11 août 2025

" Là, j’ai repris les labyrinthes bien aimés et tortueux que j’ai décrits dans tant de récits d’excursions antérieures, recroisant fréquemment ma route et m’imprégnant de l’atmosphère coloniale qui est pour moi synonyme de vie mentale — vieux seuils, heurtoirs de bronze, pignons abrupts, lucarnes et toits à rampants en bâtière et se découpant en silhouette noire sur le ciel à demi nuageux." H.P LOVECRAFT ( lu dans sa correspondance de 1925 pour sa tante Lillian Clark) source : une année avec H.P. LOVECRAFT

La rencontre d’un nouveau mot devrait se fêter. Quand je dis nouveau mot, j’entends bien sûr un mot que je ne connaissais pas encore. Accueillons donc ost, astérisme et algide dans la bande. C’est mon hommage à la soirée d’hier, passée à me replonger dans Les Contrées du rêve de Lovecraft."

Si j’y suis revenu, c’est pour relire attentivement certaines pages, les passer au crible et relever ces mots que d’autres lectures n’avaient pas su — ou voulu — faire surgir. Ainsi un livre est-il un vaste ensemble réflexif. C’est l’effet. Cela pourrait être une ville avec ses quartiers, ses habitants, son fleuve, son climat, sa nourriture, son odeur, ses bruits, son ambiance — mais aussi son énergie, en résonance avec la mienne au moment où je l’arpente.

Je ne me souviens pas, dans la ville, m’être souvent arrêté sur un passant pour l’examiner sous toutes les coutures, comme je peux le faire avec un mot. C’est à peu près la seule différence. S’enfoncer dans un livre comme on s’enfonce dans une ville inconnue. Ou même en soi, à condition d’admettre qu’on ne sait plus rien de ce soi. L’arpenter — ce qui n’est pas la même chose que le parcourir ou y errer. L’arpenteur mesure, explore méthodiquement. Sans doute a-t-il un but précis, ou au moins une manière régulière de se déplacer : dans la ville, en soi, dans un domaine de pensée, dans une bibliothèque, dans une œuvre.

De fil en aiguille, cette première réflexion me conduit à la notion de vie privée. Peut-être parce que parfois, j’ai l’impression d’écrire une lettre à quelqu’un. J’y livre des choses d’autant plus personnelles que je n’imagine jamais avoir à en débattre avec cet inconnu. Et quand bien même m’en demanderait-on compte, j’aurais probablement tout oublié. Ce n’était qu’une simple lettre adressée à un inconnu. Une photographie passée : regardez comme elle est devenue jaune, cornée, obsolète.

Donc oui, la vie privée — l’oikos des Grecs qui, chez Aristote, semblait avoir moins d’importance que la vie publique. On n’était véritablement citoyen qu’à partir du moment où l’on excellait dans la sphère publique, collective. C’était assez simple : on appelait “privé” tout ce qui n’appartenait pas à l’État.

J’ai appris récemment, non sans surprise, que la notion juridique de vie privée est en réalité assez récente. En 1890, deux juristes américains, Samuel Warren et Louis Brandeis (futur juge à la Cour suprême), publient dans la Harvard Law Review un article intitulé The Right to Privacy. C’est la première formulation claire d’un droit à la vie privée comme droit distinct, non réductible à la propriété ou à la diffamation. Warren et Brandeis constatent que les nouvelles technologies de l’époque — la photographie instantanée et la presse à grand tirage — permettent une intrusion sans précédent dans la vie des individus. Ils dénoncent les “invasions de la vie privée” par les médias, notamment dans les mondanités et les affaires familiales.

Cet article a eu un impact immense sur le droit américain et international. Il est considéré comme l’acte de naissance du droit moderne à la vie privée, inspirant ensuite les législations sur la protection des données, la diffamation et la liberté individuelle. Le contexte compte : les journaux américains venaient de passer à l’impression rapide et bon marché, avec photographies. Les élites urbaines (dont Warren) étaient excédées par les intrusions dans leurs mariages, dîners et réceptions. The Right to Privacy est né dans un milieu très bourgeois, pour protéger réputation et intimité sociale.

À la fin du XIXᵉ siècle, les États-Unis expérimentaient beaucoup sur le plan juridique : protection des consommateurs, droit du travail, nouveaux droits civiques. La Constitution ne mentionne pas explicitement la vie privée, mais des doctrines comme le right to be let alone (droit d’être laissé tranquille) ont comblé ce vide. Une tranquillité… bourgeoise, peut-être.

Le droit américain protège fortement la vie privée domestique contre l’État (4ᵉ amendement : protection contre les perquisitions abusives), mais la culture américaine valorise aussi l’exposition de soi, la liberté d’expression et l’accès à l’information — tension permanente. Cette conception a influencé d’autres réformes dans le monde, y compris en Europe, où la vie privée reste souvent liée à la dignité humaine (héritage du droit romain et des droits de l’homme), plus qu’au simple droit d’être laissé tranquille.

Cela me rappelle une matinée d’automne où nous nous étions rendus chez le notaire pour signer l’acte de vente de la maison. Tout se passait dans ce climat de gravité polie propre aux études notariales : gestes mesurés, phrases calibrées, mobilier lourd. Et soudain, dans la lecture appliquée de l’acte, le mot jouir surgit. Le notaire continua imperturbable, mais moi, je l’entendis comme une intrusion.

Dans sa bouche et sur le papier, jouir signifiait l’usage paisible d’un bien immobilier, un droit inscrit noir sur blanc, garanti par la loi. Rien à voir avec ce que j’y mets, moi, en privé : le trouble, la secousse, le corps, l’instant qui fait dérailler la pensée. Là, au milieu de la solennité publique, un mot m’avait rappelé que tout le langage juridique est une traduction appauvrie, policée, de la langue intime.

Bref, il est possible que j’écrive toujours ces lettres à l’inconnu en général. Ce qui me convient assez : je n’aurai jamais à en débattre. Et cela me confère, par ricochet, la même aura d’inconnaissable — une bulle d’anonymat, malgré toute l’impudeur dont je peux parfois faire preuve.

note pour aller plus loin dans la profession de notaire voir ce lien et aussi celui-ci

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Carnets | Atelier

31 août 2025

Je relis de vieux livres exhumés de mes disques durs, notamment un recueil des meilleurs récits de Weird Tales, Tome III, présenté par Jacques Sadoul, traduit par France-Marie Watkins. Il existe un prix Sadoul, "qui récompense chaque année le meilleur texte de « mauvais genre », jugé en fonction de sa qualité d’écriture, de l’imagination dont fait preuve son autrice ou son auteur, de son originalité et de son respect, ou de son irrespect assumé et conscient, des codes propres au genre choisi. Nous avons déterminé cinq grands genres : science-fiction ; policier ; érotisme et romance ; fantasy et alchimie ; fantastique et ésotérisme. Chaque année, nous en mettons un à l’honneur, dans lequel doivent s’inscrire les autrices et auteurs qui participent au concours." dixit Christophe Siebert. Hier soir, j’ai écrit une note bilingue après avoir lu quelques textes de Clark Ashton Smith (CAS) dans de vieux Weird Tales retrouvés en américain. Je me suis demandé si ces auteurs passeraient la rampe aujourd’hui. De là, une autre question : que demandent désormais les nouvelles revues de SFF ? Quels thèmes apprécient-elles, quelles voix recherchent-elles ? Je me suis plongé dans la lecture d’auteurs contemporains — Tia Tashiro par exemple, dont j’ai trouvé plusieurs textes sur Clarkesworld Magazine . La recette semble simple : une phrase-concept forte, une voix nette (présent ou passé simple mais énergique), deux ou trois scènes solides, quelques respirations, une technologie plausible glissée dans l’action, une fin ouverte avec un choix signifiant. C’est ma manière de poursuivre la ligne que je me suis fixée : être un ouvrier plutôt qu’un artiste. Vendre une force de travail, tout simplement. Je n’y crois pas beaucoup, mais cela donne au moins un but. Et surtout, à mon âge, essuyer des refus reste une discipline nécessaire. Je repense alors à mes années d’enquêteur téléphonique, quand j’appelais des inconnus dans toute la France. Le refus était la réponse normale, et il fallait vite s’y habituer. Je me souviens des stratégies mises en place pour tenir : la voix neutre, presque robotique, fonctionnait le mieux. Les interlocuteurs, intrigués par cette absence d’affect, finissaient par répondre. Et quand un refus tombait, je me répétais que c’était la norme, qu’il fallait enchaîner aussitôt vers le suivant. J’ai résisté ainsi quelques années, ce qui me rappelle combien j’ai manqué d’ambition dans mes choix alimentaires. Car à côté, dans mes chambres d’hôtel successives, j’étais encore ce grand écrivain méconnu. Je me demande toujours quelle part du mensonge faisait tenir l’ensemble. En lisant encore sur CAS, parallèlement aux PDF de F. B. consacrés au carnet de 1925 de HPL, je note cette inspiration constante des premiers textes, sans doute venue de la Théosophie. Parmi les ouvrages dont il s’inspire, The Story of Atlantis and the Lost Lemuria de William Scott-Elliot mentionne brièvement un « continent hyperboréen ». Lovecraft regrette de ne pas « disposer d’une description plus détaillée [qui] formerait un cadre excellent à des fictions de l’étrange, et j’imagine que tout le système de la Théosophie a une dette envers lui » (lettre à Smith, 15 juillet 1926). Cela me fait songer à la nature même de l’imaginaire. Le mien est-il vraiment viable pour écrire des nouvelles de SFF contemporaines ? J’en doute. Les thèmes repeints à la sauce inclusive ou moderne ne m’inspirent pas. Est-ce par manque d’imagination ou par ennui ? Sans doute par ennui : les thèmes ne changent pas vraiment au fil des générations, seul le cadre change, la manière de les repeindre à des fins commerciales, et cela me paraît vite rébarbatif. Je me suis aussi arrêté sur ce rapprochement entre Lovecraft et Mallarmé, une incise entendue en passant qui m’a fait dresser l’oreille comme un fox terrier. Une porte ouverte soudain sur quelque chose d’énorme : on peut tout à fait aimer des textes qui ne disent rien d’autre que leur propre forme, leur composition, leur rythme. Textes qui fonctionnent sur une fréquence inhabituelle, celle du son et des images qu’ils déclenchent, et rien de plus.|couper{180}

Autofiction et Introspection documentation réflexions sur l’art

Carnets | Atelier

30 août 2025

Réveillé tôt, bien dormi. Le calme m’a servi pour traduire Whitehead, L’homme-arbre . Ce titre croise L’arbre de Lovecraft, Weird Tales, août 1938. De là l’idée : confier la traduction à HPL lui-même, lettre imaginaire à une tante, ChatGPT en secrétaire. Je note surtout la vitesse avec laquelle l’IA s’engouffre dans une norme, ton prêt-à-porter du style. Je lui ai demandé un vocabulaire lovecraftien, un écart au langage ordinaire. J’ai laissé la refonte du site en jachère. Ce n’est pas affaire de graphisme, mais de structure plus profonde. Deux voies : publique — navigation simple, intersections nettes entre rubriques et thématiques ; intime — chantier personnel, synopsis et traductions, dont je doute qu’ils intéressent. Même motif : tenir à distance la norme, éviter le cadre trop lisse. Empêchements. Visionné deux vidéos de F. B. sur le journal de 1925. Derrière le ton jovial, une organisation implacable. Cela me pousse au travail. Comme je l’écrivais hier : par les temps actuels, que faire d’autre. Disponibilité. HPL, deux heures offertes à un passant alors qu’il venait écrire dans un coin tranquille. Je me suis reconnu dans ce détail. Plus jeune, je pouvais me donner ainsi, sans broncher. Plus maintenant. J’ai choisi l’enfermement. Cette pièce, ce bureau, la fenêtre sur la cour, le haut mur de l’ancienne grange. Écurie, menuiserie, atelier de peinture. Les enfants repartent aujourd’hui. S. les conduira au train de 10 h à la Pardieu. Je reste à la maison. Hier, rangement de l’atelier en vue de la reprise des cours. Jeté une quantité de papiers prodigieuse : barbouillages d’élèves conservés depuis des années, presque religieusement, dans des cartons. Trois sacs-poubelles de cent litres. Le fait de me mettre au lit de bonne heure et de lire quelques pages fait partie de cette discipline, de cette régularité sans quoi rien ne peut se faire. À 22 h, docilement, je m’arnache du masque et j’appuie sur le bouton on de la machine à respirer. Mes pensées s’orientent alors vers la possibilité d’une issue hors de ce monde débile, tel qu’on nous le présente comme débilité magistrale. Une bascule s’opère, liée à cette attention portée à la respiration, au ressac. Pas rare que je me retrouve sur une plage, face à l’océan. Le ciel est bas, crépuscule. Une embarcation approche, je me tiens prêt à être emporté vers je ne sais où. Il y a tout au fond cette folie furieuse, ces hurlements en continu, même si la surface de l’océan paraît calme, tranquille. J’ignore tout des créatures démentes avec lesquelles je dois négocier ma traversée durant la nuit, sauf l’oubli à payer rubis sur l’ongle. Au réveil je me retrouve nu, dépossédé. C’est avec cette nudité qu’il faudra aborder la nouvelle journée.|couper{180}

hors-lieu

Carnets | Atelier

29 août 2025

Détailler, c’est couper en parties. Puis la partie est devenue « un détail ». Le détail, c’est l’art du fragment, de la nuance, de ce qui accroche le regard. Le « gros », au contraire, c’est la masse indistincte. L’IA, elle, produit « en gros ». Son discours est lisse, uniforme, plat. Rien n’accroche. Rien ne résiste. Nous voilà submergés par une neutralité molle, une fadeur industrielle. Dans la guerre de l’attention, ce paradoxe domine : des discours monotones débités par des voix artificielles suffisent à capter des millions de regards, pour peu qu’on les affuble d’un titre criard et d’une image rutilante. YouTube, devenu fleuve de délayage, n’offre plus de distraction : il fabrique de l’ennui. Cet ennui n’est plus un accident. Il est devenu une industrie. Et c’est peut-être une chance, car il pousse certains à se détourner, à revenir vers ce qui résiste : les livres, les librairies, les détails que rien n’écrase. Mais au fond, pourquoi nous attire-t-on vers l’ennui, vers l’idiotie ? Parce que l’ennui rend docile. Parce que l’idiotie rapporte. L’esprit critique s’émousse. Le discernement s’efface. Le désir se laisse modeler. Une servitude larvée s’installe. Douce. Confortable. La toile de l’oiseleur recouvre la planète entière. Nous croyons voler. Nous ne faisons que nous cogner aux fils invisibles de l’algorithme. La télévision avait déjà préparé le terrain : anesthésier, normaliser, répéter jusqu’à rendre l’incongru banal. C’est la logique de la fenêtre d’Overton : ce qui choquait hier amuse aujourd’hui, et demain paraîtra naturel. Ce qui est hallucinant, c’est cette impression d’être revenu à une forme d’obscurantisme, mais d’un genre nouveau : nourri par ce qui devait l’éradiquer, la technologie. Nous ne vivons pas l’ère de la lumière numérique, mais celle des troupeaux. Des chiens de berger les guident vers les supermarchés, TikTok, et l’abîme. Lobotomie de masse. Standardisation mentale. Toujours le même objectif : ouvrir un boulevard aux pires exactions, grossir les profits d’un petit nombre. Et moi ? Lorsque parfois je doute, que je me dis qu’écrire est vain, c’est parce que je préfère rester dans l’enfer que je me suis choisi, plutôt que d’être entraîné vers un prétendu âge d’or qu’on voudrait m’imposer. J’ai ce malheur — et cette chance — de ne pas pouvoir supporter qu’on m’impose quoi que ce soit. Rien ne sera jamais aussi terrifiant, ni aussi merveilleux, que ce que je m’impose à moi seul, par moi seul. Par instinct, j’ai toujours été rétif aux emballements collectifs. Qu’on me vante massivement un livre, un film, un lieu, et je m’en détourne aussitôt. J’aime me forger ma propre opinion, même baroque, singulière, à contre-courant. Ce même réflexe me rend méfiant face aux emballements autour d’Israël, comme autour de la Russie et de l’Ukraine. Les massacres, les crimes, les ripostes insoutenables existent bel et bien — il serait absurde de les nier. Mais ce qui me trouble, c’est la mécanique médiatique et politique qui s’enclenche aussitôt : slogans martelés, mots d’ordre répétés, injonctions à haïr ou à admirer, à choisir son camp sans nuance. On ne nous « informe » plus : on nous somme de ressentir. De détester. De répéter. Ce que je refuse. Car au bout du compte, qu’il s’agisse d’Israël ou de l’Ukraine, c’est toujours le même processus : la vague de masse, l’opinion qui s’uniformise, et avec elle l’écrasement du détail, de la nuance, du singulier. Sans doute que je pèche contre ce que je dénonce : ce texte ressemble à une fresque, en gros. Raison de plus pour l’assumer comme carnet, comme autofiction, comme introspection. Le narrateur n’est pas tout à fait l’auteur. Ou peut-être que si. Qu’importe : le détail, lui, résiste encore. Cette nuit création d'un nouveau mot clé : synopsis / Trois textes associés.|couper{180}

Autofiction et Introspection Technologies et Postmodernité