02- Gor Chapitre 2
Ferrer sortit du Centre d’Interface Humaine sans savoir s’il avait obtenu des réponses ou seulement des échos. Le fonctionnaire l’avait écouté, noté, puis doucement inversé le sens de la logique. Sa conformité était suspecte. Son exemplarité : inquiétante. On l’observait parce qu’il ne posait pas assez de questions. Et l’assignation ? Une fiction opérationnelle, un test. Le tout enveloppé dans une langue lisse, technico-dissuasive, comme s’il fallait rendre la confusion agréable.
Il répéta mentalement ces mots : un haut niveau de non-interférence ; le privilège de l’ambiguïté ; librement affecté. C’était ça, sa mission : être là. Une présence, une absence active. Le rôle d’un silence dans une partition trop pleine.
Il comprenait un peu mieux maintenant pourquoi les rumeurs circulaient. Pourquoi certains disaient que Gor était une ville sans but, sans fond, ou pire : un miroir inversé de celui qui y pénètre.
Il marcha longtemps. La ville ondulait, comme si elle se rétractait entre ses propres couches. À un moment, il aperçut une silhouette assise sur un socle effondré — une femme, seule, les jambes croisées, un manteau aux reflets d’obsidienne. Elle levait les yeux vers un mur lisse sur lequel rien ne s’affichait.
Elle était belle. D’une beauté ancienne, ciselée. Cinquantenaire peut-être. Ou plus. Les rides rares, mais justes. Un regard ayant déjà traversé plusieurs versions du réel.
Il s’approcha.
-- Vous attendez quelqu’un ?
-- Non. J’écoute.
-- Le mur ?
-- Ce qu’il refuse de dire.
Ils restèrent là, côte à côte, sans nom. Ferrer sentait que cette rencontre n’avait pas besoin d’être introduite. Elle faisait partie de Gor, ou elle était venue pour la même raison que lui : sans raison.
Il avait faim.
La sensation, d’abord vague, devint tenace. Une absence de saveur dans l’air, une crispation au creux du corps. Mais ici, rien ne ressemblait à un restaurant. Pas de devantures, pas d’enseignes. Juste, parfois, un renflement dans un mur, une excroissance douce d’où émergeait une lumière verte. Il en approcha une.
Une borne.
Sans interface visible. Juste une brève pulsation à son approche. Il posa la main. Un gel translucide s’écoula dans une coupelle organique. Odeur neutre. Texture fluide, tiède. Ce n’était ni bon ni mauvais. C’était... adéquat.
Sur Chen, on appelait cela des modules nutritifs de substitution. Ici, sur Gor, le système avait muté. Certaines bornes répondaient au besoin biologique. D’autres offraient des saveurs plus symboliques : une mémoire, une émotion, un goût volé à une époque révolue.
Il se souvenait avoir lu un passage dans un roman de l’Ancien Temps, Le Monde du Fleuve : chaque mortel ressuscité y trouvait une borne distributrice pour ses besoins primaires. Sur Gor, l’idée avait été tordue, oubliée, refondue. Ce n’était pas tant une question de se nourrir que de s’adapter à une forme d’appétit neuve. Manger ici, c’était apprendre à composer avec l’ambigu.
Il prit une deuxième gorgée. Quelque chose en lui se calma.
Mais une autre faim persistait. Moins nommable.
Et peut-être que la femme en obsidienne avait un lien avec cela.
Ce fut au détour d’un couloir sinueux — pas une rue, pas vraiment — qu’il le vit.
D’abord une silhouette. Sa propre silhouette.
Ou ce qui en donnait l’impression. Le manteau, les cheveux, même le geste d’une main portée à la nuque, tic ancien, nerveux.
L’autre Ferrer — car il fallait bien l’appeler ainsi — marchait devant lui, à quelques mètres, sans se retourner. Comme s’il savait déjà qu’il était suivi. Comme si ce moment avait été anticipé.
Jorge s’arrêta. L’espace vibrait à peine, mais quelque chose dans la texture de l’air venait de changer. Une infime distorsion, une hésitation du réel.
L’autre tourna dans un repli du mur.
Jorge accéléra le pas. Tourna à son tour.
Le couloir était vide.
À la place, un miroir. Grand, sans cadre, sans distorsion visible. Mais ce n’était pas un miroir ordinaire.
Un enfant se tenait de l’autre côté. Ou non — ce n’était pas un enfant, pas seulement. C’était un Jorge plus jeune, à l’âge trouble où le visage hésite encore entre l’innocence et le pressentiment. Il ne bougeait pas. Il regardait Jorge comme on regarde une chose ancienne oubliée sur un rivage. Non pas avec crainte, mais avec cette curiosité grave que seuls les enfants sincères et les doubles temporaires peuvent manifester. Et dans ses yeux, Jorge crut voir une forme de décision. Comme s’il venait, lui, d’initier le point de contact.
La voix de la femme, encore, dans sa mémoire :
-- Ce qu’il refuse de dire...
Il s’approcha. Le miroir ne renvoya rien.
Puis il se sentit observé. Derrière lui, peut-être. Ou en lui.
Un murmure se leva, indistinct. Peut-être un souffle. Peut-être un mot.
Il ne s’en souviendrait que plus tard.
Mais il comprit, à cet instant précis, que la ville — ou ce qu’il en restait — l’avait reconnu.
Et que l’observation pouvait devenir interaction.
Ou assimilation.
Ce soir-là, dans le module bioguidé d’Enclave 17.4, il ressortit un vieux volume qu’il traînait depuis Chen : Le sexe dans le mythe de Cthulhu, signé d’un certain Borrie.
Un ouvrage ancien, étrange, presque dissous par le temps. Il y était question de rituels, de peurs sexuelles, de la manière dont Lovecraft, malgré lui, écrivait le désir à travers le refus. L’enfoui, le non-dit, le trop-caché.
Il lut jusqu’à ce que les mots se mélangent aux pensées. Et que la femme, le double, le miroir, les murmures, Gor tout entier, deviennent un seul et même phénomène.
Pas une ville. Pas une mission. Une transition.
Il ne dormait pas encore, mais il n’était plus éveillé.
Et quelque chose — en lui, autour de lui, ou par lui — attendait d’être réveillé.
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fictions
Ma séri-Récit
Ma Séri — Récit I. La cuisine sent le tabac froid, la soupe de chou. Valentine, debout, dos à la fenêtre, une Disque Bleue calée au coin des lèvres. La fumée monte, volute grise qui se tord. Dehors, l'avenue des Piliers, les peupliers qui tremblent, bruissent dans le vent de novembre. Ma mère crie depuis le couloir. Sa voix claque, craque contre les murs. Des mots que je ne saisis pas encore mais qui me font reculer, dos au buffet. Ma grand-mère se retourne, pose sa cigarette dans le cendrier, tend la main vers moi. Ma séri, elle dit. Sa voix racle, râpe. Le r n'est pas à la bonne place. Le ch de chéri s'est cassé en s. C'est une langue hachée, une langue qui a dû tout lâcher pour arriver jusqu'ici. Estonie, Saint-Pétersbourg, Épinay-sur-Seine. Chaque départ a emporté un morceau de syntaxe. Tais-toi, elle dit à ma mère. Il ne comprend rien. C'est un enfant. Mais le pire, c'est que je comprends. Je comprends que je suis celui à cause de qui on crie. Je comprends que la bouche de ma mère fait un accent circonflexe quand elle gronde. Je comprends que Valentine me protège avec sa voix abîmée, son ma séri qui n'est pas du vrai français. Plus tard, dans la chambre froide où l'on m'a mis au lit, j'entends encore le bruit de leurs voix. Le volume baisse. Ma grand-mère fume une autre cigarette. L'odeur passe sous la porte. Je m'endors sur ce mot. Ma séri. Méthode et caresse. Une langue qui vient d'ailleurs et qui me berce mieux que toutes les formules correctes. II. Septembre. Le collège du Val d'Oise. Les couloirs sentent le désinfectant et la craie. Je viens de quitter la forêt de Tronçais, les collines du Bourbonnais, la maison avec le jardin. On m'a arraché à la terre pour me planter dans le béton. Je parle comme un paysan. L'accent traîne sur les voyelles, roule sur les r. Le premier jour, j'ouvre la bouche en classe de français pour répondre à une question. Les rires démarrent avant que j'aie fini ma phrase. Péquenot. Bouseux. Plouc. Je ferme la bouche. Je rentre à la maison avec le goût du sang dans la gorge à force de serrer les dents. Mon père dit bouge-toi quand je traîne dans le couloir. Ma mère dit tu pourrais faire un effort. Alors je fais l'effort. Je surveille chaque mot. J'écoute comment parlent les autres, ceux de la banlieue, ceux qui ont l'air de savoir. Je gomme. J'efface. Je lisse. Ça prend des semaines. Des mois. Une année entière à guetter ma propre voix comme un ennemi. À traquer le moindre dérapage, la moindre trace de campagne dans ma prononciation. Je perds l'accent. Je perds quelque chose d'autre avec, mais je ne sais pas encore quoi. Quand je retourne chez Valentine, elle me regarde bizarrement. Elle allume une Disque Bleue, tire une longue bouffée, me dit : Maintenant tu parles comme eux. Je ne sais pas si c'est un reproche ou une constatation. Je baisse les yeux. Je sais juste que j'ai trahi quelque chose. Que son ma séri et mon accent gommé, c'est la même opération à l'envers. Elle, elle a refusé de perdre sa trace. Moi, j'ai tout effacé pour survivre. Première trahison. Premier lissage. III. Beaucoup plus tard. Une chambre. Une table. Des feuilles blanches. Je suis fatigué. Pas la fatigue qui casse, la fatigue qui nettoie. Celle qui débarrasse de tout ce qui ne convient pas. La vigilance s'est usée à force. Je n'ai plus la force de faire semblant, de surveiller ma voix, de gommer les traces. Je me couche dans le lit. Je ferme les yeux. Je me concentre sur mon souffle. L'outil le plus dérisoire. Inspirer. Expirer. Ralentir le rythme. Creuser les murs avec cette technique ridicule : la respiration. Et dans ce silence habité, quelque chose remonte. Pas un souvenir. Une texture. La voix éraillée de Valentine. Son ma séri qui n'a jamais voulu se corriger. Son obstination à garder la fissure. Je comprends soudain que ce n'était pas du français raté. C'était une langue autre. Une langue qui pointait vers l'origine, vers un lieu où tout était tassé avant l'explosion. Estonie. Exil. Pogroms. Tout ça dans deux syllabes mal prononcées. Et je comprends autre chose aussi : que je ne peux pas écrire en faisant semblant d'avoir une voix impeccable. Que si j'écris, il faut que ce soit avec la fissure, pas malgré elle. Avec l'accent gommé qui revient quand la fatigue dissout les postures. Avec le ma séri qui résonne comme une formule de réparation. Je me relève. Je m'assieds à la table. Je prends une feuille. Je ne sais pas ce que je vais écrire. Je sais juste que ça va respirer d'une certaine manière. Avec des pauses. Avec des hachures. Avec un rythme qui vient de la gorge abîmée de Valentine, du souffle court du survivant, du silence d'avant le Big Bang. L'écriture ne répare rien. Elle transforme. Elle fait de la cicatrice une forme. Du défaut une signature. De ma séri une langue possible. Alors j'écris.|couper{180}
fictions
L’Inventaire des débris
I. La farce On nous promet un tri sélectif par rayons X. La comète 3I/ATLAS arrive avec ses prophètes de comptoir qui annoncent le grand nettoyage des fréquences. Dans ma mansarde, je ne me sens pas très vaillant. Si le Jugement dernier ressemble à un audit de site web, je suis condamné d’avance. J’ai passé la matinée à fixer mon terminal. Plutôt que de confesser mes fautes, j’ai relancé un script de vérification sur la rubrique 189. C’est ma manière de négocier : ranger ses liens pour ne pas avoir à ranger sa vie. J'imagine l'astre me demandant des comptes sur mes guillemets. Le ridicule est une défense comme une autre. II. La pause À qui faire croire que tout cela m'amuse ? Cette légèreté est une politesse inutile. C’est le geste de celui qui brosse le pont du Titanic. On s’enivre de lignes de code pour couvrir le craquement du sol. Si ATLAS est vraiment ce miroir déformant, elle ne verra pas mes erreurs de syntaxe. Elle verra un homme qui a peur de n’être qu’une donnée obsolète, un bruit de fond dans une fréquence qu’il ne comprend plus. Le rire s'arrête ici. Derrière le curseur, il n'y a plus de script, seulement l'attente. III. Fréquences On attendait l’Apocalypse avec des trompettes, elle arrive peut-être avec un simple changement de phase. Si ATLAS scanne les cœurs, elle y trouvera surtout des débris : des scripts à moitié finis, des colères de terminal et cette fatigue de décembre qui n'en finit pas. Comment affronter ? Il n’y a pas de posture. Juste ce geste, un peu idiot, de cliquer sur « Enregistrer ». Peut-être que le tri ne porte pas sur la valeur des hommes, mais sur leur capacité à supporter le bruit. Le bruit des prophètes, le bruit des machines, le bruit de nos propres pensées qui tournent en boucle. À la fin, il ne restera pas de la littérature, seulement une fréquence. Une note longue, tenue, au milieu du chaos. J'ai relancé la boucle sur la rubrique 189. Le terminal a répondu une ligne vide. C’est peut-être ça, la réponse. Texte et illustration : Gemini Flash|couper{180}
fictions
L’asile
Un homme lit Dostoïevski dans un asile. Chaque jour, il tourne la même page, vérifie la présence d'une clé invisible. Quand la violence explose, elle vient de là où personne ne regardait.|couper{180}
