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Carnets | décembre 2021

Consignes et contraintes

Bon. Il faut qu’on mette les choses au point, et dès aujourd’hui. Vous venez ici pour peindre et vous voulez “faire de l’abstraction”, d’accord. Au fond, vous me parlez de liberté : peindre librement, peut-être faire de beaux tableaux. Je ne vais pas vous contredire. Mais la liberté, en peinture, ça se paie. Donc je vous propose l’inverse de ce que vous attendez : des consignes, des contraintes, un cadre pour vous y frotter. D’abord, vous ne peindrez qu’avec un seul œil. Tenez, j’ai apporté des bandeaux de pirate. Ensuite, seulement de la main gauche — ou de la droite si vous êtes gaucher. Les plus téméraires peuvent lever une jambe, comme un échassier : tant que vous chercherez l’équilibre, vous ne chercherez pas autre chose. Les plus de soixante-dix, asseyez-vous, on ne va pas jouer aux héros. Et puis c’est encore trop facile : vous peindrez sans toile, et sans couleur. Juste des touches obliques dans l’air pour démarrer. On verra bien ce qui sort de ça. Ah, j’allais oublier : mon carnet. Tout le monde a bien payé ? illustration : Farandole rouge Hans Hartung 1971|couper{180}

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Carnets | décembre 2021

Continuer

Je vais passer un coup de gesso, ce tableau ne me plaît pas, dit-elle comme on appelle au secours. Je la regarde : tout est là sur son visage, mais ce n’est pas du désespoir, c’est une question posée sans l’être. Une main tendue vers l’effacement. L’atelier aide à répondre : le sol vert pomme, la lumière qui entre par les grandes ouvertures sur le parc, les voix, le café qu’on prépare, un gâteau qu’on te glisse, cette atmosphère de colonie douce. Même après une nuit blanche, je m’y tiens. Je secoue la tête. Non mais ça va pas. Tu crois que tu vas t’en tirer comme ça ? Il est bien parti, ton tableau. T’es bloquée, c’est tout. Je m’approche. Un glacis de bleu là, et je lui montre. Ta composition gagnerait si tu divisais la toile : fais surgir un carré, un rectangle. On ne sait pas encore si c’est un plat de fruits ou autre chose, ça viendra. En bas, tu peux poser ce bleu avec l’orange, faire une terre. Laisse le gesso dans son pot. Tout ce qu’il faut, c’est continuer. Elle hoche la tête, incrédule. D’abord le glacis, je dis. Après on verra. Je ne sais pas plus que toi ce que ça va devenir ; je sais juste qu’il ne faut pas s’arrêter là.|couper{180}

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Carnets | décembre 2021

zéro, nul, à chier

Cette élève qui ne vient plus à l’atelier, j’y repense comme on rumine un raté. Une femme entre deux âges, veuve depuis un an quand elle s’est inscrite, au plus bas mais décidée à remonter. Avec elle, rien n’allait simplement. Chaque séance se coinçait. Un jour — le dernier pour elle, je crois — elle s’est lancée dans la copie d’un Gauguin. Le tableau a traîné des semaines. À la fin de chaque cours, elle râlait tout bas ; son corps bougeait, s’agitait, et je regardais malgré moi, puis je revenais à la toile. Je lui demandais de me laisser la place, je rectifiais une bouche, un œil ; à l’huile, je lui disais d’attendre, de ne pas toucher à ce que je venais de peindre : “On reprendra la semaine prochaine.” Elle repartait aussitôt dans les mêmes phrases : je suis nulle, c’est nul ce que je fais. Elle ne disait pas plus cru, mais ça s’entendait. La semaine suivante, ce que j’avais repris était défait, le visage retombait dans le terne, dans la boue des couleurs sales, et on recommençait. Soupirs, épaules qui lâchent, mains crispées, puis encore : c’est nul, je suis nulle. Ça a duré. Jusqu’au jour où j’ai commencé à compter le temps que je lui donnais, et à sentir le reste du groupe derrière moi. Ce matin-là, je ne sais plus : une nuit courte, un ciel bas, un truc de travers. Elle m’a reproché de ne pas m’être assez occupé d’elle. J’ai vu rouge. J’avais passé des heures sur son tableau, j’étais intervenu plus que je ne le fais d’habitude, et ce que je reprenais était systématiquement repeint, abîmé, comme si la correction devait disparaître avant tout. On a échangé deux ou trois phrases sèches. Elle est restée campée là, et j’ai lâché : “Si ça ne te plaît pas, la porte est grande ouverte.” La phrase est sortie, impeccablement inutile et pourtant soulageante. Elle a rangé ses pinceaux, pris la toile, et je ne l’ai plus revue. Je la revis quelques années plus tard par hasard. J’étais en train de travailler dans un atelier temporaire à S. Elle était avec une amie ; elle entra sans me reconnaître, je crois. Puis, à mesure que ses yeux s’habituaient à la pénombre — la lumière était chiche dans cet ancien atelier de verrier — je vis son visage se décomposer, sa bouche se tordre, comme au souvenir d’une vieille nausée. Elle resta le temps nécessaire à la politesse, puis elle enjoignit son amie de repartir, laissant derrière elles un sillage qui me glaça jusqu’aux os. Après coup, la question revient : qu’est-ce qu’on fait avec quelqu’un qui s’acharne à se détruire sous vos yeux, qui refuse l’appui, même quand on le lui tend ? Ce qui me serre encore, c’est que je la connais trop bien. Cette façon de gâcher ce qui tient, de revenir au pire comme à une certitude, je l’ai portée longtemps ; il en reste quelque chose. Depuis, je n’interviens plus sur les tableaux. Je dis moins, je laisse les gens aller au bout de leur propre manière d’échouer, et je lâche une piste quand elle peut servir. J’ai aussi instauré une règle simple : un euro chaque “c’est nul”, “c’est moche”, “je n’y arriverai jamais”. Ça fait rire, et ça coupe net la petite litanie. De temps en temps, le mot “nul” revient dans une bouche, dans un livre, et la scène remonte : une femme penchée sur son Gauguin, ce refus sans fin, et ce que ça réveille. J’essaie d’en faire quelque chose d’utile ; au minimum, de ne pas laisser la phrase me tirer vers le fond avec elle.|couper{180}

peinture réflexions sur l’art

Carnets | novembre 2021

Regarder un tableau

Hier soir, nous nous sommes rendus, mon épouse et moi, à un vernissage. Il y avait là les œuvres d’un peintre ami et celles d’un photographe que je ne connaissais pas. Et ce fut une aubaine pour me retrouver dans la peau d’un quidam qui visite une exposition, exercice dont je n’abuse pas tant il déclenche chez moi des émotions souvent antagonistes. En premier lieu, j’effectue un rapide panoramique de l’ensemble des œuvres accrochées pour me fabriquer une première impression. Je tente de découvrir, lorsque celle-ci ne me saute pas aux yeux, une unité, une cohérence. Puis je m’approche pour zoomer sur chaque pièce afin de la voir dans son isolement par rapport à cette unité, si je l’ai découverte. Si je ne l’ai pas trouvée, je m’approche aussi de toute façon et là, que se passe-t-il ? Est-ce que je ne suis pas en train de juger un travail ? Est-ce que je porte une attention à l’émotion que produit ce travail sur moi ? Je me demande ce que veut dire l’artiste ou ce qu’il cherche à ne pas dire. Bref, tout un bouclier de pensées et d’émotions se constitue immédiatement aussitôt que je m’approche du tableau ou de la photographie. Et ensuite un jugement est établi, sommairement la plupart du temps, qui consiste à me dire j’aime ou je n’aime pas, puis à passer au suivant. En cela, je ne suis pas mieux loti que quiconque. Et j’aime cela. J’aime cette partie de moi qui se fédère à ce que l’on nomme « le public ». C’est-à-dire à ces notions de beau ou de laid, à ces clichés, et sans doute je m’en imbibe comme un buvard. Puis, une fois toutes les œuvres passées en revue, je vais boire un coup, je discute avec les artistes, avec les autres invités, je pioche dans les petits fours ou les chips, et la soirée passe ainsi. Enfin, c’est lorsque je me retrouve seul que je repense à tout ce que j’ai vu, à tout ce que j’ai éprouvé et pensé à ce moment-là. J’ai une excellente mémoire de tous ces petits détails, à force d’entraînement. Et là, je décortique. Que puis-je vraiment me dire au terme de cette exposition, qu’ai-je appris ? Car pour moi un bon moment se résume souvent au fait d’apprendre quelque chose. C’est d’ailleurs sans doute un de mes travers, soit dit en passant. Car si je juge n’avoir rien appris de nouveau, j’ai cette tendance à penser que j’ai perdu mon temps. Ce qui est une de mes angoisses favorites. Ce qui me pousse à écrire ce texte, car je vois bien à quel point il peut être compliqué de regarder un tableau, ce qui est paradoxal puisque toute la journée je n’arrête pas d’en regarder, de donner mon avis, de conseiller mes élèves sur tel ou tel blocage, tel ou tel déséquilibre. Comment je peux oser avoir autant de confiance en moi à ces moments-là et en manquer parfois tout autant lorsque je me rends dans une exposition. On pourra penser que je ne suis qu’un petit dictateur qui, sitôt qu’il sort de sa zone de confort et de sécurité, déraille totalement. Je pourrais facilement le penser, pour être un peu raide avec moi-même, sans complaisance. D’ailleurs il n’est pas rare que les profs se permettent ce genre de jugement à l’emporte-pièce, je ne citerai pas de noms, et des artistes aussi. Sur quelle base formule-t-on de tels jugements ? Pour rester dans une forme de bien-pensance ou de mal-pensance à la mode, la plupart du temps sans doute, pour ne pas s’isoler d’un consensus que l’on perçoit presque immédiatement et qui nous aspire malgré nous ? Cela nécessite un effort pour être indifférent à ce consensus. Pour ne pas y adhérer de façon aveugle. Pour tenter de se forger sa propre idée. Ce qui revient assez souvent, c’est le mot justesse lorsque je repense à ces tableaux, à ces photos. Ce ne sont pas des critères de beau ou de laid, ni de bien ou de mal, mais une double question : suis-je juste face à l’œuvre, suis-je aligné, bien dans mes baskets ? Cette œuvre est-elle juste de façon autonome ? Ces deux questions sont de vraies questions qui ne nécessitent pas forcément une réponse immédiate. Mais il faut parfois du temps pour que je me les pose. Et c’est au moment où elles sont enfin posées que je peux me faire une idée plus juste de tout ce que j’ai pu regarder et voir. Cela aussi implique une durée qui n’est pas non plus linéaire. Une durée circulaire qui transite par de nombreux tableaux ou photographies déjà vus, c’est-à-dire sans doute ce que nous appelons des références. Toute une collection de références sur laquelle on s’appuie pour associer une catégorie à un travail. Ce que je réfute à tout bout de champ lorsqu’il s’agit de mon propre travail, car cela m’agace qu’on me dise tiens on dirait Modigliani, ou encore Mark Rothko, ou je ne sais qui. Nous ne sommes donc jamais à une contradiction près. Regarder un tableau, ça veut dire quoi exactement alors ? Qu’est-ce que l’on regarde vraiment ? Est-ce que l’on effectue un inventaire de nos propres connaissances en matière de peinture ? Est-ce que l’on ne fait que penser ce surgissement afin d’ensuite pouvoir parler de cette vision, ne serait-ce qu’à soi-même ? Ou bien tout cela n’est-il qu’une sorte de pansement pour tenter de combler le vide dans lequel nous sommes aspirés sitôt qu’une œuvre exposée en tant qu’œuvre surgit ? Une autre chose à laquelle je pense souvent, c’est le cadre dans lequel le tableau est exposé. Est-ce que le même tableau sous les tréteaux d’un vide-grenier a le même impact que dans une galerie ? Bien sûr que non. La triste vérité est celle-ci : bien sûr que non. Ce qui explique en grande partie pourquoi je vais rarement à des vernissages, visiter des expositions, et pourquoi aussi j’ai renoncé aux vide-greniers. Et aussi pourquoi j’ai déserté les chapelles et l’Église en général. Et, de plus, pourquoi je me sens si bien dans mes ateliers avec les enfants. Parce que je n’ai absolument pas peur, tout comme eux d’ailleurs, de pousser des cris, des gloussements et des grognements de plaisir lorsque je vois un tableau réalisé par l’un d’entre eux, et même, parfois, j’effectue un petit pas de danse et je frappe dans les mains juste avant d’effectuer un salto avant ou arrière pour leur plus grande joie.|couper{180}

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Carnets | novembre 2021

La peinture "médianimique"(notes sur l’art brut)

Du spiritisme aux théories sur le hasard.Le hasard est comme un iceberg, on n'en voit que la partie visible, celle du temps présent. Pour en revenir à l'art brut Je me suis mis en tête de trouver différents angles d'attaque non pour définir ce qu'est celui-ci, mais afin de suggérer un certain nombre de pistes qui me paraissent fécondes dans ma façon d'aborder la peinture aujourd'hui. Si désormais le mot hasard revient de plus en plus dans ce que je peux recueillir des processus (les miens et aussi ceux de nombreux autres artistes dont j'ai pu déchiffrer la démarche) concernant la peinture abstraite, je me demande ce que recouvre véritablement ce mot. Car dans le fond et à la vue de la pudibonderie de notre temps recouvrant d'un voile de pensée mainstream tout ce qui a déjà été exploré dans les mines des hauts de France par ce qu'André Breton nommait des peintres médianimiques, notamment Augustin Lesage, j'ai des doutes tout à coup, et je me demande si ce terme facile de hasard n'est pas en quelque sorte de la pudeur plus que tout autre chose. Et lorsque j'emploie ce mot je parle évidemment du paradoxe excitation-gène qui finit par le rendre addictif Il ferait beau voir que je me targue de peindre, en public et en plein jour, à l'écoute de voix qui me dicteraient tel rouge ou tel jaune, qui s'empareraient de mes mains pour tenir le pinceau et lui faire dessiner et peindre des œuvres directement issues de l'Au-delà. J'avoue que j'aurais bien du mal à tenir longtemps ce discours sans pouffer à un moment ou à un autre, idiot que je suis , contaminé par la raison bulldozer le rouleau compresseur de la sainte pensée unique. Voici pourquoi le hasard convient mieux essentiellement, il ne sert qu'à rester dans le groupe, à ne pas être expulser à la marge. Je pourrais aller chercher des arguments concernant ce fameux hasard que l'on utilise désormais à toutes les sauces dans le domaine de la psychologie, de la psychanalyse, de la psychiatrie, ce ne serait encore que science sans conscience, et donc ruine de l'âme par ricochet. J'entends ici la conscience au sens le plus large, c'est à dire la perception et qui dépasse de mille coudées l'entendement et tout le bric à brac raisonnable justement qui l'accompagne. Il n'y a pas de raison sans perception Suivant l'adage rien ne peut venir à la raison sans provenir avant tout de la perception. Encore faut-il s'entendre sur la définition de ces deux mots évidemment. Si le but de la raison est seulement d'avoir raison, autant se jeter dans la perception totalement. C'est d'ailleurs la motivation principale de ce projet de textes autour de l'art brut. Mon intuition est qu'il est une porte ouverte sur la perception à l'état pur (brut ?) et que tout le discours que l'on peut tisser pour tenter de l'emprisonner, notamment le discours habituel de l'élite lorsqu'elle invente comme cela l'arrange des théories fumeuses sur tel ou tel artiste ne sert encore qu'à dissimuler en grande partie ses sources les plus vives. Nous nous sommes coupés de par cette fameuse raison avec sa logique mondialisée et blasée et désormais par crainte du ridicule aussi, de bien des conversations que les intellectuels, les écrivains, les artistes du 19eme siècle, abordaient notamment sur le spiritisme. Serions nous plus intelligents que nos prédécesseurs où plus désabusés ? Serions nous aujourd'hui plus intelligents au 21ème pour déclarer que les théories du hasard , de la psychanalyse, de l'inconscient valent mieux que ce sur quoi s'appuyaient de nombreux écrivains du 19ème pour cerner le fantastique, le mystère, l'ineffable ? Aujourd'hui on voudrait que tout soit logique tellement que cette quête en devient insensée et ne produit plus qu'un chaos généralisé. Il peut alors être sage, et c'est un pas de géant sans doute vers l'humilité que d'accepter que ce que nous appelons le hasard aujourd'hui est synonyme d'inconnaissable. Un inconnaissable qui continue à attirer vers lui de nombreuses personnes pas toujours bien intentionnées et qui chercheraient évidemment encore à contrôler quelque chose au travers lui. A contrôler les autres évidemment. C'est à dire qu'il représente peut-être le même genre de Nouveau Monde vers lequel voguaient les caravelles, presque en même temps que la Peste Noire envahissait l'Europe, sauf l'Italie ce qui permit à la Renaissance d'y germer puis de se déployer peu à peu dans une Europe convalescence en quête d'un sens nouveau. La grâce ne s'avance pas seule hélas, elle s'accompagne de phénomènes périphériques liés le plus souvent à la vanité et à l'orgueil, au profit que l'individu espère tirer de l'inconnaissable pour gouverner et exercer son pouvoir sur l'autre. Ainsi la découverte du Nouveau Monde, par une nuit du mois d'octobre 1492, s'effectua t'elle totalement "par hasard" lorsque les deux caravelles, la Pinta, la Nina et une caraque, à la recherche d'une route vers les Indes Orientales, abordèrent la petite île de Guanahani, actuel Salvador, dans les Caraïbes. La raison pour laquelle Christophe Colomb dont le projet était de découvrir cette fameuse route, après plusieurs échecs de financement fut finalement commandité par la reine Isabelle 1ère de Castille ( elle fut financée en grande partie, cette expédition , par les taxes et les amendes imposés alors aux juifs et musulmans du royaume) était de toute évidence principalement commerciale, et dans l'espoir d'augmenter les profits. Possible que chaque époque rêve d'un nouveau monde Les psychanalystes justement parleraient d'un phénomène récurrent, de répétition qui s'effectue aussi longtemps que l'on n'a pas résolu le conflit qui en est à l'origine. Ce rêve permanent qui traverse l'histoire de l'humanité selon les époques se dissimule sous des couches superficielles que l'on peut appeler l'intérêt, le profit, le pouvoir, c'est à partir de ces couches les plus superficielles dont s'entoure ce rêve que nait l'histoire telle qu'on veut nous l'enseigner. Il me semble que nous sommes certainement la partie du monde, occidentale, qui a le plus besoin de revenir à ce rêve sans relâche du fait que notre pensée contemporaine se développe désormais totalement coupée elle aussi de ses racines sacrées. La pensée se développant en occultant une grande partie de la perception du sacré. Le reléguant comme phénomène mineur, périphérique, anecdotique, ce qui est sans doute une grande erreur provenant de notre individualisme. Le besoin de croire, d'imaginer, de rêver, n'est ce pas cela l'essence même d'être humain avant tout ? Et tous ceux qui en ont profité depuis la nuit des temps le savent et continue d'en profiter tous les jours. Si ce n'est plus par la religion, c'est par le marketing, par la pub, par l'art, par le sexe, par l'amour. Tout est bon désormais pour vendre du rêve, mais ce ne sont plus que des rêves en toc. Et avec l'inflation de nos rêves est directement atteinte notre force vitale. C'est pourquoi l'art brut me semble aussi être une voie, un sentier sur lequel cheminer dans la brume de cet automne occidental. Ce projet de m'intéresser de façon sérieuse, documentée, à l'art brut ne date pas d'hier. Sans doute parce qu'en grande partie je me sens moi-même comme un électron libre face à l'Art, à la peinture notamment, malgré tout le savoir engrangé, malgré les études, malgré l'expérience acquise, le mot autodidacte me colle à la peau. En refusant le cheminement classique qui sans doute déjà représentait ce que l'on appelle aujourd'hui la pensée unique, sans vraiment le savoir je m'engageais dans le risque, dans l'inconnu, avec une croyance naïve propre à tous les jeunes gens de faire du "nouveau", "du neuf", "de l'original". Encore que lorsque je pense à cette naïveté aujourd'hui les mots dont je l'entourais ne me servaient sans doute qu'à préserver, ou éprouver celle-ci. Lorsque j'ai vraiment commencé à peindre, je ne parle pas des années de formation, mais de cet instant où justement j'ai accepté de ne rien savoir pour déposer mes premières taches sur le papier et sur la toile, j'ai senti quelque chose s'emparer de mon crayon, de mes pinceaux et que j'ai presque aussitôt mis de coté tant cette chose m'effrayait. Je me souviens d'une grande feuille de papier de 2m par 1m que j'avais punaisé au mur de la chambre où j'avais échoué et sur laquelle avaient surgit des formes et des visages du type Maori. Je peignais déjà comme je le fais aujourd'hui, en refusant de prendre des modèles, je me disais que tout devait venir de l'imagination ou rien. Cela m'a beaucoup intrigué de voir apparaitre ces visages, des femmes aux formes généreuses, réalisées à la gouache. A un moment du tableau j'ai même eu une étrange sensation de familiarité avec le personnage principal du tableau. Et je me souviens de m'être dit c'est moi dans une autre vie. Cela parait évidement totalement loufoque à la lumière de la raison. Et puis je ne mangeais pas tous les jours à ma faim, et puis j'étais tout seul durant des jours à ne parler à personne, sans doute peut on attribuer toute cette histoire au malheur et à un besoin compréhensible de sublimation. Bref, en comprenant que je glissais vers une douce folie, j'ai décidé de m'imposer une plus grande discipline. Je me suis intéressé à la façon de gagner de l'argent pour pouvoir me nourrir correctement, j'ai fait de l'exercice, principalement de la marche, et je me suis rendu dans de nombreuses bibliothèques de la ville pour côtoyer du monde, sans pour autant avoir à lui parler. Enfin j'ai ôté du mur ce grand tableau que j'ai roulé et rangé sous le lit. Pour remettre aussitôt une autre feuille du même format au mur et recommencer. A ma grande stupéfaction je vis apparaitre alors un personnage de l'ancienne Egypte, puis un autre et tout un décor étrange que je n'avais de mémoire jamais vu et qui pourtant me parut aussitôt familier. Il s'agissait d'un couple dont j'étais le serviteur, peut-être un modeste scribe. Quelques années plus tard je travaillais au musée du Louvres comme maître Jacques et je tombai tout à coup sur le Scribe accroupi dans les salles Egyptiennes. Le choc fut d'une violence telle que je faillais tomber dans les pommes. C'était comme si je me voyais soudain dans un miroir, mais dans la peau d'un autre. Et aussitôt je repensais à cette peinture que j'avais effectué comme en transe dans ma petite chambre d'hôtel et qui représentait une scène de l'ancienne Egypte. Il y a donc bien malgré toute la raison que je me targue de posséder une porosité certaine par laquelle le mystère l'étrange, l'inconnu se fraie depuis toujours un chemin pour tenter de parvenir à ma conscience. Et à chaque fois le même scénario recommence, je me dis que je deviens cinglé, que j'ai des hallus, que c'est probablement une carence en potassium ou en magnésium. Bref j'élude. Et en même temps je ne peux me détacher totalement de cette part de moi-même vulnérable, enfantine, qui semble attirée obstinément vers tous les contes à dormir debout, vers le surnaturel, vers le hasard. C'est là sans doute l'essence même du conflit qui m'habite depuis toujours, cette lutte permanente entre raison et déraison et je ne saurais dire laquelle de ces deux forces en présence a le dessus tant elles sont équivalentes dans leur puissance. La lucidité me sert à examiner ce que l'on appelle facilement la folie et cette dernière ne cesse de remettre en question la fiction que représente pour elle la pensée logique, rationnelle. C'est ainsi que j'avance et recule sans arrêt dans ce jeu de l'oie. Avec parfois la sensation d'atteindre à la clarté tandis que d'autres fois je m'enfonce comme un bouchon dans les profondeurs les plus troubles, les plus sombres, les moins explicables. Le fantasme de retrouver un cœur pur Par ce projet d'étudier l'art brut, j'espère résoudre sans doute un peu plus ce conflit mais je vois déjà qu'il ne s'agit pas de trouver une solution plutôt que d'effectuer un choix comme dans le film "les aventuriers de l'Arche perdue" où le héros doit emprunter un pont invisible. Poser le premier pas dans le vide c'est faire acte de foi envers cette folie, cet inconnu. C'est aussi selon les règles posséder un "cœur pur". Est ce que ce que j'imagine de ces artistes de l'art brut n'est pas tout simplement encore une sorte de fantasme ? Est ce qu'ils ont véritablement le cœur pur ? C'est à dire est ce qu'ils ont préservé en eux la meilleure part de cette enfance que nous regrettons souvent nostalgiquement et qui sans doute n'est rien d'autre qu'une fiction comme tout le reste ? Souvent je repense à mes débuts en informatique et je me dis qu'ils ressemblent beaucoup à mes débuts en peinture. Je crois que j'ai passé de nombreuses années à reformater mes disques durs lorsque je découvrais tout à coup que j'avais rempli leur mémoire de tout un fatras de choses inutiles. De même que j'ai recouvert d'innombrables toiles d'enduit pour ne plus voir les sottises que j'y avais dessiné ou peint. Cela fait longtemps que je ne formate plus et que je recouvre beaucoup moins d'enduit qu'auparavant. Je crois que ce besoin d'ordre, de perfection, comme de cette fameuse pureté m'ont quitté avec l'âge. Je suis plus tolérant envers moi-même. Encore que très exigeant toujours. C'est à dire que cette exigence s'appuie sur autre chose désormais. Peut-être pas tant d'avoir un cœur reformaté , un soi disant cœur pur, ce genre de cœur qui mène à l'inquisition et au fascisme sans même que l'on s'en rende compte. Je crois que c'est plus une notion musicale de justesse qui m'oblige à cette exigence. Si la note n'est pas juste c'est que l'instrument est mal accordé ou que le joueur s'écoute encore trop jouer. Il est possible alors que ces artistes qui ne s'appuient pas sur la pensée, sur la logique, la rationalité pour créer, ces artistes de l'art brut, ces artistes médianimiques ont trouvé une solution en prenant ce qu'ils nomment les esprits pour se laisser aller à créer ce qui de toutes façons doit se créer. En cela il s'agit encore une fois d'univers particuliers avec des grilles de lectures particulières du monde. J'ai toujours pensé que c'était cela l'essentiel à comprendre, ces langages, ces grilles de lecture. Qu'elles soient pertinemment perçues par le plus grand nombre comme la religion, la politique, la psychanalyse, où bien par une minorité comme le spiritisme, le chamanisme, la peinture intuitive, cela ne remet pas vraiment en question leur rôle de médiatrice avec l'inconnaissable. L'inconnaissable. Hier je me disais encore que j'aimerais voir une chose simple, une feuille, une goutte d'eau, un pot sans tout ce que je ne cesse de coller dessus comme interprétation, que ce soit par le mental et par mes propres perceptions. Je me posais cette question de savoir si ces choses simples existaient vraiment en dehors de moi, sans moi, et comment elles apparaitraient alors dans ce qu'imagine être encore un "absolu". Dans leur essence. C'est là l'extrême de mon orgueil encore très certainement que de vouloir voir au delà de l'être, sans doute au delà de Dieu également. C'est voir ce que Castanéda nomme le nagual au delà du tonal. Est ce vraiment de l'orgueil d'ailleurs, je crois qu'on utilise aussi ce mot comme on utilise le mot hasard. Ce que dissimule l'orgueil est encore autre chose, au delà de la superficialité que l'on attribue à la bêtise, au besoin d'être aimé, à la reconnaissance, à l'envie de dominer, à la peur d'être nu. Chez les grecs anciens, on n'aurait pas compris qu'un héros ne soit pas orgueilleux au même titre que les dieux eux-mêmes l'étaient. C'est de cet orgueil là dont il faudrait parler, un orgueil comme une force et qui n'aurait pas d'autre profit de celui de pouvoir se déployer comme la mer se déploie, comme le tonnerre tonne, comme le vent parcours le monde. Je demande pardon au lecteur pour la longueur inconsidéré de cet article que je devrais sans doute remanier comme de nombreux autres. Mais cela me semble aussi honnête de montrer la naissance d'une pensée, d'un projet à ses débuts. C'est aussi montrer d'une certaine manière un début d'obéissance à quelque chose qui s'écrit au travers de ce personnage de blogueur. Parce qu'il n'y a évidemment pas qu'en peinture que la possibilité médianimique s'opère, dans l'écriture aussi, cela je le sais depuis le début.|couper{180}

peinture réflexions sur l’art

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

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Carnets | octobre 2021

Précision

Il suffit juste que je me mette à me poser cette simple question pour que le vertige m’envahisse. Je veux dire : que se passera-t-il dans un mois, dans un an, dans 5 ou 10 ans ? Si je veux m’effrayer un bon coup pour déclencher la dose nécessaire d’adrénaline qui me soulèvera de mon siège pour me propulser jusqu’à la salle de bains, je n’ai qu’à penser à ce genre de chose. Car la plupart du temps je me heurte à une sorte de mur de Planck ; au-delà du bout de mon nez, le flou semble être la limite qui se confond avec tous les horizons possibles et impossibles. Et à ce moment-là je me remémore une phrase que l’on m’avait chuchotée à l’oreille d’une voix douce et suave : « Essaie d’imaginer les choses avec un maximum de précision pour qu’elles arrivent. » J’ai fait un paquet d’efforts à cette époque dans l’unique but de conserver cette relation avec la propriétaire de la voix. Mais ce n’était pas une raison suffisante, visiblement. Je veux dire que je n’étais pas prêt à tout, dans le fond, pour me lancer dans une velléité de précision dans un but purement égoïste. Je repense à cela aujourd’hui en regardant les tableaux emballés juste avant de partir dans le Jura pour une nouvelle expo. Je ne peux plus les voir en peinture, ces tableaux. Je les ai tellement vus et dans de nombreux lieux qu’ils me sortent par les yeux. En phase dépressive enfin, c’était à prévoir depuis septembre, me revoici enfin revenu à mon élément de base. Je veux dire cette mélancolie, cette tristesse liée à une sorte d’impuissance, le tout mêlé de regret et de remords et qui, tour à tour, m’emporte vers une compassion imbécile ou, au contraire, dans une colère, une rage quasiment incontrôlable. C’est dans cet état pourtant qu’il faut être le plus vigilant et conserver le sourire. C’est là le vrai travail. L’écriture m’aide beaucoup à essayer de préciser tout cela. En le mettant noir sur blanc, au dehors j’aspire à faire place nette tout en n’étant pas dupe non plus. Ce serait trop facile et donc à côté de la plaque comme d’habitude. Non, je me dis qu’il faut faire cet effort de précision, sortir de l’obsession de l’urgence, agrandir l’espace et le temps, sans se prendre trop au sérieux non plus. Gommer s’il le faut et recommencer jusqu’à disparaître totalement dans la pureté d’un trait, dans l’exactitude d’une valeur, dans la précision tout entière.|couper{180}

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Carnets | octobre 2021

Aquarelles 5x5 cm

Réaliser de tous petits formats à l’aquarelle, c’est amusant et puis on ne va pas penser à tout cet argent que ça va rapporter, bien sûr ; on est à des années-lumière du marché, on ne fait ça que pour le plaisir, n’allez pas chercher midi à 14 h. Allez, c’est parti, on commence doucement par des lavis légers, légers, et comme on a le temps on ne se presse pas, on respire, on inspire en prenant le pigment sur le pinceau et on expire en le déposant sur le papier. Ensuite on peut utiliser des masques, des formes que l’on va placer sur le papier pour « réserver » soit des blancs, soit une part de ces premiers lavis, et on repasse une fois le papier sec au toucher avec une couleur un peu plus dense (mais pas trop). Je vous ai préparé un masque pour faire douze petits tableaux d’un seul coup, c’est tout bête : une plaque de carton de la même taille que la feuille, que vous recouvrez de scotch d’emballage pour pouvoir le nettoyer et le réutiliser à l’infini. Vous découpez au cutter vos carrés ou vos rectangles, et même des ronds si vous voulez, et hop ! une feuille dessous, tenue avec un peu de collant, et c’est parti !|couper{180}

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Carnets | octobre 2021

Visages à l’encre de chine

Ce soir nous allons réaliser des visages à l’encre de Chine à l’aide d’un outil que vous n’avez pas l’habitude d’utiliser. Il s’agit de coins de tableau en bois : ce sont des objets triangulaires qui servent à tendre la toile et que l’on installe au dos de celle-ci sur le châssis. Pourquoi ne pas utiliser un pinceau, un porte-plume ? Je sais que vous vous le demandez, n’est-ce pas, et bien c’est pour que vous ne soyez pas trop habiles à réaliser ces travaux. … ? Bon, je vous explique. C’est vrai, vous êtes venus pour apprendre à « bien » dessiner, comme on dit, c’est-à-dire à apprendre puis à respecter un certain nombre de règles que les dessinateurs s’échangent depuis belle lurette et qui ont pour but de produire un travail agréable à l’œil. Il est possible que ces règles vous rassurent plus qu’autre chose parce que vous n’osez tout simplement pas dessiner comme vous le désireriez vraiment. Je veux dire comme lorsque vous étiez enfants et que vous n’aviez pas encore ces notions de beau et de moche comme aujourd’hui, et qui vous entravent. Je sais que dire ce genre de choses n’est pas très habituel pour un professeur de dessin, c’est un peu comme si je me tirais une balle dans le pied. Comme si, dans le fond, je ne servais à rien, et vous auriez parfaitement raison de le penser. Je ne vous apprendrai pas à « bien » dessiner ; par contre, je peux vous aider à dessiner quelque chose qui vient de vous, vraiment. C’est-à-dire vous amener à retrouver cette source où l’amusement, le plaisir primaient sur toute autre obligation. Cette obligation que ça soit beau, que ça soit joli, plaisant, montrable, pour vous faire admettre dans la grande famille des dessinateurs de tout acabit dignes de ce nom. Pour que vous parveniez enfin à vous dire : ouf, ça y est, je sais bien dessiner, j’appartiens à cette famille, me voici totalement rassuré sur mon compte. Eh bien non. Je suis plus exigeant que cela, vous n’êtes pas bien tombés, pas coulant pour deux ronds comme prof. Donc je vous montre rapidement ce que je veux dire par dessiner un visage : je vais vous le faire de façon « classique » en vous montrant toutes les règles, toutes les astuces, les proportions, comme ça vous serez rassurés sur le fait que je ne suis pas un guignol : je sais dessiner un visage comme tous ces dessinateurs dont le seul but est l’habileté, la performance. Vous commencez par placer un axe ; attention, il faut l’incliner légèrement si vous ne voulez pas obtenir un photomaton. Puis vous placez la ligne des yeux à la moitié de votre trait (léger le trait, vous pouvez prendre un crayon). Ensuite patati patata : ne fermez pas vos formes, ne me dessinez pas, par exemple, tout le contour de l’œil ou de la bouche ; suggérez ; pensez que le spectateur sera heureux d’avoir un peu quelque chose à faire avec ce qu’il a entre les deux oreilles. Voilà, vous voyez, c’est facile de dessiner un « beau visage ». Voilà justement ce que je ne veux pas que vous fassiez. Maintenant, voyons voir cet outil : le coin de tableau. Il est pointu, donc vous pouvez l’utiliser comme un crayon en l’imbibant d’un peu d’eau et d’encre, comme un pinceau, et, comme un pinceau ou un crayon, vous pouvez exercer une pression sur celui-ci pour la finesse ou l’épaisseur des traits. Et ce n’est pas tout ! Si vous le prenez sur le côté et que vous l’imbibez d’un gris léger, regardez ces magnifiques gris que vous obtenez en le frottant sur le papier. Donc voilà, vous avez de quoi faire. Dernière consigne et vous serez libres totalement : la présentation, c’est-à-dire l’installation de ces dessins-peintures, car il s’agit évidemment aussi de peintures… Vous me faites trois vignettes en bas de la feuille pour vous exercer, et au-dessus de celles-ci un carré pour agrandir le visage qui vous inspirera le plus parmi ceux que vous aurez réalisés. Voilà, je crois que je vous ai à peu près tout dit. Vous avez deux heures : ne réfléchissez pas, amusez-vous !|couper{180}

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Carnets | octobre 2021

Petite étude de la déception en peinture.

À cheval sur un boulet de canon, le baron de Münchhausen fend les airs en agrippant son couvre-chef. C’est cette image qui me revient tout à coup en lisant un commentaire sur un réseau social à propos des buts et intentions en peinture. C’est-à-dire que sans but, sans intention, le peintre qui ne se fierait qu’au hasard se retrouverait, je cite, « gros Jean comme devant ». Et que, pour donner ensuite un titre à son œuvre, il devrait se creuser les méninges après coup d’une façon pathétique. Un joli coup d’épée dans l’eau, selon les avis compétents en la matière. J’ai aussi cru à cela. Je veux dire à cette histoire de préméditation, de but, d’intention en peinture. Et c’est bien normal d’y croire, n’est-ce pas, quand on vous l’assène depuis les bancs de l’école. Il ferait beau que l’on se mette à peindre pour rien, et pourquoi pas avec un bandeau sur les yeux pendant que nous y sommes ? Oui, d’accord, je veux bien écouter tous les arguments en faveur de l’esquisse, de l’ébauche, du but et du labeur pour atteindre à cette récompense, mais tout de même, beaucoup se cassent la figure en route ; doit-on alors établir encore la même sempiternelle hiérarchie entre ceux qui, doués d’habileté, y parviennent tandis que les autres échouent ? Ne serait-ce que cela, la peinture ? Une sorte de marathon avec des médailles à l’arrivée ? Dans une grande partie, oui, d’après mes dernières observations. C’est pourquoi il existe des salons, et des prix sans oublier les accessits. C’est sans doute aussi pour perpétrer une idée d’excellence qui flattera la vanité de certains tandis qu’elle excitera la jalousie des autres, ou leur admiration. Autant dire que tout tourne en rond autour de l’égo, comme toujours. Il faut des maîtres comme il faut des cancres. Entre les deux, l’immense cohorte de ceux qui voudraient bien mais ne peuvent point. Ce qui m’amène tout droit à la raison de cet article : la déception en peinture. En ce qui me concerne, la déception aura été pour moi l’une de mes plus fascinantes maîtresses. Elle m’a rabattu le caquet tant de fois que je n’ai pas assez de doigts aux mains et aux pieds pour les compter. Ce n’est pas que je sois masochiste, non, mais j’ai été jeune longtemps et du caquet je n’en ai pas manqué, à un point tel qu’il devait finir par m’encombrer. Sans la déception, je crois que je continuerais encore à pérorer de façon fatigante tout en m’exerçant comme un artiste de cirque à répéter en vue d’un spectacle, d’une performance. Heureusement que l’entropie n’est pas faite pour les cochons. L’entropie et la déception m’auront rendu poli, à la fin. Tous mes espoirs se seront érodés par la force des choses, car bien sûr ils étaient vains. Ils étaient vains dès l’origine, dès que j’ai suivi tous les « on dit » sur l’art et la peinture en particulier. Mais comment faire autrement ? On croit qu’il suffit d’avoir une idée et ensuite de prendre un pinceau pour la concrétiser, et puis on s’engage dans le travail avec une foi que l’on ne remet pas en question jusqu’au premier accident qui nous réveille. Ainsi toutes ces heures à dessiner du modèle vivant, à extirper des corps depuis le blanc du papier ou l’ocre du kraft en vue d’une belle peinture de nu qui satisfera cette ambition d’excellence, puis qui nous laissera, au bout du compte, un je-ne-sais-quoi de bizarre à l’âme. Le tableau est là, magnifique comme il se doit, les lignes sont parfaites, la composition équilibrée, les couleurs et les valeurs se répondent comme au concert, et pourtant quelque chose manque et on ne parvient pas à poser le doigt dessus. On se perd alors en supputations, on se questionne, on doute. Finalement, on découvre que l’œuvre n’est pas originale, qu’elle n’ajoute rien à la multitude existante de tous les nus déjà vus ; bref, on se retrouve face à quelque chose de l’ordre du banal, du cliché, même si c’est très bien exécuté. Et le choc est d’autant plus brutal que c’est très bien exécuté. Comment réagir alors à cette déception sinon d’une façon banale également ? C’est-à-dire par la tristesse, la colère, l’anéantissement. Parfois on s’en prend même au tableau en le déchirant et en le flanquant à la poubelle. Pour la plupart des spectateurs hypothétiques, c’est incompréhensible. C’est porter l’exigence à un point trop élevé, exagéré, c’est extrêmement orgueilleux. Comment quelqu’un doué d’un tel talent dans l’art de la représentation peut-il s’égarer à ce point, vouloir encore, et en plus péter plus haut que son cul ? C’est que le public, sauf mon respect, n’y connaît pas grand-chose en peinture, à de très rares exceptions rencontrées. Le public est vite ébloui et contenté, d’une façon superficielle. Il n’est touché que par une surface proche de celle des miroirs et sur laquelle, tant qu’il se reconnaît, tout va. Tant qu’il reconnaît aussi le cliché que représente l’art tel qu’on lui a présenté depuis belle lurette. Un artiste qui ne se soucierait que de l’avis du public pour s’orienter dans son travail ne se concentrerait que sur son besoin de reconnaissance, mais pas sur ce qui le motive en profondeur, je veux dire trouver et améliorer sa propre expression. Et en cela un artiste qui « réussirait » devrait donc se méfier encore plus de ce que l’on appelle communément la réussite, sous peine de n’avoir plus qu’à se répéter inlassablement pour entretenir celle-ci. Ce qui d’ailleurs, au bout du compte, est un faux calcul : la répétition lasse tôt ou tard, car les goûts du public fluctuent comme les modes, avec les modes. Ce dont il est question ici, c’est d’un art d’encaisser les déceptions d’où qu’elles viennent, de l’échec comme de la réussite. Ce dont il est question, c’est d’envisager la déception comme un moteur dont l’énergie ne coûte qu’un peu de sincérité envers soi-même. Être à l’écoute de nos déceptions pour comprendre la vanité de nos espérances. Et ainsi faire le tri entre le bon grain et l’ivraie. J’évoquais hier ou avant-hier l’importance de l’envie ; celle de la sincérité est tout aussi importante. Encore qu’il faille prendre ce mot avec des pincettes désormais car il est utilisé à toutes les sauces. Être sincère, authentique, est devenu un slogan. Ce n’est évidemment pas d’une sincérité qui se brandit, se fanfaronne, dont je veux parler. C’est cette petite voix au fond de chacun de nous qui nous murmure à chaque fois « oui » ou « non » et que nous perdons, tant le fatras du jugement, des prétentions de toutes sortes, fait du bruit. Ce oui ou ce non ne sont pas de l’ordre du jugement ; ils témoignent plus d’une distance à laquelle je me trouve par rapport à la note juste. Ce oui ou ce non ne s’appuient pas non plus sur l’espoir de parvenir à quoi que ce soit, et lorsque je les écoute je dois sauter par-dessus toutes les déceptions faciles, les déceptions premières que m’offre sans relâche mon jugement. Car le jugement, pour avoir tant de fois tenté de m’en débarrasser, ne s’évanouit jamais totalement. Il faut apprendre à faire avec. Il faut apprendre à faire avec la déception, mais aussi avec tous les espoirs qui proviennent de cette même et unique source. Sans brutalité, comme on s’adresse à des enfants tout en les écoutant attentivement. Et là, on parvient à écouter ce oui et ce non comme une musique posée sur le silence et dont on peut saisir chaque note et tout l’ensemble en même temps. Cette déception quant à l’intention et aux mille buts en peinture m’a entraîné vers le hasard, dans le sens où ce dernier ne propose aucune idée d’avance, mais propose d’apprendre à pénétrer tout entier dans l’instant de peindre. Cette déception m’a appris combien la pensée peut être difficile à dépasser, comme les jugements, mais que la liberté pouvait se situer au-delà de toutes ces difficultés. Encore un mot dont il faut aussi se méfier que ce terme de liberté. Ce n’est pas tant d’une liberté personnelle qu’il faut parler que de ne pas opposer d’entrave au flux de la peinture qui se dépose sur la toile. C’est juste de cette liberté de la peinture, mal comprise si elle ne représente qu’elle-même, dont je voulais parler. Ce n’est pas une liberté qui a pour vocation d’élever le peintre, de le faire léviter. Tout au contraire, c’est une liberté qui l’aide à disparaître en tant que singleton. Et en disparaissant en tant que simple point dans l’univers, il finit par s’y confondre tout entier, et c’est de cette totalité que la peinture peut jaillir libre et s’exprimer.|couper{180}

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Carnets | octobre 2021

Légèreté

Une nécessité de légèreté s’impose après avoir traversé l’épaisseur, et il ne faut pas s’y opposer, mais au contraire y aller tout entier. De même qu’après le discours s’impose un silence semblable à une fréquence sur laquelle flâner sans ciller. Cette nuit, je reviens à un principe fondamental en peinture : le « je ne sais rien ». J’enfourche donc ce vieux cheval de bataille pour partir à l’assaut des moulins à vent, la plus intelligente des occupations, quoiqu’on en dise ou pense. Je dépose une noisette de bleu, de jaune et de rouge sur la palette et je dilue les teintes tout en les mélangeant pour créer des orangers, des verts et des violets. Puis je laisse aller la main qui tient le pinceau pour déposer les couleurs sur une feuille de papier. Je ne pense à rien, je n’ai pas d’idée, je cherche juste à observer ce qui est en train d’arriver. C’est un exercice que je réalise régulièrement lorsque j’observe que je suis pris dans un désir d’aller plus loin en peinture, quand je me dis : tu peux faire encore plus juste, plus fort, plus ceci ou cela. Bref, je cherche la Dulcinée de Toboso. Je sais très bien qu’elle est à cet instant sous mon nez et simultanément ailleurs, partout et nulle part. C’est-à-dire lorsque, malgré la sensation d’une réussite, un malaise arrive simultanément. Comme si cette réussite, finalement, n’était qu’un coup de chance parmi tant d’échecs passés. Comme si je me méfiais toujours de l’enthousiasme que produit chez moi toute idée de réussite. Le malaise provient de cette rupture soudaine d’équilibre. Alors je redeviens comme l’enfant que je suis toujours malgré toutes les années. Je prends plaisir à barbouiller comme au début, en explorant les mille et une façons de diluer les pigments, de les mélanger et de les déposer sur une feuille. Je laisse ainsi couler la vie au hasard comme elle veut et je suis émerveillé de constater à quel point, à ce moment-là, je ne sais plus rien. Mais c’est de ce lieu, du rien, que surgissent les principes des œuvres à venir. C’est tout à fait semblable aussi à une offrande que l’on dépose à l’entrée de la fête pour que celle-ci se passe bien. Il ne faut rien offenser par une quelconque lourdeur et ainsi se défaire de la naturelle pesanteur. Atteindre enfin à la légèreté, assez proche tout à coup d’un envol, d’une liberté.|couper{180}

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Carnets | octobre 2021

Abondance et prolixité.

Juin couvre de fleurs les sommets, Et dit partout les mêmes choses ; Mais est-ce qu’on se plaint jamais De la prolixité des roses ? (Hugo, Chans. rues et bois). Trouver l’équilibre entre l’abondance et la prolixité n’est pas une mince affaire, en peinture comme dans le reste. L’abondance émerveille tandis que la prolixité agace, c’est le revers de toute médaille. On pourrait aussi dire plus simplement : aller du tout au rien, et aussi tout ou rien, comme s’il s’agissait de bornes à ne pas dépasser, à ne pas franchir, une sorte de cadre. C’est aussi une façon d’exprimer l’emploi que nous faisons de l’énergie. Sans canalisation, elle s’éparpille dans les champs et s’enfonce rapidement sous la terre pour rejoindre la nappe phréatique. Parfois elle n’a même pas le temps d’atteindre la bonne profondeur ; le jour se lève, avec lui la chaleur, et l’évaporation. Pourquoi cette bêtise d’ôter les haies, les arbres, les bocages, si ce n’est pour courir vers la prolixité des moissons, et le profit ? L’ignorance est souvent prolixe car, ne sachant rien, elle ne cesse de tâtonner dans toutes les directions sans jamais pouvoir se satisfaire d’un lieu, d’un temps où se poser. S’en rendre compte et crier Eurêka ne règle qu’une petite partie du problème. On peut comprendre tellement de choses avant de les connaître. L’abondance est souvent représentée par une corne en spirale, large à la sortie, mince à son début. C’est exactement ce que disait mon bon maître Eckhart : « Il faut qu’un homme devienne véritablement pauvre et aussi libre à l’égard de sa propre volonté de créature qu’il l’était lors de la naissance. Et je vous le dis, par la vérité éternelle, aussi longtemps que vous désirerez accomplir la volonté de Dieu, et que vous soupirerez après l’éternité et après Dieu — tant qu’il en sera ainsi —, vous ne serez pas véritablement pauvres. Celui-là seul a la véritable pauvreté spirituelle, qui ne veut rien, ne sait rien, ne désire rien. » Mince à son début, la corne d’abondance s’élargit en effectuant une spirale pour s’achever en une ouverture large. C’est en empruntant cette spirale, semblable à celle utilisée pour le jeu de l’Oie, que la prolixité s’affaiblit peu à peu pour se métamorphoser en silence, en vide. C’est ainsi, sûrement, que naît la poésie, ce mot moderne de la Grâce. À cet instant, il suffirait de presque rien pour qu’un Big Bang explose et que tout recommence, encore et encore.|couper{180}

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