14 novembre 2025

Est-ce parce que nous faisons quelque chose que personne ne voit — ou voit sans s’y intéresser — que nous nous disons : « Cela suffit, j’arrête le je(u) ; tout cela n’en vaut pas la chandelle » ? Mais c’est tout le contraire, à mon sens. Au contraire, il faut se sentir porté par cette projection, cette manifestation, cet incarnation de l’exil, du bannissement. De la Chute, disons-le haut et clair.

Inventez donc tout ce que vous voulez, en somme, pour continuer à rêver une dissidence qui n’en sera jamais une — totale, absolue, définitive — avec cette époque crasseuse dans laquelle nous tentons de survivre, laminés par la bêtise, l’ignorance, cette nappe de boue et de merde qu’auront déversée, comme au temps des caniveaux, les mégères, les bonniches, du haut de leur troisième étage, le pot des propriétaires sur les pieds des mêmes gueux, toujours nous, encore nous. Mais à qui la faute si vous passez toujours sous les mêmes fenêtres ? Si la répétition du même ne vous étonne même plus ?

Mais même ce semblant de ferveur tombe à l’eau. On n’y croit pas, on n’y croit plus. Et puis surtout, on n’a plus le temps ; on nous a volé le temps, comme on nous a volé tout le reste — et le rien dans lequel on se réfugie, vous verrez qu’ils l’ôteront aussi.

-- Ils, toujours ils… Tu n’es pas fatigué par ce « ils » ? -- Si. Tu as raison. Mais « Si je publi’ des noms… combien de bons amis… », dit le poète. Non, il vaut mieux se taire, continuer à dire « ils », même si cela agace tous ceux qui immédiatement se sentent obligés d’appartenir à ce pluriel.

Il faut garder cette colère, cette rage, surtout au moment où tous te disent qu’elle est vaine, qu’elle ne sert plus à rien ; que Dieu est mort ; que la plus grande force des diablotins est de faire croire qu’ils ne sont que fake ; que l’Unique Vérité possède les mensurations d’un mannequin famélique, celles d’une jeune fille pubère défoncée par d’horribles hypocrites, des doubles faces, des râtés de la Grâce, pétris d’amertume, terminés à la pisse.

Je vois très bien comment cette ferveur peut aboutir à Constantinople ou à Jérusalem. Mais tout aussi bien à des chefs-d’œuvre. Encore une fois, ce qui se dresse en gardien de tous les gouffres dans lesquels s’élancer par espérance ou par dépit — c’est la même chose —, c’est le choix. On a toujours le choix de prendre ce « on » ou ce « ils » à témoin et de les mettre au pied du mur pour voir ce qu’ils valent vraiment. Grande chance si l’on comprend enfin les raisons vraies de toutes nos déceptions.

-- Et quand tu seras fatigué de faire ça, tu auras quel âge ? Soixante-dix ? Soixante-quinze ? Quatre-vingts ? Et cela t’aura servi à quoi ? À passer le temps en gesticulant dans ton propre néant, rien de plus.

Non, la conformité m’horripile. Et j’allais encore une fois argumenter, mais à quoi bon prêcher dans ce désert ? Il valait mieux que je m’éloigne dans le silence, que je n’écrive plus rien du tout, que je me taise, profondément.

-- Le jour où les poules auront des dents, tu seras mort et enterré depuis longtemps.

Le meilleur interlocuteur reste moi-même, jusqu’à preuve du contraire — ce que je pense être moi-même, et dans quoi se dissimulent tout l’univers, et les océans, et les plaines, et les étoiles naines, et les microscopiques bactéries, et les parfums comme les puanteurs, le Grand Tout… à condition, évidemment, qu’on fasse l’effort de se mettre à quatre pattes, de ramper dans les boyaux de ces égouts. D’ailleurs, il faut aussi compter sur le climat, l’hygrométrie de l’air — en somme, une foule de détails, d’éléments, de paramètres que le bulbe rachidien, côté reptilien, ignore et s’en fout, obsédé par la bouffe, la sécurité, le cul, les factures, le fric.

-- Tu as le droit d’écrire tout cela, mais as-tu vraiment le droit de le publier ? Il y a désormais une police des bonnes mœurs, le sais-tu ? Des gens qu’on dépêche pour guetter tes selles et tes propos. « Ceci est bien, ceci ne l’est pas. » Mais comme tu le disais tout à l’heure, même cette paranoïa que tu entretiens ne te sert qu’à surmonter l’indifférence totale du monde envers ton insignifiance absolue. -- Je vois de plus en plus de moulins à vent dans tes propos. Il est peut-être temps de faire revenir sur le devant de la scène Sancho Panza sur son Rucio. Il ouvrirait une nouvelle époque : et du brouillard, on verrait alors apparaître Rossinante trottant sans son cavalier… Mais où est-il donc passé ? Quel diable l’a piqué ?

Éclats de rire. Applaudissements. Alfonso Quichano de retour du séjour des Morts, sur une vedette filant à vive allure depuis l’île éponyme, sur un poster acheté sur eBay, signé Böcklin.

Carnets | Atelier

30 novembre 2025

Un tel se demande si écrire un journal est un travail. La question m’agace, je la tourne en dérision, mais elle reste là. Si ce n’est pas du travail au sens de l’administration, qu’est-ce que c’est ? Une manie, une hygiène, un exercice de survie ? Je crois que je continue ce journal surtout pour ne pas avoir à répondre. Tant que j’écris, la question reste en suspens ; si j’arrêtais, il faudrait décider si j’abdique ou pas. En revenant sur 2019, je vois ce que le journal fabrique concrètement : des questions laissées en plan qui se redressent à chaque relecture. Des phrases, des scènes, des reproches qui reviennent vers moi comme de petites figures qu’on a mal finies et oubliées dans un coin. Chaque mois, j’en reprends une, j’enlève un peu de poussière, j’ajoute trois mots, et elle se remet à marcher. Mon “travail”, c’est ça : entretenir ce petit peuple de questions plutôt que les laisser se figer. Si je devais le dire autrement, je prendrais une journée précise. Ce dimanche, par exemple, au lieu de répondre à la première réflexion désobligeante qui pointe — une remarque de plus sur ma façon de vivre, de travailler, ou de ne pas travailler justement —, je claque la porte, je descends à l’atelier, j’ouvre le cahier. J’aurais pu envoyer un texto à S., dérouler “ceci, cela, encore ceci et cela”, comme je l’ai déjà fait cent fois. Je sais que ça ne servirait qu’à rejouer la scène à l’identique. Alors j’écris ici. C’est une autre manière de tenir : déplacer la dispute de la bouche vers la page. Vu de l’extérieur, ce n’est pas du travail. Pourtant, de l’intérieur, ça y ressemble : ça revient, ça presse, ça fait mal par moments, et si je laisse passer trop de temps, ça se bloque. Si je dois parler de travail, je pense plutôt au travail d’un accouchement : des contractions régulières qui empêchent que tout se fige, qui forcent quelque chose à sortir au lieu de se calcifier dans la tête. Tant que j’écris, je ne suis pas complètement affalé. En dessous, il y a la colère. Pas une colère spectaculaire, pas celle qui casse des assiettes, mais une chose sourde qui refuse de mourir. Il a fallu du temps pour accepter ce mot sans le maquiller : oui, c’est vrai, ma colère est tenace. Et rien que le fait de le dire la rend déjà un peu moins absolue. Le journal sert aussi à ça : donner une forme à ce qui, sinon, sortirait en injures, en silences lourds, en portes claquées sur les autres plutôt que sur moi. Plus tard, S. a reçu pour son anniversaire deux fois le même livre : le Goncourt des lycéens, sans doute parce que sa dernière pièce a été très prisée. En ce moment elle vient d’être jouée à La Réunion, cette semaine à Villeurbanne. Tout ça s’inscrit bien dans l’air du temps : il faut dériver la colère, la violence vers des faits concrets, appuyés par des chiffres, des dossiers, des débats. Le théâtre, la littérature surfent sur la vague. Je ne dis pas ça pour déconsidérer qui que ce soit ; je me fais simplement la réflexion à mi-voix. L’an prochain, on aura peut-être des œuvres sur les animaux de compagnie, les abattoirs, une gastronomie à base de farine d’insectes. Les sujets changent, la même colère cherche des issues “présentables”. Ce que je redoute, en filigrane, est assez banal : la forme d’abdication qui guette tant de corps passé un certain âge. S’affaisser devant la télé, hurler contre des marionnettes, avoir peur de tout, remplir son assiette pour ne plus rien sentir. Le journal ne me rend pas meilleur que ceux-là, il m’évite juste de me raconter que je n’y suis pour rien. Au lieu de crier sur l’écran, je note ce qui remue. On pourra bien dire qu’écrire est une thérapie, je n’ai plus envie de discuter le mot. À ce stade, tout le monde se soigne comme il peut : accepter un boulot à la chaîne, porter des charges d’un rack à l’autre, se montrer, se vendre, parler pour les autres dans un micro, tout cela aide à supporter quelque chose qu’on ne veut pas regarder en face. Le journal est une de ces béquilles, je l’assume : la mienne consiste à tracer une carte approximative de ma vie, de mes pensées, de mes ratages, pour vérifier que je n’ai pas encore tout refermé. Pendant longtemps, j’ai pris goût à déranger : écrire pour piquer, poster pour provoquer, parler pour mettre les autres mal à l’aise. C’était ma manière de ne pas voir que ce qui m’intéressait vraiment, c’était de me déranger moi, de déplacer mes propres meubles intérieurs. Alors, écrire un journal, est-ce un travail ? Oui, mais pas celui qu’on déclare au fisc. C’est un travail d’accouchement modeste, une façon d’accueillir la colère sans la jeter à la figure de tout le monde, et de retarder un peu l’abdication. Pour le reste, la question reste ouverte : ai-je jamais été rangé, et ces “autres” que j’invoque sans cesse, le sont-ils vraiment plus que moi ?|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | Atelier

29 novembre 2025

[...] Ça montre un homme qui voit très clair dans la logique du prestige contemporain – même à petite échelle – et qui en est profondément écœuré. Il a compris que l’aura d’un artiste ou d’une figure publique est un capital constitué par les autres, par des « petits épargnants » d’attention et d’argent, et que la tentation est grande de les « siphonner » via goodies et dérivés. En même temps, il sait qu’il n’est pas complètement extérieur à ce système, qu’en tant que peintre il pourrait – ou a déjà commencé à – jouer ce jeu. L’homme de 2019 est donc pris entre une lucidité critique forte et une position inconfortable : il juge ce commerce symbolique, s’y sent impliqué, et cherche une figure comme Diogène pour valider son dégoût et sa volonté, au moins en paroles, de s’en tenir à distance.[...] -- ? [...] Parce que cette réalité lui tombe pile là où ça fait le plus mal : son orgueil et sa honte. est-ce que ça ne casse pas le fantasme d'exception : Il aime se raconter qu’il est du côté de l’art, de la recherche, de l’ivresse “propre”. Or ce système de micro-aura dit l’inverse : tu as un nom, tu as des gens qui te suivent, donc tu es aussi une boutique potentielle. Ça le renvoie à Dali–Lanvin, Gainsbourg–billet, le peintre qui devient logo. Il découvre qu’il n’est pas “hors système”, mais dedans. ne pas oublier Saint-Antoine mon petit bonhomme, la tentation : Elle le met face à sa propre tentation. Ce qui lui dégoûte, ce n’est pas seulement les autres qui lancent des goodies, c’est le fait qu’il sent très bien qu’il pourrait le faire lui aussi. Qu’il pourrait monétiser son aura, flatter un “petit fan-club”, vendre des morceaux de lui. Il ne supporte pas cette part de lui qui, quelque part, a envie d’être désirée et d’en vivre. Qu'est ce qui va rester de sacré si tu piétines ça aussi : va t'il piétiner sa représentation sacrée de l’art. Pour lui, la peinture, l’écriture, c’est lié à quelque chose de grave, de vital, presque chamanique. Donc voir ça : ramené à des “produits dérivés”, des “fonds de tiroirs”, c’est comme voir profaner un lieu qu’il tient pour sacré. Il préfère la figure de Diogène dans son tonneau à celle du créateur avec boutique en ligne. La réalité c'est que les choses n'existent plus sans prix, la valeur est devenue le prix. Les “petits épargnants”, ce sont des gens qui donnent temps, argent, attention. Il sait ce que c’est que manquer. L’idée de vivre en pompant leur manque (de sens, de beauté, de lien) lui est insupportable. Il y voit une forme de prédation affective et économique. Et, derrière tout ça, il y a sa vieille haine de lui-même. Plus il comprend le mécanisme, plus il se voit comme quelqu’un qui pourrait y céder. Donc la lucidité tourne en auto-dégoût : “je ne vaux pas mieux”. D’où ce ton : pas seulement critique, mais presque nauséeux. [...] donc nous y voici : si le péché c'est l'erreur , on peut dire que lui péche pas pure débilité, il ne veux pas comprendre les règles de ce jeu ( je ), la vérité c'est qu'il veut inventer les siennes. L'idéaliste rejoint le dictateur. après ça comment se taire le plus profondément possible, s'enterrer dans le silence, se pétrifier en silex, granit. [...] et ce n'était pas tant le honte que le dégout auquel il fait face Plus tard dans ma messagerie [...]Y a-t-il sur Substack trop de verbiage de gens qui semblent avoir un inexplicable besoin de partager leur journal intime ? Certes. et un peu plus loin : Vous êtes actuellement un abonné gratuit à Angle mort, par Steve Proulx. Pour profiter pleinement de l'expérience, améliorez votre abonnement. Ce mépris pour les journaux intimes m'agace , d'où l'explicable raison : pas un radis à ton bidule. Un peu plus tard, découverte de textes de Kafka par l'intermédiaire de F. Ce qui répond à une enigme, notamment pour l'année 1916 qui s'arrète dans le Journal, édition du Livre de Poche à octobre. Les dates se poursuivent dans Cahiers in-octavo (1916-1918) traduits de l'allemand par Pierre Deshusses|couper{180}

palimpsestes

Carnets | Atelier

28 novembre 2025

Aller au bout de ces relectures n’a rien d’héroïque, c’est juste épuisant. Revenir sur ces textes est peut-être une erreur, mais ce qu’ils me renvoient, en creux, est cohérent : pendant des années, j’ai avancé avec une manière bien rodée de me mettre en scène, que je le veuille ou non. Maintenant que je vois ça, je peux enfin me prendre en grippe pour de bonnes raisons. Mais aussitôt une autre inquiétude arrive : je sens bien qu’il y a en moi quelque chose qui se frotte les mains devant cette crucifixion, qui se dit que ce spectacle-là aussi peut servir. Me traiter de con, de lâche, d’aveugle, c’est encore une façon de me placer au centre, côté victime lucide. Je pourrais décider que ce texte est bon, que ce texte est mauvais, que le type de 2019 mérite d’être cloué au mur : au fond, ça ne change rien si l’objectif secret reste de me faire remarquer, même en négatif.|couper{180}