Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | mai 2025
18 mai 2025
S. s’est levée de bonne heure pour partir à P. vendre ses bricoles. J’avais travaillé toute la nuit. Vers 4 heures, je me suis sûrement endormi. On a dû se manquer de peu. Ou peut-être que je n’étais pas encore tout à fait endormi quand elle s’est levée, vers 5 heures. D’habitude, je me lève aussi, pour préparer le café, parler un peu avant qu’elle parte. Mais ce matin-là, rien. Juste la porte qui s’est refermée. Ce bruit m’a apporté une tranquillité, presque une jouissance. Ça n’a duré que quelques instants. Puis la culpabilité est revenue. Une porte qui claque, même doucement, c’est étrange, ça déclenche quelque chose. Ce n’est pas juste cette porte-là. Toutes les portes qu’on a entendues claquer dans une vie reviennent d’un coup, comme un écho, comme si toutes étaient la même porte. Je me suis accroché à cette idée, puis je me suis rendormi, avec ce bruit dans la tête. À sept heures, un bruit m’a réveillé. Impossible de savoir si c’était un rêve ou la réalité. Tout de suite, j’ai pensé à S. et à la porte d’entrée qu’elle n’avait peut-être pas fermée. Quelqu’un pouvait entrer, monter l’escalier et me poignarder pendant que je somnolais encore. Enfant, je faisais souvent ce rêve bizarre : être poignardé par une ombre. Je me réveillais en sueur, glacé, convaincu d’avoir réellement senti la lame. À cinq ou six ans, se réveiller en sueur, persuadé d’avoir été poignardé, c’est déroutant. Pour moi, ça ne pouvait être que la métempsycose. Peu importe ce que peuvent en dire les psys, cette sensation-là ne s’invente pas. Pas plus que celle d’être dévoré. Ou alors, c’est l’imagination. Une imagination fertile. Trop fertile peut-être. Ce qui est pire, en fait, c’est de ne rien en faire. Je me suis fait un café en me disant que ce dimanche pouvait être une bonne journée, à condition de l’accepter comme telle. Et une fois formulée, l’idée est devenue claire : on a toujours le choix. Même si la maison s’effondre et qu’on reste coincé sous les gravats, il reste encore ce choix : décider si c’est une bonne journée ou non. Hier, j’ai relu certains de mes textes. J’ai essayé de les regrouper autour de cette idée des fenêtres, réelles ou mentales. J’ai cru y trouver une structure. Mais en y repensant, je n’y ai pas vu de progression, ni de tension. Chaque texte semblait rester le même, avec cette oscillation permanente, comme une porte qu’on n’a pas pris la peine de bloquer et qui claque dès qu’un souffle passe. Puis, je me suis demandé si je n’avais pas tout faux en accordant cette confiance exagérée au hasard, que tout le monde appelle ainsi et que moi, je préfère appeler l’inconscient. Je me suis aussi demandé si cette confiance que je mets dans l’intelligence artificielle n’est pas aussi douteuse que celle que j’ai accordée jusqu’ici à l’inconscient. Pour réfléchir à tout ça, je suis allé donner à manger au chat. En secouant la boîte de pâté, j’ai compris qu’elle était vide. "Aujourd’hui, ce sera croquettes", ai-je dit à la chatte, qui a filé sans demander son reste. Je me suis servi un autre café et j’ai pris mon cachet pour la tension. En vérifiant le goutte-à-goutte des plantes, j’ai remarqué que toutes les bouteilles étaient vides. À peine 24 heures. Encore une publicité bidon : "Vous pouvez vous absenter 10 jours sans souci, avec le goutte-à-goutte 1000 ml, et c’est tout bon." Mon cul. J’ai pensé à ma naïveté. Peut-être que c’est ça, finalement, mon côté exceptionnel. Une naïveté de seconde main, celle qui vient après la lucidité. Comme si on avait besoin d’y croire encore, par habitude ou par envie. Juste pour cette sensation légère, presque enfantine. Mais ça retombe vite, forcément. Comme l’imagination quand elle reste en suspens, sans projet. Elle finit par retomber, comme un soufflé raté.|couper{180}
Carnets | mai 2025
17 mai 2025
En décidant d'abolir toute hiérarchie d'importance entre les différents éléments narratifs — ceux qui peuvent composer un paragraphe, voire un bloc entier, voire même une page tout entière —, je me retrouvai projeté vingt ans en arrière. Une fois l'étonnement passé, ce bref vertige d'une à deux secondes, encore un peu tremblant mais me ressaisissant peu à peu, je compris que ce que je pratiquais avec l'écriture n'était pas si différent de ce que je faisais avec la peinture. Et soudain, je me retrouvai debout devant un chevalet, animé d'une énergie créative inattendue. Par-dessus mon épaule, je vis apparaître un résultat d'une platitude exemplaire. Mais ce jugement, je le reconnais, appartenait à un moi d'il y a vingt ans. Le moi d'aujourd'hui tempéra aussitôt cette critique intempestive, s'enfonçant dans l'idée de platitude comme on glisse son pied dans une vieille godasse — usée, déformée, mais confortable. En traversant cette idée, en l'épuisant presque, je parvins à la reformuler. Ce que je percevais comme platitude était en réalité une forme de résistance, quelque chose d'inédit qui refusait de se plier aux attendus esthétiques. Une résistance qui, aujourd'hui encore, m'interpelle. Je pensai à tout cela en sortant de la maison et, d’un coup d’œil, jetai un regard vers l’épicerie turque. J’hésitai. Devais-je aller vérifier les documents administratifs placardés sur la vitrine ? Il me sembla que de nouveaux feuillets avaient été ajoutés depuis ma dernière visite. Mais je renonçai, car il était 13:45 et je n’avais plus vraiment le temps. Je montai la rue jusqu’au parking Schneider, pris la Dacia et filai vers le foyer Henri Barbusse, à Roussillon. Une fois parvenu là-bas, j’ouvrirais la porte du local, ainsi que les rideaux, sans doute aussi les fenêtres pour aérer un peu. Je me demandai si les élèves viendraient malgré cette magnifique journée ensoleillée. Probablement pas. Il me faudrait attendre. Juste espérer que quelqu’un préférerait barbouiller ici plutôt que de profiter du soleil ailleurs. En m'asseyant dans la Dacia, je pestai intérieurement. S. n'avait pas vidé le véhicule. Le bric-à-brac de son vide-grenier envahissait l'espace depuis l'arrière du siège conducteur jusqu'au haillon. Impossible de reculer le siège. Je dus me recroqueviller bizarrement, comme une momie péruvienne, puis tendis la main pour attraper la ceinture de sécurité et me ligoter encore un peu plus. D'une main libre, j'essayai de dévisser la roue légèrement dentelée à droite du siège conducteur pour incliner le dossier. Rien à faire. Je laissai tomber. La jauge était dans l’orange. Je m’en souvins : S. et moi en avions parlé, mais j’avais encore assez de carburant pour faire l’aller-retour sans problème. Il suffisait de traverser la ville pour atteindre le foyer Henri Barbusse, là-bas, à Roussillon. J’avais largement de quoi remplir ma mission d’enseignement bi-mensuelle. En embrayant en seconde pour sortir du parking Schneider, j'aperçus la Twingo garée sous un grand tilleul. Je pestai, car j'avais encore oublié de prendre le jerrycan de six litres pour m’arrêter au retour à la station-service et remettre de quoi la faire repartir, le réservoir étant à sec depuis plus d'un mois. En repassant devant l'épicerie turque, je ralentis et constatai qu'une pétition contre la démolition du bâtiment avait été ajoutée, scotchée maladroitement. L'image d'un café bruyant alterna avec la béance d'un parking pendant quelques instants, puis j'embrayai et le véhicule me conduisit jusqu'à l'intersection avec la rue centrale. Il me fallut patienter un peu car la cohorte des véhicules était dense. Je me surpris à espérer que quelqu'un ait la bonne idée de ralentir pour me laisser passer. Parfois ça arrive. Quand ça n'arrive pas assez vite, on s'énerve en vain. On le sait mais ça n'empêche pas de rejouer à chaque fois la scène au même endroit. Enfin, un type au volant d'un petit camion s'arrêta pour me laisser passer. Je le remerciai d'un geste et, durant quelques instants, je repris un peu espoir en l'humanité. Puis, aussitôt, j'eus honte d'avoir perdu tout espoir en l'humanité si longtemps. Je n'y pensai plus. Je regardai défiler les vitrines avec leurs panneaux "à louer", "à vendre", "cessation d'activité", et mes pensées dérivèrent vers l'idée de la fin. Que sait-on de la fin ? Comment sait-on véritablement, physiquement, réellement que c'est la fin ? Ces pensées m'accompagnèrent jusqu'au local où, par miracle, je trouvai une place presque devant la porte. J'eus un instant de panique : avais-je bien pris la clé ? Puis je me souvins qu'elle était accrochée à mon trousseau, parce que j'avais déjà eu ce moment de panique plusieurs fois et que j'avais enfin trouvé la solution. Je notai que ce n'est pas parce qu'on trouve une solution temporaire à l'anxiété qu'elle disparaît. Au final, cinq élèves arrivèrent et j'avais juste eu le temps d'échafauder le plan de l'exercice du jour : une recherche portant à la fois sur l'accumulation et sur des gammes constituées de verts différents. En fait, c'était un mélange de deux exercices que j'avais reformulés à la hâte en un seul, pour lui conférer un aspect de nouveauté. Le temps s'écoula assez rapidement jusqu'à 17 h. Les deux personnes qui devaient faire un essai ne sont pas venues, ce qui me sembla logique avec le beau temps qui s'étendait sur la ville, malgré la fumée persistante des usines alentours, la morosité de l'actualité, le prix du beurre. En refermant la porte du local en partant, je me suis souvenu du prix du beurre, 4,50 €, et cette tête que nous avions faite, S. et moi, à l'heure du déjeuner, en le goûtant avec nos pommes de terre cuites à l'eau. "Ça n'a pas le goût de beurre, tu es d'accord ?" J'étais d'accord. Je repensai encore une fois à l'idée de la fin, et aussi à ce petit livre de Jankélévitch Quelque part dans l'inachevé, puis je repris la pose de momie péruvienne et pris le chemin du retour. Je passai devant la station-service et eus un instant d'hésitation pour remettre du carburant dans le véhicule, puis je me suis demandé si j'étais réellement repassé créditeur sur mon compte. Alors, j'ai continué jusqu'au parking où, par chance, j'ai trouvé exactement la même place. Un petit miracle encore. Une fois rentré, je m'intéressai au système d'irrigation que nous avions décidé d'installer. De petites pièces en plastique munies d'un robinet sur lesquelles on place une bouteille percée d'un minuscule trou pour que le goutte-à-goutte fonctionne. Nous avons fait l'inventaire des bouteilles vides dans toute la maison, nous n'en avions que cinq seulement. "Il faudra acheter un pack la prochaine fois", m'a dit S. Puis j'ai pensé à ces emballages plastiques, à la qualité de l'eau dans ces contenants, au fait que ce système permettrait, selon la notice, de s'absenter dix jours sans avoir besoin de remplir les bouteilles chaque jour. J'avais de gros doutes sur le sujet. Il fallait d'abord trouver le bon réglage du goutte-à-goutte, ce qui n'était pas très limpide. Les pièces de plastique étaient de qualité médiocre, les pas de vis avaient du jeu, ce qui rendait la finesse du réglage improbable.|couper{180}
Carnets | mai 2025
16 mai 2025
Admettons que j'aie su, vers la trentaine, qu'il existât une manière de lire et une manière de lire, et que cette évidence m'était apparue comme une révélation ; je me demande ce que cela aurait pu donner vers la quarantaine, tout en constatant que j'avais pris du bide ces derniers jours. Or, j'allais sur mes soixante-six ans lorsque cette réflexion me traversa, et la question revint comme un refrain, au milieu duquel je me demandais aussi si un jour j'allais vraiment grandir. Je regardais dans le miroir grossissant, celui que j’utilisais pour traquer les poils blancs sur le bout de mon nez, en me demandant vaguement si ça me faisait paraître plus vieux ou juste un peu négligé. Je cherchais un signe quelconque de maturité sur ce visage qui continuait de se plisser, mais rien. Je me dis que je ne dépasserais sans doute jamais six ans d'âge mental. J'écoutai un instant ; des voix s'élevaient de la rue. Je reposai la pince à épiler sur le bord du lavabo et fis couler un filet d’eau, posant la paume sur la pierre humide et traçant des cercles lents, comme si je pouvais ainsi lisser l’obsession, l'adoucir et l'évacuer elle aussi par la bonde. Je m’approchai de la fenêtre à demi voilée par le store et, avec deux doigts, écartai les lamelles pour jeter un coup d’œil dehors. Sur le trottoir d'en face, un petit attroupement s'était formé, probablement depuis quelques minutes, mais je ne l'avais pas remarqué plus tôt parce que la fenêtre était restée fermée. C'est en voulant aérer la pièce que j'avais tourné la poignée, sans vraiment penser que ça laisserait entrer les bruits aussi. Avec le temps, je ne fais même plus attention à cette poignée, selon qu'elle soit horizontale ou verticale, qui modifie pourtant l'ouverture de la fenêtre. Au début, quand ils avaient changé toutes les vieilles fenêtres donnant sur la rue pour ce système oscillo-battant, j'étais allé chercher sur Google ce que ça voulait dire. Je m'étais un peu étonné qu'un mot aussi mécanique désigne quelque chose d'aussi pratique, et finalement, je n'y avais plus vraiment pensé. On avait discuté des modalités de paiement avec le patron de la boîte, un type affable qui m'avait proposé de régler en quatre fois sans frais. J'avais signé le devis en me disant que ça ferait l'affaire. Une voiture de police devait être garée plus loin, hors de mon champ de vision. Je n’avais pas vraiment envie d’ouvrir la fenêtre en grand, de passer la tête dehors pour vérifier. Les reflets bleus sur les vitres d’en face suffisaient. Je restai là, juste à regarder ces éclats lumineux glisser sur la façade, et je laissai l’air frais entrer, comme si ça avait du sens, même si je ne voyais pas bien lequel. Quelqu'un, sans doute un ou plusieurs agents de la voirie ou des services techniques, avait placé des barrières devant l'épicerie turque. Les rideaux de fer étaient fermés. Je remarquai aussi ce genre de ruban bleu blanc rouge qui donne un air officiel aux interdictions. Quelqu'un l'avait enroulé autour des barreaux des barrières, comme une guirlande improvisée, et ça produisit un drôle d’effet, cette espèce de mélange entre l’administratif et le festif. Je restai un instant à regarder, surpris par cette colère qui montait sans prévenir, comme si ce ruban avait soudain brouillé les frontières entre l'utile et l'absurde. J'essayai de capter des bribes de la conversation qui montait de la rue, et je me dis qu’il devait y avoir surtout des Turcs dans cette petite manifestation. J’ai tout de suite pensé à un braquage, mais les rideaux de fer baissés ne collaient pas. En me penchant encore un peu, sans vraiment oser passer le buste à la fenêtre, je finis par apercevoir un homme en costume qui affichait un document sur l'une des barrières. Pour une rue tranquille où il ne se passait jamais grand-chose, ça devenait intéressant. Sauf parfois un braquage, mais suffisamment espacé pour qu'on n'en fasse pas toute une histoire. Ensuite, j'ai senti monter un nouvel agacement en surprenant mon reflet dans la glace de la salle de bain. J'avais tout du vieux con voyeur avec un bide proéminent. Ça m'a fait penser que "convoyeur" devait probablement venir de là — "braquage, banque, gyrophare, costard, connard, couard". J'ai haussé les épaules. S. était réveillée, on s'est croisés dans le couloir, je lui ai dit qu'il y avait quelque chose de spécial en face de chez nous. Mais elle était au radar, filait vers les toilettes, ça ne l'intéressait pas. Plus tard, nous apprîmes en lisant le document affiché que nos voisins épiciers avaient trois mois pour effectuer des travaux de remise en état de leur bâtiment. À défaut, la tâche de démolition incomberait à la municipalité, avec les frais inhérents à l'exécution du jugement administratif. S. et moi nous sommes retrouvés dans la cuisine, un peu sonnés, comme si cette menace de démolition nous concernait directement. On s’est demandé ce qu’on aurait en face de chez nous, si ça arrivait. Un terrain vague, peut-être. Une autre boutique. Notre pire cauchemar est devenu palpable soudain quand S. a dit : "Manquerait plus qu'on ait un café." J’ai imaginé la devanture de l'épicerie arrachée, les briques éventrées, le store en lambeaux. Puis un café avec des types en scooter, de la musique jusqu'à pas d'heure. Ça ne nous réjouissait pas vraiment, mais je crois qu’on était surtout agacés de ne rien pouvoir y faire. Les baraques dans notre rue menaçaient de s'écrouler, alors, petit à petit, on a aussi pensé que ça pouvait tout aussi bien nous arriver.|couper{180}
Carnets | mai 2025
15 mai 2025
S. ronflait. C’était une impression bizarre que d’essayer de me concentrer sur la lecture de Knausgaard tout en voulant faire abstraction de ce bruit sourd, rythmé, comme une machine qui s'emballe puis ralentit. La tension s’installait dans ma nuque, une raideur sourde qui, en un éclair, me fit comprendre pourquoi cette vie me pesait tant. Mais c’était rapide, trop rapide, un de ces éclats d’intuition qui surgissent puis s'évaporent sans prévenir, comme quand on tente de rattraper le fil d’un rêve juste après le réveil. Peut-être que l'agacement n'était pas vraiment dû au ronflement mais à ce passage du livre, une phrase précise qui aurait résonné trop fort, trop vrai. À moins que ce ne soit cette chaleur dérangeante elle aussi , les jambes dehors, la couette coincée sous moi. Il faisait trop chaud dans la chambre, je le réalisai d’un coup. Nous n’avions pas encore changé la couette, c'était encore celle d’hiver. Le corps — mon corps — s’était assis sur le bord du lit, comme une entité à part entière, échappée du sommeil. J’ai regardé l’heure. Les chiffres rouges du réveil indiquaient 23:48. Je ressentis un désir vif de lire encore, au moins une petite heure, pour essayer de reconstituer puis de savourer ce moment si intime qu'est la lecture d'un bon livre, avant que le lendemain n’efface tout. Je craignais de m’endormir. Le lendemain serait jeudi, et ces jours qui passent de plus en plus vite me font peur. À vrai dire, à part lire et écrire, tout me fait peur et m’agace. Comme si mon corps réagissait quand moi je suis incapable de le faire. Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, j’avais dû me lever, marcher à tâtons vers la chambre d’amis, emportant l'IPad et le fichier Epub de l'Etoile du matin, comme un talisman contre le sommeil. Quand je me suis réveillé à 4h, le noir était complet. J'ai tourné la tête pour chercher l'heure, mais aucune lueur rouge cette fois. Juste le silence, sans le ronflement, mais sans l’assurance non plus d’être exactement là où je pensais être. Ce matin, la fatigue avait une texture particulière. Les muscles semblaient plus lourds, les articulations moins souples. Je m’étais levé avec cette impression de peser plus que d’habitude, comme si le corps, même après une nuit de sommeil, refusait de se délier. J’ai cherché mes lunettes qui avaient glissé de mon nez dans l'obscurité. L'Ipad était là et j'ai senti la fraîcheur de la dalle du plat de la main. Machinalement, j'ai tapoté dessus et l'invitation à entrer le mot de passe est apparue. Mais je n'avais plus envie de lire. Ou bien cette histoire de mot de passe m'agaça. Cet agacement se rattacha à celui de la veille. Le bruit des ronflements, la tension dans la nuque. Peut-être même le livre de Knausgaard qui n’apaisait rien. Cette jalousie en lisant certains auteurs, me disant que j'aurais très bien pu m'y coller avec des si jusqu'à l'infini... Je pensais que la lecture calmerait quelque chose, mais c’était l’inverse : tout semblait s’imbriquer pour créer ce nœud intérieur. Et cette fatigue, cette lourdeur dans les bras, me rappelait les jours où je me levais à cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots que je trouvais par l’intérim, manutentionnaire, préparateur de commandes. Des journées à soulever des caisses de conserves, à empiler des cartons jusqu’au plafond. J’avais choisi ces boulots parce que je ne voulais pas être fatigué intellectuellement. Ce n'était pas par hasard même si à cette époque je n'utilisais pas le terme choisir. J’écrivais le soir, et je ne voulais pas épuiser ma cervelle dans un travail plus exigeant. La journée, c’était les bras, les jambes, les reins qui travaillaient, la tête restait en arrière, comme en hibernation. La vraie vie commençait le soir, quand la fatigue du corps n’empêchait pas encore les mots de venir. Mais souvent, la lassitude s’incrustait. Souvent dans le métro, dans le RER, et aussi dans tous ces trains de banlieue que j'ai empruntés. Je m’imaginais écrire une phrase, puis je m’endormais en rêvant que cette phrase se diluait dans le sommeil. Le lendemain, il ne restait que des bribes, une sensation de quelque chose d’inachevé. Cette raideur est sans doute l’héritage de cette époque ancienne. L'empreinte qu'aura laissée l'apparente absence de choix, de projet de vie. La trace de cette résistance farouche à m'engager dans n'importe quel projet de vie. Comme si le corps, même libéré des tâches physiques, conservait en lui une trace de cette lutte contre la fatigue. Une résistance qui, avec le temps, s'érode. Je me suis soudain mis à penser aux falaises d'Étretat, en Normandie, dont j'ai appris récemment que le calcaire qui les constitue est en réalité un agglomérat de milliards de minuscules organismes. J'ai pensé à toute cette vie qui s’est déposée là inexorablement, prodiguant ainsi comme une idée de patience à la falaise même. Patience qui, de nos jours, poussée sans doute à bout par l'érosion des pluies acides, s'écroule par pans entiers. Et encore maintenant, à ce moment même, en faisant un travail tellement différent, enseigner, il arrive que l’épuisement surgisse d’un coup, sans prévenir, comme une réminiscence de ces années où je portais plus que je n’écrivais.|couper{180}
Carnets | mai 2025
14 mai 2025
Le bon vieux temps. La conversation revient toujours vers lui. Inévitablement. Peut-être dès la deuxième ou troisième tournée, quand les mots se dénouent et que les verres se remplissent sans trop compter. C’est comme un réflexe. La lumière tombe, la tiédeur de l’air enveloppe, et voilà qu’on y est, à parler d’avant, comme si c’était là le seul refuge possible. J’ai toujours vu ça. Peu importe l’endroit ou les circonstances : une soirée entre amis, un barbecue au fond du jardin, la fumée des grillades et le vin un peu trop frais. À un moment, la conversation décroche du présent. Dans le temps. Avant. Pour les plus pudiques. C’est un truc de vieux. Que ce soit dans ma famille, chez d’autres, dans des bouis-bouis ou des restos chics, au bord d’une piscine ou sur la pelouse d’un parc, une fois la cinquantaine franchie. Quand la retraite approche. Et ça ne s’arrange pas ensuite. Plus le temps passe, plus on s’enfonce dans cette manie de ressasser le passé. Je me demande si ce n’est pas lié à cette peur qui grandit avec l’âge. La peur de devenir étranger à soi-même, de ne plus reconnaître ce qui nous entoure. Parce que ce bon vieux temps, c’est surtout le souvenir d’un moment où on avait encore l’impression de maîtriser quelque chose. Où le monde allait moins vite, où les choses étaient peut-être plus compliquées, mais plus lisibles. Le bon vieux temps, c’est une manière de résister au sentiment d’inutilité qui s’insinue à mesure que les années passent. On s’y accroche parce que le présent fatigue. Parce qu’on sent que la vie ne nous appartient plus tout à fait, qu’elle glisse entre les doigts comme du sable sec. Ça commence toujours de manière anodine. Une phrase lâchée comme un ballon trop gonflé qui s’échappe des mains. "Avant, c’était quand même autre chose." Et tout de suite après, un silence presque complice, comme si on savait que ça allait venir, que ce bon vieux temps allait s’inviter dans la conversation. On n’en parle pas tout de suite. D’abord, il y a des anecdotes plus récentes, des histoires de boulot, des tracas quotidiens. Et puis peu à peu, ça dérive. On se met à parler des lieux d’avant, des objets qui n’existent plus, des habitudes perdues. Les cafés où on allait gamins, les cinémas de quartier avec leurs fauteuils râpés, les petits magasins où on achetait du tabac à l’unité. Les maisons familiales démolies pour laisser place aux immeubles, les petites gares condamnées, les terrains vagues devenus parkings. Et cette phrase qui revient, comme une litanie : "On vivait mieux, quand même." Peut-être que ce bon vieux temps, c’est justement ça : quelque chose qu’on n’a pas su préserver, quelque chose qu’on a laissé filer sans même s’en rendre compte. Un peu comme ce café de quartier, le dernier à servir des "petits noirs" au comptoir, qui a fermé sans prévenir. Un matin, on est passé devant, et il n’y avait plus rien. Juste un rideau métallique baissé et une affiche d’agence immobilière. On n’a rien vu venir. On s’est dit que c’était dommage, que c’était injuste, mais on n’a rien fait. Et ce matin-là, en passant devant le café fermé, ce n’était pas seulement de la nostalgie. C’était une colère sourde, comme si on s’en voulait de ne pas avoir été là au bon moment, comme si on avait laissé faire. Et c’est peut-être ça le ressentiment qui s’accumule : ce mélange de honte et d’amertume, de culpabilité presque. On se dit qu’on aurait pu agir, mais qu’on ne l’a pas fait. Peut-être que cette enceinte de ressentiment est aussi une manière de tenir la nuit à distance, de faire corps contre ce qui nous dépasse. On monte ce mur ensemble, comme on dresserait une palissade, un rempart contre l’angoisse, un bouclier collectif. Mais en même temps, c’est plus que ça. Parce que enceinte, c’est aussi un espace clos où quelque chose grandit en silence, sans qu’on puisse vraiment l’ignorer. On bâtit ce mur ensemble, et à l’intérieur, le ressentiment se développe, se nourrit des conversations, des soupirs, des regrets. Il s’amplifie, comme un bruit sourd qui résonne de plus en plus fort. Une fois scellé dans cette enceinte, il prend de l’ampleur, il mûrit, il se densifie. Et on se surprend à se demander : qu’est-ce qui finira par naître de cette enceinte de ressentiment ? Une révolte ? Une résignation partagée ? Quelque chose d’indicible qui, une fois libéré, nous emportera peut-être au-delà de ce que l’on est prêt à accepter. Peut-être qu’on reste là, à échanger nos amertumes, parce qu’on a peur de ce qui se prépare à l’intérieur de cette enceinte. Parce qu’on sait que si on l’ouvre, si on la laisse éclater, ce sera comme rompre les eaux, laisser sortir quelque chose de trop grand, de trop lourd pour qu’on puisse l’assumer seul. Alors on reste là, rassemblés, veillant ce foyer fragile, persuadés que tant que le ressentiment reste bien enfermé, bien tenu entre les murs, on a encore un semblant de contrôle. Comme si en laissant mûrir l’amer, on retardait l’accouchement d’une vérité trop brutale pour être prononcée.|couper{180}
Carnets | mai 2025
13 mai 2025
L'agacement qui surgit aussitôt que je lis cet auteur ( peu importe son nom) est chaque jour une épreuve obligée, un passage forcé vers quelque chose d'encore plus irritant : me retrouver face à mon propre agacement, à me relire. Comme si ce frottement intellectuel quotidien ne servait qu'à raviver l'inconfort de l'autocritique. C'est cet agacement qu'il faut traverser quotidiennement. Une douleur épidermique qui prend racine dans la peau, qui s'accroche, qui refuse de se dissoudre. Mais une fois que c'est fait, enfin, on peut accéder au texte. Certains jours, cela demande plus de patience que d'autres. Une question de nerfs, de temporisation, comme attendre que la colle ou la mayonnaise prenne. Surtout quand on refuse les robots, mixeurs, touilleurs, agrégateurs de tout acabit. Alors, s'il fallait fournir malgré tout une opinion sur cette lecture en parallèle des miennes, l'expression « chaud et froid » irait assez bien. Il y a dans ces lignes quelque chose d'intempestif, de contradictoire, comme un courant d'air qui hésite entre la brûlure et la caresse. À la fin, c'est même amusant de constater à quel point ces textes tournent autour de la même chose : une sorte de débâcle contemplée lentement, jour après jour. Et en même temps, faire quelque chose, probablement de tout à fait inutile, de cette contemplation. Faire œuvre, peut-être, sans le vouloir, dans ce flottement incertain où le monde continue à dérouler sa logique implacable, indifférent aux ruminations intérieures. Voir le monde autour continuer comme il le fait toujours ajoute une dimension surréaliste à l'ensemble. Il peut y avoir les pires catastrophes, la boulangerie du coin est toujours ouverte, sauf le lundi. Je me fais toujours reprendre parce que je n'attends pas que la bouche bleue de la machine à pièces et à billets passe au vert. « Attendez que ça passe au vert. » Ce qui, vraiment, ne déclenche aucun réflexe d'automobiliste en moi. Je regimbe quotidiennement à accepter de tels changements, plus par réflexe qu'autre chose. Le monde s'ajuste et moi, je reste en désaccord, comme un personnage secondaire d'un roman mal écrit qui ne trouve jamais la bonne réplique. Ce que l'on note dans un carnet au moment où l'on décide d'ouvrir le carnet pour noter est toujours un peu décevant. Parallèlement à cela, je peux aussi me dire que j'aurais voulu noter autre chose, que bien des événements ont déjà sombré dans l'oubli. Si, par exemple, ce carnet servait à retenir quelque chose qu'on ne désire pas laisser glisser vers l'oubli. Or, je ne suis même plus certain qu'un carnet serve à cela. Plus qu'un outil de mémoire, il est un défouloir, une gymnastique musculaire, écrire pour avoir l'impression vague de faire quelque chose de ses dix doigts. L'adjectif ou l'adverbe est ici superflu. Peut-être même tout le carnet l'est-il. Mais on écrit tout de même, par pur entêtement, par besoin d'intercepter ce qui passe, sans jamais vraiment savoir ce qu'on cherche à capturer. Finalement, le carnet devient ce lieu où l'on consigne des traces sans autre but que celui de déposer, de déposer encore, sans ambition de cohérence ni de clarté. Il y a là quelque chose de rassurant et de dérisoire, comme une marche dans le brouillard où chaque pas, même s'il ne mène nulle part, fait exister un chemin. C'est peut-être cela, au fond : tracer sa route sans trop savoir pourquoi, juste pour voir où elle nous mène, ou bien simplement pour occuper l'espace.|couper{180}
Carnets | mai 2025
12 mai 2025
Peut-on s’en passer, et à quel prix. La famille, l’école, l’entreprise, l’église, l’armée, le cimetière. Du début à la fin, ce même mouvement. Se sentir entouré ou, au contraire, rejeté par cette entité qui n’existe que dans nos esprits. Ce groupe qui s’impose, qui attire, qui blesse. Chaque fois que je ressens l’attrait pour l’un de ces groupes, cela finit mal. J’y vais pourtant, comme poussé par une force obscure, pour éprouver à nouveau cet espoir et cette désillusion. C’est peut-être ainsi que l’on forge quelque chose, à force de recommencements. Il y a cette joie initiale, violente, celle d’être accepté. Cette euphorie qui, comme un vertige, donne le sentiment d’exister au sein de quelque chose de plus vaste. Et puis, le désenchantement. La chute. À la chorale déjà, je déchantais. Ma voix se perdait, fausse et forte, dans l’amas des autres. C’était à Osny, près de Pontoise, quand j’étais enfermé. Chanter faux, chanter fort : un acte presque instinctif, comme une protestation sourde. Ne pas être ce qu’on attend de moi. Ne pas me fondre. Refuser d’être ce mouton docile, cet être standardisé. La voix du mauvais larron, celle du voyou, c’était la seule voie possible. Ne pas se laisser phagocyter par cette normalité qui dévore, qui dissout les singularités. Chanter faux, c’était ma façon de dire non. Ma manière de survivre. Parce que la norme, c’est une peau de chagrin, qui rétrécit et vous étouffe. Moi, du chagrin, j’ai fait une joie. Du rire solitaire, un graal. De la folie, une sagesse. De la laideur, un terreau fertile pour la beauté. De la banalité, un miracle. Ce qui s’écrit vient de moi, oui. Mais ça vient aussi de plus loin, de quelque chose qui me dépasse. Cette confusion-là, elle est troublante. On pense être soi, parmi d’autres soi. Mais le moi n’est qu’un reflet, une ébauche. Prendre le temps de s’éloigner de cette illusion, cela m’a pris cinq ans. Un lustre. Comme si le temps avait poli ma peau, m’avait rendu plus dense, plus silencieux, plus animal. Je me suis mis à rêver d’éléphants, d’hippopotames. Retrouver le fleuve. Se rouler dans la boue pour réapprendre à nager, entre deux eaux. Le groupe reste une nécessité que je ne justifie pas. Ce que j’y ai vu, ce que j’y ai subi, les merveilles entrevues, les horreurs expérimentées. Cela ne trouve pas d’équilibre. La paresse des uns, l’abandon des autres, et ceux qui en tirent profit. Les identités qu’on y gagne ressemblent à des étiquettes d’écolier : tout de craie et de crissement sur le noir des tableaux. Toujours prouver, toujours démontrer que l’on est ce que l’on prétend être. Parfois, il y a des miracles. Mais ils sont rares. Plus rares que les déconvenues. La joie d’être en groupe est un artifice, une victoire fragile contre la nuit totale. On y plonge, l’âme ouverte, et on en ressort plus triste, plus seul. Il m’est arrivé de vouloir créer un moi pour rejoindre le groupe. De me fabriquer un masque à ma mesure. Mais avec le temps, on comprend que c’est une perte, une paresse, une peur. On refuse de regarder en soi, on fuit ce dégoût latent. Aller seul, résolument, voilà la solution. Une fois que tu as accepté cette solitude, tu peux traverser tous les groupes sans que rien ne t’atteigne. Tu marches, tu avances, tu fais partie du monde sans t’y noyer. Et, surtout, tu t’en fous.|couper{180}
Carnets | mai 2025
11 mai 2025
La pensée m’a cueilli en pleine poitrine, avec la brutalité d’un coup, un choc qui résonne longtemps dans la cage thoracique, comme un roulement de tambour assourdi. Plus on est libre, plus on a de responsabilités. C’est venu d’un coup, en descendant l’escalier pour me rendre à la cuisine, alors que la journée n’était même pas encore posée, le café pas encore dans la tasse, la lumière basse dans l’escalier, filtrant par la fenêtre embuée. La cervelle en ébullition, comme ces matins d’hiver où la glace craque sous le pied, avec ce bruit sec qui vous avertit que quelque chose peut céder. À mesure que je franchissais les marches, la sensation se précisait, s’insinuait comme une eau lente qui monte, le long des murs, remplissant chaque interstice d’un froid humide. L’idée était là, vaguement familière, ancrée quelque part depuis longtemps, mais c’est aujourd’hui qu’elle s’imposait, définitive. Et à mesure qu’elle se déployait, l’étau se resserrait autour d’un point profond, logé au creux du ventre, cette sensation contrariante d’être devant quelque chose d’irrévocable. Il y a eu, comme en écho, un bruit étrange, une sorte de cri étouffé, un glapissement venu de loin, de l’intérieur, du cœur d’un lieu protégé, recouvert de gravats et de souvenirs anciens. Un for intérieur, si tant est qu’après la longue dévastation, il en reste quelque chose. Peut-être un bunker, un abri de fortune, un réduit construit de bric et de broc, au fil des ans, comme ces fortins qu’on érige dans les montagnes pour se protéger du vent, sans savoir si on y reviendra un jour. La question a suivi, naturellement, comme une lame de fond après la vague : qui, bordel de merde, est enfermé dans ce bunker ? J’ai levé la tête, et le reflet m’a renvoyé quelque chose d’irréel, ce visage que j’ai d’abord pris pour le mien, puis que j’ai reconnu comme étant celui de mon père. Il me hurlait dessus, mais c’était un cri sans voix, un hurlement muet, comme si la colère n’avait plus la force de sortir, étouffée par des décennies d’oubli et de fatigue. Une farce grotesque, si ce n’était déjà suffisamment monstrueux pour vous glacer sur place. Quelque chose frappait contre la porte du bunker, une secousse sourde, répétée, comme si une bête cherchait à sortir. J’ai collé mon oreille contre le métal froid, et là, distinctement, j’ai perçu des pleurs d’enfants mêlés à un grondement rauque, comme une bête blessée. J’ai su immédiatement que c’était Elle, la Bête du Gévaudan, celle-là même que j’avais cru avoir écrabouillée dans mes rêves d’enfant, il y a bien longtemps, dans ces bois sombres où le soir tombe vite et où les contes se délitent en bruits sourds. Un glapissement encore, d’enfant ou de caniche, la confusion était volontaire, pour me donner le temps de reprendre mon souffle, mais j’ai fini par ouvrir la porte. Elle a grincé, comme ces portes de grange qu’on n’a pas ouvertes depuis des années. Derrière, le vide. Rien. Absolument rien. Une béance muette, un espace si nu que même la poussière semblait avoir déserté. C’est alors que la sensation de liberté m’a submergé, avec une violence renouvelée, comme un marteau qui revient à l’envoyeur, me brisant les côtes, me coupant le souffle. J’étais libre, terriblement libre, et cette liberté pesait d’un poids que je n’avais pas anticipé. La vie nouvelle était là, devant moi, étendue comme un territoire sauvage. Je savais qu’elle serait plus rude, moins joyeuse que la précédente, que la légèreté avait fui avec l’enfance, que désormais, il faudrait assumer ce que je suis devenu, ce que je n’ai jamais vraiment voulu être. Et ce savoir-là, cette prescience, a résonné en moi comme un écho long, un souvenir des bois gelés et des bêtes qui s’y cachent, tapies dans l’ombre.|couper{180}
Carnets | mai 2025
10 mai 2025
L’effort me dégoûte. Non pas tout effort, mais l’exigé, celui qui vient d’ailleurs, qui pèse et s’installe, sans qu’on l’ait appelé, sans qu’on l’ait choisi. Un effort venant de l’extérieur, comme un poids qu’on n’aurait pas mérité de porter. Un effort qui parasite le moindre élan, déjà difficile à maintenir, de l’intérieur. Ce n’est pas que je sois réfractaire au mouvement ou à l’action. C’est juste que l’effort intérieur me coûte tant qu’il ne me reste rien pour l’extérieur. Comme si le peu de forces que je parviens à rassembler se dissipaient à l’instant où la contrainte surgit, brisant cette économie précaire qui me permet de tenir debout. Cette sensation d’appauvrissement, ce sentiment de ressources vidées, de manque total, comme si le peu de matière qui me constitue s’érodait en silence, me dégoûte, me révolte, et, au-delà de la colère même, me laisse presque indifférent, tant la fatigue a pris le pas. Je n’en suis plus à me demander si cela vient de moi. Si je n’ai pas fait ce qu’il fallait, si je me suis, une fois encore, trompé de direction. Je ne veux plus revenir à ce point d’interrogation, le retour à la case coupable, à l’accusation tacite qui ronge les heures et épuise la moindre chance de répit. Je m’oppose doucement. Pas de violence apparente. C’est presque imperceptible. Ça ne se voit pas. L’opposition est là pourtant, en veille sourde, en tension continue. À l’extérieur, il n’y a rien. Mais en dedans, c’est la dévastation, un chantier d’où tout s’est retiré, ne laissant que des structures ébréchées, des murs que l’usure finit par fendre. La colère ne prend pas la forme de l’éclat. Elle monte sans qu’on la sente venir, elle prend place, lentement, dans les articulations, les fibres, et reste là, coincée entre la cage thoracique et la gorge. Je ne crie pas. Ça n’a jamais été ma façon de faire. Mais je sens que la retenue, cette posture inflexible que je m’efforce de maintenir, finit par coûter plus cher que l’explosion. Ce silence, peut-être, est ce qui pèse le plus. Une colère contenue, muette, mais lourde, qui fait vibrer les nerfs et raidit le souffle. On dirait une cuirasse trop épaisse, qu’on ne parvient plus à retirer, qui s’incruste dans la chair, la durcit. Je m’interroge souvent sur cette fatigue particulière, celle de devoir répondre aux exigences qu’on n’a pas choisies, qu’on n’a même pas imaginées. Peut-être est-ce pour cela que cet effort m’apparaît si étranger, si insupportable. Il vient d’ailleurs. On vous demande d’être quelque chose que vous n’êtes pas, de vous plier à une logique qui vous échappe. On vous dresse, comme un cheval rétif. On vous somme d’avancer, même si vous n’avez plus de jambes. Alors le corps aussi s’épuise. Il ploie sous le poids de cette injonction qui ne cesse de revenir, comme une marée montante, qui ne laisse aucun répit. La colère fait vibrer les muscles, mais tout finit par se figer, comme si le seul moyen de ne pas se briser était de se contracter jusqu’à l’immobilité. Peut-être que cette révolte silencieuse est une manière de rester debout. Une façon de préserver ce qu’il reste de cohérence quand tout autour semble se désagréger. Ne pas exploser pour ne pas tout détruire. Mais à force de contenir, je me demande si ce n’est pas moi-même qui se disloque, à mesure que les jours s’empilent. Comme si le silence, peu à peu, me grignotait de l’intérieur, avec la patience infinie de la rouille qui gagne les charpentes et finit par faire céder l’édifice.|couper{180}
Carnets | mai 2025
9 mai 2025
Il est difficile de parler, à un moment ou un autre, de ce journal, sans retomber sur les traces, déjà anciennes, d’un propos que j’aurais tenu, mais qui s’estompe dans les méandres incertains de la mémoire, comme tout ce qui m’échappe, désormais. Il est difficile, disais-je, de contourner la question des religions — cette persistance, presque séculaire, dans les replis de l’histoire, ce tissu nerveux qui s’étire, fragile, à l’orée du siècle —, et plus encore d’ignorer le catholicisme, qui survit, malgré l’abandon, la décrépitude des pratiques, dans l’esprit même d’un monde qui se défait de ses attaches, peu à peu. Ce que j’en pense importe peu. Qui suis-je, en somme, pour émettre le moindre jugement sur cette ferveur qui me semble irréelle ? Je ne suis rien, en ce sens que devenir quelqu’un ou quelque chose ici-bas requiert de s’inscrire dans le jeu complexe des rapports humains, des gestes appris, des courbettes et des effusions sociales dont je suis, par nature, disqualifié. On y voit comme un vestige de ce que nous fûmes, avant l’effritement, quand l’ordre commun dictait la marche et l’ordonnance des jours. Mais tout ce vacarme pour un nouveau pape m’étonne. Hier soir, je me suis pris à compter tous les papes que j’ai vus passer depuis ma naissance. Huit. Huit papes en soixante-cinq ans, soit le double pour quelqu’un né en 1900. Ce chiffre m’a laissé songeur. Je suis resté, immobile, entre 18 h 45 et 19 h 00, l’heure où, comme chaque soir, je sors de la maison pour donner à manger au chat. J’en suis venu à penser que les papes étaient devenus des figures obsolètes, consommables, soumis à la dégradation programmée, comme tout ce qui nous environne depuis que le monde s’est engagé dans la voie rapide du capitalisme productiviste. Rien de surprenant, finalement, si nous en augmentons le nombre à proportion que la crédulité se dissipe, laissant la place à cette foi réduite à l’état d’ombre, un résidu, peut-être, d’une humanité qui se cherche encore. Car comment croire en Dieu, aujourd’hui. Après Auschwitz, après toutes les guerres entraperçues, après le Biafra, après Gaza, après l’Ukraine après tant d'images résiduelles toutes plus sordides les unes les autres Comment envisager ces actes, ces gestes sans nom, sous le regard impassible de ce Dieu silencieux. Je m’interroge, et cette interrogation, à peine formulée, évoque déjà la nostalgie d’une croyance naïve, celle de l’enfance, où le monde s’expliquait encore par des récits anciens, intangibles, sans appel. Hier, en voyant cette liesse diffuse, sur l’écran — ici, dans ce coin reculé où les voix résonnent faiblement, où les mouvements collectifs semblent se diluer dans l’air épais du soir —, j’ai pensé au mot tendreté. Non pas la tendresse, mais cette malléabilité de la chair, cette capacité de se laisser attendrir par le choc répété, comme la viande que l’on frappe pour la rendre plus souple. L’écran, lui, diffusait cette clameur continue, assourdissante, qui traversait la pièce jusqu’à la porte de l’atelier, restée ouverte, le temps d’aller nourrir le chat et de jeter un œil distrait à la floraison déclinante du jasmin. Cette effusion m’a suivi comme un caniche vieux et déglingué, l’une de ces bêtes que les vieilles dames tiennent en laisse, à la sortie de la messe, avec ce parfum de cachous Lajaunie, d'eau de Cologne et de pastilles Vichy qui s’accroche aux vêtements. L’écran, les hourras, cette ferveur brutale et télévisée m’ont évoqué des coups portés sur un blanc de poulet, cette percussion répétée qui finit par affaisser la fibre et l’amollir. C’est là, après ce mot de tendreté, que j’ai ressenti la compassion. Compassion et tristesse insondable mêlées. Une émotion déroutante, moi qui ne suis pas croyant pour deux sous. Un sentiment qui s’est superposé à cette solitude que je sais aiguë, la certitude que je ne retrouverai jamais l’empreinte crédule de mes cinq ou six ans, quand, pour la première fois, je me suis glissé au catéchisme, sans en parler à mon père, juste pour rejoindre les copains — sans conviction, mais pour appartenir, un peu.|couper{180}
Carnets | mai 2025
8 mai 2025
La conscience du don est déjà une forme de retour. La dette symbolique se crée aussitôt cette prise de conscience effectuée. Le véritable don ne devrait pas passer par la conscience, par la mémoire ; il devrait glisser vers l'oubli dans l'immédiateté même du geste de donner. On ne devrait pas prendre conscience de ce que l'on donne. Si l'autre manifeste une reconnaissance, s'il y a retour, souvenance, le don est déjà entaché par cette réciprocité. Ainsi, n'est-il pas faux, sous cet angle, de dire que toute gratitude annule le don. C’est là tout le paradoxe auquel je me heurte lorsque j’écris. Je voudrais croire en cette gratuité de l’écriture, offrir mes textes comme on laisse des cailloux sur le chemin, sans attendre qu’ils soient ramassés, commentés, ramenés à leur origine. Pourtant, ce geste qui semble si pur se heurte à un besoin presque inconscient de retour, un signe, un écho prouvant que quelqu’un, quelque part, a été touché par ces mots déposés. Consulter les statistiques de visite sur mon carnet n’est donc pas un acte anodin ; c’est comme vérifier si la bouteille lancée à la mer a bien touché une rive. Derrida dirait sans doute que cette recherche d’écho prouve l’impossibilité d’un don littéraire absolument gratuit. Pour lui, dès que l’on prend conscience d’avoir donné, le geste est déjà teinté d’un désir de retour, et donc, impur. Mais n’est-ce pas aussi, comme le suggère Marcel Hénaff, la preuve que la gratuité et la réciprocité appartiennent à des ordres différents ? Que l’élan de l’écriture peut rester gratuit tout en aspirant, secrètement, à être accueilli ? Peut-être que le véritable don de l’écrivain consiste précisément à jongler avec cette contradiction : offrir ses mots sans calcul, mais sans nier non plus ce besoin humain d’une reconnaissance, même discrète. Se poser en écrivain désintéressé, c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre : être à la fois le roi et le serviteur, le maître des mots et celui qui les livre sans attendre de retour. Mais l’idéal d’un don pur et absolu est une utopie dangereuse, car elle vous place à une hauteur inconfortable, celle du roi sans sujet. Un geste de pureté qui crée paradoxalement un vide. Or, dès que je vais consulter mes statistiques, je ressens la joie trouble de transgresser cet idéal. Je cède à la tentation de vérifier si mes mots ont touché quelqu’un. Ce geste m’apparaît comme une souillure, un compromis avec le monde capitaliste, un effritement de ma noblesse littéraire. Mais peut-être est-ce aussi la preuve que je refuse cette posture royale, ce pouvoir sans partage, et que j’accepte d’être un écrivain parmi d’autres, en quête d’un écho humain. Finalement, l’utopie du don sans retour est une pureté qui me condamne à la solitude. L’écriture, au fond, n’est-elle pas aussi un appel à descendre de ce trône, à redevenir humain ? Ce plaisir que je nomme pervers, parce qu'il pervertit une utopie, est une façon de jouir de l'inatteignable. Une plus grande perversion serait peut-être que, par ce geste, je cherche à rejoindre ce qu'on nomme le sens commun, le bon sens. Comme si, en cherchant l'écho de mes mots, je m'autorisais enfin à partager ce que tout écrivain désire secrètement : la reconnaissance d'une lecture. Est-ce cela finalement, la vérité du don littéraire ? Non pas une offrande pure, mais une quête de sens, de lien, de résonance ? Il faut l'avouer enfin, il y a aussi la notion de rejoindre la bauge, de redevenir le cochon que je ne veux pas être. Ce qui est une forme de ségrégation ou de toupet magistral . C’est admettre que cette recherche d’écho révèle en moi une part plus triviale, plus humaine, qui refuse l’idéalisme élitiste et s’ancre dans la matière, dans le besoin viscéral d’être entendu, reconnu, accepté. Un roi qui, lassé de sa pureté glacée, se vautre dans la boue du monde. Peut-être que l’écriture, après tout, c’est cela : un élan vers le sublime, toujours contaminé par le désir de retour, de partage, de communauté et à terme d'aller se vautrer comme tout à chacun le veut plus ou moins consciemment dans les effluves du marché aux bestiaux, aux esclaves. Ainsi, et c'est peut-être ce qui aidera au renoncement des plus retors, s'ils l'acceptent : l'écriture, même lorsqu'elle se rêve geste pur, geste gratuit, reste ancrée souillée dans et par l'hémoglobine du monde|couper{180}
Carnets | mai 2025
05 mai 2025
Depuis que j’ai de nouvelles lunettes, j’ai plus de mal à lire. Il est possible que l’imagination en soit la plus grande responsable. Le fait d’avoir acquis ces lunettes au rabais, pour ainsi dire : monture sécu, verres non traités pour éviter le surcoût inévitable. Cette nuit, j’ai même roulé dessus. Il a fallu que je redresse les branches doucement pour ne pas les péter. Durant trois ans, je me suis contenté de simples loupes que j’achetais un peu partout où j’en trouvais : Action, Gifi, supermarchés de tout acabit — presque jamais aucune en pharmacie. J’en achetais plusieurs paires à la fois et j’avais une sensation d’opulence. Je pouvais en laisser une à l’atelier, une sur la table de nuit, une dans le bureau, une sur mon front, et le surplus, tout emballé encore, dans un tiroir. Et pourtant, malgré la profusion, il était assez rare que j’en brise une. En fait, j’éprouve une colère de tous les instants à comprendre à quel point je vieillis mal. Parfois, je me dis qu’il faudrait que je trouve la fameuse pilule rose ; puis, quelques secondes après m’être imprégné de l’imbécillité dans laquelle je ne manquerais pas, à mon avis, de pénétrer une fois ingurgitée, un ricanement s’empare de moi, me flanque au sol. — Tu penses que tu vas t’en tirer aussi facilement que ça ? une voix me dit — la voix de ma conscience ? Aiguë et aigrelette, faussement naïve, moqueuse. Du coup, non, bien sûr que non, je me dis qu’il faudra aller jusqu’au bout du film. Je connais déjà l’ennui de m’y rendre, évidemment, mais ça ne me flanquera pas la paix avant le générique de fin. Ce qui est une grosse différence par rapport à il y a encore un an, où je me disais encore beaucoup de balivernes. La phrase « il faut boire la coupe jusqu’à la lie » me rappelle le café turc et toute une série d’autres expériences, toutes plus idiotes les unes que les autres. Parfois, je pourrais écrire des histoires romantiques, amusantes, légères — je me disais encore ça l’année dernière. Mais, à vrai dire, non, je n’éprouve aucune envie de divertir : ni divertir autrui, ni moi-même. Illustration Huile sur bois d'après Serge Poliakoff / P.B 2025|couper{180}