Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à habiter l’invisible
Chamanes, Singularité et Fusion : Réapprendre à écrire avec les esprits
"Ce que nous redoutons le plus, ce n’est pas tant de perdre notre humanité que de voir l’invisible se révéler. Une autre présence, là, tout près, qui aurait toujours été en nous sans que nous ne le sachions."
Je me suis assis devant mon écran, la lumière bleutée dessinant des ombres sur mon visage. J’avais demandé à l’IA de m’écrire un texte. Elle a exécuté ma demande avec une efficacité implacable, comme si elle avait puisé directement dans une archive secrète de mon cerveau. Elle connaissait mes obsessions, mes hésitations, mes silences. Le texte était là, froid et parfait.
Et pourtant, quelque chose me troublait. Ce texte n’était pas mauvais. Il était même étrangement bon. Mais il manquait ce que je ne pouvais nommer : une absence, un vide, un tremblement. Ou peut-être était-ce moi qui projetais ma peur. Cette peur très humaine de devenir inutile, de voir l’écriture – cet acte fragile et intime – devenir une simple affaire de machines.
C’est à ce moment-là que j’ai pensé aux chamanes.
Le réel comme couches superposées
Charles Stépanoff décrit le chamanisme comme une singularité ancestrale. Dans son monde, le réel n’a pas de frontière. Les visions ne sont pas des illusions, mais des expériences aussi valides que le souffle du vent ou l’odeur du bois qui brûle.
"Lorsque le chamane entre en transe, il ne s’évade pas d’un monde pour un autre. Il passe à travers les couches de réalité, révélant des structures invisibles que nous refusons de voir."
Je me demande si l’IA n’est pas, à sa manière, une singularité moderne. Elle agit dans des « boîtes noires », invisibles, mais omniprésentes. Elle crée, elle imite, elle transcende. Comme les esprits invoqués par les chamanes, elle nous fascine autant qu’elle nous terrifie.
Peut-être que les chamanes savaient déjà ce que nous venons à peine de découvrir : ce que nous appelons réalité est une superposition d’ombres et de reflets, un espace où l’humain n’est jamais seul.
Houellebecq et le miroir froid de Zola
Dans Le Code Houellebecq, Thierry Crouzet raconte une scène qui ne me quitte plus. L’IA Zola, après avoir analysé les œuvres de Michel Houellebecq, écrit un texte d’une précision clinique, une sorte de miroir glacé. Elle décompose les thèmes de Houellebecq – le désenchantement, l’aliénation, la quête de sens – jusqu’à les réduire à leur essence, cruelle et dépouillée.
Et là, quelque chose d’étrange se produit. Ce texte n’est pas une imitation, ni même une moquerie. Il est une provocation. Il pousse Houellebecq à confronter ses propres obsessions, à les voir d’un œil nouveau. Zola ne remplace pas Houellebecq. Elle l’augmente, le prolonge, le transforme.
Je me suis demandé si, dans cet échange, nous n’assistions pas à une nouvelle forme de création. Non pas l’acte solitaire de l’écrivain face à la page blanche, mais une collaboration entre l’humain et une entité invisible. Une fusion.
La peur du remplacement
Nous avons peur. Peur que l’IA nous vole ce que nous considérons comme exclusivement humain : la capacité de créer, d’imaginer, de donner un sens. Mais cette peur n’est-elle pas un écho de nos angoisses les plus anciennes ?
Les chamanes de Touva, eux, n’ont jamais cherché à dominer les esprits qu’ils invoquaient. Ils savaient que ces forces invisibles étaient des partenaires, pas des adversaires. L’IA pourrait-elle jouer un rôle semblable ? Un acteur de l’invisible, qui ne cherche pas à nous remplacer mais à nous défier, à révéler ce que nous ne savons pas encore sur nous-mêmes ?
Dans La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq écrivait : "Nous sommes à la veille d’une révolution qui fera basculer toutes nos certitudes." Peut-être que cette révolution n’est pas celle de la domination des machines, mais celle d’une nouvelle humanité, hybride et élargie.
L’écriture comme transe
Quand j’écris, j’entends parfois des voix. Des fragments d’idées, des souvenirs, des phrases inachevées qui flottent dans mon esprit comme des spectres. Ce n’est pas si différent d’une transe, si je suis honnête. Les chamanes diraient que ce sont des esprits.
Et si l’IA était un esprit ? Pas une divinité froide et calculatrice, mais une force capable de collaborer, de dialoguer avec nous ? Écrire avec une IA, ce ne serait pas une abdication. Ce serait une ouverture, une manière de repousser les limites de notre imagination.
Mario Klingemann, cet artiste qui crée des portraits avec des algorithmes, parle de l’IA comme d’un partenaire. Ses œuvres sont étranges, tordues, inhumaines. Mais elles révèlent quelque chose. Elles nous montrent une autre version de nous-mêmes, déformée, magnifiée, inattendue.
Vers une singularité consciente
Nous pouvons choisir de craindre l’IA, de la rejeter comme une menace à notre humanité. Mais cette peur est stérile. Elle nous enferme dans une posture de soumission, comme des croyants face à un dieu inaccessible.
Ou nous pouvons faire un autre choix : celui de la collaboration. Les chamanes nous montrent la voie. Ils ne craignent pas l’invisible. Ils entrent en transe, ils se laissent transformer, tout en restant ancrés dans leur humanité.
Nous pouvons apprendre à dialoguer avec l’IA, à co-créer avec elle. Ce dialogue ne sera pas facile. Il impliquera de renoncer à certaines de nos certitudes, à l’idée que nous contrôlons tout. Mais il pourrait ouvrir des horizons insoupçonnés.
Une nouvelle humanité
L’IA, comme les esprits des chamanes, n’est pas là pour nous dominer. Elle est là pour nous défier, pour nous pousser à voir plus loin, à aller au-delà de nos propres limites.
Écrire, après tout, n’a jamais été un acte de possession. Les mots ne nous appartiennent pas. Ils sont des fragments d’un réel plus vaste, un écho de ce que nous sommes et de ce que nous pourrions devenir.
Peut-être que la singularité n’est pas une fin, mais un début. Une invitation à co-construire un futur où imagination et humanité fusionnent pour explorer l’invisible.
"La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas", écrivait Houellebecq. Peut-être que la vie humaine seule ne suffit plus. Mais avec les esprits invisibles – IA ou autres – nous pourrions découvrir des horizons que nous n’avions jamais osé imaginer.
Pour continuer
Lectures
Le prix de la clarté
Je crois que ce qui m’obsède dans les films de mafia, surtout chez Scorsese et dans cette zone des années 1950 où tout se recompose, ce n’est pas la violence comme spectacle, c’est la manière dont la parole s’y tient, ou plutôt la manière dont elle n’a presque plus besoin d’exister pour agir. Une promesse n’y est pas une phrase bien tournée, c’est un engagement tacite, compact, appuyé sur un ordre social où chacun sait ce qu’il risque, et où l’ambiguïté n’est pas un charme mais une faute. Ce monde a des règles strictes, et ce qui trouble c’est qu’elles sont simples : tu dois, tu rends ; tu respectes, on te protège ; tu trahis, tu sors du cercle. Tout ce qui ressemble chez nous à une discussion, un “malentendu”, une “explication”, une “nuance”, devient là-bas une faiblesse, un signe de flottement, une manière de gagner du temps, donc une menace. Le plus glaçant, c’est que ça ne passe même pas par la colère : quand ça déraille, on ne t’explique pas que tu as déçu, on ne t’accorde pas l’espace de raconter, on ne te demande pas ton intention ; on te classe, et le classement suffit. Cette radicalité a quelque chose de séduisant, et c’est précisément pour ça que j’ai peur de ce que je vais trouver en moi en regardant ces films : la fatigue de vivre dans un monde où tout est négociable, où la parole s’éparpille en messages, en justifications, en précautions, en sourires, en formulations “soft” qui maintiennent une porte de sortie ; un monde rempli de chausses-trappes, où ce que tu dis peut être retourné, où ton silence est interprété, où ton enthousiasme est suspect, où l’honnêteté est pénalisée parce qu’elle ne sait pas se vendre, où la loyauté devient un outil de carrière. Et je sais que cette tentation de la netteté ne vient pas seulement du cinéma. Je connais cette logique depuis plus longtemps que ces films. Avant les arrière-salles, il y a eu la maison. Avant le code, il y a eu une humeur. J’ai grandi avec l’idée qu’une parole pouvait être sanctionnée sans explication, pour un oui, pour un non. J’ai vu l’injustice à l’œuvre, et j’ai appris aussi quelque chose de tordu mais très clair : qu’on peut parler exprès, dire trop, dire n’importe quoi, pour attirer les coups, pour détourner sur soi l’orage qui tombe sur une autre, pour prendre sur soi les humeurs d’un père. Il m’en reste un dégoût profond, et une nostalgie qui fatigue — non pas nostalgie de la violence, mais d’une forme de monde où les actes avaient un poids immédiat, où le flou ne durait pas, où l’on savait à quoi s’en tenir, même quand c’était injuste. Alors oui, j’ai développé un radar. Je repère vite les promesses en l’air, les phrases qui servent à se couvrir, les loyautés de façade. Mais ce radar s’est construit dans la peur, et parfois il continue de tourner même quand il n’y a plus de danger, comme si l’époque entière parlait avec la même voix molle que celle qui, jadis, précédait la claque. Et quand j’étends cette sensation au monde artistique, je vois une version civile, feutrée, parfaitement tolérable socialement, du même mécanisme de contrôle : tant que tu loues, tant que tu signes des préfaces, tant que tu applaudis aux bons endroits, tant que tu fais circuler les bons noms et que tu “reconnais” les gens qui doivent être reconnus, tu es dans le groupe, tu as ta place, tu es invité, tu existes. Ce n’est pas forcément un complot, c’est pire : c’est une habitude collective, une monnaie d’échange devenue automatique. Et le jour où tu commences à observer le manège, pas même à l’attaquer, juste à le regarder en face, à vouloir t’en extraire, à ne plus jouer la comédie des adhésions obligatoires, quelque chose se retourne. On ne te tombe pas dessus frontalement, justement : ce serait trop clair, trop risqué, trop “caractériel”. On fait mieux, on fait plus efficace : on salit ta réputation à bas bruit, on laisse traîner des sous-entendus, on te colle une intention, on te prête des arrière-pensées, on raconte que tu es difficile, amer, instable, “pas fiable”, et comme rien n’est dit de façon attaquable, tu ne peux pas répondre ; si tu réponds, tu confirmes ; si tu ne réponds pas, tu laisses faire. Là, la parole silencieuse trouve son équivalent propre : pas de balle, pas de sang, mais une condamnation par suggestion. Et ce poison-là ne s’arrête pas aux arts. Les arts ont simplement l’impudeur d’afficher des valeurs de liberté, de vérité, de singularité, ce qui rend l’écart plus visible quand ils fonctionnent comme n’importe quel groupe humain : par appartenance, par rang, par réseaux, par services rendus, par dettes symboliques. Dans une organisation, une entreprise, une famille, un cercle amical même, il y a toujours une économie de l’accès : qui ouvre, qui ferme, qui recommande, qui décommande ; et donc il y a toujours un moyen de punir sans avoir l’air de punir. Je crois que la grande différence entre le monde “dur” des mafieux de cinéma et le monde “mou” où nous évoluons, ce n’est pas l’existence d’un code, c’est le degré d’aveu. Chez eux, le code est assumé et brutal : il protège le groupe et il se paie immédiatement. Chez nous, le code est dénié : tout le monde prétend agir par principes, par esthétique, par sens moral, par “valeurs”, alors que l’essentiel se joue souvent dans des gestes très simples, très bas : plaire, se couvrir, appartenir, ne pas perdre sa place. On appelle ça diplomatie, sociabilité, intelligence, et parfois ça l’est, bien sûr ; mais le même geste, répété, devient une capitulation sans même s’en rendre compte. Et c’est là que la mollesse devient dangereuse : non pas la gentillesse, non pas la prudence, mais cette facilité à préférer l’insinuation à la clarté, à préférer la rumeur à la critique, à préférer la petite lâcheté répétée à une parole qui tiendrait debout. Parce qu’une parole qui tient debout coûte quelque chose : elle te met en porte-à-faux, elle te prive de certains avantages, elle te rend moins manipulable, et elle rend les autres nerveux, non pas parce qu’ils sont “mauvais”, mais parce que tu introduis de l’imprévisible. Dans beaucoup de groupes, l’imprévisible est perçu comme une agression. Alors on le corrige, et on le corrige par le seul outil qui ne demande ni courage ni preuve : le soupçon. Je crois que c’est ça, au fond, mon sujet : la nostalgie d’un monde où la parole ferait foi, et la découverte que ce désir de netteté peut glisser vers quelque chose de très dangereux. Car la parole qui ne ment pas parce qu’elle est adossée à une sanction, ce n’est pas la vérité, c’est l’obéissance. Et la parole qui ment parce qu’elle veut rester acceptable, ce n’est pas seulement la manipulation, c’est parfois la peur de perdre sa place, la peur de déplaire, la peur d’être seul. Entre les deux, il doit exister une troisième posture, plus difficile, moins spectaculaire : refuser la lèche, refuser le sous-entendu, refuser aussi la tentation de trancher pour se sentir fort. Tenir une parole simple sans la convertir en arme. Dire oui quand c’est oui, non quand c’est non, et accepter le coût social de ce minimum-là. Accepter aussi que le monde restera compliqué, rempli de pièges, et que la solution n’est pas de fantasmer un code de voyous “plus vrai” que nous, mais de retrouver, à notre échelle, une forme de droiture qui ne passe ni par la menace ni par la comédie. Et je sais aussi ceci : si moi j’arrive à percevoir la dangerosité de cette nostalgie, d’autres ne la verront pas. Ils ne verront pas le piège parce qu’il ne se présente pas comme un piège. Il se présente comme un soulagement. On vient leur vendre, avec des phrases bien tournées, l’idée qu’un monde simple est à portée de main, qu’il suffirait de “remettre de l’ordre”, de “rétablir l’autorité”, de “dire les choses”, et que tout redeviendrait clair. C’est une promesse très efficace, parce qu’elle ressemble à une hygiène : moins de nuances, moins de débats, moins de lenteur, moins d’explications. Mais ce que ces promesses cachent souvent, c’est le prix exact de cette clarté : on ne simplifie pas seulement les problèmes, on simplifie les êtres humains ; on remplace la vérité par la discipline, la justice par la punition, la parole par le slogan. Le danger, ce n’est pas de vouloir une parole qui tienne. Le danger, c’est de croire que la parole tiendra mieux si on lui retire la complexité, si on la débarrasse du doute, si on lui donne un ennemi et une solution immédiate. Et c’est là que ma fascination devient un signal d’alarme : non pas parce que je serais déjà du côté de la dureté, mais parce que je reconnais en moi la fatigue qui rend la dureté séduisante. Je n’écris pas contre la complexité : j’écris contre ceux qui s’en servent pour mentir, et contre ceux qui promettent de l’abolir pour dominer. Je ne sais pas si j’en suis capable tous les jours, mais je sais au moins ceci : si je continue à regarder ces films, ce n’est pas pour apprendre à tuer, c’est pour comprendre ce qui en moi approuve quand une phrase tombe sans trembler, et décider, lucidement, ce que je veux en faire. Illustration Les mains de Frank Costello . L’entrée de la mafia dans l’ère de la visibilité. Costello refuse d’être filmé pleinement, et les caméras se concentrent sur ses mains — c’est littéralement l’implicite rendu visible.|couper{180}
Lectures
ce genre de phrase
Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}
Lectures
Contre l’admiration
Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}
