qui l’entoure, la digère déjà. Progression à pas mesurés, avec en tâche de fond la très vague adresse d’un hôtel, près de la galerie où Zoran Music expose de façon permanente ses dessins et peintures. Souvenirs de Dachau ou Trieste, pour la plupart. L’arrivée à Belgrade par la route : grands terrains vagues, barres d’immeubles sans grâce. Quelque chose s’est retiré, pas complètement encore. Comme à quelques encablures du centre de Prague, ces pensions tenues par des matrones ou des ruffians d’un autre temps. Des vitrines sales, magasins mal achalandés, sans effort de réclame, comme à la Havane. Une traversée de mauvais rêves qui débouchent sur d’autres. Parfois un âne rouge, un ange, une jument verte. Puis la perspective atmosphérique : les ponts au-dessus de la Vltava. Le bouchon de champagne qui pète la nuit de la Saint-Sylvestre sur le pont Charles. Badauds ahuris, musiciens-pitres pour 30 couronnes tchèques. Et le lendemain, miracle : plus un papier gras, tout est propre, vierge, prêt à recommencer. La traversée des villes que l’on ne connaît que par l’odeur de leurs gares. San Sebastián, l’Urumea charrie une invisible pourriture, qui remonte sur les berges, colonise les bancs publics, s’incarne en lie humaine, qui se dresse et demande l’aumône. La gare de Pontoise, les lundis matins : tabac froid, après-rasage, craie sur tableau noir. Pas loin, l’Oise, ses nappes de gazole, ses cadavres de bouteilles, ses chatons mort-nés. Le petit sentier entre Parmain et Valmondois, la gare de poupées, le TER qui s’arrête à toute gare. Une première version de l’interminable. On s’invente un emploi du temps, on renifle les voyageurs, on s’imagine leurs vies, on lit des romans, à défaut d’en écrire. Gare de Lyon, près de Bercy. Avant, un regroupement de maisons basses, des entrepôts viticoles. Quand l’ouvrier buvait ses 5 litres sans sourciller. Avant le grand chambardement, le grand remembrement. Quand il y avait encore des haies, pas encore réinventées par les eurêka pédants. Une traversée de vie entière : en train, par la route, à pied, à cheval, en voiture. Rarement en avion ou en mulet. Dommage. Ce serait bien de prendre le temps, les routes de traverse, les sentiers buissonniers. Le chemin Stevenson. Le chemin Walter Benjamin. Sans que l’on nous oppose la frontière, la norme, la sécurité, le meilleur confort utilisateur. 11. la fête s’achèvera tard dans la nuit, mais nous là on retraverse le pont, levant les yeux au ciel, lune et nuages, moiteur, nous elle et moi, cette fille blonde, C’est comment ton nom déjà, été 1975, When a Man Loves a Woman, trois accords à la gratte, tout ce tumulte de sueur et de parfum, le soir après avoir charrié les plaques de plomb des autos tamponneuses avec les gitans, Reins en compote, guiboles qui flagellent, descend on y va, j’ai envie elle a dit, vers le camping de l’autre côté de l’Aumance, à Saint-Amant, la tente est là, la fente de la porte plus noire que la nuit, dégage, pas ce soir, suis crevé, on se verra un autre jour, mais t’as quoi, qu’est-ce que je t’ai fait, rien de tout ça, tout en silence plutôt, je n’ai sans doute même pas dit à voix haute tout ce que je pense à cet instant précis, tout est dans ma tête, ma bouche est close, silence, l’instant de la faire entrer dans la tente, de faire ce que font tous les gamins de façon maladroite je cherche le mot mais c’est ça en fin de compte, merdique ou dégueulasse, mettre une fin à la période naïve, se hâter de mettre le mot fin, s’il pleuvait ce serait bien, ça réglerait le problème, elle s’en irait sûrement, c’est comme ça qu’elles font, les filles n’aiment pas salir leurs robes blanches, pas pour rien en tout cas, et à ce moment c’est sûr je la retiendrais sûrement, j’oserais me montrer vulnérable, mais là non je suffoque, barre-toi allez, fais pas suer, je le hurlerais bien, mais il fait déjà suffisamment chaud comme ça, non et au bout du compte c’est peut-être moi qui partirais, après tout Villevendret est à quoi, 15 kilomètres, en Solex, c’est pas si loin, et au moins je n’aurais rien à dire, juste je te laisse la tente si tu veux, moi je pars, ciao sans un mot de plus, et voilà, et je partirais pour de bon, comme je fais tout le temps, le ressort se tend se tend se compresse et d’un seul coup le diable sort de la boîte, fais-le, réfléchis pas, ne tergiverse pas, enfourche le Solex et tire-toi, il est là contre un tronc, il y a encore assez d’essence, et sinon marcher à côté s’il est à sec, pas grave, elle a dû comprendre, elle m’a fait un petit signe de la main, demain vers 18h je serai là, elle rit, c’est agaçant, on se verra, tu travailles demain comme aujourd’hui, oui voilà je serai là comme tous les jours précédents d’août cette année-là à glaner quelques ronds avec les forains, à jouer de la gratte Be-bop-a-Lula entre deux blancs limés bus cul sec, trois bagarres avortées, et tu seras encore en robe blanche, ce qui te donnera un air sale je le sais déjà, ou à moi, va savoir, qui déjà en pensée chevauche mon cheval noir pétaradant sans même jeter un regard en arrière, comme dans les westerns, John Wayne avec les femmes, Ona Munson, Betty Field, Joan Blondell, Paulette Goddard, Joan Crawford, Maureen O’Hara, sans omettre le regard droit la tête haute, le balai dans l’cul La fraîcheur de l’air est arrivée de suite à la sortie de Saint-Amant, en bifurquant en direction d’Épineuil, le bruit du moteur se répercute sur les murs de pierre du grand domaine où il y a tout au bout un château, mais je ne sais pas le nom, je m’en fous, elle m’a entraîné déjà dans un autre château, il ne peut pas y avoir d’autre château aussi beau, en plus pas cette fille-là, une autre, en robe blanche aussi, on a marché longtemps ce jour-là que je ne savais pas que le silence pouvait être aussi parlant, à ne rien savoir se dire, et qu’aurions-nous pu dire qui mettent en mot la campagne, le chemin blanc, les bruits des haies, la clameur d’une poule d’eau, le croassement des grenouilles, c’aurait toujours été bien pauvre, le silence donne au moins le change, l’impression d’être riche, un potentiel La route est assez droite entre le bas de Vallon et Chazemais, un long ruban d’asphalte qui court par mont et par vaux, de temps en temps j’attrape le levier du bloc moteur que je tire en arrière pour faire patiner, impression d’avancer un peu plus vite, mais c’est une illusion, à mi-côte obligé de descendre et de marcher à côté, silence, une légère brise descend la vallée, je marche contre le vent, le hameau est encore loin, la ferme des grands-parents, celle de pauvre type, le tueur d’oisillons, avec son vieux cou strié de sillons rubiconds, sa gueule de vieille tortue, fi de garc’ si tu les dégommes point mon ptit gars c’est toutes tes c’rises qui y passeront, ou tes fraises, ou je ne sais quoi, mon dieu toute cette violence qui serait prête à nous faire tuer n’importe quoi sous un grand ciel gris ici sur la colline, aucune femme ne le supporterait deux minutes, c’est ce que l’on dit de pauvre type, c’est aussi pour ça qu’on l’appelle comme ça, les gens en couple, ceux qui sont civilisés, ils s’entretuent en sourdine ceux-là à grands coups de qu’est-ce tu fais, à quoi que tu penses, tu viens dormir, mais qu’est-ce tu fiches, la route est longue et tant mieux, arrivé en haut de la côte je remets les gaz, la marche m’a fait un bien fou, je suis lessivé, demain faut que j’y retourne pour l’après-midi, on change les plaques abîmées, et y a encore bal, vers 19-20h la fête repartira 10. Le 16 juillet 1969, un mercredi. Il est sur les routes. Une photographie au mur de la salle à manger : noir et blanc, cadre doré, un enfant blond aux cheveux longs, presque une petite fille, devant une forêt — peut-être Saint-Bonnet, forêt de Tronçais, réserve de Colbert. Qui a pris cette photo ? On ne le sait pas. Il travaille pour une entreprise de couverture bitumineuse. Parfois, il dit où il va, parfois non : Auxerre, Saint-Jean-Pied-de-Port. Souvent absent, sauf le week-end. Cours du soir aux Arts et Métiers à Paris. Il veut grimper. La fusée Apollo 11 décolle dans un panache de flammes et de fumées. Il ne la voit pas, il l’écoute, peut-être, dans son Ami 8 neuve. Pas encore la couleur à la télé. Des chaises, du monde. Il est là à travers la photo. L’arrière-grand-père fait ses mots croisés, raille les Américains, ne se lève pas quand tous sortent. Le 8 septembre 1969, on déménage en région parisienne. L’Allier, trop loin, trop dur. Une maison neuve. Concours Chalandon. Pavillon de banlieue, muret, jardinet, allée de graviers, tilleuls. Rien à voir. En face, l’Oise, large, taches de gasoil des péniches. Il termine ses cours. Il travaille dur, rentre l’Ami 8 dans le jardin. Phares au plafond, crissement des pneus. Un soir, il rentre tôt, évoque Chaban-Delmas. Peut-être qu’on va sortir de la chienlit. Il vient d’être promu chef des ventes. 1974. Nouveau déménagement, toujours Parmain, virage en épingle. Crise pétrolière. L’entreprise coule. Quinze ans de service. Licenciement. Tests avec taches noires sur papier blanc. Il a les cours, pas les diplômes. Les jeunes recruteurs le regardent avec pitié. Il se sent vieux à 39 ans. 1976 à 1986. Il ne voit pas son fils aîné. Un infarctus. Un chien, un boxer. Une maison à Limeil-Brévannes. Directeur commercial. Ses gars l’adorent, dit-il. Hors de chez lui, c’est un caïd. Cancer du pancréas. Opération. Refus de traitement. Pas de chimio. Il reste avec la chienne, lit des romans policiers, regarde Canal+. En février, la femme de ménage le trouve étendu. Pompiers. Le fils aîné, prévenu, vient de Lyon mais n’entre pas dans la chambre. Le 15 février, il meurt seul à l’hôpital de Créteil. Cinquante-deux ans. Objectif atteint. Belle maison, 4×4, chienne boxer dans le lit conjugal. Le fils aîné ? Absent. Photographe à Paris ? Est-ce un métier ? Valenton. Enterrement. Des poignées de main. Le fils aîné, présent, apaisé. Venu de Lyon avec sa compagne. Le cadet aussi, normal. Il ne supporte pas l’image du cercueil en flammes. Le type des pompes funèbres pose une main sur l’épaule, il la repousse, sort fumer. Revente des 4×4. Il achète une vieille Mustang. Femme de ménage. Emploi du temps strict. 09. C’est-à-dire que c’est la même chose tous les jours, à douze heures pétantes, le bruit des assiettes sur le carrelage de la table de la cuisine, les verres, les fourchettes et les couteaux – une routine immuable – les ronds en bois gravés chacun à son nom, enserrant les serviettes qu’on a roulées consciencieusement la veille, il faut briser cette routine, c’est devenu une telle évidence : sans prévenir, il faut de toute urgence s’enfuir, aller si possible dans le sens opposé, se retenir au moins de parvenir, comme si de rien n’était – pour une fois – dans la pièce à l’heure prévue, il y a eu déjà quelques prémisses, quelques coups de semonce, de subtils avertissements, les quelques minutes de retard sont déjà de petites victoires, on imagine, on espère, on souhaite non seulement les reproduire, ces victoires, mais en plus gagner du terrain, alors on garde l’ouïe aux aguets, on devient très attentif, les chaises que l’on tire pour s’asseoir, les éclats assourdis d’une conversation parmi les plus banales qui soient, et le concert des couvercles de poêles, de casseroles, du faitout qu’on lève et qu’on repose sur la grille des fourneaux, avec en outre l’horrible tic-tac de la pendule accrochée au mur, et ce quelle que soit la saison, qu’il vente pleuve fasse beau temps, toute l’année, durant des années, toute une vie, l’évidence tout à coup tombe comme un couperet, ce n’est pas possible de continuer comme ça, ça ne va plus, le silence à certains moments est devenu tellement intolérable qu’on ne le tolère plus, alors on le comble comme on peut, j’écoute tout en descendant les marches de l’escalier, déjà le bruit de la mastication, la voix hésitante de mon jeune frère – il a toujours cette manière de parler comme s’il cherche ses mots – la remarque coupante de la mère pour lui clouer le bec, la respiration gênée par l’emphysème du père, le bruit du pain que l’on rompt, la mastication si particulière que font les mâchoires à l’assaut d’un morceau de fromage pâteux, et soudain, je ne sais vraiment pas ce qui m’arrive, c’est si spontané, une sorte de coup de tête, je dis : « Ça ne vous dérange pas, tout ça, ça ne vous gêne pas, que vous baffriez comme ça tous les midis à cette table de la cuisine, à ne rien vous dire d’intéressant sauf des banalités, ça ne vous dégoûte pas, cette paresse, ce manque d’amour, ça ne vous emmerde pas le monde tout autour, la guerre, l’argent, l’exploitation des petits par les gros, tout ce dégueulis politique ça ne vous débecte vraiment pas, vous allez vous resservir encore de la daube, vous êtes sûrs, des pommes de terre baignant dans leur jus, de l’agneau bien gras et juteux, tout ce vin blanc bande de salauds, ça ne vous rend pas dingo ? » et je vois à cet instant qu’ils me toisent, qu’ils font bien attention cette fois à l’amorce de ma tirade, qu’ils font bien gaffe de ne rien vouloir entendre, qu’il vaut mieux pas – faisons donc l’autruche on sait si bien faire – qu’ils font coussi-coussa comme si tout cela est normal, rien de plus normal qu’un gamin de quinze ans s’amène dans la cuisine à midi et pique sa petite crise existentielle, se revendique communiste, et pourquoi pas anarchiste, voire pis, terroriste, quoi de plus normal à cet âge-là, à moins que ce ne soient des vers, dans ce cas où donc ai-je flanqué le vermifuge, le bromure – quand ça n’excède pas les limites, disons quand ça n’empiète pas sur la sacrosainte quiétude du foyer, on a bien le droit de manger en paix tout de même, manquerait plus qu’un morveux nous vienne faire la morale, un branleur pareil, qui ne connaît rien à la vie, qui n’a jamais travaillé, qui ne connaît rien encore ni du chagrin ni de la peine, et nourri, logé, blanchi par-dessus le marché, rendez-vous donc compte, faites vos comptes, vos calculs, j’additionne toutes les années perdues et je retranche mes rêves, mes espérances, que reste-t-il, il ne me reste en face de moi dans l’encadrure de cette putain de porte qu’un sale petit con boutonneux, avec sa gueule enfarinée et qui viendrait là nous faire la leçon, à nous ses parents, à moi sa mère, à moi son père, c’est un comble non, si t’es pas content tu dégages mon petit vieux, tu prends tes cliques et tes claques, tu te tires, tu débarrasses le plancher, non mais qui c’est qui m’a donné un petit connard pareil, le frère reprend l’expression petit connard, il répète petit connard, c’est marrant, il rit, petit connard, petit connard, il le braille maintenant, excédé le père se lève, il met un temps pour remettre ses pantoufles, je vois bien qu’il se gourre de pied, ça l’énerve encore un peu plus, il a vu que j’ai vu, dehors qu’il écume, du vent, du balai, je ne veux plus jamais te voir, sors de ma maison et ne reviens jamais, quand tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, que tu seras un homme on verra, en attendant, démerde-toi donc, barre-toi, casse-toi, et de joindre le geste à la parole, de m’attraper par le colbac et de me tirer vers la porte d’entrée, me voici dehors pieds nus, ça ne va pas la tête, je rentre aussi sec, je grimpe quatre à quatre les marches de l’escalier, j’attrape le sac tube, je mets ce que je peux dedans, mais je ne sais pas quoi vraiment, mes chaussures à mes pieds ça oui, il le faut en tous cas, les fameuses Clarks qu’ils détestent parce que ça fait gauchiste, je redescends, état second, je vole presque, j’ouvre la porte et je ressors cette fois de mon propre chef, alors qu’on espérait certainement me voir calmé, repentant, docile, je pars la route qui descend vers la gare – c’est l’automne, je note, les couleurs des feuillages sont belles – je me vide la tête comme je peux pour ne plus penser à rien d’autre qu’aux belles couleurs de l’automne cette année-là, je fouille dans mes poches, j’ai pas lourd, quelques francs pas plus, je commence à m’inquiéter, c’est normal, pourquoi ce serait normal de s’inquiéter d’avoir quelques francs seulement dans les poches, ça m’agace, j’accélère le pas, en réajustant sur l’épaule la lanière coupante de mon sac tube, je vais prendre le RER, arriver dans le centre-ville, gare de Lyon, bonne idée, ensuite je marcherai dans la ville jusqu’à ce que je tombe de fatigue, que la fatigue se confonde avec le calme, et ensuite, on verra 08. Note : La fiction naît d’une nécessité, d’une intuition non choisie, d’une image non soluble (F.B). Je pense au sucre. À mon taux de sucre. Il faut que je lève le pied sur le sucre. Ce qui me ramène au mot sarkara (alors que visiblement, j’ai dû m’en éloigner depuis un sacré moment, ou bien, si je lui accorde une certaine autonomie, il s’est éloigné tout seul de moi – j’ai déjà noté que ça arrive bien plus souvent qu’on l’imagine). Donc, sarkara (que c’est doux à dire, à prononcer, on dirait du miel – sarkara), mot hindou (on peut aussi dire indou) – car bien des choses viennent des Indes, pas toujours les meilleures. Remarque : on dit hindou pour tout ce qui concerne l’Inde appelée aussi « civilisation brahmanique », alors qu’on dit « peau-rouge » ou sauvage pour tout ce qui touche de près ou de loin les Indiens d’Amérique (oui, celle du Sud aussi) – vieille civilisation sortie du ventre de la Terre, selon les dires Hopi – qui ne surent écrire que fort tardivement, et encore parce qu’on les aura contraints à le faire – on ne sait ni comment ni pourquoi. Pourquoi on les nomme ainsi, ni pourquoi ils ne sont pas restés sous terre bien au frais ou au chaud. Mais là n’est pas le propos. Enfin, je ne le pensais pas jusqu’à ce que le propos lui-même retire son chapeau et le replace sur son faît, la partie la plus relevée de sa forme relativement tassée de propos, ou encore son chef, son crâne d’œuf, puis me tire sa révérence et la langue par-dessus le marché. Trop vite. Cocher, ralenti tes chevaux. Personne ne suit. Même pas moi. Reprenons. Il y a les chambres et il y a des issues, il y a toujours une issue. Ma mission en tant que client mystère, dépêché par le grand organisme s’intitulant assez pompeusement Guide de la Piaule à prix modique Tout confort – (Récupérable ou commandable dans toute bonne librairie, broché, 2,50 francs, honnêtement ça vaut le coup, moi-même l’ai acheté pour que ça cesse de me turlupiner de ne pas l’avoir.) Reprenons, ai-je dit. Il y a cette chambre, celle qui essaie de disparaître sitôt que je prononce en moi-même le mot. Je ne cherche pas à la rattraper, je ne suis pas comme ça. Et en plus, à la course, je suis souvent battu, je n’ai aucune endurance pour quelque course que ce soit. Je me contente de faire seulement les courses une fois tous les quinze jours. Un point c’est tout. Reprenons encore, soyons patient. Dans cette chambre, je m’allonge sur le lit et les yeux mi-clos, je regarde comme on peut regarder de cette façon, le plafond. Ce n’est pas la chapelle Sixtine. Mais presque. Les tâches créent des figures aléatoires. Aléatoire est une destination peu connue des gens d’ici. Allègrement, ils se suivent tous à la queue leu leu de peur de se perdre, de s’égarer. La raison en est, j’ai fini par le penser, le coût prohibitif du stationnement. On ne peut plus s’égarer sans dépenser des fortunes dans les parcmètres. Continuons encore. Le plafond de la chambre qui s’évanouit presque de mon souvenir ressemble à quelque chose à cause de toutes les tâches brunâtres provoquées par : la nicotine, les fuites d’eau du voisin du dessus, d’autres éléments plus pernicieux encore comme l’utilisation de matériaux bon marché provoquant des déflagrations dans la continuité temporelle des plâtres et des salpêtres. Sans oublier les résultats débiles provoqués par la Chandeleur, puisque j’avais retenu que la chambre était non seulement tout confort mais aussi gaz à tous les étages. Ne lâchons pas l’affaire, battons le fer pendant qu’il est sans défense. Ce plafond était semblable à un cosmos. Je pouvais y plonger mon regard mi-clos, m’y enfouir, et disparaître par moments, sans qu’au retour de cette étrange autohypnose je ne susse où je m’étais rendu, quelle nouvelle défaite j’avais encore subie car, le retour à la réalité laissait toujours mon corps endolori, fourbu, vidé de toute calorie, et bien sûr de tout son suc. J’étais mou comme une chique pour résumer les faits. Hélas, rien que d’y repenser à nouveau, je sens mes forces me trahir (saletés). Je me demande si j’en aurais encore quelques-unes de suffisamment fidèles pour me permettre de me rendre au but. Le problème, c’est que j’ai perdu dans cette aventure le sens du terrain, de l’équipe, je ne sais plus de quel bord je suis, ni si je joue au foot ou au rugby. Le but de tout ça est un essai à transformer dans un premier temps. Par contre de quel temps s’agit-il, insoluble, la conjugaison des temps, ainsi que là où nous entraînent les coups d’œil aux plafonds. C’est à ce moment-là qu’un déclic se fait entendre. Métallique. Discret. Derrière moi. Dans le mur opposé à celui où je projetais jusqu’à présent mes visions brunâtres. Une trappe. Une fine ligne noire, que la lumière de la lampe de chevet n’avait jamais révélée. Une poignée émerge lentement. Elle est là, sans doute depuis toujours. Je ne l’ai jamais vue. Et maintenant, elle attend. 07. Souvent, le mercredi soir, je n’allume pas le plafonnier. Je préfère appuyer sur le bouton de l’éclairage de la hotte. Cette lumière, tombant doucement sur les fourneaux, m’apaise. Peut-on nommer chaleureuse une lumière ? Si on le fait, c’est qu’elle en évoque d’autres, plus anciennes. Je n’ai jamais aimé les éclairages crus. Je leur préfère les lampes posées, les coins de pièce illuminés, les îlots de clarté dans la pénombre. J’aurais peut-être aimé vivre avant l’électricité, dans cette demi-obscurité peuplée de flammes et d’ombres. Parfois je me dis que je n’en ai pas assez profité, de ces moments silencieux où l’agitation du monde reflue. On ne pense plus, on perçoit. Tout flotte, tout devient fragment, ambiance, souvenir diffus. C’est là que naît l’écriture. Hier, j’étais à Lyon, un concert en plein air dans l’amphithéâtre des Trois Gaules. Il allait pleuvoir, mais il n’a pas plu. Les amis, sans micro, leur voix nue, résonnaient. On les redécouvre ainsi, dans une lumière neuve. L’orgue de Barbarie lançait ses notes, les chants, les mains qui battent. Comme une cérémonie. Des masques, des personnages, des fictions devenues vraies. À un moment, un ange a tendu une plume à un ami. Le texte disait : « Si tu trouves quelqu’un qui croit à ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste. » J’ai prêté mon sweat à P. Je l’ai vue s’éloigner seule dans la rue en pente, une tache claire, mouvante, une silhouette floue bientôt avalée par la nuit. Puis Fourvière s’est dressée, ocre et dorée. Les voitures, la musique, l’agression. De retour, j’ai ouvert la porte-fenêtre. Le carrelage était mouillé. Pas de chatte. J’ai éteint la lumière de la hotte, attendu que mes yeux s’habituent. Puis je suis monté, me suis assis. Rien. Silence. J’ai appuyé sur Entrée. L’écran s’est allumé. La lumière m’a jailli au visage. Comme une naissance. Cette solitude-là. 06. Sans la présence des autres, je ne me sens pas seul. Mais sitôt que l’un d’eux surgit, je deviens Bernard-l’ermite. Petit Bernard, moyen Bernard, gros et gras Bernard, gigantesque coquille fabriquée par la somme augmentée, de jour en jour, des impressions de solitude traversées. Lumière et prisme. L’ermite, l’ermitage — ces mots m’attirent dès que je pense à la présence des autres. Et j’y pense souvent. Trop souvent. Tout le temps. C’est là-dedans que je me réfugie. Et puis, une fois reclus, mystère : je les oublie. Je plonge tout entier dans l’oubli des autres, je m’efface, je m’efface comme une tache de cambouis sur un costume tout neuf. C’est peut-être toute cette saleté que je gratte, racle, frotte, qui fait la matière essentielle de ma forteresse de nacre. Ce n’est pas que je déteste les autres. C’est que je ne sais ni par quel bout les prendre, ni comment les quitter. Ils surgissent, et c’est danger, alerte, oppression. Ils m’écrabouillent avec leurs volontés, leurs envies, leurs invitations, leurs invectives, leurs silences — surtout leurs silences. Alors je me cache. Derrière une façade, un rideau de pluie. Dans la ville, dans les trains, dans les rues, les vignes en temps de vendanges. Je flâne après le passage des glaneurs, et trouve la joie tranquille de tomber sur une patate oubliée, sur cette terre déjà ratiboisée. Une fois l’an, c’est l’heure des vacances. Tous les Bernard-l’ermite des environs se rassemblent. Ils s’alignent en rang d’oignons face à une coquille vide. C’est le moment : il faut changer de crèmerie. Petit à petit, chacun s’enhardit à sauter par-dessus son voisin. Ils cavalent tout nus sur le sable, espérant tenter leur chance. Et soudain, presque des ailes : tout le désir du monde les pousse vers un nouveau logis, une place, même temporaire, même éphémère. Une nouvelle coquille. Ensuite, chacun retourne à ses occupations, comme il peut. Il n’y a ni vainqueur ni perdant. Seulement : avoir, ou ne pas avoir. Quelqu’un finit toujours par conclure : c’est la vie. Et chacun repart seul, à sa coquille. Et c’est tout. 05. L’homme sans cœur apparaît à cet instant. Il marche en retrait de lui-même, avec un air de circonstance. On enterre ses illusions après les avoir vendues à l’encan, au marché de Cent coin. / Grave de Poix tête des yeux les collines dans l’espoir de voir Barbe Bleue venir à son giron. Pas loin de Cannes, Niké allaite la truie de fer du Claude qui ne sut jamais rien faire de ses dix doigts amputés à la guerre des boutons. Et pendant ce temps-là (haut et court), Romus et Romulus, le suc, le nectar, l’arôme de Michelle (ma belle), mangent leur soupe d’ortie, puis babillent, jouent et montent là-dessus pour voir Montmartre et le pain de Sucre en bons sacripants. Un cœur brûlant bat au-dessus des nuages noirs d’un ciel bas. Paris siffle son clebs pour qu’il ramène ses moutons là-bas, au pied du mont Ida. / Petit à petit, avec des avancées minuscules, de grands mouvements télescopiques d’antennes et de moustaches, de grands airs majuscules, les insectes suivent le cortège. Certains ont dévalé les pentes du Cluseau, d’autres roulent comme des boulettes depuis Chazemais et Villevendra avec leurs gros ventres gras. D’autres encore viennent à pied ou en rampant de Montluçon. Ils implorent qu’on monte le son. / Le porte-parole à qui l’on a donné du foin pour qu’il fasse l’âme fait un test de porte-voix. Le Larsen ondule sur la campagne, crispe les tympans des églises, projette une ombre sur l’ombre. Des cavaliers montés sur des mules jaillissent depuis la rue Labas. Venus d’Ombrie avec leurs bicornes, leurs fusils, leurs coupe-coupes, leurs grenailles et lances, pareilles à des mats de cocagne érigés pour assassiner les rêves. / Tout ici pue le bobard, le crevard, la pacotille, dit l’abîme derrière l’homme sans cœur (on dirait un zombi de Zanzibar échappé de la téloche cathodique radicale). / Personne ne le reconnaît, mais tout le monde en parle à tort et à travers. C’est comme ça que le grand boursouflé du bulbe reconnaît ainsi les siens — qui ne descendent ni des Huns ni des Hurons ni des Mohicans, ah ça non. Mais plutôt de la tribu des Collabes qui poussent comme du chiendent près Tronçais, Saint Bonnet, Meaulnes ou encore Saint-Amand dit de Montrond à cause des ronds de cuir et ronds de jambes qui pullulent là-bas. / Sur la route d’Epineuil, la jeune Albertine verse une larme de crocodile, s’ébaubit, se pâme, se jette dans une danse de Saint-Guy, éperdue. Certains tentent de la retenir, tous l’oublient vite. / L’homme sans cœur va bientôt parler. Il s’échauffe les lèvres, avale sa salive, replace sa voix. Patience est chaude, et dans l’azur trépigne d’impatience. Le temps s’écroule lentement, emportant les maisons, les cabanes, les châteaux d’eau, l’hôtel de ville, les nids d’aigle, de poules… d’étourneaux. / « Attention c’est parti il va parler ! », dit un héraut après avoir sonné du cor au pied de la tour d’Hérisson. / Le monde retient son souffle. Silence général. / « Je… Je… Je suis l’homme sans cœur… Je me porte mal… Je me porte dehors… Je suis le dedans porté à bout de bras… » / Et puis, plus rien. / Voilà, on est à peine arrivé à la fin que c’est déjà fini. / Tout le monde dit : « Remboursez ! » Puis la foule se lasse, rentre chez elle, espère des lendemains qui chantent. / L’abîme grommelle derrière l’homme sans cœur. Il veut lui adresser des reproches, mais il le rate à Désertines. De peu. 04. Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l’Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres. / On a posé les valises à l’étage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fantômes et les rats. / D. habite la petite maison juste après le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont pointés vers 20h. C’était la première fois chez lui, en plusieurs années d’amitié. M’y suis trouvé si bien que j’y serais resté. La trempe que j’ai prise. / M. habite la maison d’à côté. Dacoté, je crus longtemps que c’était un nom. Comme d’autres parlent de « Sam suffit », les villas, vous savez. / La difficulté d’habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j’étais à l’envers. / On dit de lui ou d’elle et encore de cet autre : ils sont habités. Ce n’est pas quelque chose de poétique, ils ont des poux les pauvres. / Tu habites là, donc tu suis les règles. / Vous habitez chez vos parents. Hélas, oui. / Vous n’êtes pas habité, rien de tout ça ne t’habite, tu finiras certainement romanichel. / J’habite seul. J’habite avec sept chats. J’habite à l’étage. J’habite au septième étage. J’habite après le coin de la rue. Au septième sans ascenseur. Plusieurs fois, d’ailleurs. J’habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois. / On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n’habite qu’avec difficulté ce genre de situation. Je ne cherche pas à m’investir. Une maison à moi, vous n’y pensez pas. / La cohabitation, proche de la coagulation, à la fin on pense à de la sauce figée. Et l’autre qui dit « le gras, c’est la vie ». / Le mot cabane et le sentier des nids d’araignées, bifurcations de pensées ou de souvenirs, la sensation de déjà-vu. Toujours cette effrayante propension à vouloir fuir l’ennui. Habiter l’ailleurs. D’ailleurs, dit-on l’ailleurs ou ailleurs dans ces cas-là ? / L’idée m’habite un moment, un atelier de sculptures en papier mâché pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m’habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut être patient, impatient. À fond dans l’un ou l’autre ? / La maison en Calabre. Deux événements simultanés à ce propos : le livre de Georges H. et la réalité que nous vivons. On dirait une mise au point télémétrique. Sauf que lorsque les deux images coïncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche bée. / À Lisbonne, j’habite quel quartier déjà, celui dont parle Cendrars. Je l’ai au bout de la langue. Et déjà je pense à autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa à chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway à ce moment-là qui gravit la colline. Rien ne m’habite, tout me traverse. / Je repense à cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demandé ce que je pensais des maisons de paille à cette époque, si elles m’évoquaient quelque chose. L’Afrique telle qu’on nous la peint dans les livres d’histoire. La case de l’oncle Tom. / Que chaque voix soit un instrument. Que l’ensemble s’appelle « Pierre et le Loup », cette pensée me traverse au moment où je vois les musiciens de Brême passer sous mes fenêtres. / La folle habite de l’autre côté de la rue. Au même étage. La nuit, elle se met au balcon et hurle. / Derrière la cloison fine de la chambre d’hôtel, je l’entends rire toute seule. C’est effrayant. Parfois elle dit des choses énormes. C’est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, même ceux des pieds. Et ce rouge à lèvres — du gloss — nom de Dieu. On dirait parfois qu’on habite ensemble. Une promiscuité dans l’ailleurs. / J’ai entendu ça. Il s’est redressé de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m’a dit : « Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. » Non mais je rêve, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C’était un Anglais. Il est mort maintenant. / Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c’est trop d’un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence déjà par une phrase, après on verra. / L’errance est une question permanente sur le fait d’habiter quoique ce soit. Les gens enracinés ne savent pas de quoi je parle, ce n’est pas grave. / Le mot habiter en anglais peut-être « to live », je pense Hamlet, « to live or not ». 03. Une gomme. Pas n’importe laquelle. Une gomme mie de pain. Une gomme souple, molle, fuyante. Une gomme qui n’est jamais là. Quand je la cherche, elle n’est pas là. Quand je ne la cherche pas, elle est là. Elle est là. Elle est là. Je tends la main. Je touche. C’est mou. C’est froid. C’est elle. Je malaxe. Elle devient tiède. Elle prend forme. Elle m’échappe. Elle roule. Elle glisse. Elle se dérobe. Elle revient. Elle attend. Elle n’attend pas. Elle s’en fout. Elle est là. Elle est encore là. Je la garde. Dans la main. Je la presse. Je la perds. Je la cherche. Non. Je ne la cherche plus. Elle revient. Elle revient toujours. Toujours la même. Jamais la même. Elle est là depuis toujours. Elle change. Je la connais. Je ne la connais pas. Elle est là. Elle est là. Elle est là. Elle me regarde ? Non. Si. Elle me juge. Elle me teste. Elle s’efface. Elle revient. Elle recommence. Elle recommence encore. Encore. C’est une gomme. Non. C’est un mot. Un mot mou. Un mot pâteux. Un mot malaxé. Un mot avalé. Un mot évité. Un mot qui se cache. Un mot qui tombe. Un mot qui ne revient pas. Elle est tombée. Elle est tombée. Je crois. Non. Je ne suis pas sûr. Elle était là. Là, juste là. Et puis non. Plus là. Elle est partie. Partie. Partie. Revenante. Peut-être pas. Gomme mie de pain. Tu ne résous rien. Tu n’effaces rien. Tu ramollis. Tu glisses. Tu colles. Tu sèches. Tu durcis. Tu casses. Tu t’effrites. Tu t’émiettes. Tu deviens pierre. Tu disparais. Tu reviens. Tu reviens. Je t’attrape. Je te rate. Je recommence. Je recommence. Je recommence. Tu es là. Tu n’es pas à moi. Tu n’es à personne. Tu es tout. Tu es rien. Tu es là. Tu es là. Tu es là. 02. Il serait question d’un doute, d’un flottement. De se questionner sur l’emploi du conditionnel, comme on glisse d’une pièce à l’autre dans le noir. Par exemple : « Ils décachetteraient leur courrier, ouvriraient les journaux, allumeraient une cigarette. » Que change le temps, l’ordre, la construction ? Quelle sensation naît de l’étrangeté grammaticale ? Il y aurait eu un point, manqué. Le même, toujours. Le voir, c’est voir autrement. Une fenêtre, un œil-de-bœuf, un horizon : tout se tient. Il faudrait reculer, tracer, tendre le bras, un crayon à la main. Un homme, là-bas. Il me ressemblerait. Un double. Il sortirait une cigarette. La flamme, la bouffée. De l’autre côté de la rue. Pile et face. Je dessinerais le salon, lentement. Certains objets : un point, un blanc. La bibliothèque, les tranches, la mémoire. Le parquet — pas du chêne. Deux chambres en une. Un appartement. Pendant qu’il fume, un autre le regarde. Ou pas. Je froisserais le dessin. Ne garderais que les titres. Éviterais le trou noir, l’alcôve, le sofa, l’affiche. Peut-être je reviendrais. Figures géométriques. Radiateur. Pesant. Froid. Porte vers une autre pièce. Un aquarium. Un suceur, un combattant. Lumière bleue. Un miroir. Un lit défait. Un corps de femme. Inventé. Avancer. Nourriture des poissons. Égraine. Nostalgie. Entrée. Cuisine. Agrandisseur sur frigo. Cuvettes. Baignoire sabot. Cafetière à détartrer. Frigo à dégivrer. Pensées échappées. Ouvrir la porte. Refermer. Descendre. Rue. Place. Véhicules. Rotation. Un point, toujours. C’est tout. C’est rien 01. Le paysage défile derrière une vitre sale, dégueulasse, instantanée. Gifles de pluie, giclées de nuit. Accordéon diatonique. Ballade de John Nike ta mère. Entre les wagons. Crissements. Parfums. Sonnette, soufflets, halètement. Villes, jardins, tours, terrains vagues. Couinement du skaï. Froissements d’étoffes, papiers, peaux. Frôlements, esquives, odeurs corporelles, à tomber. Tenir. Devenir île. Agripper la barre. Oublier le poisseux. Le suant. Le merdeux. Ralentissement. Vincennes. Dégueulis de voyageurs. Cafards humains. Pagayer dans l’imaginaire. Double mouvement. Entrer. Sortir. Sonnerie. Portes. Nuit jour nuit jour. Tunnel. Gare de Lyon. Se sentir rat dans une cathédrale. Verre. Acier. Masse. Foule. Danger. Être assommé. Se frayer un chemin. Pardon. Excusez. Vaciller. Se rattraper. Escalier roulant. Monter. Tomber. Recommencer. Couloirs, puis couloirs encore. Lumière. Ciel gris. L’Européen. Bagnoles. Klaxons. Paris. Marcher jusqu’à Bastille. Croiser Bofinger. Souvenir diffus. Rue du Pas de la Mule. Place des Vosges. Traverser. Diagonale. Arbres. Poches. Francs. Rue de Turenne. Café. Debout au comptoir. Bonjour. Bonsoir. Marcher vers la gare de l’Est. Prendre le temps. Au forceps. Arriver. Nausée. Parfum des croissants. Odeur de caoutchouc, gasoil. Tout mélangé. Secouer. Pousser la porte. Cour intérieure. Pavés. Poubelles. Briques. Balcons en fer. Ciel gris. Pousser une autre porte. Bruits de rotatives. Cliquets. Réglages. Voix graves. Gueule du contremaître. Se sentir chez soi. Temporairement. Dégommer les plaques. Nettoyer l’encrier. Imprimer les macules. Un paysage chinois. Regarder à travers. Papier. Murs. Réalité. Réponse des collègues : t’as pas soif ? Gulp. Ravaler. Se taire. Subir. La Roto. Caisse en bois. Caler le corps. Patienter. Prendre l’encre. Le papier. Des films. Du porno. Des affiches géantes. Surveiller l’empilement. Carré. Aligné. Recommencer. Une vie entière à s’inventer un ami pour tenir. Le soir, même trajet — ou pas. Changer. S’inventer des jeux. Oublier. Une heure jusqu’à la cathédrale. Changer de costard. Rat de ville, rat de banlieue. Somnoler. Terminus. Une main sur l’épaule : faut y aller, monsieur. 00. Je recommence. Je doute. J’hésite. J’avance un pied. Je tombe. Je me relève. J’apprends. J’apprivoise ce corps. Bientôt je courrai. Je vois l’arbre en fleurs. Un cerisier. La blancheur de sa floraison me bouleverse. Une émotion floue monte. Comme la grenadine dans l’eau : joie et peine mêlées. Je cours. Tombe. Me relève. Il grandit. J’ai peur et envie. D’être dans les fleurs. D’être avalé par la beauté du monde. Par son horreur et sa beauté. Le parfum entre par le nez. La lumière blanche par les yeux. Je chancelle. Je goûte l’oseille. Une morsure. Surprise acide. Je recommence. J’explore d’autres feuilles. Douces, râpeuses. L’acide, l’amer, le sucré. Tout va dans la bouche. Pour sentir. Pour accepter ou refuser. Pour éprouver. Les mots eux aussi ont un goût. Salsifis, rhubarbe, groseille. Certains me dégoûtent. Cartouche, école, abattoir. Le dégoût déborde. Il se propage. Je suis au centre. Il me traverse. Je suis maladroit. Les objets tombent. Je tombe. Parfois un cri, une gifle. Parfois on m’extirpe. Le noir. Je pleure. Puis je dors. Je suis né, placé en couveuse. Je n’en garde rien. Mais j’y retourne probablement la nuit en rêve. Le ventre chaud. Le geste qui m’en expulse. Une faute ? Un exil ? Chassé du paradis. Depuis, je veux grandir. Revenir. Comprendre. Peut-être mériter.|couper{180}

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#01 Ranger les livres Difficile de donner une définition claire de cet endroit où l’on range des livres. Ranger c’est chinois dans le genre chinoiseries. La première bibliothèque dans le bureau du père, en faux acajou, de chez France Loisirs. L’odeur du feu de cheminée. L’odeur d’Amsterdamer. La collection de pipes ( il lit Simenon) La lampe Napoléon, le bureau Empire à sous-main vert olive. Le facteur, chaque semaine, ou peut-être deux fois le mois, livre les colis. Des livres brochés, à couverture rigide, lettres dorées , souvent, gravées dans ce qu’il faut sans doute imaginer être du cuir. Quelque chose qui fait penser au fer rouge. Il est interdit de toucher aux livres. En ôter un laisse une béance. Visible immédiatement. Donc pas touche. La bibliothèque de l’arrière grand père qui vit au rez-de-chaussée n’est pas visible au tout venant. Elle se trouve dans sa chambre à coucher. Limitée à deux ou trois étagères seulement. Tout François Coppée. Tout Alexandre Dumas. Tout Victor Hugo. Deux gros Bouillet. Ce sont des grands livres en cuir véritable avec des gravures. Ils sont peu pratiques à manier. D’ailleurs je ne les manie pas. On me les montre, parfois on en ouvre un sur la table de la cuisine. C’est une opération quasi religieuse. Tourner lentement les pages, lire lentement, regarder lentement. Parfois c’est seulement deux pages et pas plus. Puis on emporte l’objet pour le remiser à sa place. Ici la béance est seulement temporaire et vite rebouchée. La bibliothèque du père de mon père est succincte. Elle tient sur trois étagères dans un meuble en pin naturel . Ce sont des séries noires, des S.A.S. Et son Darwin : » L’origine des espèces » couverture rigide, usée car beaucoup utilisée. La bibliothèque de la mère de mon père est encore plus succincte : Un gros Tout en Un et quelques piles de Nous-Deux, Modes et Travaux, Rustica. Dans Nous-Deux il y a des romans photo en noir et blanc , pas très passionnant. Sans oublier, bien sur, le catalogue de la Redoute. Le tout tient dans la table de chevet. Le Tout en Un est près de la lampe , tout le reste est empilé sur les étagères en dessous. La bibliothèque de ma mère est grosso modo la même que celle du père. Elle peut emprunter tous les livres qu’elle veut. Mais elle les range une fois lus à leur place. Elle est ordonnée. Sur ce point elle est aussi vigilante que le père en matière de béance. Elle a conservé de sa vie d’avant leur rencontre 4 tomes dépenaillés d’U.H Tammsaare roman estonien , genre de saga intitulée « La terre des voleurs ». Chose étonnante je les ai encore avec moi. Je n’ai jamais eu de bibliothèque à proprement parler s’il s’agit d’un meuble où ranger des livres sur des étagères avant l’âge de 18 ans. Dans la chambre à coucher, les livres étaient empilés à même le sol près du lit. Et puis parallèlement j’ai fréquenté beaucoup de bibliothèques publiques. A partir de 8 ans, emprunter des livres me mettait en joie. Posséder un livre, l’idée m’est venue assez tardivement. A l’âge de 18 ans je bénéficiai soudain d’une occasion me permettant de me dire « j’ai moi aussi une bibliothèque ». Mais ce n’était probablement une chose que j’avais brigué intensément. Juste des pensées fugaces parfois. L’appartement que m’avait proposé un de mes oncles à la location était petit mais l’espace était exploité d’une manière incroyablement judicieuse. Dans ce qui faisait office de salon, des étagères avaient été construites dans des niches qui devaient être à l’origine des encadrements de portes menant d’une chambre de bonne à l’autre. Il y avait au moins 10 étagères de disponible. Ce fut l’occasion d’amasser plus que jamais. La plupart du temps des livres de seconde main, lors de promenades sur les quais. A l’âge de 20 ans je laissai soudain toute ma bibliothèque car je n’avais pas assez de place dans mon sac pour la transporter. J’errais de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel. Les livres que je lisais à cette époque étaient empruntées aux diverses bibliothèques auxquelles j’étais abonné. 9. Ici il faudrait que je parle sans doute de mon rapport avec les bibliothèques publiques. Notamment la bibliothèque du centre Georges Pompidou. Mais n’allons pas trop vite. Inscrivons Beaubourg sur un post it 10. En même temps je ne peux pas ne pas noter sur un autre post it le nom de R. Et l’appartement de la rue Quincampoix, juste à côté. Dont les fenêtre donnent sur la façade de la maison de l’oncle de Molière ? Ce fut la première fois que je rencontrai quelqu’un qui avait lu tous les livres qu’il possédait. Il en avait des milliers et qui, chose extraordinaire, n’étaient pas rangés dans une bibliothèque, mais organisés par piles un peu partout dans les deux pièces que constituaient son appartement. Il fallait naviguer dans des ruelles étroites pour parvenir au salon, encombré tout autant, mais on pouvait s’asseoir pour grignoter et boire de petits verres de Payse. Néanmoins il savait toujours où trouver le livre qu’il cherchait, ce qui peut paraitre extraordinaire, mais ne l’est absolument pas de mon point de vue. 11. Lire ces pages de Perec sur l’art de ranger les livres m’a fait rire. Je crois qu’il s’en fiche tout autant que R. C’est à dire de cet ordre qu’il faudrait suivre pour bien ranger une bibliothèque. D’où viendrait un tel ordre ? d’un héritage probablement. Quelqu’un te montrerait un ordre qu’il aurait lui même hérité de quelqu’un d’autre et toi tu ne te poserais pas la moindre question pour emboiter le pas à tout ce beau monde. Non, bien sûr que non. Hériter d’un ordre c’est hériter aussi des dettes comme dans n’importe quelle succession. Et il y a toujours des dettes qu’on l’envisage clairement ou pas. 12. le fait d’emballer ou de déballer des livres s’est peu présenté comme évènement important dans toute mon existence. J’ai laissé derrière moi plusieurs bibliothèques, comme j’ai laissé des meubles, de l’électro ménager, de la vaisselle et des vêtements. La raison principale que je peux donner à cette habitude c’est la certitude d’être une sorte de juif errant. C’est ce personnage principalement qui m’aura hanté la plus grande partie de ma vie. Maintenant j’ai un peu changé, je préfère parler de dibbouk. Je suis hanté par une âme errante ce qui ne signifie pas pour autant que je suis moi une âme errante. Nuance importante. 13. C’est dommage que je ne sache fabriquer avec du code invisible au public un amas de post-il que je pourrais étendre dans l’espace de ce billet de blog. J’ai essayé bien sûr mais une partie du code apparait, car je n’ai pas les droits d’administration tout simplement. Mais je peux tout à fait imaginer un plancher avec tous ces morceaux de papier épars. D’ailleurs chose étonnante, mon bureau actuellement est complètement vide. J’ai ce week-end retiré tout ce qu’il y avait dedans pour refaire le parquet. Je suis tombé sur de vieilles planches à peine équarries. Il y a du changement dans l’air. Et peut-être aussi un peu d’organisation à venir. C’est un vœu pieux. 14. comme d’habitude je ne suis pas vraiment sûr d’avoir saisi le sens exact de la proposition d’écriture. Comme d’habitude je fais avec. 15. Cette bibliothèque familiale regroupant toutes les bibliothèques des uns et des autres est désormais chez moi. La plupart des livres sont encore dans des cartons depuis une bonne dizaine d’années, au grenier. Je ne sais pas si je rouvrirai un jour tous ces cartons. Sans doute pas. Pas plus que je ne me résous à m’en débarrasser. Ils sont là haut, au dessus de nos têtes mon épouse et moi. Comme ce monstre du grenier qui dans mes cauchemars d’enfant dévalait avec fracas le grand escalier. Parfois l’été je monte par l’échelle escamotable, je regarde les planches en acajou de cette bibliothèque que je ne me suis jamais attelé à reconstruire. J’hume le parfum des livres enfermés dans les cartons. ça me suffit pour me souvenir de tous les membres de cette famille désormais disparus. Un genre de cimetière. 16. Depuis le jour où j’ai rencontré mon épouse j’ai peu à peu reconstitué une bibliothèque. C’est une bibliothèque qui se trouve dans une pièce dédiée. Tout sur des étagères mais pas vraiment rangé. On a même fait deux rangées par étagère, ce qui fait que lorsqu’on cherche un livre on est souvent obligé de partir en exploration, d’ôter dix livres pour en trouver un. Comme Perec le dit à juste titre souvent on cherche un livre, et c’est sept qu’on trouve, c’est épatant. 17. L’idée de la bibliothèque comme celle du feu qui crépite dans une cheminée est un fantasme que j’ai conservé longtemps avant de savoir que ce n’était qu’un fantasme. 18. L’idée de trophée comme à la chasse me vient aussi quand je vois une bibliothèque. L’idée de posséder un livre comme on peut posséder un ou une autre aussi. Constituer une bibliothèque tout seul où je serais le seul à lire les livres qu’elle contient m’agace beaucoup quand j’y pense. Cela me renvoie probablement à des territoires d’enfance, à la notion de propriété, à la notion de savoir comme de propriété. 19. Le plaisir de lire un livre provenant d’une bibliothèque s’accroit en pensant que je ne suis pas le seul à le lire. Même si je ne le dis jamais à voix haute, même si je ne me le dis pas très clairement. Même si cela reste suffisamment confus pour que je ne disserte pas trop là-dessus. 20. La problématique du rangement, des textes, comme des livres. Ainsi celui-ci. Ces notes. J’essaie de comprendre la consigne et déjà je ne sais que mettre dans le titre à part « nouvelles ». Puisque le but est d’empiler les textes les uns sous les autres dans ce billet ( d’après la démo ). Du coup peut-être que tous feront pareil. Nouvelles, nouvelles nouvelles. Drôle. Finalement on ne distinguera plus que si l’on fouille. Distinguer n’est pas voir, c’est un peu plus qu’apercevoir. Et je ne parle même pas du point de vue. Sur l’ordre chacun semble avoir le sien si l’on y regarde à deux fois. 21. voilà, plein de papiers jonchent le sol. Et maintenant dans quel ordre les agencer, aucune idée. ça reste ouvert, ça peut encore changer, ça peut être aussi tout autre. On peut aussi laisser le hasard, le vent entrer dans la pièce, ce serait pas bien différent. 22. L’intention serait utile certainement. Une intention mais laquelle ? surement pas pour faire bien. Et l’intention arrive quand ? au départ ? au milieu ? à la fin ? Peut-être n’arrive t’elle pas, il faudrait aussi le prévoir. Le fait de ne pas avoir d’intention est-il aussi une intention ? l’intention de n’en avoir aucune ; ça me rappelle Gide et l’acte gratuit qui ne trouve pas sa gratuité et pour cause. 23. Si je n’ai pas dit au moins mille fois : il faudrait que je range mes livres et de m’arrêter net sidéré, fasciné, par le désordre. J’imagine une bibliothèque akashique ou Borgèsienne. Tout serait là pêle-mêle et l’embarras du choix. Comment ranger les livres sans dépasser cette sidération et éviter Scylla. Filer entre deux, sans courroucer les dieux. La bibliothèque nous cerne presque entièrement, trois murs sur quatre couverts de livres. C’est une bibliothèque France Loisirs, il y a une partie basse avec des panneaux coulissants que l’on peut ouvrir ou fermer pour ranger les papiers de la maison. Sa couleur générale est rouge acajou,mais je ne pense pas que ce soit réellement de l’acajou qui est un bois précieux. Trop cher pour le jeune couple. Le facteur passe deux fois par mois pour apporter des colis de livres reliés ; couvertures rigides, lettres gravées sur un genre de simili-cuir. Cette attirance et cette répulsion pour les livres destinés à donner le change remonte à loin. Encore que l’effroi arrive plus tard, à l’adolescence. Comment les livres sont-il rangés dans cette bibliothèque ? Par ordre d’arrivée des colis ? Par couleur de couverture ? Par ordre alphabétique ? Par genre ? Je ne m’en souviens pas. J’arrive devant cette barrière de livres, je vois les couleurs, les tailles, vaguement il me semble en reconnaître quelques uns, ce dont je me méfie car dans la reconstruction de ce souvenir la précision, le familier sont des dangers. L’utilisation du mot barrière pour dire que nous serions derrière peut-être enfermés peut-être protégés par celle-ci ? La bibliothèque nous cerne presque entièrement, trois murs sur quatre couverts de livres. C’est une bibliothèque France Loisirs, il y a une partie basse avec des panneaux que l’on peut ouvrir ou fermer pour ranger les papiers de la maison. Sa couleur est rouge acajou,mais je ne pense pas que ce soit réellement de l’acajou qui est un bois précieux. Trop cher pour le jeune couple. Le facteur passe deux fois par mois pour apporter des colis de livres reliés ; couvertures rigides, lettres gravées sur un genre de simili-cuir. Confiné dans une prison dont les murs sont constitués de livres, une prison de papier, une forêt d’arbres abattus. Et faire comme si de rien n’était, mettre un peu d’ordre dans tout cela. Classer, ranger, s’en trouver bien, rassuré, heureux ? A côté de cette image presque aussitôt des alignements dans une grande cour l’hiver, un camp et des milliers d’êtres rangés comme des livres, par taille, par race, par genre, par plus ou moins bon état de santé. A côté de ça des montagnes de lunettes, de dents, de cheveux. Bien rangés eux aussi. L’idée que l’on puisse tenir à une bibliothèque comme « à la prunelle de ses yeux » ne me fait plus sourire ainsi que mon cynisme, dans le temps, m’obligeait à m’en moquer ; Je peux concevoir cet engouement, et même cet amour pour les objets à présent même si, quelque chose en moi se refuse encore à le partager. Et ce n’est pas par mépris, mais parce qu’il est trop tard pour entretenir ce genre d’attachement. Pour y croire sincèrement. Avec quel ordre ont-ils été aux prises. Je me le demande seulement à présent. Et presque aussitôt un sentiment mitigé lié au mot collaborer fait irruption. Ils ont collaboré avec un ordre qui de toute évidence n’était pas le leur. Ils ont obtempéré, accepté sans broncher l’ordre quel qu’il fut. Une fois ceci écrit mon réflexe aussitôt est de vouloir l’effacer. Et cette résistance de ne pas l’effacer, sa force est égale. Voici un immobile. Quelque chose doit se loger dans ce double mouvement. Et de revenir en arrière encore et encore dans cette quête. Qu’on puisse m’avoir caché un secret aussi énorme durant toutes ces années jusqu’à ce qu’à la fin, à bout de force je puisse penser être complètement cinglé, que je puisse venir même à penser m’être inventé un tel secret. A quel prix paie t’on sa protection pour l’avenir, à quel prix ce bonheur cette innocence comme s’ils valaient tout l’or du monde, plus que tout l’or du monde ? Image inquiétante des livres s’alignant sur des étagères comme des gens emprisonnés dans un camp. Image exagérée pense t’on ? Qu’un ordre soit aboyé ou dit à voix douce le résultat est le même pendant longtemps. L’image d’un livre qui rentre ou sort du rang. S’en suivra des alignements de fortune, des étagères branlantes, des tablettes fixées avec des équerres dans des parois. Peut-être des installations proches de celles d’un art contemporain, des totems. Mais, la plupart du temps des empilements près d’un mur comme des nécessités de contrefort, de contrepoids. Et comment penser un ordre dans l’organisation de ces piliers sinon qu’ils tiennent, qu’ils conservent l’équilibre, qu’ils ne s’affalent pas systématiquement victime de la pesanteur, de la gravité ; des fois l’ordre est seulement contingence et rien d’autre. Le mot bible ; dans bibliothèque. La Bible arrachée au sable, c’est un des titres que j’ai retenu. Mais jamais lu, à peine feuilleté. Le fait que Werner Keller veuille prouver les déclarations de l’Ancien Testament. L’aversion pour la preuve. Celle par neuf ou par quatre, de tout temps. Le livre est une tête coupée réduite que les Jivaro actuels conservent dans d’étranges cloisons pour se préserver de l’ennui plus que pour apprendre quoi que ce soit de nouveau sur le Dehors. La collection de livres, un amas de bouquins, le trésor de l’oncle Picsou dans lequel on le voit plonger tête la première. Sourire béat, regard en biais, suspicieux. L’idée de la bibliothèque proche de celle du cimetière. Les différences de formats, de matériaux, égales à celles des sépultures, et un regard ironique mais en dessous plutôt triste, désespéré sur ces deux idées qu’on joint par dépit. R. me tint un long moment en haleine tout comme Shéhérazade son Sultan, chaque soir extirpant un nouvel ouvrage de son bazar me promettant qu’à sa mort j’en hériterai. Qu’allais-je donc faire de cette gigantesque amas d’encre et de papier, l’angoisse monte encore rien que de m’en souvenir. Rien. Dans l’impossibilité de choisir une hypothèse d’usage, bientôt je renoncerai à R. comme à ses livres. Ce qui est à rapprocher de l’image du renard prit au piège qui préfère se ronger la patte et s’en aller clopin clopant ( ou cahin caha ) L’homme affalé dans un canapé se tient devant ses livres comme un seigneur protégé par ses sbires et je suis toujours ce pauvre hère que l’on jette à ses pieds pour implorer une justice qui ne vient pas. Le fait de désirer un livre et s’empêcher de le lire. Une sorte de volonté d’abstinence provoquée par un indicible malheur, l’obligeait à chercher une jouissance singulière pour se rendre singulier. Puis il se mit à acheter des livres par dizaines dans une frénésie incontrôlable. Les lisait-il ? non. Il les possédait et ça lui suffisait pour imiter le plaisir ou le pouvoir, pour effectuer une incartade dans la gabegie d’avoir Ce type était tordu. Il imaginait qu’en possédant des livres il acquerrait un poids dans le monde. Quand sa bibliothèque s’écroula et l’ensevelit, il eut l’air fin. Puisque cette femme de toute évidence ne l’aimait plus, il lui laissa ses livres. On se demande encore à quelle fin, pour quelles raisons, et comment continua t’il sa vie n’ayant plus le moindre livre à sa disposition. Il aurait pu comprendre à la première perte, au premier abandon qu’il ne servirait à rien de racheter des livres, de se reconstituer une bibliothèque. Peut-être que la condition dans laquelle il se trouva ne l’empêcha pas de le faire. Jamais un livre lu ne mérita à ses yeux d’être relu. Il y avait tellement d’autres livres à lire. Mais, s’il avait su lire, il se serait rendu compte qu’il relisait toujours le même livre. En mettant le nez dans un vieux livre on peut sentir parfois l’odeur d’un trèfle à quatre feuilles. Mais c’est une odeur plus désirée que véritable, la plupart du temps , en étant réaliste, on voit bien que les feuilles sont au nombre de trois. La bibliothèque d’Alexandrie est une représentation réduite de la grande bibliothèque Akashique. Il faut trépasser trois fois minimum , comparer les deux objets de ce fantasme de bibliothèque pour se rendre compte de l’étendue vertigineuse et dérisoire de notre imagination. #02-Histoire de mes librairies Les nouvelles librairies ( titre à mettre de côté pour mieux l’observer) Je voulais reprendre cette histoire d’une façon chronologique, retrouver les premières librairies de mon enfance, mais je ne trouvai rien. Quelque chose d’opaque, un capharnaum d’images se mêlait, je voyais des rayons obliques de bandes dessinées cotoyant des magasines féminins, des fascicules de mots croisés, peut-être de mots mêlés également, encore que je ne soie pas certain que cette discipline existât à cette époque. ( Après avoir effectué des recherches il semble que les premiers jeux de mots mêlés datent des années 50, que leur inventeur est un certain Pedro Ocon de Oro) Mais ils arrivèrent tardivement blablabla La librairie des îles La librairie des îles– ce n’est pas son vrai nom- se situe à un jet de pierre du groupe scolaire dont j’ai oublié le nom, dans l’une des rues les plus étroites de ce quartier autrefois populaire ; au nord de cette ville Il faut que je me hâte d’écrire le peu de souvenir qui s’efface, se transforme, s’évanouit, bientôt tout n’aura plus que la consistance sibylline du rêve. J’aurais voulu commencer par un souvenir biographique, bien sûr, et donc parler du libraire, qui fut mon ami. J’aurais commencé par décrire l’arrière boutique, cette petite cuisine où nous buvions du rhum en évoquant cet écrivain des îles qui révèle la beauté du créole comme de la langue française. Mais à l’instant même une fenêtre s’est ouverte brutalement sous l’effet du vent, notre région traverse des tempêtes ces derniers jours. Et cet incident m’a soudain semblé surgir de façon opportune pour que j’évite toute référence biographique. Parmi toutes les interprétations, j’ai préféré voir là comme un signe me privant de l’autorisation d’user de ce souvenir. Un peu comme on essuie une vitre embuée du plat de la main ; j’ai bien senti qu’une image s’effaçait laissant la place à une autre. Encore que ce ne soit pas vraiment une image à proprement parler mais plutôt un prénom qui surgit : Adèle. Adèle est une antillaise aux yeux verts, la cinquantaine, atteinte par la maladie de lire tout ce qui lui tombe sous la main, une main très élégante, comme peuvent l’être les colombes de Picasso ou de Matisse. Me voici à la porte, j’entre dans la librairie des îles pour acheter un nouveau carnet Clairefontaine, je ne veux surtout pas des reliures à spirales que proposent les supermarchés, j’aspire ( j’implore) à obtenir le prochain carnet disposant d’ une reliure en tissu noir et il faut aussi c’est impératif, que la couverture soit verte, et très précisément du même vert que tous les autres carnets que j’ai l’habitude d’utiliser. Ce serait un cliché évidemment de dire que dans la librairie flotte une odeur de vanille, ou encore une odeur fruitée, ou encore une odeur d’encens, ce serait même étrange que ce soit la marque d’encens Saï Baba et pourtant nous ne sommes plus à une étrangeté près. Le fait est que l’odeur soudain est là , une odeur indéfinissable qui me prend par les sentiments et à nouveau je peux entendre le grelot joyeux de la porte d’entrée qu’on ouvre pour entrer dans la librairie des îles. Quel âge puis-je avoir ? , je ne m’en souviens plus peut-être entre vingt et vingt-cinq ans, moins de trente en tous cas ; c’est tellement jeune mon Dieu, et comme je suis exigeant et têtu ; il me faut ce fameux feutre à pointe fine, un FINELINER 0,5 mm de la marque STAEDTLER , car je fais aussi beaucoup de croquis. Il n’y a personne dans la librairie à cette heure de la journée, je crois qu’il est quinze heures au clocher de l’ église la plus proche ; désolé je ne porte pas de montre. Adèle est assise à une table, elle est en train de lire lorsque je fais irruption avec mon obsession de carnet et de feutre ; la voici, elle est désolée, elle sourit et ses yeux sont sincèrement tristes, pas de carnet Clairefontaine chez elle. Et je m’en serais retourné sans autre si elle ne m’avait soudain retenu pour me demander à quoi me sert ce petit carnet. — et j’ai le feutre que vous chercher vous alliez l’oublier ? question osée . Je me demande si moi-même j’aurais été capable de poser ce genre de question si j’avais eu le bonheur d’être libraire et celui de vendre de la papeterie et des livres. Du coup me voici déridé. — Ce doit être vraiment chouette d’être libraire je lance pendant qu’elle me rend la monnaie et emballe le feutre dans un sac de papier. Je crois que j’ai un peu de mal à partir, elle est sympathique et, en jetant un coup d’œil aux tables et aux étagères je repère pas mal d’auteurs que je ne connais pas. Je ne suis que peu l’actualité littéraire. Chaque année, la multitude de bouquins qu’il faudrait lire absolument m’a toujours plaqué au sol. Et puis de toute façon, je n’ai même pas encore fini de lire tous les classiques. — vous devriez lire les essais d’Alain Viala qui sortiront en 1993 me dit-elle en souriant. — Comment font les gens pour lire tout ça je demande à Adèle, en éludant la proposition — Ils choisissent peut-être de devenir libraires me réplique t’elle en riant Je m’aperçois que je fais tout pour faire l’impasse sur la librairie elle-même. Allons , un petit effort, elle n’est pas bien grande, quelques tables, quelques étagères, au sol il y a du linoléum, et, dans un vase posé sur une console, de magnifiques lilyums blancs. Je me souviens maintenant du rapport exact, comme un accord parfait, du vert des feuilles et du blanc des pétales, (à noter). — J’ai envie d’un thé, ça vous dit ? me demande Adèle en arrangeant quelques livres sur l’une des tables. Bien que je sois plutôt café je dis oui. Elle a l’air de lire dans mes pensées. — J’ai aussi du café si vous préférez. On rigole, ça fait du bien. — D’autant que ces derniers temps rare de rigoler j’ajoute. Et de nous mettre à causer en buvant elle son thé moi mon café. Je suis resté jusqu’à l’heure de la fermeture, nous avons parlé des livres qu’Adèle aimait, je ne me souviens évidemment plus des noms des auteurs, des titres non plus, mais ce n’est pas bien grave je crois que ce qui m’a fait le plus plaisir c’était sa chaleur, la passion qu’elle diffusait comme un phare sa lumière en évoquant tous ces livres, oui c’est cette chaleur et cette passion , cette étincelle dans l’obscurité qui m’est reste en mémoire, ainsi que son rire clair ricochant sur ses yeux, le nom de Chamoiseau et le parfum des lilyums. La librairie Chez Gilbert à Saint-Michel Il y a tellement de magasins différents tout autour de la fontaine Saint-Michel, et même plus haut sur le boulevard menant à Saint-Germain ou vers le Jardin du Luxembourg, que l’idée qu’il m’en reste est bien plus proche de celle d’une industrie du livre que d’une librairie. Je me souviens aussi des différences d’espaces d’une exiguïté l’autre, ma présence flottant dans chacun de ses lieux à différents moments de ma vie. Un espace pour les livres scolaires, universitaires, un autre pour les livres que l’on revend, une planche fixée dans l’encadrure d’une porte faisant office de comptoir, afin de pouvoir acheter de nouveaux livres chaque année. Il règne ici une agitation tranquille, un silence quasi religieux, à peine dérangé par le trafic automobile de la ville à l’extérieur. Des escaliers étroits mènent à des étages qui eux-mêmes possèdent d’autres escaliers menant encore à d’autres étages. La lumière arrive ici avec effort à travers de vitres poussiéreuses. Les rayonnages se dressent et se confondent avec les murs ; des alignements d’encre et de papier qui montent jusqu’au plafond. Il doit y avoir un système d’orientation cependant, même si j’ai oublié à peu près tout de celui-ci au moment où j’écris ces lignes. Gilbert ne reprend pas cher du tout les livres ça je m’en souviens très bien cependant. On vient ici avec une valise on ressort avec deux billets et encore , quand on a un peu de chance. Je m’aperçois que j’ai oublié le mot qui va souvent avec Gilbert- C’est le mot jeune et voilà ça me revient c’est ça, Gilbert Jeune. Les marchés aux livres d’occasion. ll aura été rare que j’achète mes livres neufs. J’en suis tout aussi honteux que fier si vraiment vous voulez tout savoir. Honteux car cette propension à acheter d’occasion indique une certaine indigence matérielle, fier car ce n’est pas à cause de moi que nombre d’arbres, de forêts seront mis à sac pour permettre à des chalands sans vergogne de se ruer sur les soi-disant pépites annuelles que nous exhorteraient à dévorer les critiques, les émissions littéraires. j’ai beaucoup acheté de livres au fil de l’eau, en me promenant sur les quais, en passant devant les boites de bouquinistes. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’ils sont toujours si bons marchés. Parfois il m’est arrivé de payer le prix fort pour une ou deux éditions originales je l’avoue. Sinon les marchés aussi offrent de réelles possibilités d’acquérir des livres pour de très modiques sommes. A certain moment de mon existence, je voulais lire des romans de science-fiction, Notamment José Luis Farmer et son cycle du Fleuve. Je l’avais plus ou moins cherché dans les librairies sans vraiment le chercher, c’était une sorte de tâche de fond, et il fallait je crois que le hasard me le fit rencontrer sinon rien. Je ne suis pas du genre non plus à commander des livres et à patienter quinze jours trois semaines pour les obtenir enfin. Je n’ai commis cette bévue qu’une seule fois, et j’avoue qu’en y songeant à nouveau j’en reste encore bien honteux. j’avais commandé deux gros tômes que je n’avais pas lus du Journal de Luis Calaferte dans une librairie que je ne suis jamais retourné chercher. J’imagine que si cette librairie exige des arrhes désormais pour les commandes c’est en grande partie de ma faute. ( mea culpa, flagellons-nous dix fois et reprenons notre souffle) Donc les marchés furent mes librairies en grande partie. De la science fiction mais aussi des livres érotiques, voire même pornographiques. Le genre de livres par exemple qu’on serait bien embêter de produire à la caisse d’une librairie. Encore que le Marquis de Sade fasse partie des classiques bien entendu et que des gens bien sous tout rapport le lisent encore, et, probablement l’achètent dans des librairies, sans doute d’ailleurs désormais des librairies en ligne. Presque comme un marché normal, le marché aux Puces de Vanves, de Montreuil, celui de Clignancourt. Ce sont lors de ballades dominicales la plupart du temps, que j’ai acquis de nombreux livres ici. Notamment ce livre que je lis et relis à tout bout de champs Ce gros Cobra à la couverture verte et cet autre sur DE Staël dont la majeur partie des illustrations sont souillées de tâches de peinture à l’huile parmi tous ceux qu’il me reste de cette époque lointaine désormais. Errer dans les librairies Entrer dans une librairie et demander un livre ce n’est pas la même chose que d’entrer dans une librairie en n’ayant pas de livre à demander. Errer dans les rayons d’une librairie est un plaisir coupable sachant qu’il y a de grandes chances qu’on n’achètera rien. Certains font sûrement bien pire pour se dessaler, penser à cela quand le rouge monte aux joues au front. Grands magasins qui font aussi librairies La naissance des grands magasins qui, parmi tout un tas d’autres denrées vendent des livres, convoque des images douloureuses qui convergent pour la plupart vers le mauvais pli de l’anonymat. On devient anonyme comme client, mais les vendeurs aussi sont tellement interchangeables. En quelques mois à peine ce ne sont déjà plus les mêmes têtes. Ainsi je suis toujours pris d’une sorte de vertige lorsque je passe les portes coulissantes de la FNAC, rue de la République à Lyon. On ne sait où donner de la tête car dès l’entrée la promotion nous assaille immédiatement. On en perdrait facilement la tête, certains la perdent, moi je n’en ai pas les moyens, ou je ne me les donne pas. Montée de l’escalator depuis lequel au fur et à mesure que l’on monte on voit l’espace en dessous, la section informatique, téléphonie, télévision, hi-fi, on en a déjà comme un nouveau tournis avant même de parvenir comme propulser tête en avant dans les derniers jeux vidéos à la mode, les consoles, les game-boy, les prix sont astronomiques et des écrans diffusent des démos aguicheuses, tandis que des gamins bavent ou vocifèrent devant des grandes personnes mal à l’aise. Rayon littérature française, littérature étrangère, littérature espagnole, italienne, turque, suédoise… Je ne rentre plus à la FNAC comme j’ai pu autrefois entrer dans une librairie, l’errance ici est mortifère. On en ressort vidé de toute sa substance. Décitre Chez Décitre de l’autre côté de la Place Bellecour, on retrouve une ambiance feutrée, d’ailleurs il me semble que l’on marche sur de la moquette. Il y a au rayon des nouveautés quelqu’un a prit la peine de créer une note pour chacun des livres exposés. On peut passer un bon moment à lire ces notes, à se faire des idées, puis les regarder s’envoler. Flammarion Chez Flammarion, à un autre angle de la place Bellecour, côté place Antonin Poncet c’est à peu près la même atmosphère qu’à la librairie du Passage, rue de Brest. Mais depuis février dernier la librairie ne s’appelle plus Flammarion , 20 employés licenciés, il semble que ce fleuron des librairies lyonnaises soit tombée dans l’escarcelle d’un fond d’investissement américain via le réseau des librairies « Chapitres ». Dommage, j’aimais beaucoup prendre l’ascenseur pour monter dans les étages, cela me rappelait un immeuble dans lequel j’ai habité enfant, sauf que là tous les appartements étaient tapissés de livres, on pouvait y rester là aussi très contemplatif des journées entières sans que personne ne nous adresse la parole, ou ne vienne nous interrompre dans nos rêveries. Activités à faire dans une librairie Il y a aussi cette librairie dont il faudrait que je parle, elle porte le nom d’une galerie d’art parisienne. Elle se situe entre deux villages, près de chez nous. Le libraire, un grand type sec atrabilaire organise des déjeuners ou dîners littéraires. Cela m’a amusé durant un temps. Mais c’est encore une occasion pour dire et écouter à peu près tout et n’importe quoi. Les grandes tables chargés des derniers best sellers à la mode sont débarrassées pour l’occasion et tout le monde s’assoit devant une assiette et un jeu de couverts Parfois un auteur vient se perdre ici pour effectuer une lecture. Il faut voir alors les visages tendus vers elle ou lui, surtout si par bonheur son dernier ouvrage à plu. Le plus amusant est d’observer la séance de dédicace à la fin, et le visage du libraire qui se détend, il lui arrive même de sourire en découvrant les dents, comme si l’événement l’avait plongé dans un bain de jouvence. Les nouvelles librairies Depuis que nous vivons ici, dans notre pays de vaches, nous ne nous rendons plus que rarement en ville, et encore moins dans des librairies. Et ça ne va pas s’arranger puisque nous ne disposons qu’une vignette critaire 3 sur le parebrise de notre vieille Dacia. En janvier prochain il faudra prendre le train pour se rendre à Lyon ou à Valence. Mais peu importe puisque désormais nous pouvons commander les livres sur internet. Bien sûr nous n’achetons des ouvrages neufs que pour l’occasion de faire des cadeaux, Noël, anniversaires en tout genre, car en ce qui me concerne surtout j’achète surtout des livres d’occasion sur Momox, Recyclivre, le Bon coin. Il y a aussi des sites comme celui de la BNF ou encore Gallica pour le cas où j’ai besoin de relire certains passages depuis mon ordinateur ou ma tablette, ce qui m’évite d’aller fouiller dans notre bibliothèque. J’ai récemment découvert aussi des sites pas très légaux où l’on peut trouver à peu près tout ce que l’on veut au format PDF ou EPUB que l’application Livre sur l’Ipad permet de lire. D’ailleurs à ce sujet, je m’aperçois que j’ai pris l’habitude de lire sur écran, ce qui m’apparaissait autrefois comme le summum de l’ineptie autrefois tant j’étais victime d’un certain fétichisme de l’objet livre. A force de télécharger des PDF et des EPUB il a fallu que je prenne un abonnement pour pouvoir stocker cette masse de livres virtuels sur un Cloud. Ma librairie comme ma bibliothèque sont donc en quelque sorte dans un nuage comme m #03 inventaire des choses perdues 1. A propos l’idée de l’inventaire. Au mot une image. Celui de cette entreprise de pièces détachées pour machines-outils. Des japonais d’une amabilité byzantine . Le bruit incessant d’un fenwick errant à vive allure d’une allée l’autre d’un entrepôt. Des colis confectionnés chaque jour un peu plus vite. Une difficulté à se souvenir d’emplacement, de l’apparence des pièces à faire correspondre à un code barre, une ligne de commande, qui s’aplanit de jour en jour. A la fin on y va les yeux fermés. Est-ce que l’inventaire a quelque chose à voir avec l’invention, c’est la fin des mots qui change. Taire ce que l’on aurait inventé à un moment de sa vie, dans un lieu inventé lui aussi, avec des gens dont on ne peut se faire une idée que fictive en utilisant des outils qui ne valent pas mieux. Quel discernement suffisamment aiguisé, et sur lequel on pourrait compter, qui ne nous trahisse pas ? Parlons aussi des choses. Une image de livre presque aussitôt, un titre : Le petit chose. Et c’est comme on disait autrefois « machin chose » ou je l’ai sur le bout de la langue. Les choses sombrent ou surnagent dans le naufrage du temps qui passe,( inexorablement ) Et parfois, dans l’espoir de le ralentir car il passe de plus en plus vite, un vague souvenir de ces choses. En deux mots on réinvente ce qu’on a déjà inventé dans un but ( est-il louable ou au contraire peu avouable ? ) d’inventorier. Quant à la perte elle est souvent ( toujours ?) irrémédiable. Est-ce pour cela que l’on voudrait se souvenir de choses perdues comme on remue le couteau dans une plaie ? Sinon on peut aussi avoir un brin d’humour et se dire que nous perdons la vie petit à petit comme par inadvertance, qu’au moment où la prise de conscience nous arrive vraiment le sursaut serait de s’accrocher à un inventaire, mais qui serait loin d’être celui dont l’idée première nous vint au moment de penser au mot inventaire. On pourrait emprunter la vieille peau de Michaux, qui est comme une peau d’ours, fabriquer un rond de pierre dans une clairière, faire un feu, et au moment où l’odeur de bois brûlé atteindrait nos narines l’esprit ferait des étincelles, on pourrait inventorier tout ce qui ne nous appartint pas, ce qui jamais ne nous aura appartenu, ce qui jamais ne nous appartiendra. inventorier alors comme on se jetterait à l’eau, dans l’imaginaire. Il faut une force (incommensurable ?) pour évacuer en premier lieu la tentation d’effectuer un inventaire autobiographique. Car chez moi c’est une sorte de réflexe. ( une sale habitude ? ) La raison en est que lorsque j’écris, je ne vis pas ma vie, je la rêve ou je la cauchemarde. On croit que c’est autobiographique, mais en fait ce ne sont que des récits oniriques. Et comme je l’ai entendu dire il y a peu, rien de plus pénible à lire que ce genre de récit. Il faut écrire à partir de la matière de ce rêve de ce qu’il déclenche au réveil, cet état second. Inventorier ces état seconds où l’on perd un peu de cette certitude d’être dans un rêve et pas tout à fait encore dans un autre. A cet instant les choses s’éclairent ( un peu ) Elles luisent doucement dans une presque obscurité. On peut bien retrouver (si ça nous chante ) tout ce que l’on imagine avoir perdu. Ce n’est pas si difficile d’en inscrire quatorze quand on en a aperçu un ou une. C’est même certainement en rapport avec la notion de dérivée mathématique, ou encore les fractales. 2. inventaire de choses perdues. Le dernier des Mohicans : Le Dernier des Mohicans (The Last of the Mohicans) est un roman historique américain de James Fenimore Cooper, publié pour la première fois en janvier 1826, notamment par un éditeur apprécié et diffusé à l’époque, nommé Carey & Lea. Deuxième des cinq ouvrages composant le cycle des Histoires de Bas-de-Cuir (Leatherstocking), il se situe entre Le Tueur de daims (The Deerslayer) et Le Lac Ontario (The Pathfinder). Le Dernier des Mohicans est une méditation nostalgique sur la disparition des Amérindiens, tout en étant une annonce de la naissance des États-Unis. Il eut un énorme retentissement en Europe, dès sa publication, comme en avaient les romans contemporains de Walter Scott. Le premier titre des Chouans de Balzac, paru trois ans plus tard, lui fait allusion : Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800. Pertes humaines durant la Seconde Guerre Mondiale Les statistiques des pertes de la Seconde Guerre mondiale varient, avec des estimations allant de 50 millions à plus de 70 millions de morts ce qui en fait le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, mais pas en termes de décès par rapport à la population mondiale. Les civils ont totalisé 40 à 52 millions de morts, dont 13 à 20 millions de maladie ou de famine du fait de la guerre. Les pertes militaires s’évaluent entre 22 et 25 millions, dont 5 millions de prisonniers de guerre morts en captivité. Les statistiques ne donnent pas le chiffre du nombre des morts après septembre 1945 (et après mai 1945 pour l’Europe), sans doute élevé : un grand nombre de soldats grièvement blessés décédèrent, ainsi qu’un grand nombre de déportés rescapés, qui moururent des conséquences de mauvais traitements, de privations diverses, etc. Du fait du manque de services médicaux et hospitaliers, souvent dégradés, la mortalité était plus importante qu’avant 1939. Après 1945, la famine était très visible en certaines zones de l’URSS, dans les Balkans, et même dans l’Europe occidentale, sans oublier l’Asie. Aussi, il ne faut pas négliger les conséquences psychologiques, très importantes, avec un grand nombre de personnes traumatisées, souvent pour plusieurs générations. Perte de la mère (et du lecteur) , chez Serge Doubrovsky : ( extrait d’article ) Serge Doubrovsky cède avec « Le Monstre » de nouveau à la tentation autobiographique. Il semble même qu’il n’ait pas la maîtrise de ce choix. Toujours est-il qu’il compte vingt-deux ans de plus que jadis, en 1948. Il est professeur, mari, père et… orphelin. La question se pose différemment, aujourd’hui : Comment se libérer de soi-même, comment s’écrire, quand il faut simultanément écrire l’autre. Comment écrire en même temps sa propre biographie et celle de sa mère, lui rendre son dû, sa vie ? Nous touchons là, sans doute, à l’essentiel de la douloureuse découverte de l’écrivain lors des années de psychanalyse : on ne s’appartient pas. Même quand on est seul dans sa chambre, devant une machine à écrire, et qu’il n’y a personne pour vous voir, on ne s’appartient pas. L’absurde recherche de soi. La révélation de l’absurde se fait généralement dans l’angoisse : l’angoisse de la dignité chez Camus, celle de la responsabilité chez Sartre. Celle de ne jamais s’appartenir chez Doubrovsky. Seul subterfuge : se reprendre à autrui en se créant dans un langage, remanier le matériau de sa vie, des autres vies, en remplissant le vide en soi par celui du feuillet. Plus donc encore qu’une « auto-contemplation », l’œuvre est auto-genèse dont le point de départ pourrait se formuler comme suit : étant donné qu’on ne peut pas naître seul, s’auto-engendrer, il faut faire parler la mémoire en la réinventant pour soi-même. « Le Monstre » est un excès de mémoire. Une orgie d’écriture. Ce terrorisme de l’écriture, de la conscience ex-jectant l’autre, s’inscrit non seulement dans les réminiscences des lectures de maints écrits sartriens (Érostrate, L’Âge de raison, L’Être et le Néant : tout se passe en-dehors de la conscience) mais aussi dans une période où l’expérimentation littéraire était à la mode, les figures de Joyce, de Queneau, de Ionesco, de Beckett donnant une image de l’écriture comme expérience dans laquelle le lecteur n’était pas nécessairement invité à entrer de plain-pied. Perte de l’ouïe, la surdité de Beethoven : ( extrait d’article ) C’est à partir de la correspondance du compositeur (Brigitte et Jean Massin) que l’on peut retracer l’histoire et l’évolution de sa surdité. Dans une lettre datée du 1er juillet 1801, alors âgé de 31 ans, Beethoven évoque pour la première fois son handicap dans une lettre adressée à son ami le docteur Franz Wegeler : « c’est ainsi que depuis trois ans mon audition s’affaiblit… au théâtre, je dois me placer tout contre l’orchestre… je n’entends plus les sons aigus… j’entends les sons mais ne peux comprendre les mots. A l’inverse, si quelqu’un crie, je ne le supporte pas… » On y apprend que cette surdité évolue depuis quelques années déjà, s’accompagnant d’acouphènes permanents et d’hyperacousie douloureuse. Cette baisse de l’audition semble évoluer d’un seul tenant expliquant l’émergence d’un syndrome dépressif, signalé dans le testament d’Heiligenstadt en octobre 1802, et restreignant progressivement sa vie sociale, d’où son tempérament jugé solitaire et ombrageux. Il semble que la maladie auditive ait débuté à l’âge de 26 ans par des acouphènes, suivis de l’apparition d’une surdité deux ans plus tard (1798) prédominant sur les aigus, avec une perte de l’audition évaluée à 60% en 1801 (un chiffre soumis à caution quand on sait que l’invention de l’audiogramme se fera bien plus tard !), pour devenir complète à l’âge de 46 ans, en 1816, date à laquelle il n’entend plus la musique et utilise un cornet acoustique et des cahiers de conversation. En 1808, il donne son dernier concert public. histoire de Zénobie , la perte de Palmyre (récente ) et de l’authenticité de l’ouvrage L’ Historia Augusta : (extrait d’article) : Si l’Histoire Auguste est aujourd’hui reconnue comme largement fictive (certains spécialistes lui donnent même le label de « fiction historique »), elle était considérée comme une histoire fiable à son époque et pendant de nombreux siècles par la suite. Le célèbre historien Edward Gibbon (1737-1794) l’accepta en tant que compte rendu authentique de l’histoire de la Rome antique et s’appuya largement sur elle dans son ouvrage en six volumes intitulé Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain qui, comme l’Histoire Auguste, est largement considéré comme inexact de nos jours. Ces deux ouvrages eurent toutefois un impact considérable sur les publics qui les lirent ou les entendirent. Plutôt que de considérer l’Histoire Auguste comme largement fictive, il serait peut-être préférable de l’envisager sous le même angle que le genre de la littérature naru de la Mésopotamie antique. La littérature naru commença à apparaître vers le deuxième millénaire avant notre ère en Mésopotamie et se caractérise par des récits mettant en scène un personnage bien connu du passé (généralement un roi) en tant que personnage principal d’un récit quasi-historique, qui vante les prouesses militaires du roi, raconte sa vie et son règne ou, plus souvent, utilise le roi pour illustrer la relation appropriée entre les êtres humains et les dieux. Le personnage principal (le roi) était toujours un personnage historique réel, mais l’histoire était soit fictive, soit orientée d’une manière particulière afin d’obtenir l’impression désirée. La perte du téléphone et de la voix sur le répondeur ( deux fois ) que l’on pourrait traiter d’une façon plus générale ? comme la perte des disquettes, des disques durs, des photographies de vacances. La perte de dignité ( mille fois avant de savoir qu’on en possède une ) dans le monde du travail, notamment celui des enquêtes par téléphone. perte d’un appareil photographique Leica M42 dans un train ( irréparable) et un suicide quelques temps plus tard. Perte de la volonté de ne pas écrire des choses autobiographiques ( et essayer de se raccrocher aux branches en extirpant le mot autofiction du bout des lèvres) Perte du souvenir d’un rêve que l’on finit par réinventer parce qu’il nous manque trop. Puis on s’aperçoit que manquer n’est pas le bon mot. C’est tout le contraire, il nous révèle. Perte soudaine d’orientation au volant d’un véhicule. Il se demanda tout à coup où il allait, d’où il venait, et durant quelques secondes il s’aperçut horrifié qu’il ne s’en souvenait plus. Puis l’impression s’évanouit, il en résulte un nostalgie de l’horreur. Et s’il dépasse cette fichue nostalgie, il découvre que l’horreur est un pansement, ou un réflexe, ni plus ni moins. Perte d’équilibre. Le peintre regarde son tableau sombrer dans le chaos ( avec effroi ?) Perte de cheveux. Suite à un traumatisme, cet adolescent perd ses cheveux, toutes les stratégies qu’il s’invente à partir de là pour ne pas subir de plein fouet cette singularité. Référence à ce roi mythologique qui s’empoisonne un petit peu tous les jours au cas où il serait un jour victime empoisonnement. Perte des clefs ( ça irait bien avec la peur d’avoir oublié d’éteindre le gaz) Perte de la mémoire d’un lieu où l’on a garé son véhicule. Perte osseuse dans l’espace : Le remodelage est un élément clé de la compréhension de maladies osseuses comme l’ostéoporose. Il explique également le phénomène de la perte osseuse chez les astronautes dans l’espace. Dans l’espace, les astronautes sont sujets à l’ostéopénie du vol spatial. Ce trouble physique peut entraîner chez les astronautes la perte de un à deux pour cent de leur masse osseuse en moyenne chaque mois. Cette perte osseuse se produit habituellement dans les jambes, les hanches et la colonne vertébrale. Il faut compter de trois à quatre ans pour que ces os se rétablissent après le retour des astronautes sur Terre. 3. Choisir pour écrire. J’ai un peu perdu le fil de la proposition ( comme d’habitude) Maintenant il faudrait que je choisisse un de ces items pour écrire un texte. Ce que je ferai peut-être, ou pas. Et en même temps je me demande si déjà ce n’est pas amplement suffisant. # 04 Les livres moins ce qu’ils disent Sergent ! interroge Camember, et la terre du trou ? — Que vous êtes donc plus herméfitiquement bouché qu’une bouteille de limonade, sapeur ! Creusez un autre trou ! — C’est vrai ! » approuve Camember. L’apparence des livres, l’image des livres, leur alignement sage sur les rayons d’une bibliothèque, d’une librairie, ou, au contraire, l’accumulation de piles directement posées au sol, dans ce qui ressemble à un désordre, une anarchie, un chaos, c’est dans l’ensemble tout ce qui me viendrait le plus facilement sans le moindre effort, cette sorte de cliché issu d’un décorum plutôt que tout ce qu’ils pourraient encore me dire , ces livres, ou ne pas me dire ; Lorsque j’y songe, comme aujourd’hui, je les considère comme des choses, des objets, des éléments décoratifs, un mobilier, parfois chaleureux, parfois démodé, parfois inutile , encombrant même, bref : un élément indissociable d’un tout que l’on pourrait nommer « mon intérieur ». Cependant, en creusant cette image molle , je tombe sur la dureté salvatrice d’un hiatus. Entre la chose, l’objet, l’apparence et le contenu. Une paille. Mieux que cela. Car si j’examine tout ces contenus je ne pense pas être si surpris qu’en grande partie, ils m’échappent. Et que par cette fuite semblable à l’air s’échappant d’un trou dans une chambre à air, tout ça me laisse dans un état d’abattement encore plus grand. Peut-être même une bonne vieille déprime. ( tout ça bien sûr si j’étais du genre à vouloir thésauriser un savoir, des souvenirs de lecture, une passion pour tel ou tel auteur, ce dont je doute désormais ) Donc, non, si je considère le pire, ce trésor familial qui me tombe dessus me plaque au sol m’étouffe , la surprise sans doute encore l’emporte sur mon éternel sourire de simplet. Fut un long moment où je passe outre l’apparence des choses, où ce qui m’intéresse n’est pas tant l’apparence de ces objets, que ce qu’ils peuvent ou pourraient m’offrir alors que je caresse mécaniquement comme un babouin l’espoir de m’augmenter , d’une connaissance, d’une compréhension de l’âme humaine, ( si possible dans ses aspects les plus sombres). Les urgences, la précarité, les déménagements, le peu de place que je peux consacrer à ces objets- si précieux sont-ils – m’entraîne à m’en défaire avec l’implacable régularité d’un coucou mécanique. Au début, avec cette saine répugnance d’un sauvage des années 80, ( hou hou vive le néo libéralisme, à bas les murs, bouffez des sushis ! hé mais Reagan c’est pas ce type qui jouait dans ce putain de film la fois où j’ai vomis sur les nichons de P. qui lisait le carnet d’or de Doris Lessing ? ) Pendant ce temps là la dure réalité rabote allègrement mes rêves de gosse Le genre de cliché qu’on nous implante dans les mirettes . Trouve une copine, un travail, reproduis-toi, prend un crédit sur 30 ans sois sage, ne réfléchis surtout pas trop… Répugnance que l’on peut à loisir retourner comme un gant, d’où sa vertu roborative. non, ce qui est dingue c’est que l’on peut tout à fait aller jusqu’à en éprouver physiquement la perte, la déchirure, l’absence, le manque. Des livres, du décorum, d’un amour de jeunesse et de toute la vie factice d’une époque. Cependant, il faut bien vivre et l’habitude de la répétition, l’usure arrondissant tellement bien les angles. Je prends vite l’ habitude de me séparer des livres, sur le même rythme que je me sépare des quartiers de la ville, de mes jobs d’intérim, de mes bistrots favoris, de mes voisins, et bien sur des filles et des femmes. Encore que ce n’est pas tout à fait exact. A l’époque je m’accrochais tout de même à une poignée de bouquins. Voir de Carlos Castaneda, Le grand Meaulnes d’Alain Fournier, Plume d’Henri Michaux, Rebecca de Daphné du Maurier et Bourlinguer de Blaise Cendrars. C’était une sorte de bande. Ma bande. Absolument hétéroclite tout comme les trois quarts de mes pensées à ce jour. Cependant encore, pour être honnête, il existe un lieu semblable au rocher de King Kong sur une île et auquel je m’imagine toujours devoir accéder tôt ou tard, un lieu inéluctable où tout me serait redonné où je retrouverai tout le temps perdu et la madeleine, une montagne de livres servant de protection de château fort pour m’installer à l’intérieur comme seigneur et récupérer toute mes billes enfin à la fin de la partie de Monopoly. La fameuse bibliothèque. et qu’avec les années mon imaginaire caresse, nourrit, entretient, gave, renforce. C’est la masse de livres amassée par la famille et dont on m’averti de bonne heure qu’elle sera un jour lointain mon leg. Imaginez une vie entière à nourrir ce genre de pensée qu’un jour vous serez l’héritier d’un trésor trésor qu’à force de l’attendre comme tout ce qui porte le nom de trésor vous avez cessé de briguer, vous ne le convoitiez plus, vous vous étiez à grande stupeur débarrassé de cette idée et c’est justement au même instant qu’elle vous revient en pleine figure comme un boomerang austral. Stupeur et tremblements, faites bonne figure au sort ainsi. L’avalanche se déclencha au mois de mars de l’année 2013, au décès de mon père. Il fallait vider la maison. Je crois que je ne connais rien de pire dans la vie que de vider une maison de toute trace humaine familière, ça vous en flanque un sacré coup à la définition du mot. chaque trace déclenche une scène un souvenir. J’ai mis un temps fou à vider cette maison. Des mois. Et à la fin je crois que je l’ai fait dans un état second, comme si j’étais un autre pour m’en sortir. L’une des premières choses que j’ai faites dans l’ordre chronologique ce fut d’emballer tous les livres dans des cartons, puis de démonter les bibliothèques. Il y avait beaucoup de livres policiers, des ouvrages brochés traduits depuis cents langues diverses en français. A la fin, mon père les achetait de façon compulsive sur internet, sur des plateformes de vente de livres d’occasion. Ils étaient en bon état, mais chacun pesait son poids car il avait coutume de prendre des formats extraordinaires écrits en gros caractères. Je ne me souviens pas du nombre de cartons, mais mes amis oui, ils m’en parlent encore à l’occasion. Quand nous déménageâmes d’Oullins pour emménager dans notre nouvelle maison. De la sensation de remplir le tonneau des Danaïdes ou de compter les cheveux d’Éléonore. De plus, nous ne voulions pas encombrer les pièces en travaux, et nous dûmes faire un effort supplémentaire pour tout stocker au grenier dont le seul accès est un escalier escamotable. C’est un très grand grenier, au moins 70 mètres carrés. Mais une fois tous les cartons entreposés il m’apparut exiguë. Et je me souviens très clairement d’avoir songé au risque que tout ça allait finir par m’étouffer. Mon épouse qui est aussi la voix de ma conscience m’avoua que j’aurais beaucoup mieux fait de tout refiler à un brocanteur, à une bibliothèque municipale, à Emmaüs. Mais quelque chose me retint. Malgré le danger c’est toujours ainsi : je n’hésite pas à me fourrer dans les pires situations incongrues. C’est plus fort que moi voilà tout. Et c’est de cette façon très exactement que je me suis installé dans le refus de me défaire de ce trésor dont j’étais l’unique dépositaire à présent. Sans doute parce que finalement j’en étais le seul dépositaire. Mon frère m’avoua il y a de cela plus de 10 ans désormais qu’il avait sélectionné quelques bouquins qui l’intéressaient à l’époque. Il avait encore les clefs de la maison de mes parents à cette époque. C’était cette période où j’effectuais des allées retour entre Lyon et Paris pour m’occuper de notre père quand il tomba malade, puis une fois décédé, pour effectuer toutes les démarches avec l’entreprise de pompes funèbres, l’état civil, les banques, le notaire, puis à la fin avec les agents immobiliers, les assurances, et de nouveau le notaire. Je me suis surpris quand il m’avoua son forfait à considérer ce forfait comme une trahison sans trop savoir pourquoi. Dans mon esprit il avait entamé une chose inentamable. Quelque chose qui devait rester intègre. Une intégrité qui devait me revenir de droit. C’était idiot, ce n’était que quelques livres sans importance. et peut-être que ce que considérais comme un délit cristallisa à cet instant tout une collection de griefs gardés sous silence depuis la nuit des temps. Comme il est banal de le constater dans toutes les familles au moment des enterrements. encore au jour d’aujourd’hui, je sens que je suis encore tiraillé par le fait de vouloir conserver ces innombrables cartons de bouquins ou bien m’en défaire m’en débarrasser. Ce qui me retient ? je l’ignore, peut-être une sorte de respect pour cette collection amassée durant toute une vie par la famille. A moins que ce ne soit ce rôle auquel je continue à vouloir tenir d’être en fin de compte le dépositaire, le gardien de quelque chose qui n’a aucun sens véritable d’être gardé. Cette somme de livres représente un coût sentimental qui n’est absolument pas en adéquation avec sa valeur réelle sur le marché du livre. Plusieurs vies y ont contribué dans ce que je peux imaginer être un rêve ou une illusion commune, car j’ai aussi hérité des livres de mes aïeux , Des livres énormes à couverture de cuir dont on tourne les pages dans la crainte d’en abîmer la moindre, dans la peur qu’elles ne tombent en poussière. Parfois j’y pense encore, je sais que je n’aurai probablement ni le temps ni l’envie de lire tous ces livres. Qu’en tant que nomade je ne lis plus que des eBook, des Epub, ce qui me permet de me trimbaler avec mon trésor personnel qui ne pèse qu’un poids dérisoire, quelques gigaoctets à peine. La semaine passée les petits enfants sont venus passer quelques jours de vacances ; J’ai timidement tenté de faire lire Jules Verne au plus grand, mais il était bien plus attiré par un jeu vidéo en ligne avec lequel il joue avec ses copains. Je n’ai pas insisté. Je suis victime de cette aura qui frappa des générations avant moi, l’aura des livres. Je ne me reconnais pas le devoir de la propager plus loin, je crois même que j’entretiens avec celle-ci une certaine méfiance, quand ce n’est pas une forme de haine. Il me semble que c’est la même méfiance, la même sorte de haine qu’avec ce que le monde est devenu désormais pour moi, cette chose complètement incompréhensible, cette chose qui jour après jour m’échappe totalement. Et en même temps il y a ce plaisir un peu malsain d’imaginer là haut au dessus de nos têtes, cette masse de papier et d’encore grignotée probablement par les souris et les rats du grenier. La nature sauvage et incompréhensible elle aussi reprend ses droits. Et à la fin ce n’est dans le fond que cela qui reste de toute une vie famille. tout ce qui aura été investi d’elle dans ce que recèle les pages,de ces milliers de livres, entre ses lignes, reste à mon sens complètement inaccessible. cependant qu’elle a participé grandement à faire de moi un exilé, un paria. Je ne voulais pas m’attacher de trop aux jaquettes, aux couvertures, aux titres aguicheurs, à ce que l’on considère comme de grands auteurs. A toute cette illusion ou cette réalité fabriquée de culture comme de savoir. Tout ce qui m’a motivé dans ce long mouvement d’attachement et de rejet c’était d’en apprendre un peu plus sur les méandres de l’âme humaine, ses recoins les plus sombres, ses mystères ses gloires futiles autant qu’anonymes. De quel droit en serais-je déçu ? Idées pour d’autres textes. Elle lit Doris Lessing, Elsa Morante ce qui l’installe dans une certaine idée d’elle que je nourris justement en ne lisant pas Doris Lessing, Elsa Morante. Je me prive de ces lectures pour ne pas perdre cette idée que j’invente d’elle. A la fin la séparation advient, mais je ne me suis séparé que d’une idée, est-ce moins douloureux ? quelle idée de douleur ai-je encore inventée pour ne pas vivre la cours naturel des choses de ce monde ? Il m’arrive souvent de prendre un livre au hasard comme il m’est arrivé de vivre avec une fille une femme au hasard. Ne me demandez pas la raison profonde de ce genre de comportement, je reste muet là-dessus. Ce n’est pas parce que je ne me suis pas posé la question des milliers de fois. J’ai simplement écarté toutes les réponses possibles pour me maintenir en train. tout me convient au bout du compte dans ces livres ces aventures. Je crois que je n’y cherche rien à l’avance et donc quand il se passe quelque chose j’en suis surpris. Que ce soit une bonne ou une mauvaise surprise n’a pas d’importance. Ce que je cherchais à l’avance autrefois était rarement sinon jamais ce que je trouvais à l’arrivée. Je me mis donc à l’ouvrage de refuser de chercher quoique ce soit à l’avance. C’est un vrai travail. tout ce que je trouvai soudain dans le moindre livre correspondait étrangement à mon état d’esprit du moment. Je me souviens encore de mes errances dans les allées de la bibliothèque G. Pompidou. bon sang comme c’était une période difficile. J’étais sans dessus dessous. C’est à peu près à ce moment que j’ai découvert les bouquins de René Girard notamment Critique dans un souterrain. J’avais du mal à lire Dostoïevski avant ce petit livre. Après cela j’en raffolais et certainement qu’on devait me prendre pour un cinglé tellement je pleurais de rire assis dans un coin sur cette moquette qui puait des pieds. Cette fille complètement bizarre avec des lèvres bleues. Une fois en longeant le parc de l’Isle Adam je me souviens encore de cette sensation électrique que l’on éprouve dans l’échine quand quelqu’un vous regarde. Je me retourne, c’était elle , le pire est que je savait au moment même que c’était elle. Elle avait un tee shirt sur lequel était inscrit le mot Nécronomicon. Elle explosa de rire en voyant ma tête. Je ne savais pas à l’époque que le Nécronomicon était un ouvrage inventé par Lovecraft. Je croyais évidemment qu’il s’agissait d’un vrai livre, que cette fille était une sorcière et qu’elle possédait bien sûr ce bouquin. Ce livre des années 70 était culte, il suffisait de lire de titre et on imaginait qu’il était possible de partir sur les routes jusqu’aux indes, que la vie serait évidemment bien plus cool là-bas qu’ici près de Pontoise où coule l’Oise boueuse et fétide. Je l’avais finalement acheté pour lire dans le train. Au marché des livres d’occasion de L’Isle Adam en 1972. Le trouver m’avait procuré la même excitation qu’autrefois un Vampirella que je n’avais pas encore lu. J’ai dû lire une dizaine de fois le premier chapître, je m’endormais à chaque fois et me mettais à rêver des plages de Goa, de cheveux interminables, de saris colorés fleurant l’odeur de patchouli. Je ne me souviens plus où je l’ai perdu. Peut-être qu’il ne me fut nécessaire que pour ces aller retour en train afin de me rendre et revenir de la pension, jusqu’à la troisième. Je viens de lire une centaine de pages de Un bon jour pour mourir de Jim Harrison. Puis soudain je suis pris d’un doute. Je cherche le titre sur Google, pour connaître l’année de publication du bouquin et je tombe sur le site lisez.com et une myriade de critiques négatives sur cet ouvrage. Ce qui me vient à l’esprit à cet instant c’est que j’ai certainement encore pris un coup de vieux. Que la plupart des auteurs que j’aime lire et relire n’intéresse plus un vaste public. Bref, je suis d’un autre monde que celui-ci. Est-ce que je suis mort et j’erre dans les limbes ? bien possible. Très loin dans le souvenir, le livre du Sapeur Camember posé sur une étagère dans la classe de Madame N. Autour de lui flotte la musique de Pierre et le loup de Sergueï Prokofiev. Par delà les vitres les grands platanes de la cour de récréation dont l’écorce me fascine autant que les images de strates géologiques de mon manuel de géographie. Le titre réel est bien « les facéties du sapeur Camember ». Et cette histoire de trou qui me hante, Camember creuse un trou pour y placer la terre d’un autre trou qu’il a creusé, mais que faire de la terre déblayée depuis ce second trou ? # 05 Relever la charpente J'ai tout repris et tout mélangé les quatre parties précédentes Dans la pièce exiguë qui sera ma bibliothèque, je sais d’avance que chaque livre que je vais extirper des cartons sera un pilier de ma propre histoire, un recueil de moments encapsulés. Comme Walter Benjamin qui, dans son exil, déballait ses livres pour en inventorier les souvenirs, je m’apprête à ranger les miens, non pour les classer, mais pour redécouvrir le voyage de chaque acquisition. Chaque ouvrage est un témoin silencieux d’une époque, d’un lieu, voire d’un état d’esprit oublié. En déchirant le ruban adhésif des cartons, en écartant les pans , j’ai un peu la sensation d’écarter mon thorax ou ma cervelle : chaque livre émerge comme une relique de ma propre Grande Dépression personnelle ou des minces jours de découverte joyeuse. Ce n’est pas simplement ranger, c’est revisiter et parfois réévaluer. Je pense à Georges Perec qui définissait une bibliothèque comme un ensemble de livres pour le plaisir quotidien. Mon approche est semblable mais avec une intention plus introspective. Chaque livre est classé non par ordre alphabétique ou thématique, mais selon l’intensité des souvenirs qu’il évoque, formant ainsi une cartographie de mon passé littéraire. Certains livres restent des piliers inébranlables, d’autres, jadis chéris, ont perdu de leur éclat, témoignant du changement de mes perspectives et goûts. Cet exercice de classement devient un dialogue intime avec moi-même, chaque livre me questionnant, « Pourquoi suis-je ici ? Que représente-je pour toi maintenant ? » « As-tu vu ce que tu es devenu ? » À l’image de Benjamin, je ne retrouve pas seulement des livres, mais des fragments de moi-même éparpillés à travers les pages. Le livre sur Baudelaire acheté à Paris, un roman de science-fiction échangé avec un ami maintenant lointain, chaque volume porte en lui une histoire qui dépasse le texte imprimé. Cette réorganisation est moins une tâche qu’une cérémonie, un acte de redécouverte où chaque livre est soigneusement dépoussiéré, feuilleté, parfois lu sur place, souvent replacé avec une nouvelle compréhension de son importance. Je m’arrête, livre en main, souvent perdu dans les méandres de la mémoire. C’est dans ces moments de pause que je ressens le plus profondément le poids de ma bibliothèque, non en kilogrammes, mais en expériences vécues, en émotions ressenties. Je conclue cette session de rangement par une réflexion sur ce que ces livres disent de moi, de mon parcours, de mes ruptures et de mes continuités. Comme les strates géologiques raconte les drames, les tragédies des sols , ma bibliothèque raconte une histoire complexe et multiforme, un récit toujours en cours d’écriture. Chaque livre rangé est-il une promesse de retour, je n’en sais rien à vrai dire, non en fait je sais que je ne crois plus au mythe de l’éternel retour. Au cœur de cette quête littéraire, chaque librairie visitée est deviendrait une pierre angulaire de mon territoire de lecteur, un morceau de la carte de mon monde intérieur. Ces espaces, sanctuaires fragiles et tremblotant du savoir et de l’imaginaire, ont façonné ma perception des mots et de leur pouvoir. Dans les rues pavées d’Angoulême, je pousse la porte d’une librairie ancienne où l’odeur du papier vieilli se mêle à celle du bois ciré. Les étagères, hautes et chargées, touchent presque le plafond, s’archant sous le poids des classiques et des nouveautés. Ici, j’ai découvert la gravité solennelle des textes de Victor Hugo, dont les mots semblaient résonner dans le silence respectueux de la boutique. Puis, à Strasbourg, je me retrouve devant une vitrine moderne, éclairée, qui expose des livres d’art et de photographie. La lumière douce et les couleurs vives des couvertures attirent un public éclectique, des étudiants en art aux touristes curieux. C’est là que j’ai acheté mon premier recueil de poèmes, un acte de rébellion adolescente contre la prose du quotidien. Enfin, à Saragosse, je flâne dans une librairie spécialisée dans la littérature étrangère. Les murs sont tapissés de romans et de biographies en plusieurs langues, un babel de papier qui invite au voyage. C’est ici que j’ai compris la valeur de la diversité narrative, en feuilletant des œuvres traduites du japonais, de l’hébreu ou du suédois. Ces librairies ne sont pas que des lieux de commerce, mais des portails vers des univers insoupçonnés. Chaque visite est une aventure, un pas de plus dans la construction de ma propre histoire littéraire. Elles sont des rencontres, des moments de révélation qui ont enrichi ma vision du monde et nourri ma passion pour la lecture. Vincent Puente, avec ses librairies fictionnelles, nous rappelle combien ces espaces peuvent être des théâtres de la mémoire et de l’imagination. Inspiré par ses récits, je me prends à rêver de mes propres librairies, celles qui ont marqué les chapitres de ma vie. Peut-être un jour, à l’image de Puente, raconterai-je ces lieux avec une touche de fantastique, où chaque livre acheté serait une porte entrouverte sur l’infini. Cette exploration ne se veut pas une fin en soi, mais une accumulation de matériaux pour des constructions futures. Comme dans un premier jet, je laisse les souvenirs et les sensations se superposer, formant une mosaïque de moments qui, une fois assemblés, dévoileront le portrait de l’écrivain que je suis devenu. Ainsi, je continue ma marche, accumulant les expériences, me préparant à les recomposer dans mon écriture. Chaque librairie visitée, chaque livre acquis est un fil rouge dans le tapis complexe de mon histoire qui s’achèvera tôt ou tard. C’est une marche d’approche, certes, mais chaque pas est un pas vers la découverte de moi-même en tant que lecteur. Dans la solitude de mon espace de lecture, je me penche sur une liste personnelle de neuf choses perdues, inspirée par l’œuvre épatante de Judith Schalansky. Cet inventaire commence non par une simple énumération, mais comme une exploration de ce que ces pertes signifient pour moi, chacune ouvrant un chapitre de réflexion et de narration. Le premier élément de ma liste est une montre de poche appartenant à mon grand-père, disparue dans les méandres d’un déménagement. Ce n’est pas tant l’objet qui me manque, mais les instants qu’il a mesurés, les échos de conversations longtemps oubliées. Je lance ce récit par une description précise du tic-tac de cette montre, un son presque oublié, mais encore vibrant dans ma mémoire. Le deuxième est une lettre jamais envoyée à un vieil ami, perdue lors d’une crise de colère. Cette feuille de papier, saturée d’encre et de regrets, devient le cœur d’un dialogue imaginaire entre moi et cet ami, où je tente de réparer les ponts jamais vraiment brisés, mais seulement négligés. Le troisième élément est une photographie de ma première voiture, une vieille berline avec laquelle j’ai connu des aventures inoubliables. La photo, perdue dans un incendie, représente plus que du papier brûlé ; elle symbolise la jeunesse évanouie. Je me lance dans une narration en mode road-trip, chaque virage de la route évoquant un souvenir précis de liberté et de découvertes. Un vieux livre de cuisine de ma mère, usé et finalement perdu, occupe la quatrième place. Il n’est plus tangible mais persiste dans les parfums de mon enfance. Je narre les recettes comme des formules magiques, chacune capable de ressusciter des moments de bonheur familial. Le cinquième est un billet de concert froissé, perdu dans la poche d’un manteau vendu. Ce billet revit dans une évocation lyrique d’une soirée où la musique semblait tout guérir, où chaque note jouée résonne encore dans les alcôves de mon cœur. Ces fragments de récits, en détaillant les objets perdus et les émotions qu’ils éveillent, tissent une tapestry narrative personnelle. Chaque histoire est un fil reconnectant le présent au passé, un passé qui, bien que perdu, demeure vivant dans les mots que je pose sur le papier. Cette démarche, inspirée par Schalansky, n’est pas simplement un exercice de style ; elle est une quête de sens, un moyen de comprendre comment ces pertes ont façonné l’individu que je suis devenu. Ce ne sont pas seulement des objets disparus, mais des parties de moi, éclipsées par le temps, que je cherche à retrouver dans le récit. La liberté narrative offerte par ce format permet une profonde immersion dans chacun de ces moments perdus, rendant chaque récit aussi unique que l’objet ou le souvenir qu’il représente. C’est un dialogue continu entre le passé et le présent, entre ce qui était et ce qui reste, une exploration de l’absence comme forme pleine et entière de présence. Dans ce voyage littéraire, chaque chapitre clos n’est pas simplement la fin d’une histoire, mais l’invitation à en découvrir une nouvelle, à ouvrir un autre tiroir de la mémoire, à continuer de tisser le riche tissu de mon propre répertoire de choses perdues. Dans cette exploration, je m’immerge dans la matérialité des livres, laissant de côté leur contenu textuel pour me concentrer sur leur existence physique. Chaque livre que je choisis est un artefact, chargé de souvenirs et de sensations qui transcendent les mots imprimés sur ses pages. Le premier est un vieux roman de poche, sa couverture écornée témoignant des nombreux voyages dans mon sac à dos. Je me souviens de son odeur de papier vieilli, et de la sensation de ses pages fines sous mes doigts, souvent lues sous le doux soleil d’un après-midi d’été au parc. Ce livre n’est pas juste un objet de lecture, mais un compagnon de mes jours de liberté, son usure parallèle à mes propres expériences. Ensuite, un volume relié, lourd et imposant, trouvé dans une librairie ancienne. Sa couverture rigide, embossée, était froide au toucher, contrastant avec la chaleur de la pièce lambrissée où je l’avais découvert. Lire ce livre était une expérience presque cérémonielle, nécessitant une table et une lampe de lecture, chaque page tournée avec un respect presque religieux pour sa majesté. Je me tourne vers un manuel scolaire de mon enfance, dont les marges sont jonchées de graffitis et de notes écrites à la hâte. Ce livre, plus qu’un simple outil d’apprentissage, était un témoin de mon développement intellectuel et créatif. Sa matérialité évoque des souvenirs de salles de classe bruyantes, de récréations joyeuses, et déjà mon retrait, mes angoisses face à cette joie sauvage. Un autre, un recueil de poésie, se distingue par son élégante simplicité. Sa couverture souple, d’un bleu profond, invite à la contemplation, et je me rappelle l’avoir souvent lu en écoutant la pluie battre contre les fenêtres de ma chambre. La texture de sa couverture, lisse et fraîche, contrastait avec la chaleur des mots qu’elle enfermait, chaque poème résonnant différemment selon le temps et mon état d’esprit. Enfin, un guide de voyage écorné, témoin de mon année sabbatique. Les pages, gondolées par l’humidité des tropiques, portaient des taches de boue et des traces de café, chaque marque une carte du périple que j’avais entrepris. Ce livre était plus qu’un guide ; c’était un journal de bord, un compagnon qui avait vu les mêmes paysages que moi, subi les mêmes intempéries. Ces livres, dans leur forme la plus brute, sont des extensions de mes expériences. Ils ne sont pas simplement des conteneurs de texte, mais des objets imbriqués dans le tissu de ma vie, chacun portant les empreintes des lieux et des moments qu’ils ont partagés avec moi. En revisitant ces artefacts, je ne revis pas seulement des textes, mais des fragments de temps, des atmosphères, des parfums et des textures, tout ce qui constitue le fond sur lequel les mots prennent sens. Il reste encore un carton, ce sont les livres que l’on m’a offerts, des cadeaux que bien souvent j’ai dédaignés parce que je jugeai alors qu’il étaient mal adressés. Peut-être est-il temps de leur trouver une place et d’en ouvrir quelques uns maintenant que le souvenir semble s’en être détaché.|couper{180}

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Carnets | Gestes et usages

Gestes et usages

#01 Ernaux, à cause de la couleur A cause de la couleur cette année là— 1975— une couleur chaude entre l’orange la terre de Sienne l’ocre et toutes nuances, tons, valeurs se heurtant, s’épousant et se heurtant encore —au froid bleu du ciel, aux reflets de turquoise de la mer vineuse— mais qui ne sont pas plus désormais qu’ une photographie jaunie semblable à toutes ces autres photographies servant autrefois de lanceurs, de supports — provenant d’Estonie, mais dans lesquelles un petit bout d’étrangeté scintille sourd comme tout ce qu’on ne peut dire, qui est là et qu’on ne peut pas dire— mais qu’en reste t’il vraiment, à part ce que nous voyons encore dans le présent dans ce présent même où l’on se souvient de cette éternité vécue. Des gestes, des voix, des odeurs, des joues effleurées, des corps étreints, le goût des mets, l’impression laissée par les ambiances traversées, celles qui nous traversent que nous traversons. A cause de la couleur alors celle que peut prendre notre adolescence à ce moment-là et encore ici, bien après 1975, et cependant ne pas y sombrer, mais revenir dans la danse, spectateur et danseur, juste un instant, un petit moment pour être là, cette année là 1975, ce jeune type sur la photographie. À cause de la couleur des derniers rayons de soleil qui s’infiltrent entre les maisons et les ruelles de Meta di Sorrento pendant que le village s’habille de teintes d’or et de pourpre que les habitants comme animés par une force invisible se mêlent dans les rues que les voix s’élèvent que les rires des enfants rebondissent sur les murs de pierre que les vespa vrombissent dans les pentes et que les marchands annoncent leurs dernières offres du jour comme pour rire tandis que les odeurs de la mer, moules huitres, poissons et coquillages se mêlent à celle des citronniers se mêlent aux saveurs d’olive de basilic qu’en une trame soudain présente, enivrante mais qui tremble et s’évanouit doucement à mesure que l’ombre s’étend et que le soir s’abat sur le village —une autre scène se déploie dans les ruelles ici et là les jeunes se réunissent, devant les grilles de la grande bâtisse, une petite troupe joyeuse et insouciante qui soudain s’égaille leurs pas les portent si naturellement vers la boutique du fromager —ce lieu où elle nous mène, cette femme aux beaux yeux en amande, vers cette lumière dorée, ce point de ralliement, une escale après le lent et doux tumulte de la journée Que les gestes ici ressemblent comme deux gouttes d’eau aux gestes de là-bas, on ne le voit pas bien sûr, l’exotisme nous aveugle, l’excitation du nouveau nous embrume. A moins que ce ne soit encore qu’un principe de la vieillesse de ne plus s’attacher qu’aux ressemblances, au vraisemblable. Une sorte d’abdication dans le semblant ou le semblable. mais en attendant, observe tout cela et comment tes yeux s’attardent sur les gestes répétitifs des femmes des hommes autour de toi, la grand-mère dans sa cuisine équeutant les tomates cerises avec un savoir-faire antédiluvien tout comme celui de ces mères tressant les cheveux des filles sous les platanes et bien sûr le mouvement, oscillatoire, rappelant le vent dans les bambous celui de ces types jouant aux bocce sur la place du village —leurs gestes précis et rythmés par le jeu et leurs discussions animées autour d’un verre de limoncello ( clic clac cliché) Ne sont-ce pas les mêmes gestes que tu vois depuis toujours dans tous les lieux, entre tous les murs, sous tous les toits. Toute ce qui apparait faussement étrange à première vue avant de sombrer tôt ou tard dans l’Histoire et son horizon infranchissable de déjà vu. L’avantage sans doute de se tenir là, à ce moment là , à la lisière de l’enfance et de l’âge adulte et d’observer ces rituels immuables, ces gestes qui tissent le quotidien, toutes ces actions si simples et pourtant si chargées de significations, de liens invisibles qui unissent les gens de Meta di Sorrento entre eux, mais pas seulement, à tout ce qui en toi peut encore peut porter le nom d’humanité. Te voici un vieux comme disent les jeunes, comme toi tu le disais aussi jadis quand tu étais l’un des ces jeunes — les vieux. dans la fromagerie peut-être à cause de lui, le fromager— un homme à la stature pas bien imposante, presque malingre, mais au regard noir et vif et cependant tellement bienveillant et dont les mains comme des oiseaux armées de plumes tranchantes découpe avec générosité des morceaux de fromage pour nous les offrir— il les présente au bout du couteau, il les offre comme on offre le plus précieux, sa candeur, mais sans démonstration comme si tout ça était naturel, normal — ce bout de fromage comme un drapeau, un hymne, dans la nuit tout autour, bien au delà de l’épicerie , la nuit dans laquelle on peut se retrouver quand on songe au passé, à tous nos morts, tout ça bizarrement rassemblé là dans un simple bout de fromage, dans une ambiance laiteuse et beurrée — sourires, émotions, partage— on en rit avec du fromage plein la bouche on en rigole, on pourrait bien en pleurer mais non on discute, le fromager raconte des histoires prenant comme prétexte chaque type de fromage, son origine, son appellation, sa fabrication, des histoires qui semblent faire partie intégrante de la culture du village et je pense au monde, à la planète Terre qui n’est plus si ronde, au dernière nouvelle en forme de poire. Et tout ça à cause du gout de la poire mélangé à celui du parmigiano.. mais qui m’expulse soudain me fait éprouver encore de façon plus cruelle plus aigüe ma propre étrangeté au sein même de toute cette étrangeté méditerranéenne, sans me tromper sur la planque dont l’étrangeté se sert à travers des adjectifs. du regard suivre encore durant un instant fugace ce morceau de fromage de la pointe du couteau glissant dans l’air puis disparaitre, englouti entre les lèvres de cette femme qui nous conduit ici et en éprouver encore le même désir— à moins que ce ne soit âme défunte ce fantôme de désir – Mais plutôt et soudain vite—une issue pour s’enfuir. Le désir très semblable à ce moment-là à la poudre d’escampette. Prendere la polvere di scampo une confusion douce, et ce vieux sentiment retrouvé du nouveau du troublant, l’air s’est empli d’électricité, le bruit, le rythme des découpes du fromage le couteau heurtant la planche de bois , le bruit du papier froissé, des conversations animées, les effluves de fromage affiné se mêlent aux arômes du pain frais et du basilic. Ensuite nous marcherons longtemps dans les rues en pentes, le silence nous cueillera quand nos hanches se frôleront. A cause de la couleur sépia du souvenir, à cause du fromage qui ici à une texture semblable à celle de la pâte sablée sur la langue, et les odeurs d’iode de basilic…mais ça suffit. #02 La barre fixe De l’âge de 12 ans à 15 ans, il est pensionnaire dans le privé. L’institution Saint-Stanislas, à Osny, près de Pontoise. Une sorte de château avec un grand parc et un petit bief, la Viosne. Au milieu du parc un bassin circulaire rempli d’eau et, juste à côté des installations sportives de plein air. Il regarde les grands évoluer à la barre fixe et ça lui donne envie de faire pareil. Cette aisance, cette liberté, contrôler ainsi la gravité, la pesanteur quelle chance. Mais on comprend vite que ce n’a rien à voir avec la chance. Il faut s’entrainer voilà tout. Et pendant trois ans, de 12 à 15 ans pas une seule journée ne passe sans qu’il ne se rende à chaque interclasse à la barre. Les weekend également, et parfois durant les vacances scolaires, avec une dérogation spéciale fournie par le recteur de l’établissement, expliquant à ses parents que son comportement patati patata ne permet pas… bref. Il s’entraine assidument— ça et pêcher avec des agrafes des épinoches dans la Viosne, et puis aussi sortir autant qu’il peut des limites pour aller construire avec deux copains un radeau. On rêve de s’enfuir par tous les moyens. Et maintenant qu’il y repense la barre fixe aussi est un moyen. Au début il faut apprendre à hisser le poids de son corps à la seule force des bras. Rien de simple là-dedans, la traction réussie ne s’improvise pas. Il y a une façon d’agripper la barre en retournant les paumes des mains et qui n’est pas naturelle— ça ne coule pas de source . De plus, la barre étant à une certaine hauteur, il faut sauter pour l’attraper. Donc on s’entraine sur deux choses à la fois, apprendre à bien sauter pour atteindre la barre, puis une fois qu’on la tient hisser le poids du corps d’une façon bizarre au début mais qui devient évidente à la fin. Il lui faut bien une année pleine pour parvenir à enchainer plusieurs tractions. C’est douloureux, mais on apprend à aimer repousser les limites à supporter la frustration d’abord, puis la souffrance et même à la fin à l’apprécier. Chose qu’il rejette catégoriquement quand il s’agit par exemple de courir autour d’un stade— il trouve cela stupide. Au bout d’une année il parvient à enchainer plusieurs tractions à la suite, peut-être une vingtaine sans exagérer. On peut passer à l’étape suivante. Lever les jambes et effectuer un rétablissement pour se retrouver tout en haut avec la barre plaquée sur le ventre. Ici on appelle cette figure l’allemande . Toute une année encore pour s’approprier l’allemande de façon correcte, c’est à dire élégante. Car on peut bien sur y parvenir, au début par chance, ou par hasard mais ça n’est qu’un début. Tout est à retravailler dans le détail ensuite, la position des pieds, des jambes, effectuer donc cette fichue traction, celle qui, dans l’enchainement général, produit la bonne impulsion pour continuer avec le mouvement des reins et ainsi lever les jambes, jusqu’à se retrouver la tête en bas, et enfin— victoire : le rétablissement final. Les anciens finissent par partir et on devient soi-même l’ancien après trois ans. C’est la loi des choses ici comme partout. Le demi soleil est une chose, le grand soleil une autre. Il faut encore beaucoup d’entrainement pour y arriver. Puis aussi, il faut innover un peu, laisser sa trace, un souvenir pour les bleus qui arrivent comme on est arrivé là au début bouche bée, avec des envies plein les yeux. Découverte fortuite d’une figure bizarre. On se laisse aller en arrière et on n’est plus retenu que par le creux des genoux. Un mouvement de pendule qui emporte le buste à l’horizontale côté opposé et là on se décroche de la barre pour tomber droit comme un i sur le sable. Bouche bée les nouveaux. Et peut-être qu’avec un peu de chance, deux ou trois ans encore après on se souviendra de cette figure bizarre inventée par le célèbre B. On ne dira pas combien de fois il est tombé face contre sol avant d’y parvenir, on ne dira pas non plus ce que lui a couté l’entrainement à la barre fixe. On ne garde qu’un vague souvenir dans la rétine, un petit éblouissement, suffisant pour que les choses se perpétuent, jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent, qu’on passe à autre chose. # 03 Chez le coiffeur Je suis chez le coiffeur, peut-être celui qui est à l’angle de la rue du Puits sans Tour, assis sur ce drôle de fauteuil. Le jeune type, ce n’est pas le patron, mais un nouvel employé. Il ne parle pas français, il ne sourit pas non plus. Tant mieux. Il appuie sur une pédale pour relever le fauteuil, et attrape la tondeuse. Dans le miroir il fait une sorte de mimique en portant sa main libre à son visage, m’indiquant la barbe. Je décline d’un mouvement de tête en regardant dans le miroir son regard qui n’est déjà plus là. Un homme derrière est venu avec un tout jeune garçon. ça me rappelle quand j’allais chez Pille avec le grand-père, à Vallon. Une petite impasse, pas très loin de la scierie Carion. Des lauriers formaient une haie. Ici nous sommes loin de tout ça. La grand rue de Péage de Roussillon, sinistrée par la centre commercial tout à côté. Des boutiques à vendre ou à louer. Et, pas moins de cinq coiffeurs. J’ai testé celui là il y a trois mois, j’y reviens, ce qui me plait c’est qu’on n’a pas besoin de parler, de sourire, on arrive, on n’attend pas beaucoup, un coup de pédale et hop en ressort allégé d’une très modique somme, un travail de qualité. Je suis chez le coiffeur, peut-être celui qui est à l’angle de la rue du Puits sans Tour, assis sur ce drôle de fauteuil. Le jeune type est aussi réservé et silencieux que la toute première fois le patron de la boutique. Il ne parle pas français, sauf pour dire 14 euros, merci. Tant mieux. Il pose le pied sur la pédale pour me relever et attrape la tondeuse. Dans le miroir il m’adresse cette sorte de mimique pour me demander si oui ou non la barbe. Je décline d’un mouvement de tête en cherchant dans le reflet son regard qui n’est déjà plus là. Une femme entre deux âges est venue avec un tout jeune garçon. ça me rappelle quand j’allais chez Pille avec la grand-mère à Vallon. Une petite impasse à côté de chez Carion, pas loin de chez monsieur le Maire, Binon. Des bégonias dans des pots sur les margelles. Ici bien loin de tout ça. La grand rue de Péage de Roussillon, a perdu beaucoup de son lustre de jadis. Le centre commercial pas très loin, toutes les boutiques à vendre ou à louer. Et, pas moins de cinq coiffeurs. Après avoir testé celui là je l’ai adopté depuis trois mois. J’y reviens. Ce qui me plait c’est que c’est sans chichi, très silencieux, on n’attend pas longtemps, un coup de pédale et hop—14 euros merci—et c’est impeccable. #04 D'un seuil à l'autre Cette proposition quatre me tanne. Dix fois que je recommence. Mais rien. C’est désolant. La difficulté se situe dans l’obstination pavlovienne de ce dialogue intérieur à s’interposer entre les petites choses et mon regard.. Alors qu’à l’origine, c’est très simple. L’idée est simple comme bonjour. Encore que bonjour ne soit pas toujours si simple qu’on le pense. Bref. Le marcheur marche. Depuis le seuil. D’un immeuble. Vers une bouche de métro. Voilà le sujet qui pourrait faire 160 pages au bas mot. Mais pourquoi faut-il que l’on supporte le discours intérieur d’un narrateur ce faisant. Par quoi le remplacer ce monologue. Peut-être judicieux de décrire, par le menu, la douleur. Car c’est un angle d’attaque. Le point de vue de la douleur, ça pose le personnage sans doute. Très à la mode. Alors disons que ça commence dans les chevilles pour parvenir dans les genoux. Fort à faire déjà dans ce premier temps. On pourrait étaler sa science par exemple. Nommer chaque muscle de la guibole depuis le tibial antérieur de l’avant-jambe, l’extenseur des orteils, le long extenseur de l’hallux dit communément Grand Droit, le court extenseur des orteils, etc. Mais non, pas drôle. Faudrait au moins que ça soit drôle en tout cas pour moi de l’écrire. A moins que je ne trouve soudain une ambiance, et tout de suite associé à celle-ci un ordre particulier pour en résumer la litanie. Comme anciennement face à la classe. Oui c’est ça. Devant le tableau noir. En récitant. Les mains derrière le dos. Avec si possible l’épée de Damoclès du coin et du bonnet d’âne— Les muscles de la jambe sont , du pied à la cuisse, le tibial antérieur, l’extenseur des orteils, le long extenseur de l’hallux, le court extenseur des orteils, le fibulaire antérieur, le tibial postérieur, le long fibulaire, le fibulaire postérieur, le triceps sural, le poplité et les muscles plantaires… Mais peut-être suis-je en train de griller les étapes. Maintenant que j’y pense, c’est bien trop rapide. Rappelle-toi. Reviens là. Assis. Pas bouger. Bon Toutou ! Tu es le narrateur. Tu sors sur le seuil d’un immeuble. Ah ouais. Et il est comment ce foutu seuil. Mettons que nous fussions dans la bonne ville de Paris. (Je n’ai même pas cité la ville, quel laisser-aller) Et l’immeuble. Il est comment. Bien sûr il est de style Haussmannien. Pourquoi pas. Et donc, d’y aller de ce souvenir livresque—la plupart de mes souvenirs ne sont plus que livresques à présent— des caractéristiques de l’architecture haussmannienne « Le seuil, ou l’entrée principale, d’un immeuble haussmannien est généralement orné de détails architecturaux raffinés. Il est souvent surélevé par rapport au niveau de la rue, créant ainsi un sentiment d’élévation et de grandeur. Des marches en pierre ou en marbre mènent à une porte d’entrée majestueuse encadrée par des colonnes élancées ou des pilastres richement sculptés. Par contre, impossible de me souvenir où j’ai lu ça. Mais non décidément, ça ne va pas. Mais pas du tout. D’abord parce qu’en premier lieu, je voudrais me passer de faire appel à un souvenir livresque de seuil haussmannien d’immeuble parisien. Je sais que je suis vieux. Mais je ne suis pas non plus un ancien combattant (merde) . Pas plus qu’une sorte de rat de bibliothèque. Secundo, il se trouve que c’est certainement de la frime. Un truc super rodé depuis des années. Faire appel à la référence je veux dire. Quelles sont vos références —ma petite bonne bretonne. D’une lecture notamment concernant les foutues caractéristiques d’un seuil d’immeuble haussmannien. Non, décidément. ça ne va pas du tout. Rien ne va. En fait, il est préférable que je sorte de l’immeuble pour aller voir directement de quelle nature est ce seuil. Sauf que je ne peux pas, je n’y habite plus. J’habite désormais une maison de ville dans un village ravitaillé par les corbeaux. Je suis à deux doigts de me morfondre je le sens. un, deux, ça y est je me morfond. D’un autre côté, je peux tout à fait ouvrir la porte de la maison, baisser un peu la tête, regarder mes pieds, je verrai un seuil. Ce serait suffisant pour commencer. Par contre, il faut que je change de but . La bouche de métro ça ne va plus. Je ne suis pas Sylvain Tesson, je ne parcours pas des bornes et des bornes pour écrire un bouquin. Je pourrais peut-être me rendre à la Gare. tiens. Décrire le merveilleux village dans lequel j’habite, toutes les boutiques à louer ou à vendre. La nouvelle agence immobilière Plaza qui flambant neuve détonne dans le décor lugubre des façades noires tout autour. Et puis cette place magnifique— qui ne sert absolument à rien du tout , que la municipalité a mis deux années à construire et qui depuis lors créer un bazar prodigieux pour se garer dans le coin, car autrefois c’était un parking. Un très grand parking. Et puis autrefois aussi c’était là que le marché, un très grand marché s’installait, deux jours la semaine. Alors que maintenant, juste quelques stands de fringues, de trucs chinois, de bidules inutiles. Enfin, j’anticipe. Je vais toujours bien trop vite. Il faudrait que je m’attèle à décrire mon premier pas, tout simplement. Le premier pas pour me rendre depuis ma maison jusqu’à la gare. Voilà. Je recommencerai demain. j’ai encore du temps. La proposition suivante vient le dimanche # 05 Une belle journée En tant que préposé de second grade affecté à la distribution du courrier, comprenez qu’il me soit impensable de flâner. D’ailleurs ce ne serait pas le genre. L’immeuble de la Karapatevou-Compagnie compte environ 25 étages , chaque étage comprend 10 bureaux, et, dans chaque bureau on peut envisager de tomber régulierement sur cinq postes de travail avec assis sur une chaise, ou un fauteuil, ou encore un tabouret, un ou une individu – qu’on mettrait un temps fou à saluer selon l’usage courant des désœuvrés. Embrassades, serrages de mains, courbettes et réverences, blague de potaches. Non merci, pas de ça Lisette ! Aussi, dès réception des gros sacs de la Poste à potron-minet , j’effectue le tri par étage , par bureau , par service et patronyme. Puis, je dépose cette manne dans un ordre immuable, petits destinataires en bas, grands au dessus, et vlan, dans mon chariot. Puis je me dépeche d’aviser le moment où le couloir est vide et d’emprunter, soulagé, l’ascenseur jusqu’au 25e pour redescendre un étage après l’autre jusqu’en bas. À chaque étage , comme une bombe je déboule, pose le courrier, ne dis ni bonjour ni au revoir, ni rien, tel un souffle de vent, un invisible. Et ça me va très bien. Vous pourriez penser qu’à l’heure du déjeuner je profite du vaste restaurant de l’immeuble. Pas du tout. Le simple fête d’imaginer m’asseoir à une table où des convives sont là réunis fourchettes en suspens et à qui il faudra parler , échanger, me donne à l’avance le tournis quand ce n’est pas la nausée. À midi tapant , je sors mon casse-croûte et disparaît à l’entresol. Ici sont les archives et on n’y voit jamais personne . De ma poche je sors mon Plutarque « vie des hommes illustres » que je le lis lentement religieusement durant toute une heure en mastiquant soigneusement chaque bouchée de mon sandwich. Parfois aussi je m’assooupis. Enfin, quand il est 13 : 45 h je remonte, reprends ma tournée , toujours de la même façon ainsi que je le fais tous les jours , cinq jours par semaine, 50 semaines par an sans compter les jours de congés évidemment. Je pensai à toutes ces choses comme cela arrive en plein mouvement répétitif dû à l’habitude bien ancrée quand je m’apercois que soudain, oh ! mais quelle surprise , mon pouce est sur l’index de la secrétaire-adjointe du département Recherche et développement du quatrième. Sous la pulpe un peu moite de mon doigt , refroidit tout à coup par le vernis glacé l’ongle, de son index à elle-sensation tout à fait insolite, differente en diable de celle prodiguée par la fraicheur habituelle de la porcelaine du bouton de l’ascenseur. Me voici donc à sursauter. – moi – oh oh ! et la dame du coup aussi : – Hiiiiii ! puis un blanc : blanc. Donc, nous nous excusons platement, surtout moi, pardonnez-moi, quel idiot par ci quel imbécile par là -ainsi que les personnes convenables doivent le faire. Et vite vite vite , plus vite que ça, après ce malencontreux incident, nous fusons de plus belle vers nos missions respectives. Et ma foi, malgré cela, (ou gràce à cela , on ne sait plus) , je crois bien qu’il s’agit d’une belle journée, une journée presque comme toutes les autres. #06 Façon d'aborder le monde par la main suite autobiographique Boulevard Lefebvre, parfois aussi Boulevard Brune, et aussi vers le Parc- Montsouris. Quel âge, pas moins de 7 et moins de 10. Durant les vacances, j’allais aider grand-père. On partait avant l’aube, vers des quatre heures du matin, d’abord à quelques rues de là dans le 15 ème chercher la marchandise au frigo, qu’il louait. Puis on chargeait, l’odeur de la viande, du sang dans le petit matin, le poids des cageots, mon étonnement chaque année un peu moins de parvenir à les soulever. Ensuite j’allais m’asseoir sur la banquette du J7 et grand-père passait la première, un grand manche avec une boule noire au bout. Une odeur de sang, de plumes et de poils, de tabac froid, les soubresauts du véhicule dans les rues alentours avant d’atteindre le revêtement lisse des boulevards. On déchargeait et à 7 heures tout était en place pour accueillir les premiers chalands. Souvent des vieilles et des vieux, des solitaires, des retraités, les samedi ou dimanche matin. Les dames avaient des mains parcheminées au bout desquelles un grand porte-monnaie, à fermoir doré s’ouvrait , elles en extrayait de leurs doigts maigres et noueux des billets et aussi des pièces jaunes pour faire l’appoint. Grand-père tendait alors sa grosse paluche dont chaque phalange était velue, touffue comme d’ailleurs le bout de son nez. Il y récoltait la manne empochait l’argent sans oublier l’échange, le colis qu’il gardait quelques secondes de plus dans l’ autre main, la vie c’est comme ça mon petit pote, donnant donnant. Dans les années 70 le bloc de l’Est n’était pas encore tombé, on parlait d’otages, de ponts, de brumes et de brouillard, de limousines, d’agents secrets. Jusqu’à me demander parfois si grand-père n’en était pas. Et avec ceci toujours le mot pour rire, pour amuser, pour qu’on se souvienne — ma petite chérie, vous ai rajouté un peu de mou ou de foie pour votre minou quelques nonos pour vot’ Toutou et comme un petit trésor bien mis en valeur, ces quelques os, ces modestes carcasses et ces charmantes pattes porte- bonheur — N’en donnez pas au chat non, pas de lapin, trop petits les os, dangereux, pour les boyaux. Il y avait aussi les flics qui passaient là par paire à pied ou plutôt non, à vélo — ça me revient, un agent spécialement dédié au contrôle des marchés. Des poignées de mains s’échangeaient au dessus des poulets morts, des lapins écartelés, des œufs frais, et des papiers, des papiers administratifs passaient ainsi par dessus l’étal, coup de tampon par ci, griffe tremblotante par là, prouvant, autorisant, indiquant que tout était bien en règle. Et quand celui-là était passé, grand-père avait l’air bien soulagé. Il calait une cigarette entre ses lèvres , plaçait une main en coupe contre le vent, les pluies, les aléas, les vicissitudes de la vie et battait le briquet, un briquet plaqué or qu’on recharge soi-même avec une de ces longues cartouches de gaz. L’odeur du tabac se mêlant à l’odeur de la viande, à l’odeur des passant, des effluves d’après rasage, de parfums bon marché, à l’odeur de la rue, des gaz d’échappement, et au printemps aussi à l’odeur du printemps frais voltigeant dans l’air froid et bleuté voguant vers le fait des immeubles, par dessus les immeubles, les balcons, l’odeur de l’azur frais du matin. Je crois finalement que c’était 1969, on venait de dire non à De Gaule et cet été là un homme marcherait sur la Lune. Enfin, à l’automne, les américains reviendraient du Vietnam. Il y aurait encore des mains avec des mouchoirs qu’on agite, des embrassades, des étreintes. On se reposerait un peu avant de recommencer encore de plus belle, presque pareil, en faisant croire que tout est différent. Grand père avait l’œil pour voir la gène et ne le montrait pas ostensiblement, par élégance, il ajoutait quelques œufs de plus, une cuisse, quelques foies, des gésiers, deux trois cous ou croupions , suivant l’ancienneté des chalands et parfois même sans. Au bistrot proche avec les copains, Totor notamment le marchand de légumes, il fumait et buvait après le casse-croute de 10 h le matin. La moitié d’un pain de 4 bourré à ras de pâté, salade, omelette fromage, cornichons. On me hélait de loin pour venir boire une grenadine, je regardais en l’air, c’était pour la plupart tous des géants. L’argent, les verres, les poignées de main. C’était un spectacle continu, genre au cirque les acrobates et funambules. Puis le boulot reprenait, hachoir et billot , emballage des volailles dans du papier glacé, plusieurs feuilles, on ne comptait pas, ni le sac en plastique, parfois deux, et maint cabas baillaient, s’ouvraient ébahis et l’on pouvait voir dedans ce que les clientes avaient déjà dépensé environ, de carottes de patates, un ou deux brin de céleris trois oignons chez Totor en face, qui nous regardait faire les deux mains bien calées sur les hanches avec son tablier de cuir en peau de Dahu il disait. Il voulait me couper les oreilles en pointe chaque dimanche boulevard Brune. Mais comment qu’il aurait pu, impossible vu qu’il n’avait qu’un bras, qu’une main qu’il avait laissé l’autre dans les Aurès en Algérie. Mais ça flanquait tout de même bien la trouille, on ne sait plus trop pourquoi quoi à partir de là, d’avoir les oreilles en pointe ou bien à propos de la vie en général. Des gestes de la main pour dire je te vois je t’ai vu au revoir, de petits gestes dus à la cohue au brouhaha du marché, si on ne gueule pas ici on n’est pas entendu, et parfois on préfère cela, en douce en parallèle, des discours de sourd-muet et qui nous vont très bien, l’esbrouffe étant souvent plus faite pour gagner seulement sa vie qu’autre chose, ici. #07 La voie du jet d'eau Je passe l’après-midi au Jardin du Luxembourg. Quand il ne pleut pas, je pars de Château-Rouge à pied et j’évite le plus possible les grands axes. C’est comme ça que je parviens, en une petite heure (environ) au bassin, que je tire une chaise verte en fer et que je m’y assois tout en cherchant du regard le jet d’eau au centre du bassin. Avec l’habitude —vous devriez penser que ce n’est qu’une simple habitude— une habitude comme les autres, et même une habitude bizarre, ne le sont-elles pas toutes — vous devez bien sûr penser que tout ça doit avoir un sens. Sinon ce serait insensé. C’est insensé. Vous devriez commencer par là. Asseyez-vous donc un instant , regardez le jet d’eau. Vous devez être attentif aux divers ondulations du jet d’eau. Stop, arrêtez. Vous ne devriez pas laisser filer votre imagination, en aucun cas il ne s’agit ici de rêverie. Trop tard, vous vous êtes fait avoir. Ce que vous voyez est une danse du ventre, mais c’est une fausse piste, déjà explorée, vous devez vous en écartez doucement— c’est insensé rappelez-vous. Ecartez donc au loin, encore plus loin, sans brusquerie, ne riez pas non plus, ne méprisez pas cette image de danseuse du ventre avec un diamant logé dans le nombril. Vous ne devriez pas . Et Plus vite ce sera fait mieux ça sera. Et revenez, revenez, vous devriez assez vite revenir à la question principale, primordiale. Bien sûr. C’est évident. Vous devriez imaginer cette question comme un axe. Pourquoi passer ainsi son après-midi quand il ne pleut pas à contempler ce fichu jet d’eau. Vous ne devriez pas non plus vous acharner à vouloir le comprendre comme on tente de résoudre une équation mathématique, je veux dire avec cette urgence perpétuelle que l’incompréhensible, l’effroyable, installent en soi. Il ne s’agit pas d’éprouver cette trouille. Laissez tomber. Non, laissez vous donc plutôt filer, vous devriez vous détendre, respirer, une deux, une deux, vous devriez tenter ou tâcher— sans pour autant vous acharner— de ne penser à rien. Voilà. Ne pensez donc à rien du tout. Vous vous y êtes presque. ça y est. Maintenant, vous devez avoir planté votre regard sur le jet d’eau et ne penser à strictement rien. Vous ne pensez plus à rien. Vous sentez à quel point vous aimeriez devenir, ça suffit. Vous êtes ce jet d’eau. Oh mais bien sûr , vous devez penser que j’exagère, vous devez vous dire —ce type est complètement maboul. Pauvre type. Vous devez vous sentir tellement différent de ce pauvre bougre qui perd son temps à observer un jet d’eau toute une après-midi. Le dos au Sénat. Et pourtant, ( pardonnez-moi d’insister ) , vous devriez y songer, vous devriez voir que vous faites strictement la même chose de votre côté. Ne le voyez vous donc pas. Vous devriez #08 Description d'une trempe On est là / toujours là/ il ou elle sont là/ plus là / c’est pas la paix / c’est pas la guerre / c’est autre chose/ c’est quelqu’un / qui ? / c’est lui ? c’est elle ? / on ne sait jamais /un coup-ci un coup-là/ couçi-couça/ sans raison / un coup oui un coup non / ici et là/ viens ici / fous le camp / le coup peut surgir / il surgit toujours / de n’importe où / on a la trouille/ au ventre/ n’importe où / n’importe quand / pif ! / paf ! / bam ! / la gifle/ la claque/ la beigne/ la bugne/ la châtaigne/ le ramponneau/ la baffe/ la branlée/ l’arrache-cœur/ la ceinture/ le fouet/ la trempe/ Il ou elle est là/ De tout son poids / purée de pois /pot aux roses/ pot pourri / pêle-mêle/ odeur de sueur / de fer / de peau / haleine/ oignon et ail / averse ou giboulée de poings/ il ou elle donne / on prend/ on déguste/ on encaisse/ on tombe/ on s’allonge/ on est tout en bas / tout nu / au sol / on s’évanouit / plus rien / néant / nada / que tchi / zéro / nul nul nul / aille ! / ouille ! / non dit la dame/ pas la tête. Bim ! / achevé. On n’est plus là/ tout est noir/ néant/ big-bang/ ça revient/ on est là/ encore/ , de rien à quelque chose / à neuf / de nouveau / cochon / veau / dindon / caca de chez caca / à se réveiller, à ramper, à vouloir se réveiller/ sans toujours bien y arriver / à recommencer/ ou pas/ tout au contraire/ écumer de rage/ écumer de triste / si triste/ de la tristesse piper une énergie/ qui déborde par les yeux/ car obstiné/ têtu / à toujours vouloir regarder / toujours vouloir voir/ la main/ la main/ la main / manifestement la main / avec les doigts, les poils sur les phalanges / le rouge du vernis à ongle / puis le poignet / la manche / le bras / le corps/ ne pas remonter vers la tête trop vite / le visage/ les yeux / plutôt voir la toute petite aspérité / sur le carrelage / le mur / le plafond/ se fixer tout entier à un tout petit clou qui dépasse / vouloir s’accrocher à quelque chose/ quand même/ ou pas/ à un pied de table / chaise / une paroi / un mur/ échec/échec/échec/ pim ! / pam ! / poum ! / on manque d’appui / ou pas / on retrouve le fichu aplomb / en invente un / au besoin / pour se relever/ vite vite vite encore aller / plus vite / ton aplomb / aller petit soldat de mousse / il faut se relever/ tu ne vas pas rester comme ça / ça serait bien le pompon / le comble/ tu vas te relever dis / tu m’entends / Il va se relever ce petit con ? / tu m’écoutes / aller fais pas semblant / on se relève/ ça y est / voilà / t’es un homme ou pas / encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore/ c’est comme ça/ voilà / enfin / on y est / on s’est relevé / bien tout chiffonné/ à se déplier les muscles/ les nerfs/ les veines et veinules/ à numéroter ses abattis / tellement qu’on a mal on n’a plus mal / groggy/ ça tangue/ mal au cœur / nausées / beurk ! beurk ! beurk ! / mais quand même ouf ! / c’est passé / grand grand grand soulagement dans la maisonnée/ on s’est bien aimer/ on a appris à vivre / hum ! le fabuleux vivre ensemble / on en a eu à la pelle à tarte des tartes / c’est comme ça / faut les dresser n’est-ce pas / pas de rustine à y remettre/ Vive la République/ Vive la France/ Marche ou crève. #09 Gravure et grattage Le verbe « graphein » en grec qui pourrait se rapprocher phonétiquement de graver : la ligne, le dessin d’un mot, une suite iconographique que l’on nommera phrase, l’œil et la main à l’œuvre, peut importe le but, noble ou trivial qui eux viennent de la tête ensuite. On grave pour se souvenir du nombre de moutons, de brebis, pour se souvenir du nom de celui qui est allongé dans la tombe ( grave en anglais) On a marqué l’endroit de celle ou celui qui se trouve à l’envers du monde, au-delà. Dans l’ ICI-Gît. La plupart du temps, il s’agit de laisser venir quelque chose puis, le voyant passer, l’écrire, pour se dire je vais peut-être ainsi m’en souvenir, ou dire à quelqu’un j’ai vu passer quelque chose, c’est peut-être un lapin, une tourterelle, deux amoureux, un assassin, une vipère cornue, une automobile de luxe, un clown sur un vélocipède, un ministre en tutu rose. Mais cette chose bien qu’on veuille l’attraper, (d’où le geste) le grattage de fox terrier dans la terre meuble du clavier, de la page, de l’idée,« ça se carapate », se cache dans les pages d’un dictionnaire, dans le fait de se rassurer énormément à le voir là, immobile et « noir sur blanc » . J’ai vu passer un lapin blanc très affairé, je lui ai demandé l’heure il m’a envoyé bouler. Le geste se froisse, se recroqueville dans des mots mono ou duo syllabiques : con connard salaud crétin. De là l’expression lapin crétin, sûrement. Attraper le porte-plume, pas de marque, pas de différence, on a tous les mêmes plus des plumes et ( évite le côté vieux combattant, Sergent-Major) et de l’encre dans un encrier qui est violette. On trempe la plume dans l’encrier et on fait attention de ne pas tâcher la feuille lignée du cahier. On trace une lettre en tirant la langue et puis pour faire sécher on peut utiliser un buvard qui boit comme un trou l’encre comme l’ami Pierrot boit du pinard. On a le droit d’écrire à partir de la ligne rouge à gauche. Avant non, c’est une partie réservée à la maîtresse, au maître pour faire des commentaires, mettre une note, on connaît pas encore les likes à ce moment là. La lettre la plus difficile à écrire à la plume est dans doute le s chez moi, il manque souvent la barre oblique, la petite pente pour parvenir au sommet du s. Il parait que c’est un lien parental manquant de ne pas mettre d’oblique au s S ainsi que les hommes viventavec tous ces serpents qui sifflent sur leurs têtes. Il me fallait une Remington absolument. A cause des américains. Je ne pourrai jamais être écrivain si je n’ai pas une Remington. Il me fallait une Remington. J’en trouvai une par un dimanche pluvieux de l’année 1990, au marché aux puces de la Porte de Vanves. Elle pesait le poids d’un âne mort. Je l’emportai vers mon cinquième sans ascenseur. Je la déballai comme on déballe une fille, avec pas trop de précaution quand même. J’étais si pressé. Et heureux ; ça y était j’étais un écrivain américain, je possédais enfin ma Remington. Ensemble nous allions beaucoup nous aimer, nous ferions beaucoup d’enfants. Mais en fait c’était même pas vrai. Il y avait des touches qui restaient coincées, tout était rouillé. C’était une vieille machine ménopausée et stérile. Du coup j’écrivis des phrases à trou, je devins cruciverbiste, fabricant de mots mêlés et de puzzles. Le soir je la remisais dans sa boite ma Remington comme on enterre ses morts de la journée. Et le lendemain hop ! tout recommençait. J’aimais sa vieille voix éraillée, son rire de sorcière édentée. Je ne me souviens même plus où je l’ai abandonnée, dans quel taudis, quelle piaule d’hôtel dont je n’arrivais pas à payer le terme. Les petits carnets Clairefontaine donne l’impression d’avoir beaucoup de choses à écrire à la terrasse des cafés quand il fait beau que les femmes sont belles et que toi t’es moche. Tu ouvres ton petit carnet Clairefontaine au début pour te cacher, puis tu finis par explorer tout le vide qu’il contient. A la fin du écris juste la date puis tu hèles la fille le garçon s’il te plait l’addition. Peut-être que c’est plus facile dans un parc, assit sur un banc public. Tu sors ton petit carnet Clairefontaine ( reliure en tissu, ça ne se fait plus ) et petits carreaux attention, ton feutre à pointe fine. Tu retombes sur la date du jour et un gamin passe en te regardant comme si tu étais une statue. Tu ne bouge pas tu attends que ça se passe. Tu ne respires même pas. Ouf ça y est tu es redevenu invisible. toi tu vois tout mais personne ne te voit. ça offre quelques avantages, et presque aucun inconvénient. D’ailleurs, qu’est ce que tu attends pour l’écrire sur ton petit carnet Clairefontaine. Des fois sur mon carnet, je n’ai pas d’idée, juste des numéros de téléphone que je note quand ça tombe ( grave ). Ou des adresses de boites d’intérim. Cercueils de ma jeunesse dissipée. Ou encore la somme que je dois à la banque. Des calculs à n’en plus finir, Perrette et le pot au lait, bien compliqués. Des serpents qui se mordent la queue. Ou encore je dessine des vieilles femmes qui promènent des petits chiens. Très excitant. Mais le plus souvent je gribouille, toute une intrications de lignes, un sac de nœuds. Pas conservé grand-chose de tout ça. C’est que ça n’en valait pas le coup. Pas la peine de le regretter. J’ai essayé une fois le fameux stylo plume. Mais pas assez soigneux, ses cartouches se vidaient au fond de mes poches. Et puis pas assez patient non plus pour que la plume se fasse, et une fois faite catastrophe : je l’écrabouillais quand je l’oubliais dans la poche arrière de mes jeans. Crac ! Prends donc le bus avec de l’encre plein les fesses ensuite. Aujourd’hui j’écris sur l’éditeur de wordpress le plus souvent. Mon nouveau blog n’est pas meilleur que le précédent. Le prochain ne sera sans doute pas ça non plus. Mais je m’en fous. Ecrire c’est comme manger c’est le seul plaisir qu’il nous reste quand tous les autres nous ont abandonné. Ce n’est pas de moi, évidemment, c’est du détourné, du Brillat-Savarin. Donc je tape sur un clavier plus silencieusement plus souplement qu’autrefois sur ma Remington. Le geste d’écrire m’est nécessaire, comme d’autres ont besoin de faire un footing, moi j’ai besoin de me dégourdir les doigts. Est ce que ce que j’écris est littéraire, aucune idée. Et à vrai dire je m’en fous. Ado j’aurais voulu moi aussi être musicien, je grattais les cordes de cette guitare pour laquelle j’avais sué tout un été. Peut-être que gratter est une chose profondément humaine, ça ne nous distingue que très peu du chien ou de la taupe dans le fond. Sauf que nous grattons souvent à côté, dans une irréalité extraordinaire des choses absconses, fumeuses, on appelle ça la culture parfois. On gratte ainsi les choses comme de vieilles croutes aux genoux pour raviver la douleur de peur de devenir fantôme comme elle devenue fantôme. On ne peut pas y faire grand chose. C’est comme ça.|couper{180}

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