11 décembre 2025

Jean-Philippe Toussaint raconte dans C’est vous l’écrivain comment Crime et châtiment de Dostoïevski a déclenché chez lui le désir d’écrire. Il décrit un moment très précis : en lisant la scène du meurtre de l’usurière, il devient l’assassin, au point de pouvoir la raconter des années plus tard avec une netteté qui montre à quel point cette lecture s’est imprimée en lui. Moi aussi, j’ai lu Dostoïevski dans ma jeunesse, mais si je devais aujourd’hui reprendre cette scène, il me faudrait aller chercher le livre dans la bibliothèque, vérifier les noms, les lieux, les gestes. Rien n’est resté avec cette intensité-là. Ce décalage entre sa mémoire et la mienne me fait réfléchir à la place de chacun dans ce triangle : l’auteur qui emprunte une voix, le narrateur qui porte cette voix, le lecteur qui la reçoit, l’habite un temps, puis la laisse se dissoudre dans sa propre mémoire. Ce triangle passe aussi par ce qu’on appelle “le genre” : roman d’amour, thriller, policier, suspense, autofiction… Chaque étiquette promet des codes reconnaissables, un certain contrat avec le lecteur. En principe, on ne mélange pas les genres, on sait vaguement où l’on met les pieds. Mais la modernité a fissuré ces cadres : Calvino, avec Si par une nuit d’hiver un voyageur, change déjà les règles du jeu et propose au lecteur un autre type de contrat, plus instable, où le roman exhibe sa propre construction. Plus tard, chez Kundera, dans ses pages sur Cervantès et Don Quichotte, j’ai gardé l’impression – peut-être approximative mais tenace – qu’il insiste davantage sur la seconde partie que sur la première, comme si le roman se regardait lui-même en train d’exister et déplaçait ainsi sa propre définition. Le Nouveau Roman, à sa manière, a aussi brouillé les repères de ceux qui cherchaient “une intrigue” à l’endroit habituel. Ces écrivains ne sont pas “populaires” au sens commercial, mais on ne peut pas sérieusement leur reprocher de ne pas l’être : pour beaucoup de lecteurs, la lecture reste surtout un moment d’évasion et de consommation, au même titre qu’un film, des courses au supermarché ou un voyage d’agrément. Tout cela me revient en relisant mes propres textes rangés sous l’étiquette “autofiction et introspection”. Je constate que j’y mélange journal, essai, fiction, commentaire de lecture, sans toujours savoir, au moment d’écrire, qui parle exactement. C’est là que surgit pour moi la figure de cet “homme du sous-sol contemporain” que je suis en train de dessiner : un type enfermé dans sa douche, son écran, son cabinet dentaire, saturé de phrases toutes faites, de pubs EDF, de vidéos complotistes et de honte sourde, qui parle en “je” mais dont je sais qu’il n’est déjà plus tout à fait moi. En le laissant porter une part de ma voix, une part de ma fatigue et de ma colère, je déplace la question : ce n’est plus seulement “moi” qui parle, c’est un narrateur construit, traversé par ce qui l’environne, et que je peux regarder ensuite comme lecteur. Le nœud que je cherche à serrer est peut-être là : dans cette hésitation volontaire entre auteur, narrateur et lecteur, dans ce mélange assumé des genres et des positions, comme si mes textes “autofiction et introspection” étaient précisément le sous-sol où cette confusion est travaillée plutôt que résolue. Et, au moment de me relire, je ne sais plus très bien qui je suis dans cette affaire : auteur qui règle ses comptes, narrateur qui se fabrique un personnage, ou simple lecteur pris dans un texte qui ne correspond plus à aucun genre stable. Peut-être que ça suffit comme constat pour l’instant : reconnaître que ça flotte, que ça mélange les places, et continuer malgré tout à écrire là, en essayant seulement de ne pas ajouter plus de bruit que celui qui est déjà là.

illustration vue de Remiremont dans les vosges 2009, pb

Carnets | décembre 2025

27 décembre 2025

Rêve étonnant, qui pourrait être décevant si je m’étais attendu à autre chose qu’à être, une fois de plus, déçu en rêve. Enfin, c’est bien la seule fois que je verrai un hippopotame noir, c’est à espérer. Ce bruit horrible de ferraille qui me suit alors que je cours devant me reste au petit matin. Bien avancé sur l’Atlas Mnémosyne. J’ai réalisé plusieurs « planches », c’est-à-dire des prélèvements, des carottages dans la matière du site, et j’ai tenté de les organiser. Au début, les fichiers d’export en Markdown étaient imposants. La difficulté était de choisir peu de choses, mais qui fonctionnent. Le problème à résoudre est celui des images. Il va falloir aller puiser dans la boîte en fer, ressortir les photographies, les cartes postales, et, comme toujours, n’en sélectionner que quelques-unes. Et aussi scanner celles qui sont écrites au dos en estonien. Je ne sais pas combien de temps va durer ce projet. Tant de projets commencés en parallèle, et aucun n’a abouti encore. Est-ce que je travaille vraiment, ou est-ce que je me donne l’impression de travailler ? Encore une matinée où je ne pourrai pas m’enfoncer, où il faudra rester le menton hors de l’eau. Deux heures de cours sans boire la tasse. Ensuite, tout l’après-midi devant soi et la grande journée du dimanche. Ce qui ne veut d’ailleurs strictement rien dire puisque j’ai beau avoir tout le temps devant moi, il arrive que je n’en fiche rien du tout. Je n’ose pas gâcher ce genre de plénitude. illustration Gemini Flash|couper{180}

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Carnets | décembre 2025

26 décembre 2025

Cette histoire de planches (Aby Warburg) pourrait faire penser à un cercueil. Enfin, j’ai le squelette que je cherchais : un code qui me permet de chercher l’occurrence d’un mot dans tous les billets du site, et surtout de pouvoir appuyer sur un bouton pour obtenir une exportation de l’ensemble des occurrences en Markdown. Cela me permet de suivre ainsi l’utilisation de ce mot depuis le début des textes (2018) jusqu’à la fin de cette année. Ensuite, ce n’est que la première opération, car la matière est énorme, même en extrayant seulement un paragraphe contenant le mot. J’ai donc créé une rubrique racine nommée « Atlas Mnémosyne » (Mnémosyne n’appartenant pas, à ce que je sache, à A. W.). Le projet est de créer ensuite des sous-rubriques à partir des mots recherchés (ex. : Voix, Gestes, Objets, Lieux, Typographie, Rêves, etc.). Une fois une série de planches terminée, on peut construire quoi : le cercueil (joke), des systèmes solaires, avec quelle étoile et quelles planètes, avec quels satellites (à méditer). Le soleil, c’est le mot, de toute façon. Ensuite, les rotations sont intéressantes à étudier. Images : rouvrir la boîte en fer ; reprendre chaque carte postale (écrite au dos en estonien), faire traduire par IA ; associer les cartes aux textes. Présentation : idéalement par planche, avec textes et photographies. Difficulté : les sélections. Comment décider qu’un extrait vive ou non sur une planche ? Et aussitôt l’image des camps revient. Agitation très forte du dibbouk. Règle : ne rien montrer tant qu’une planche n’est pas totalement achevée. Et possible qu’une fois tout ce boulot terminé, il sorte complètement autre chose. S’y préparer. À moins que je ne me fasse, au final, interner, et que, pour sortir de l’enfermement, je sois sommé, comme A. W., de produire une « preuve » que je ne suis pas complètement fou. Ciel bleu aujourd’hui, mais froid sec. Il faut que je me prépare : j’ai cours. S’enfouir pendant deux heures. Hâte de revenir à ces sélections. illustration planche de l'Atlas Mnémosyne d'Aby Warburg|couper{180}

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Carnets | décembre 2025

25 décembre 2025

Reçu en cadeau une bouteille de Whisky provenant du Pays de Tronçais, marque Aumance, et ce matin ça parle de mots-croisés chez Lovecraft. Comment faire quelque chose avec ces signes ? Car de toute évidence, ce sont des signes. L’écrire perce un mur. Les morts répondent parfois, peut-être même qu’ils ne cessent de nous parler. En ressortant de chez E. hier, surprise de voir la neige. De gros flocons qui déjà recouvrent les arbres, la rue, les voitures, la ville. Nous sommes rentrés prudemment. Dans mon for intérieur, je me suis posé la question si j’avais finalement opté pour les pneus toute saison ou non la dernière fois — c’est-à-dire il y a six mois, lorsqu’on les a changés. Par chance, les déneigeuses étaient devant nous et ouvraient la voie. Tant que je conduisais dans ce blanc, la neige m’imposait sa trêve. Elle recouvrait tout, et ce silence visuel me faisait un bien immense ; c’était comme une parenthèse, un apaisement du regard qui mettait enfin le crâne au repos. Mais c’est une fois de retour à la maison, une fois franchi le seuil de l'abri, que la trêve a volé en éclats. Comme si le corps attendait le calme pour hurler, ma rage de dents s’est déclarée. Je me suis replongé dans Notes dans un souterrain. Cette traduction de Markowicz est vraiment bonne. Grand plaisir de lire Dosto dans « sa vraie voix », si je peux dire. J'ai lu une bonne dizaine de pages en m’arrêtant sur chaque phrase pour les retourner, tandis que la douleur se réveillait pour de bon. Suis descendu pour prendre un cachet. Mais les idées tournaient trop. Cette histoire de traduction me trottait. Et voilà que je suis reparti sur cette manière de ruminer, de toujours contredire, propre à ce narrateur dostoïevskien. Cette façon de ne jamais laisser une affirmation tranquille, de l'épuiser par le commentaire, cela m’a mené droit à l'exégèse de la Torah. Et au bout du compte, dans cette fièvre, je me suis demandé si Dostoïevski n’était pas juif lui aussi, au fond, sans le savoir. Juif par cette syntaxe qui bégaye, par ce refus de conclure, par ce génie du sous-sol qui préfère la plaie ouverte à la belle sentence. Tout comme moi. Puis j’ai repensé à ma mère face à mon père. À la difficulté que peut avoir un esprit slave à pénétrer dans un crâne gaulois — d’autant plus si ce crâne crâne, et de manière totalement hypocrite prône les valeurs du drapeau français pendant que, de l’autre côté, il baise tout ce qui bouge. Et surtout ce que ça fait à la langue personnelle, ce « hachis » face à la contrainte de devenir lisse, claire, efficace, élégante, qui distingue le français de n'importe quel salmigondis sur cette terre. Cette élégance, j'ai dû la payer cher. Je me suis souvenu du jour où nous dûmes quitter la campagne, la chère forêt, le cher pays de Tronçais, pour la banlieue saumâtre de cet affreux Val d’Oise. J’avais alors un accent bourbonnais incroyable que j’ai dû dissimuler, puis effacer le plus rapidement possible pour simplement oser ouvrir la porte du collège. Un camouflage, un premier lissage pour survivre. Puis je me suis dit encore cette idée récurrente : il serait temps que tu en finisses avec ça. J’ai cherché par mot-clé Estonie, juif, mère, et j’ai vu qu’il y avait encore de quoi faire pour mettre tous ces textes en forme. C’est-à-dire ne pas les « mettre en forme », mais trouver la forme qui leur correspondra le mieux. À la fin, j’ai pensé à Aby Warburg, à ses « séries ». Ma rage de dents m’ayant, malgré le médicament, emporté vers le matin, c’est à cet instant où j’ai retrouvé ce mot, série. Ce mot qui coïncide avec l’un de mes leitmotivs de peintre, mais qui résonne surtout de plus loin. C'était l'accent lamentable de ma grand-mère estonienne quand elle disait « mon chéri ». « Ma séri », disait-elle, « je ne comprends pas pourquoi t'acharnes, c'est un enfant il ne comprend rien. » C’est sur ce mot, à la fois méthode et caresse lointaine d'une langue hachée, que j’ai pu enfin trouver le sommeil.|couper{180}

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